Recueil des lettres entre Lebniz et Clarke (Félix Alcan)/6

Recueil des lettres entre Lebniz et Clarke — Troisième réplique de M. Clarke
Œuvres philosophiques de Leibniz, Texte établi par Paul JanetFélix Alcantome premier (p. 746-750).

Troisième réplique de M. Clarke.

1. Ce que l’on dit ici ne regarde que la signification de certains mots. On petit admettre les définitions que l’on trouve ici ; mais cela n’empêchera pas qu’on ne puisse appliquer les raisonnements mathématiques à des sujets physiques et métaphysiques.

2. Il est indubitable que rien n’existe sans qu’il y ait une raison suffisante de son existence ; et que rien n’existe d’une certaine manière plutôt que d’une autre, sans qu’il y ait aussi une raison suffisante de cette manière d’exister. Mais à l’égard des choses qui sont indifférentes en elles-mêmes, la simple volonté est une raison suffisante pour leur donner l’existence, ou pour les faire exister d’une certaine manière ; et cette volonté n’a pas besoin d’être déterminée par une cause étrangère. Voici des exemples de ce que je viens de dire. Lorsque Dieu a créé ou placé une particule de matière dans un lieu plutôt que dans un autre, quoique tous les lieux soient semblables, il n’en a eu aucune autre raison que sa volonté. Et supposé que l’espace ne fût rien de réel, mais seulement un simple ordre des corps, la volonté de Dieu ne laisserait pas d’être la seule possible raison pour laquelle trois particules égales auraient été placées ou rangées dans l’ordre A, B, C, plutôt que dans un ordre contraire. On ne saurait donc tirer de cette indifférence des lieux aucun argument, qui prouve qu’il n’y a point d’espace réel, car les différents espaces sont réellement distincts l’un de l’autre, quoiqu’ils soient parfaitement semblables. D’ailleurs, si l’on suppose que l’espace n’est point réel, et qu’il n’est simplement que l’ordre et l’arrangement des corps, il s’ensuivra une absurdité palpable. Car selon cette idée, si la terre, le soleil et la lune avaient été placés ou les étoiles fixes les plus éloignées se trouvent à présent (pourvu qu’ils eussent été placés dans le même ordre et à la même distance l’un de l’autre), non seulement c’eût été la même chose, comme le savant auteur le dit très bien ; mais il s’ensuivrait aussi que la terre, le soleil et la lune seraient en ce cas-la dans le même lieu, où ils sont présentement : ce qui est une contradiction manifeste.

Les Anciens n’ont point dit que tout espace destitué de corps était un espace imaginaire : ils n’ont donné ce nom qu’a l’espace qui est au delà du monde. Et ils n’ont pas voulu dire par la que cet espace n’est pas réel ; mais seulement que nous ignorons entièrement quelles sortes de choses il y a dans cet espace. J’ajoute que les auteurs qui ont quelquefois employé le mot d’imaginaire pour marquer que l’espace n’était pas réel n’ont point prouvé ce qu’ils avançaient par le simple usage de ce terme.

3. L’espace n’est pas une substance, un être éternel et infini, mais une propriété, ou une suite de l’existence d’un être infini et éternel. L’espace infini est l’immensité, mais l’immensité n’est pas Dieu ; donc l’espace infini n’est pas Dieu. Ce que l’on dit ici des parties de l’espace n’est point une difficulté. L’espace infini est absolument et essentiellement indivisible : et c’est une contradiction dans les termes que de supposer qu’il soit divisé ; car il faudrait qu’il eût un espace entre les parties que l’on suppose divisées ; ce qui est supposer que l’espace est divisé et non divisé en même temps. Quoique Dieu soit immense ou présent partout, sa substance n’en est pourtant pas plus divisée en parties que son existence l’est par la durée. La difficulté que l’on fait ici vient uniquement de l’abus du mot de partie.

4. Si l’espace n’était que l’ordre des choses qui coexistent, il s’ensuivrait que, si Dieu faisait mouvoir le monde tout entier en ligne droite, quelque degré de vitesse qu’il eût, il ne laisserait pas d’être toujours dans le même lieu ; et que rien ne recevrait aucun choc, quoique ce mouvement fût arrêté subitement. Et si le temps n’était qu’un ordre de succession dans les créatures, il s’ensuivrait que, si Dieu avait créé le monde quelques millions d’autres plus tôt, il n’aurait pourtant pas été créé plus tôt. De plus, l’espace et le temps sont des quantités ; ce qu’on ne peut dire de la situation et de l’ordre.

5. On prétend ici que, parce que l’espace est uniforme ou parfaitement semblable, et qu’aucune de ses parties ne diffère de l’autre, il s’ensuit que, si les corps qui ont été créés dans un certain lieu avaient été créés dans un autre lieu (supposé qu’ils conservassent la même situation entre eux), ils ne laisseraient pas d’avoir été créés dans le même lieu. Mais c’est une contradiction manifeste. Il est vrai que l’uniformité de l’espace prouve que Dieu n’a pu avoir aucune raison externe pour créer les choses dans un lieu plutôt que dans un’autre ; mais cela empêche-t-il que sa volonté n’ait été une raison suffisante pour agir en quelque lieu que ce soit, puisque tous les lieux sont indifférents ou semblables, et qu’il y a une bonne raison pour agir en quelque lieu ?

