Recueil de contes populaires slaves (traduction Léger)/XXIII
XXIII
LA DANSE DU DIABLE
ne veuve avait une fille et une belle-fille ; toutes trois étaient obligées de travailler pour vivre ; pendant tous les printemps et l’été, elles allaient bêcher dans les jardins ou moissonner dans les champs ; le reste du temps, elles filaient. Au commencement de l’hiver, la mère avait reçu une grande quantité de lin à filer. À cette époque, les jeunes filles du village allaient les unes chez les autres, et tantôt chantant, tantôt racontant des histoires, elles charmaient les heures du travail. Mais, comme nos deux ouvrières n’étaient pas sœurs par le sang, elles n’allaient jamais ensemble à la même veillée ; l’une allait à droite, l’autre à gauche.
À l’une des extrémités du village, il y avait une chaumière abandonnée. Un soir, la belle-fille, en allant à la veillée, vit de la lumière dans cette chaumière ; elle entra par curiosité. À peine avait-elle franchi le seuil qu’un jeune seigneur, fort élégamment vêtu, la prit par la taille et voulut la faire danser. Elle eut si peur qu’elle fit le signe de la croix.
Le beau danseur la lâcha aussitôt, mais il la pria fort courtoisement de bien vouloir s’asseoir et filer ; il l’aiderait, disait-il, et si adroitement que jusqu’à minuit aucune fille n’aurait autant filé. En effet, elle se mit à filer, et, bien avant minuit, sa tâche était achevée.
— C’est fini, la belle fille, lui dit le gentilhomme. Allons, dansons un peu.
— Je ne danserai pas avant de m’être reposée et d’avoir mangé un peu.
Le beau cavalier courut aussitôt lui chercher toutes sortes de friandises. Quand elle eut mangé, il lui dit :
— Tu as filé et mangé, dansons maintenant.
— Merci, lui dit-elle, j’ai filé, mangé ; mais je ne danserai pas avant d’avoir bu.
Le galant courut lui chercher à la source l’eau la plus pure du monde. Quand elle l’eut bue, il lui dit :
— Tu as filé, tu t’es reposée, tu as bu et mangé ; dansons.
— Non, je ne danserai pas tant que la cheminée ne sera pas allumée et qu’il ne fera pas plus clair.
À ce moment le coq chanta et le beau cavalier disparut.
La jeune fille rentra à la maison et apporta à sa belle-mère trois fois plus de lin filé que sa sœur.
Elle retourna ainsi tous les soirs dans la chaumière abandonnée ; le galant cavalier l’aidait toujours ; il avait beau l’inviter à danser, elle l’ajournait toujours jusqu’au chant du coq et rapportait le soir à sa belle-mère trois fois plus de lin filé que sa sœur. La marâtre finit par lui demander où elle allait filer et qui lui aidait ainsi ; elle raconta tout le lendemain, la marâtre se hâta d’envoyer sa propre fille dans la chaumière abandonnée. Le galant apparut aussitôt.
— Allons, dansons, la belle, dansons.
— Apporte-moi d’abord à manger, à boire et allume un feu bien clair, lui dit-elle. Mais elle ne songea point à se signer. Le beau cavalier obéit et la prit pour danser. Après deux tours de valse, il l’étrangla, emporta son âme et s’envola.