Redgauntlet/Chapitre 07

Redgauntlet. Histoire du XVIIIe siècle
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume XXp. 237-251).


CHAPITRE VII.

CONTINUATION DU JOURNAL DE DARSIE LATIMER.

SECONDE FEUILLE.


LE PLAIDEUR.


J’ai rarement connu dans ma vie, jusqu’à ces derniers jours si pleins d’alarmes, ce que c’était que souffrir un moment de véritable chagrin. Le mal que je nommais ainsi était, j’en suis maintenant bien convaincu, la fatigue d’un esprit qui, ne pouvant se plaindre de rien dans le moment, se replie sur lui-même et s’inquiète du passé et de l’avenir ; périodes de temps avec lesquelles la vie humaine a si peu de rapport, que l’Écriture elle-même a dit : À chaque jour suffit sa peine. »

Si donc j’ai parfois été ingrat envers ma prospérité, en murmurant contre ma naissance inconnue et mon rang incertain dans le monde, je ferai pénitence en supportant la véritable adversité avec patience et courage, et, si je puis, même avec gaieté. Que peuvent-ils ? — qu’oseront-ils me faire ? — Foxley, j’en suis persuadé, est vraiment un juge de paix et un gentilhomme campagnard assez riche, bien que, — chose merveilleuse à dire ! — il ne soit qu’un âne. D’ailleurs, son subordonné à habit brun doit bien pressentir les conséquences de la complicité d’un meurtre ou d’une détention illégale. On n’invite pas de tels témoins à des œuvres de ténèbres. J’ai aussi, Alan, j’ai des espérances fondées sur certaines personnes de ma famille de mon oppresseur même ; je suis porté à croire que la M. V. va reparaître sur la scène. Je n’ose en dire davantage ici ; et je ne dois rien laisser échapper qu’un autre œil que le vôtre soit à même de comprendre. En somme, j’ai le cœur plus léger ; et quoique la crainte et la surprise m’environnent encore, elles ne peuvent obscurcir tout à fait l’horizon.

Même lorsque je vis, semblable à un spectre, ce vieil épouvantail des cours de justice se précipiter dans l’appartement où je venais de subir un si singulier interrogatoire, je songeai à vos relations avec lui, et je fus tenté de dire en parodiant Lear[1] :


Rien n’aurait jamais pu rabaisser la nature
À ce point de misère, « hormis les avocats. »


Il était absolument comme nous l’avons vu autrefois, Alan, lorsque plutôt pour vous faire compagnie que pour suivre mon penchant, je fréquentais avec vous les tribunaux d’Édimbourg. L’unique addition à son habillement, en qualité de voyageur, était une paire de bottes qui paraissaient avoir vu le champ de bataille de Shériff-Moor[2] : elles étaient si larges et si pesantes, qu’attachées aux genoux fatigués du personnage, avec d’énormes nœuds en rubans tressés de différentes couleurs, on aurait dit qu’il les traînait par suite d’un pari ou par esprit de pénitence.

S’inquiétant peu des regards surpris que lui lançaient les gens au milieu desquels il tombait aussi brusquement, Pierre se rua au travers de l’appartement, balançant sa tête en avant, comme un bélier qui s’apprête à lutter, et nous salua ainsi :

« Bonjour à vous, bonjour à Vos Honneurs. — Est-ce ici qu’on vend les mandats ne exeat regno[3] ? »

J’observai qu’à son entrée, mon ami — ou mon ennemi, — se recula en arrière, et se plaça comme s’il avait voulu éviter plutôt qu’attirer l’attention du nouvel arrivant. J’en fis autant moi-même ; car je pensais que M. Peebles me reconnaîtrait vraisemblablement, moi qu’il voyait si souvent dans le groupe des jeunes aspirants au titre d’avocat, qui avaient coutume de s’amuser à soumettre des points de droit à sa décision, et à lui jouer des tours pires encore. Pourtant je ne savais s’il ne fallait pas plutôt profiter de sa connaissance pour m’assurer l’avantage, si faible qu’il pût être, de sa déposition devant le magistrat, ou le rendre, s’il était possible, porteur d’une lettre qui me procurerait un secours plus efficace. Je résolus donc de me laisser guider par les circonstances, et de veiller soigneusement à ce que rien ne m’échappât. Je me reculai autant que possible, et même je fis une reconnaissance à la porte et dans le corridor pour voir si toute tentative d’évasion était impraticable. Mais Cristal Nixon y montait la garde, et ses petits yeux noirs, vifs comme ceux du basilic, semblèrent, à l’instant qu’ils rencontrèrent les miens, pénétrer mes projets.

