Recueil de contes populaires slaves (traduction Léger)/XXIV

Traduction par Louis Léger.
Ernest Leroux (p. 197-202).

XXIV

L’AUMÔNE

(CONTE POLONAIS)



Un pauvre vieillard traversait un village en mendiant ; il entra chez la Blazkowa ; c’était une femme très avare ; elle, ne lui donna pas même un morceau de pain sec et le renvoya sans lui dire même : « Dieu vous assiste ! » Le mendiant alla frapper à une autre porte et entra chez la Janova. Elle était bonne et compatissante ; dès qu’elle vit le vieux, elle enleva à ses enfants deux tartines de beurre qu’elle venait de faire pour eux, en lui disant :

— Que Dieu te procure quelque chose de meilleur ; c’est tout ce que j’ai dans ma chaumière.

— Que Dieu te le rende, femme compatissante, qu’il te le rende dix fois ! Puisses-tu avoir de quoi vêtir tes enfants nus, puisses-tu être heureuse, et ce que tu commences à faire aujourd’hui, puisses-tu ne pas le finir d’ici à ce soir.

Ainsi parla en s’en allant le pauvre vieillard. La Janova le remercia de toutes ses bénédictions ; mais elle ne comprit pas bien le sens de toutes ses paroles. La Janova était une pauvre veuve ; elle avait deux enfants, qu’elle nourrissait comme elle pouvait de son travail ; quand le vieillard la quitta, il était déjà midi passé ; ses enfants n’avaient pas dîné et elle n’avait rien à souper. On lui avait donné naguère trois paquets de lin ; elle avait travaillé ce lin avec beaucoup de soin et de peine, elle l’avait roui, teillé, peigné, filé à elle seule ; le tisserand lui en avait fait vingt aunes de toiles, et cette toile — son seul bien — elle la gardait pour faire dans l’hiver de quoi se vêtir elle et ses enfants. Or, il n’y avait plus rien dans la maison ; les enfants demandaient en pleurant à manger. Janova se prit à pleurer aussi. Que faire ? Tout à coup, l’idée lui vint d’aller vendre au Juif quelques aunes de toile. pour avoir de quoi acheter du pain et du sel.

Elle se met donc à mesurer la toile, les enfants se calment en la regardant, elle mesure, les aunes succèdent aux aunes, elle mesure sans cesse jusqu’au coucher du soleil. Des milliers d’aunes lui avaient passé entre les mains. Dans sa joie, elle remercia Dieu. Comme le Juif demeurait à l’autre extrémité du village et qu’elle voulait donner le plus vite possible à manger à ses enfants, elle prit quelques aunes de lin et courut les vendre à sa voisine la Blazkowa. L’autre les lui paya fort mal, mais avant tout il fallait nourrir les enfants. Le lendemain, il y avait foire à la ville ; la Janova y porta sa toile. Comme elle était bien serrée et bien lustrée, on la paya fort cher. La Janova revint de la ville avec toute espèce d’objets et un sac plein d’argent. Peu de temps après, elle acheta deux vaches, un bout de champ, une prairie ; elle eut des domestiques et travailla en louant Dieu.

Cette prospérité excita la jalousie de la Blazkowa. Elles mangeaient souvent ensemble, elles se traitaient de « ma commère » ; cependant la Blazkowa n’était pas des plus sincères dans ses affections. Un jour qu’elles buvaient ensemble un petit verre, elle demanda à la Janova par quel moyen elle était arrivée de la pauvreté à la richesse. L’autre lui raconta tout.

— Ô ma chère commère, s’écria la Blazkowa, nous aussi nous ne sommes pas des plus riches ; nous travaillons mon mari et moi pour nourrir nos enfants et nous avons tout juste de quoi manger. Si jamais ce vieillard revient vous voir, ne manquez pas de l’envoyer chez nous.

La Janova, qui souhaitait le bien de tout le monde, lui répondit aussitôt :

— Ma commère, dès que le bon Dieu me l’enverra, je le prierai de passer chez vous. Je vous le promets.

Elles burent un petit verre, s’embrassèrent et se dirent : Au revoir.

Une semaine environ après cette conversation, le vieillard vint à passer dans le village ; il alla rendre visite à la Janova. Elle ne savait comment le remercier ; elle le fit asseoir à table, lui offrit toute espèce de présents, et lui recommanda bien, quand il partit, de ne pas oublier sa commère la Blazkowa. Dès que celle-ci l’aperçut par la fenêtre, elle fit vite à ses enfants deux tartines et dès que le vieillard entra dans la maison, elle les leur arracha de la bouche et les lui donna.

— Que Dieu te le rende ! dit le vieillard. Ce que tu vas faire tout à l’heure, puisses-tu le continuer jusqu’au coucher du soleil.

Elle avait préparé sa toile pour la mesurer, et elle allait prendre son aune dans le coin, lorsque les enfants lui demandèrent à boire. Elle-même se sentit une grande soif. Elle prit sa cruche et courut aussitôt à la fontaine. Mais dès qu’elle eut rapporté la cruche, elle courut en chercher une seconde, puis une troisième, une quatrième. Elle rapporta ainsi jusqu’au coucher du soleil de l’eau qui naturellement ne lui servit à rien.