6. Le même raisonnement, dont je me suis servi dans la section précédente, doit avoir lieu ici.

7 et 8. Lorsqu’il y a quelque différence dans la nature des choses, la considération de cette différence détermine toujours un agent intelligent et très sage. Mais lorsque deux manières d’agir sont également bonnes, comme dans les cas dont on a parlé ci-dessus, dire que Dieu ne saurait agir du tout, et que ce n’est point une imperfection de ne pouvoir agir dans un tel cas, parce que Dieu ne peut avoir aucune raison externe pour agir d’une certaine manière plutôt que d’une autre ; dire une telle chose, c’est insinuer que Dieu n’a pas en lui-même un principe d’action, et qu’il est toujours, pour ainsi dire, machinalement déterminé par les choses de dehors.

9. Je suppose que la quantité déterminée de matière, qui est a présent dans le monde, est la plus convenable à l’état présent des choses, et qu’une plus grande (aussi bien qu’une plus petite) quantité de matière aurait été moins convenable à l’état présent du monde, et que par conséquent elle n’aurait pas été un plus grand objet de la bonté de Dieu.

10. Il ne s’agit pas de savoir ce que Goelenius entend par le mot de Sensorium, mais en quel sens M. le chevalier Newton s’est servi de ce mot dans son livre. Si Goelenius croit que ]’œil, l’oreille ou quelque autre organe des sens est le Sensorium, il se trompe. Mais quand un auteur emploie un terme d’art, et qu’il déclare en quel sens il s’en sert, à quoi bon rechercher de quelle manière d’autres écrivains ont entendu ce même terme ? Scapula traduit le mot dont il s’agit ici Domicilium, c’est-à-dire le lieu ou l’âme réside.

11. L’âme d’un aveugle ne voit point, parce que certaines obstructions empêchent les images d’être portées au Sensorium, où elle est présente. Nous ne savons pas comment l’âme d’un homme qui voit aperçoit les images auxquelles elle n’est pas présente ; parce qu’un être ne saurait ni agir, ni recevoir des impressions, dans un lieu où il-n’est pas.

12. Dieu étant partout est actuellement présent à tous, essentiellement et substantiellement. Il est vrai que la présence de Dieu se manifeste par son opération ; mais cette opération serait impossible sans la présence actuelle de Dieu. L’âme n’est pas présente à chaque partie du corps ; et par conséquent elle n’agit et ne saurait agir par elle-même sur toutes les parties du corps, mais seulement sur le cerveau ou sur certains nerfs et sur les esprits, qui agissent sur tout le corps, en vertu des lois du mouvement que Dieu a établies.

13 et 14. Quoique les forces actives qui sont dans l’univers diminuent, et qu’elles aient besoin d’une nouvelle impression, ce n’est point un désordre ni une imperfection dans l’ouvrage de Dieu ; ce n’est qu’une suite de la nature des créatures, qui sont dans la dépendance. Cette dépendance n’est pas une chose qui ait besoin d’être rectifiée. L’exemple qu’on allègue d’un homme qui fait une machine n’a aucun rapport à la matière dont il s’agit ici ; parce que les forces en vertu desquelles cette machine continue de se mouvoir sont tout à fait indépendantes de l’ouvrier.

15. On peut admettre les mots d’Intelligentia Supramudana de la manière dont l’auteur les explique ici. Mais, sans cette explication, ils pourraient aisément faire naître une fausse idée, comme si Dieu n’était pas réellement et substantiellement présent partout.

16. Je réponds aux questions que l’on propose ici : que Dieu agit toujours de la manière la plus régulière et la plus parfaite, qu’il n’y a aucun désordre dans son ouvrage, que les changements qu’il fait dans l’état présent de la nature ne sont pas plus extraordinaires que le soin qu’il a de conserver cet état, que lorsque les choses sont en elles-mêmes absolument égales et indifférentes, la volonté de Dieu peut se déterminer librement sur le choix sans qu’aucune cause étrangère la fasse agir ; et que le pouvoir que Dieu a d’agir de cette manière est une véritable perfection. Enfin, je réponds que l’espace ne dépend point de l’ordre ou de la situation ou de l’existence des corps.

17. À l’égard des miracles, il ne s’agit pas de savoir ce que les théologiens ou les philosophes disent communément sur cette matière, mais sur quelles raisons ils appuient leurs sentiments. Si un miracle est toujours une action qui surpasse la puissance de toutes les créatures, il s’ensuivra que si un homme marche sur l’eau, et si le mouvement du soleil (ou de la terre) est arrêté, ce ne sera point un miracle, puisque ces deux choses se peuvent faire sans l’intervention d’une puissance infinie. Si un corps se ment autour d’un centre dans le vide, et si ce mouvement est une chose ordinaire, comme celui des planètes autour du soleil, ce ne sera point un miracle, soit que Dieu lui-même produise ce mouvement immédiatement, ou qu’il soit produit par quelque créature. Mais si ce mouvement autour d’un centre est rare et extraordinaire, comme serait celui d’un corps pesant, suspendu dans l’air, ce sera également un miracle ; soit que Dieu même produise ce mouvement, ou qu’il soit produit par une créature invisible. Enfin, si tout ce qui n’est pas l’effet des forces naturelles des corps, et qu’on ne saurait expliquer par ces forces, est un miracle, il s’ensuivra que tous les mouvements des animaux sont des miracles. Ce qui semble prouver démonstrativement que le savant auteur a une fausse idée de la nature du miracle.