Je m’assis donc de manière à n’être vu de personne, et j’écoutai le dialogue qui suit, — dialogue beaucoup plus intéressant pour moi que tout ce qu’il m’aurait été possible d’imaginer, Pierre Peebles devant être un des interlocuteurs.

« Est-ce ici qu’on vend les mandats ? — les mandats contre les personnes en fuite, vous savez ? dit Pierre.

— Hein ? — hé ! — quoi ! répondit le juge Foxley ; que diable veut dire cet original ? — Que voulez-vous faire d’un mandat ?

— C’est pour appréhender au corps un jeune avocat qui est in meditatione fugœ[4]. Il a pris mon mémoire et plaidé ma cause ; de plus je lui ai donné de bons honoraires, et payé autant d’eau-de-vie qu’il en a pu boire ce jour-là chez son père : — il aime un peu trop l’eau-de-vie pour un si jeune homme.

— Et que vous a fait ce chien d’ivrogne, ce jeune avocat, pour que vous veniez me trouver ainsi ? — Eh ! — ah ! Vous a-t-il volé ? la chose est assez probable s’il est homme de loi. — Eh ! — Nick — ha !

— Il m’a volé sa propre personne, monsieur, ses soins, son appui, son aide, ses secours et son assistance, qu’il était tenu de me prêter ratione officii[5], en qualité d’avocat, à moi son client. — C’est un fait, vous le voyez. Il a empoché mes honoraires ; il m’a bu une chopine d’eau-de-vie, et maintenant il est de l’autre côté de la frontière ; il a laissé ma cause moitié gagnée, moitié perdue, comme un feu abandonné au milieu des sables. Or, quelques jeunes gens, pleins de moyens, qui viennent d’habitude discuter avec moi dans le vestibule du palais quelques textes épineux de la loi, m’ont persuadé que je n’avais rien de mieux à faire qu’à prendre mes jambes à mon cou et à courir après lui. J’ai donc pris la poste sur la semelle de mes souliers, sauf les bouts de chemin que j’ai faits sur quelques charrettes. J’ai trouvé la piste de mon homme à Dumfries, et maintenant que je l’ai poursuivi jusque sur la frontière anglaise, je demande un mandat contre lui. »

Comme mon cœur battait à cette nouvelle, mon très-cher Alan ! vous êtes donc près de moi, et je sais dans quelle bonne intention. Vous avez tout abandonné pour voler à mon secours ; et il n’est pas étonnant que, connaissant votre amitié et votre dévouement, votre rare sagacité et votre habile persévérance, la pensée, « reine de l’esprit, siège maintenant si légère sur son trône » ; que cette gaieté descende presque malgré moi au bout de ma plume, et que mon cœur batte comme celui d’un général lorsqu’il entend approcher les tambours d’un allié sans le secours duquel la bataille aurait été perdue.

Je me gardai bien cependant de laisser apercevoir ma joie ; mais je continuai de donner la plus sévère attention à ce qui se passait dans cette singulière réunion. Le pauvre Pierre Peebles avait lui-même déclaré que s’il avait entrepris cette espèce de chasse, c’était d’après l’avis de ses jeunes conseillers du palais de justice ; mais il parlait avec beaucoup de confiance ; et le juge de paix semblait avoir quelque secrète appréhension de l’embarras qu’allait lui causer cette affaire : en outre, il semblait redouter l’habileté supérieure que, sur la frontière anglaise, les hommes du Nord déploient si souvent aux dépens de la simplicité de leurs voisins. Il se tourna vers son greffier d’un air tout décontenancé.

« Eh ! — oh ! — Nick, — le diable t’emporte, — ne trouves-tu rien à dire ? Il s’agit ici des lois écossaises, je crois, puisque ces gens sont Écossais. » Là, il regarda de travers le maître de la maison, et cligna de l’œil en regardant son greffier. — Je voudrais que la Solway fût aussi profonde qu’elle est large, nous aurions alors quelque chance de les voir moins souvent. »

Nicolas conversa un instant à voix basse avec le requérant, puis se penchant vers le juge : « Cet homme voudrait une défense de passer la frontière, je crois. Mais on ne délivre de pareils mandats que contre les débiteurs, — et il en demande un pour rattraper un avocat.

