Recueil intime/Lemerre, 1881/La Divine

Recueil intimeLemerre (p. 27-32).

La Divine



Du destin qu’un autre se plaigne
Car c’est impossible, ma foi,
Que la fortune me dédaigne
Comme je la dédaigne, moi.

J’ai ma colombe, j’ai ma belle
Dont l’œil est plus clair que le jour,
Et qui jamais ne m’est rebelle,
Quand je m’abrite en son amour ;


Celle qui sait, lorsque décembre
Grelotte au fond du corridor,
Me dire : restons dans la chambre
À nous conter des contes d’or ;

Puis, quand il vient des fleurs aux branches,
Que nous sommes au mois de mai,
Celle qui, par les beaux dimanches,
M’emmène où l’air est embaumé ;

Et qui, l’été comme en automne,
Pendant l’hiver comme au printemps,
Verse à mon destin monotone
La caresse de ses vingt ans.

Entre les perles, c’est la perle,
Cette amoureuse de mes vœux ;
Comme la voile qui déferle,
Flottent sur son cou ses cheveux.

Sa robe est du bleu de la lune,
Sa voix plus douce qu’un hautbois.
On la prendrait presque pour l’une
Des nymphes qui sont dans les bois.


Les bijoux qu’implore sa lèvre
Pour chaque baiser que j’y prends,
On ne les a point chez l’orfèvre
Avec des sacs de mille francs.

On lui dirait : « Les escarboucles
» Du roi Salomon, je les ai ;
» J’ai le lapis que sur ses boucles
» Hélène la blanche a posé ;

» Madeleine a mis ce camée
» Et Cléopâtre ce saphir ;
» Cette opale, à sa bien-aimée,
» Fut le don du sultan d’Ophir ;

» Balkis avait ces pendeloques,
» Roxelane ces bracelets. »
Ma belle répondrait : « Ces loques,
» Je ne les veux pas, gardez-les. »

Car elle a, pour orner sa tête,
Pour ceindre ses tempes de feu,
Les psaumes où le roi poète,
La harpe en main, louait son Dieu.


Les Iliades grandioses
Font rivières sur ses habits.
L’Arioste, voilà ses roses,
Et Dante, voilà ses rubis.

Ils y sont aussi, tous les rêves
Qu’un grand cœur en lui sent frémir,
À voir l’Océan sur les grèves,
Bleu de l’azur du ciel, dormir.

Ils y sont les enthousiasmes,
L’extase, les soupirs, les chants,
Et tout ce que l’âme a de spasmes
En face des bois ou des champs.

Aussi, dans nos heures de joie,
Quand nous en sommes au moment
Où notre ciel d’amour flamboie,
Je la pare, voici comment.

J’enroule un sonnet à sa taille ;
Mes hymnes lui font des colliers ;
De stances qu’avec soin je taille,
Je couvre ses bras et ses pieds.


Je suis fou, je crois, tant je l’aime,
Parce qu’elle est belle d’abord,
Et qu’à la beauté mon front blême
Va, comme l’aimant vers le nord ;

Puis c’est qu’elle est bonne dans l’âme,
Qu’elle est douce aux cœurs douloureux ;
C’est que, parfum, musique et flamme,
Tous les biens qu’elle a sont pour eux ;

Et qu’il n’est pas d’être si sombre,
Si profondément accablé,
Qui, l’implorant du fond de l’ombre,
Ne se soit trouvé consolé.

Son nom ! l’homme l’a sur les marbres
Mis de Louqsor au Parthénon.
Partout, dans l’eau, le vent, les arbres,
La nature a tracé son nom.

Son nom ! son nom ! c’est : Poésie !
La souveraine qu’à genoux
Adoraient la Grèce et l’Asie.
Hélas ! aujourd’hui, parmi nous,


J’entends de loin la foule aveugle
Prendre plaisir à la huer ;
Et l’on sait que le taureau beugle,
Alors qu’il s’apprête à tuer.

Mais si jamais, ô ma divine,
Dans ce siècle où les dieux s’en vont,
Je dois, dans la même ruine,
Voir s’écraser ton noble front,

Moi, je te mettrai dans la bière,
Avec un beau suaire blanc,
Et j’irai dans le cimetière,
Ensevelir ton corps sanglant.

Puis, sentant ma force qui tombe,
Le cœur brisé de trop souffrir,
Je me coucherai sur ta tombe
Et je m’y laisserai mourir.