Recueil de contes populaires slaves (traduction Léger)/XXXI

Traduction par Louis Léger.
Ernest Leroux (p. 235-240).

XXXI

LE LANGAGE DES OISEAUX

(CONTE RUSSE)



Dans une ville vivaient un marchand et sa femme ; Dieu leur avait donné un fils nommé Basile ; il était fort avancé pour son âge. Un jour ils étaient assis ensemble à dîner ; un rossignol était suspendu dans une cage ; il chantait d’un ton si lamentable que le marchand ému vint à dire :

— S’il se trouvait un homme assez habile pour me dire ce que le rossignol chante, et quelle destinée il prédit, en vérité je lui donnerais la moitié de mon bien, et, après ma mort, je lui léguerais une somme considérable.

L’enfant (il n’avait alors que six ans) regarda sérieusement son père et sa mère, et dit :

— Je sais ce que chante le rossignol ; mais j’ai peur de le dire.

— Dis-le sans arrière-pensée, s’écrièrent en même temps le père et la mère.

L’enfant leur dit alors, avec des larmes dans les yeux :

— Le rossignol annonce qu’il viendra un temps où vous me servirez ; mon père me versera de l’eau et ma mère me présentera l’essuie-mains.

Ces paroles irritèrent fort le marchand et la marchande. Ils résolurent de se débarrasser de cet enfant. Ils construisirent un petit canot, y couchèrent pendant la nuit l’enfant endormi, et mirent le canot à la mer. Au même instant le rossignol prophète s’envola de sa cage, suivit le canot et vint se poser sur l’épaule de l’enfant.

Le canot vogue sur la mer ; il fait bientôt la rencontre d’un vaisseau naviguant à pleines voiles.

Le pilote aperçut l’enfant et en eut pitié ; il le prit auprès de lui, se fit raconter son histoire, et promit de le garder et de l’aimer comme son propre fils.

Le lendemain, l’enfant dit à son nouveau père :

— Le rossignol me prédit une tempête qui brisera les mâts, déchirera les voiles. Il faut retourner au port.

Le capitaine ne l’écouta point ; la tempête s’éleva, brisa les mâts, déchira les voiles. Que faire ? ce qui est fait est fait ! On répara les mâts et les voiles, et la navigation continua.

Vasia[1] de nouveau dit :

— Mon rossignol chante que nous allons rencontrer douze vaisseaux de corsaires qui nous feront prisonniers.

Cette fois, le capitaine le crut, aborda dans une île, d’où il vit effectivement passer les douze vaisseaux. Il attendit autant qu’il était nécessaire, et reprit sa route.

Au bout de quelque temps, on arriva en vue de Chvalinsk. Or, le roi de cette ville était fort incommodé par un corbeau, sa femelle et son petit, qui, depuis plusieurs années, volaient et croassaient devant les fenêtres de son palais sans lui donner de repos ni jour ni nuit. Que n’avait-on point inventé ? Que n’avait-on pas essayé pour les chasser ? Tout avait été inutile.

Le roi avait ordonné d’afficher dans tous les carrefours, dans tous les ports, un avis ainsi conçu :

« Celui qui réussira à chasser les corbeaux des fenêtres royales, le roi lui donnera en récompense la moitié de ses États et sa fille cadette. Celui qui entreprendra la chose sans la réussir aura la tête tranchée. »

Il y avait eu beaucoup de prétendants : tous avaient livré leur tête à la hache.

Vasia avait entendu parler de cet avis ; il demanda au capitaine la permission d’aller trouver le roi pour chasser le corbeau et sa femelle.

Le capitaine eut beau le raisonner, il ne put le retenir.

— Va donc, lui dit-il ; s’il t’arrive quelque malheur, tu ne l’en prendras qu’à toi.

Vasia arriva au palais, parla au roi, et ordonna d’ouvrir la fenêtre auprès de laquelle le corbeau volait. Il écouta le cri des oiseaux, et dit :

— Sire, vous savez vous-même qu’il y a ici trois corbeaux, le père, la femelle et le petit ; or, le père et la mère se disputent sur la question de savoir auquel des deux appartient le fils, au père ou à la mère, et ils vous prient de juger entre eux. Sire, daignez dire à qui appartient le petit.

— Au père, répondit le roi.

À peine avait-il dit ces mots, le corbeau et le petit s’envolèrent à droite, et la femelle à gauche. Le roi prit l’enfant auprès de lui et le combla de bonnes grâces et d’honneurs. Il grandit et devint un beau jeune homme, épousa la fille du roi, et eut en héritage la moitié de son royaume.

Un jour, l’idée lui vint d’aller voyager par divers pays pour voir les hommes et se montrer à eux ; il partit. Il s’arrêta dans une certaine ville pour y passer la nuit ; le lendemain, en se levant, il ordonna qu’on lui apportât à laver. Le maître lui apporta de l’eau et la maîtresse une serviette ; le prince causa avec eux, et il reconnut… son père et sa mère. Il pleura de joie et se jeta à leurs pieds : puis il les emmena avec lui à la ville de Chvalinsk ; et ils y vécurent heureux tous ensemble.

  1. Diminutif de Basile.