— Et pourquoi non ? » répondit Pierre Peebles d’un air mécontent ; « pourquoi non ? je serais bien aise de le savoir. Si un journalier refuse de travailler, vous délivrerez un mandat pour le contraindre à faire son ouvrage ; si une servante veut quitter son maître au milieu de la moisson, vous la renverrez par mandat à ses gerbes ; si un pauvre diable travaillant aux mines de charbon ou de sel va se promener au clair de la lune, vous le rattraperez par l’épaule en une minute de temps, — et pourtant le dommage ne peut monter à plus d’un panier de charbon et d’une mesure ou deux de sel. Or, voilà un coquin qui manque à ses engagements envers moi, qui me fait perdre une somme de six mille livres sterling : savoir, trois mille que j’aurais gagnées, et trois mille autres que je perdrai vraisemblablement ; et vous, qui vous appelez un juge de paix, vous refusez de prêter secours à un pauvre homme pour rattraper ce fugitif ? Vraiment, c’est là une belle justice que j’obtiendrai de vous !

— Le drôle doit être ivre, dit le greffier.

— Absolument à jeun de tout, sauf de péché, répliqua le requérant ; je n’ai pas pris plus d’une gorgée d’eau froide depuis que j’ai passé la frontière, et du diable s’il y a parmi vous un brave garçon capable de me dire ; « Chien, va-t’en boire ! »

Le juge sembla touché de cet appel. « Hein ? — Vraiment ! mon homme, répliqua-t-il, tu nous parles comme si tu étais en présence d’un de tes propres mendiants de juges ! — Descends l’escalier ; — va manger un morceau, bonhomme, — si mon ami me permet de prendre une telle liberté dans sa maison, — bois un coup, et je te réponds que nous te rendrons justice de manière à te contenter.

— Je ne refuserai pas votre agréable proposition, » dit le pauvre Pierre Peebles en s’inclinant ; « que la grâce de Dieu soit avec Votre Honneur, et que la sagesse vous guide dans cette cause extraordinaire ! »

Lorsque je vis Pierre Peebles se préparer à quitter l’appartement, je ne pus m’empêcher de faire un effort pour obtenir de lui un témoignage qui pût apprendre au juge qui j’étais. Je m’avançai donc, et le saluant, je lui demandai s’il se ressouvenait de moi.

Après un ou deux regards d’étonnement, et une longue prise de tabac, la mémoire sembla revenir tout à coup à Pierre Peebles. « Si je me souviens de vous ! dit-il, mais en vérité oui. — Saisissez-le au collet, messieurs : — constables, tenez-le ferme ! — quand vous rencontrez ce jeune mauvais sujet, vous êtes sûr qu’Alan Fairford n’est pas bien loin. Tenez-le bien, constables, je vous en charge ; car je me trompe fort, où il a prêté la main à l’escapade de mon avocat. Il emmenait toujours cet étourdi, ce drôle d’Alan en cabriolet ou à cheval, soit à Roslin, soit à Proston-Pans[6], et partout enfin où sa paresse l’entraînait. C’est un apprenti en fuite, croyez-m’en.

M. Peebles, dis-je, rendez-moi justice. Je suis sûr que vous n’avez réellement aucun mal à dire de moi ; mais vous pouvez assurer à ces messieurs, si vous le voulez bien, que je suis étudiant en droit à Édimbourg, et que Darsie Latimer est mon nom.

— Moi assurer ! Comment puis-je assurer à ces messieurs une chose dont je ne suis pas sur moi-même ? Je ne connais nullement votre nom, et tout ce que je puis certifier, c’est nihil novi in causâ[7].

— Un joli témoin que vous produisez là en votre faveur, » dit M. Foxley. « Mais — ha ! — oui, — je vais lui adresser une ou deux questions. — S’il vous plaît, l’ami, soutiendrez-vous par serment que ce jeune homme est un apprenti en fuite ?

— Monsieur, répondit Pierre, j’affirmerai par serment toute chose raisonnable ; quand une cause dépend de mon serment, c’est une cause gagnée. Mais pardon si je rappelle à Vos Seigneuries l’offre qu’elles m’ont faite ; » car Pierre était devenu beaucoup plus respectueux avec le juge, depuis qu’il s’était agi de le faire dîner.

« Soit, on vous remplira — hé ! — hum ! — oui — la bedaine, s’il est possible de la remplir. D’abord faites-moi savoir si le jeune homme est véritablement ce qu’il prétend être. — Nick écrivez sa réponse.

— Ah ! c’est une tête bien folle, bien légère, négligeant toujours ses études ; — bref, il est daft, absolument daft.

Daft — deft ! dit le juge ; que voulez-vous dire par deft — hein ?

— Qu’il a l’esprit un peu de travers, répondit Peebles, la tête un peu — un peu tournante tous les vents ; c’est une chose très-commune, — la moitié du monde croit que l’autre moitié est daft. J’ai même rencontré des gens dans ma vie qui croyaient que j’étais daft moi-même ; et pour ma part, je crois que notre cour de session est complètement daft, puisque la grande cause de Peebles contre Plainstanes est pendante devant elle depuis une vingtaine d’années, et que la cour n’a pas encore été capable d’en voir le fond.

— Je ne puis comprendre un mot de son maudit jargon, s’écria le juge du Cumberland ; et vous, voisin, dites-donc, hein ? qu’entendez-vous par deft ?

— Il veut dire fou, » répondit le personnage ainsi interpellé, mis hors de garde par l’impatience que lui causait cette discussion prolongée.

« Vous y êtes, — vous y êtes, dit Pierre ; pourtant, ce n’est pas tout à fait insensé, mais…. »

Là, il s’arrêta court, et fixa les yeux avec un air d’agréable surprise sur l’individu auquel il s’adressait. — Eh ! M. Herries de Birrenswork, est-ce bien vous-même en chair et en os ? Je croyais que vous aviez été pendu à Kennington-Common[8] ou à Hairie-bie[9], ou quelque part de ces côtés-là, après le beau rôle que vous avez joué en l’année 45.

— Je crois que vous vous méprenez, l’ami » répliqua Herries d’un ton sévère, Herries dont j’apprenais si inopinément le nom et les qualités.

« Le diable m’emporte si je me trompe, reprit l’effronté Peebles ; je me souviens bien de vous, car vous logiez dans ma maison en la grande année 45. Car ce fut une grande année ; la grande rébellion éclata, et ma cause — la grande cause Peebles contre Plainstanes — fut appelée au commencement de la session d’hiver : certes elle aurait été entendue, sans le sursis de justice qu’occasionnèrent vos plaids, vos cornemuses, et toutes vos folies.

— Je vous répète, drôle, » dit Herries d’un air encore plus mécontent, « que vous me confondez avec quelque sot personnage sorti de votre folle imagination.

— Parlez en homme de bon sens, monsieur, répliqua Peebles ; ces phrases ne sont pas légales, M. Herries de Birrenswork. Parlez selon les formes de la loi, ou je vous souhaiterai le bonjour, monsieur. Je n’ai aucun plaisir à causer avec les gens fiers, quoique je réponde très-volontiers à toute question faite d’une manière légale. Si donc vous êtes en train de deviser sur les anciens temps, et sur le train que vous et le capitaine Redgimblet aviez coutume de faire dans ma maison, aussi bien que sur la tonne d’eau-de-vie que vous avez bue et que vous n’avez jamais pensé à payer, — non que j’en fusse bien chiche alors, moi qui en ai souvent manqué depuis, — ma foi ! je serai toujours prêt à perdre une heure avec vous. — Et où est maintenant le capitaine Redgimblet ? C’était un fameux gaillard comme vous-même, Birrenswork. J’espère que vous avez obtenu votre pardon, quoiqu’on ne soit plus si acharné contre vous autres pauvres diables, depuis ces dernières années ; on n’en veut plus ni aux têtes ni aux cous à présent. — Terrible affaire, — oui, terrible ! — Voulez-vous goûter mon tabac ? »

Il termina ce discours décousu en avançant une large main décharnée que recouvrait tout entière une boîte d’énorme dimension ; mais Herries, qui était resté comme pétrifié par l’assurance que Peebles avait mise à débiter ces propos, repoussa la tabatière avec un geste dédaigneux, et renversa même une partie du tabac qu’elle contenait.

« Hé bien ! hé bien ! » répliqua Pierre Peebles nullement démonté par ce refus, « comme vous voudrez, il faut laisser un homme volontaire faire ses volontés ; mais, » ajouta-t-il en se baissant et en cherchant à ramasser le tabac qui s’était répandu sur le plancher, « je n’ai pas le moyen de perdre mon tabac, parce qu’il vous plaît de prendre des airs avec moi. »

Cette scène extraordinaire et imprévue avait éveillé toute mon attention. J’épiais, avec autant de soin que mon agitation me le permettait, l’effet produit sur les parties intéressées. Il était évident que notre ami Pierre Peebles avait, par mégarde, dit des choses qui changèrent les sentiments du juge Foxley et de son greffier à l’égard de ce M. Herries, avec qui ils avaient paru si intimes avant qu’il leur fût connu et désigné sous ce nom. Il se parlèrent à voix basse et regardèrent un papier ou deux que le greffier tira d’un grand portefeuille noir : entièrement livrés à la crainte et à l’incertitude, ils semblaient incapables de se tracer une ligne de conduite.

Herries faisait une figure différente et beaucoup plus intéressante pour moi. Si peu que Pierre Peebles ressemblât à l’ange Ithuriel, Herries avec son air hautain et dédaigneux, vexé de ce qu’on semblait l’avoir découvert, et néanmoins ne paraissant pas en redouter les conséquences, regardant le magistrat et son clerc avec des yeux où le dédain prédominait encore sur la colère et l’inquiétude, Herries, dans mon opinion, avait quelque chose de « ce port royal » et de « cette splendeur éclipsée, « dont le poète a revêtu le roi des puissances de l’air à l’instant où on le découvre aux portes d’Éden.

Tandis qu’il promenait ses regards autour de lui, avec un air de hautaine indifférence, ses yeux rencontrèrent les miens, et, dans les premiers instants, il fut contraint, je crois, de les baisser à terre. Mais il reprit bientôt sa fermeté naturelle, et me lança un de ces regards extraordinaires accompagnés d’une si étrange contraction de rides de son front. Je tressaillis ; mais irrité contre moi-même pour cette pusillanimité, je lui répondis par un coup d’œil pareil au sien, et voyant ma figure se réfléchir dans un large miroir antique qui se trouvait devant moi, je tressaillis encore en reconnaissant la ressemblance réelle ou imaginaire qu’avait en ce moment mon visage avec celui de Herries. Assurément ma destinée se trouve liée d’une étrange façon à celle de ce bizarre et mystérieux individu. Je n’eus pas alors le temps de réfléchir sur ce sujet, car la conversation qui suivit demanda toute mon attention.

Le juge de paix adressa la parole à Herries, après un silence d’environ cinq minutes, durant lequel toutes les parties semblaient chercher un moyen de se tirer d’affaire. Il s’exprima d’un air embarrassé, et sa voix tremblante, outre les longs intervalles qui coupaient ses phrases, paraissait indiquer combien il redoutait l’homme auquel il parlait.

« Voisin, dit-il, je ne m’en serais pas douté ; ou si j’avais — hé ! — cru, dans un petit coin de ma tête, — si j’avais cru, dis-je, que vous, — ho ! que vous aviez pu être malheureusement engagé, — hé ! dans l’affaire de 45 ! — hum ! c’était une chose assez vieille pour qu’on l’oubliât.

— Est-il donc si étonnant qu’un homme se soit mêlé aux événements de l’année 45 ? » dit Herries avec un calme méprisant ; — « votre père, je crois, M. Foxley, suivit Derwentwater en 1715.

— Et perdit la moitié de ses biens, » répondit Foxley avec plus de rapidité, qu’à l’ordinaire, « et fut bien près — hem ! — d’être pendu par-dessus le marché. Mais c’est — une autre affaire ; — car — eh ! 1715 n’est pas 1745 ; et mon père obtint son pardon : vous, vous n’avez pas obtenu le vôtre.

— Peut-être que si, répliqua Herries avec indifférence ; « ou sinon, je suis seulement dans le cas d’une douzaine d’autres individus qui ne semblent pas au gouvernement valoir la peine qu’on s’occupe d’eux aujourd’hui, pourvu qu’ils se tiennent tranquilles.

— Mais vous avez passablement remué, monsieur, » dit Nicolas Faggot, le greffier, qui, occupant un assez joli emploi dans le comté, comme je l’ai appris par la suite, se croyait tenu à montrer du zèle pour le gouvernement, « M. le juge Foxley ne peut assumer sur lui la responsabilité qu’il encourait en vous laissant libre, à présent que votre nom et vos surnoms ont été clairement déclinés. Il existe des mandats lancés contre vous et sortis des bureaux du secrétaire d’état.

— La chose est en effet probable, M. le procureur ! qu’après un espace de tant d’années, le secrétaire d’État prenne la peine de songer aux malheureux restes d’une cause ruinée ! répliqua M. Herries.

— Mais enfin, s’il en était ainsi, riposta le clerc, qui semblait prendre plus de confiance en remarquant la tranquillité d’Herries, « et si le motif était tiré de la conduite d’un homme qui, ainsi qu’on l’en accuse, a réveillé de vieilles affaires pour y mêler de nouveaux sujets de mécontentement, — s’il en était ainsi, dis-je, je conseillerais à cette personne d’être assez sage pour, se constituer prisonnière entre les mains du juge de paix le plus proche, — M. Foxley, par exemple, — et alors, par les soins du juge lui-même, on pourrait procéder à une enquête régulière. Je suppose seulement le cas, » ajouta-t-il en examinant avec un air de crainte l’effet de ces paroles sur, celui à qui elles étaient adressées.

« Si je recevais un pareil avis, » répliqua Herries, toujours avec le même calme, — « en faisant une supposition, comme vous dites, M. Faggot, — je demanderais à voir le mandat qui appuierait un procédé si scandaleux. »

M. Nicolas, par manière de réponse, lui passa un papier, et parut attendre avec inquiétude les conséquences qui allaient s’en suivre. M. Herries l’examina avec la même tranquillité que précédemment, puis continua : « Et si un pareil griffonnage m’était présenté dans ma propre maison, je le jetterais au feu, et M. Faggot après. »

En conséquence, donnant force aux paroles par l’action, il lança le mandat dans la cheminée d’une main, et de l’autre empoigna à la poitrine le procureur, qui, absolument incapable de lutter, soit de force physique, soit d’énergie morale, tremblait comme une poule sous la griffe d’un corbeau. Il en fut quitte pour la peur, cependant ; car Herries, satisfait sans doute de lui avoir rudement fait sentir la vigueur de ses cinq doigts, le relâcha avec un rire méprisant.

« Force ouverte ! voie de fait ! — violence ! — abus de forces s’écria Pierre Peebles, scandalisé de la résistance opposée à la loi dans la personne de Nicolas Faggot. Mais ses perçantes exclamations se perdirent dans la voix de tonnerre d’Herries, qui, appelant Cristal Nixon, lui ordonna d’emmener le braillard à la cuisine, de lui bourrer le ventre, de lui donner une guinée, et de le mettre à la porte. À de telles conditions, Pierre se laissa aisément entraîner hors du lieu de la scène.

Herries se tourna gravement vers le juge de paix, dont le visage, entièrement abandonné par la teinte rubiconde qui naguère y brillait, prit la même couleur pâle que celle de son clerc désappointé. « Mon vieil ami, mon ancienne connaissance, dit-il, vous êtes venu ici à ma requête, dans une intention amicale, pour convaincre ce jeune étourdi du droit que j’ai, pour le présent, sur sa personne. J’espère que vous n’avez pas l’intention de puiser dans votre visite un prétexte de m’inquiéter à propos d’autres affaires. Tout le monde sait que j’ai vécu au grand jour, dans ces comtés du Nord, depuis des mois, pour ne pas dire depuis des années, et qu’on aurait pu m’appréhender au corps à tout moment, si les besoins de l’État l’avaient exigé, et si ma conduite le méritait. Mais aucun magistrat anglais n’a été assez peu généreux pour troubler un homme accablé par l’infortune, à cause d’opinions politiques et de disputes qui se sont dès long-temps terminées par le succès du pouvoir établi. J’espère, mon digne ami, que vous ne risquerez point votre tranquillité, en considérant le sujet sous un autre point de vue que vous ne l’avez fait depuis que nous nous connaissons. »

Le juge répondit avec plus de promptitude comme aussi avec plus de courage qu’à l’ordinaire : « Voisin Ingoldsby, — ce que vous dites — est — hé ! — en partie vrai ; et quand vous alliez et veniez, quand vous fréquentiez les marchés, les courses de chevaux, les combats de coqs, les foires, les chasses, etc., — ce n’était — hé ! ni mon affaire, ni mon désir, d’examiner, — je dis — d’examiner et d’éclaircir les mystères qui vous enveloppaient ; car tant que vous fûtes un bon camarade dans les parties de plaisir, et disposé à vider une bouteille de temps à autre, je n’ai pas — hé ! — cru qu’il était nécessaire d’intervenir — dans vos affaires privées. Et sachant que vous pouviez avoir été — hem ! — malheureux dans vos tentatives, vos entreprises et vos relations, et que, par suite, il vous fallait mener une vie régulière et plus retirée, je n’aurais pu trouver — hé ! — que fort peu de plaisir — à aggraver votre position en vous tracassant, en exigeant des explications qui sont souvent plus faciles à demander qu’à donner. Mais quand il existe des mandats et des témoins qui constatent les noms, — quand ces noms, prénoms et surnoms appartiennent à — eh ! — une personne convaincue, — du moins accusée, — à tort, j’espère, — d’avoir — hem ! — profité des troubles nouveaux et des ferments de discorde pour recommencer nos querelles civiles, le cas change ; et je dois — hem ! — faire mon devoir. »

Le juge se leva en terminant ce discours, et prit un air aussi brave que possible. Je me rapprochais de lui et de son greffier, M. Faggot, croyant que l’instant était favorable pour ma délivrance, et je fis comprendre à M. Foxley que ma résolution était de lui prêter main-forte. Mais M. Herries ne fit que rire de l’attitude menaçante que nous prenions : Mon cher voisin, dit-il, vous parlez de témoins, — ce fou de mendiant est-il un témoin convenable dans une affaire de cette nature ?

— Mais vous ne pouvez nier que vous êtes M. Herries de Birrenswork, nommé dans le mandat d’arrêt du secrétaire d’État ?

— Comment puis-je nier ou avouer aucune chose en ce cas ? » répliqua Herries en ricanant. « Il n’existe plus maintenant de pareil mandat ; ses cendres, comme l’eussent été celles du pauvre traître qu’il menaçait, sont déjà dispersées aux quatre vents du ciel. Il n’existe plus de mandat au monde.

— Mais vous ne nierez pas que vous ne soyez la personne dont il y était question ; et que — hé ! — vos propres mains l’ont détruit ?

— Je ne nierai ni mon nom, ni mes actes, juge, quand je serai appelé par l’autorité compétente à les avouer ou à les défendre. Mais je résisterai à toute tentative impertinente, soit pour pénétrer dans mes motifs particuliers, soit pour se rendre maître de ma personne. Je suis bien disposé à le faire. J’espère donc que vous, mon cher voisin, mon camarade de chasse, après la sommation que vous m’avez faite, et mon ami que voilà, M. Nicolas Faggot, après l’humble avis et l’obligeant conseil qu’il m’a donnés de me livrer moi-même, vous vous considérerez comme ayant rempli tout entier votre devoir envers le roi Georges et le gouvernement. »

Le ton froid et ironique avec lequel il fit cette déclaration, son air et son attitude, qui exprimaient si noblement sa confiance absolue dans sa force et son énergie supérieures, parurent compléter l’indécision qui s’était déjà montrée du côté de ceux auxquels il s’adressait.

Le juge regardait le greffier, — le greffier regardait le juge ; le premier lâchait des hé ! et des ha ! sans prononcer une seule syllabe intelligible ; le second se contenta de dire : « Puisque le mandat est détruit, M. le juge, je présume que vous n’avez pas l’intention de vouloir exécuter l’arrêt.

— Hum ! — oui, ma foi ! non, — Nicolas, — la chose ne serait pas trop prudente ; — et comme l’affaire de 1745 est une vieille affaire, et — hem ! comme mon ami que voilà, je l’espère, verra son erreur, — s’il ne l’a point déjà vue, — et renoncera au pape, au diable et au Prétendant, — je n’ai pas l’intention de vous offenser, voisin, — je crois que nous ferons bien, — attendu que nous n’avons ni posse, ni constables, — de demander nos chevaux, — et, en un mot, de fermer les yeux sur cette affaire.

— Judicieusement résolu ! » dit le personnage que cette décision intéressait ; » mais avant que vous partiez, je compte que vous boirez un coup, pour nous séparer en amis.

— Ma foi ! » répliqua le juge en s’essuyant le front, « notre affaire a été, — hem ! passablement chaude.

— Cristal Nixon, dit M. Herries, apportez tout de suite un bol assez large pour étancher la soif de tous les juges de paix du comté ; et servez frais !

— Pendant que Cristal accomplissait cet ordre libéral, il y eut un intervalle de silence dont je voulus profiter pour amener la conversation sur mes propres affaires. « Monsieur, dis-je au juge Foxley, la discussion que vous venez d’avoir avec M. Herries ne me touche pas directement, hormis un seul point : — c’est que vous me laissez, moi loyal sujet du roi Georges, et malgré mes réclamations, prisonnier entre les mains d’un individu que vous avez raison de supposer contraire à la cause du roi. Je vous représente humblement que vous manquez ainsi à votre devoir comme magistrat, que vous devriez avertir M. Herries de l’illégalité de sa conduite, et faire des démarches pour ma mise en liberté, soit sur l’heure, soit du moins aussitôt que possible, après que vous aurez quitté ces lieux.

— Jeune homme, répliqua M. le juge Foxley, je voudrais que vous n’oubliassiez pas que vous êtes sous la puissance, — la légitime puissance, — hem ! — de votre tuteur.

— Il se donne en effet ce titre, répondis-je, mais il n’avance aucune preuve pour établir une prétention aussi absurde ; et, pût-il en avancer, sa position, comme traître convaincu, lorsqu’il n’a point obtenu sa grâce, lui enlèverait tous ses droits. Je vous prie donc, vous, M. le juge, et vous aussi, M. le greffier, de bien examiner ma situation, et de me prêter secours à vos risques et périls.

— Voici un jeune homme maintenant, » répliqua le juge de paix d’un air fort embarrassé, « qui s’imagine que je porte toutes les lois d’Angleterre dans ma tête, et un posse comitatus, pour les exécuter, dans ma poche. En vérité, à quoi bon servirait mon intervention ? — Mais, — hum ! — hé ! — je vais parler à votre tuteur dans vos intérêts. »

Il emmena M. Herries à l’écart, et sembla en effet le presser d’une façon assez vigoureuse, et peut-être une telle espèce d’intervention était-elle, dans la circonstance, tout ce que j’avais droit d’attendre de lui.

Ils me regardèrent souvent tandis qu’ils causaient ensemble ; et lorsque Cristal Nixon entra dans le salon avec un grand bol de quatre pintes, rempli du breuvage que son maître avait demandé, Herries se détourna de M. Foxley avec un geste d’impatience, et dit avec emphase : « Je vous donne ma parole d’honneur que vous n’avez rien à craindre pour son compte. » Il prit alors la cruche, s’en versa, et dit à haute voix en langue gaélique : « Slaint an rey[10] ! » Il goûta seulement la liqueur, et passa la cruche au juge Foxley. Celui-ci, pour s’éviter l’embarras de faire raison d’une santé qui pouvait être celle du Prétendant, vida son verre tout d’un trait, en portant un toast à M. Herries avec beaucoup de solennité.

Le clerc imita l’exemple de son patron, et je fus forcé de suivre aussi leur exemple ; car l’inquiétude et la crainte altèrent au moins autant que le chagrin, qui, dit-on, produit le même effet. En un mot, nous épuisâmes la composition d’ale, de vin de Xérès, de jus de citron, de muscade, et d’autres bonnes choses ; nous mîmes à sec, sur le fond du bol d’argent, la large rôtie, aussi bien que l’orange grillée, qui d’abord avaient nagé à la surface, et nous pûmes alors lire les vers célèbres du docteur Byron, qui étaient gravés sur le métal : —


Que Dieu bénisse le vrai roi,
Le vrai défenseur de la foi,
Et (ce souhait n’est pas un crime)
Qu’il sauve aussi le Prétendant !
Mais quel est le roi légitime,
Et quel est l’intrus cependant ?
Question en dangers féconde !
Ma foi ! Dieu sauve tout le monde !


J’eus le temps d’étudier cette inspiration de la muse jacobite, pendant que le juge s’acquittait de la cérémonie ennuyeuse des adieux. Ceux de M. Faggot furent moins cérémonieux ; mais je suppose qu’ils échangèrent, lui et M. Herries, plus que de vides compliments : car je remarquai que le laird glissait une feuille de papier dans la main du magistrat subalterne, ce qui était peut-être une réparation de la hardiesse avec laquelle il avait brûlé le mandat, et porté une main trop vive sur la personne du respectable interprète des lois. J’observai surtout que cet argument fut communiqué de manière que le patron du digne clerc ne s’aperçût de rien.

Quand cette affaire fut arrangée, les amis prirent congé les uns des autres, avec beaucoup de formalités de la part du squire Foxley, dans les adieux duquel la phrase suivante était surtout remarquable : « Je présume que vous n’avez pas l’intention de rester long-temps dans ce pays ? »

— « Non, quant à présent, monsieur le juge ; vous pouvez en être sûr. Il y a de bonnes raisons pour le contraire. Mais je ne doute pas de pouvoir arranger mes affaires, de sorte que nous pourrons bientôt reprendre nos communs amusements. »

Il reconduisit le juge de paix jusque dans la cour, et, en s’éloignant, il recommanda à Cristal Nixon de veiller à ce que je rentrasse dans mon appartement. Sachant qu’il ne servirait de rien de résister à ce satellite bourru, ou d’essayer de le fléchir, j’obéis en silence, et me reconstituai prisonnier dans mon ancienne chambre.



  1. Drame de Shakspeare, acte iii, scène iii. a. m.
  2. Près de Stirling en Écosse. C’est là que, en 1715, les partisans des Stuarts furent mis en pleine déroute. a. m.
  3. Pour qu’on ne sorte plus du royaume : mandat contre les personnes en fuite. a. m.
  4. En préméditation de fuite. a. m.
  5. À cause de sa charge. a. m.
  6. Roslin et Preston-pans, deux villages près d’Édimbourg. Roslin n’a plus que les ruines d’un château ; Preston-pans a une fabrique de sel au bord de la mer. a. m.
  7. Je ne sais rien de cette affaire. a. m.
  8. Kennington-Common, plaine du comté de Surny, où l’on exécutait jadis les malfaiteurs, aujourd’hui dépendance d’un faubourg de Londres. a. m.
  9. a. m.
  10. À la santé du roi. a. m.