Recueil de contes populaires slaves (traduction Léger)/XIV

Traduction par Louis Léger.
Ernest Leroux (p. 125-128).

XIV

LA MISÈRE

(CONTE POLONAIS)



Un laboureur très pauvre avait une fille fort jolie ; le propriétaire du village, un riche célibataire, en devint amoureux et voulut l’épouser à tout prix. Mais la jeune fille ne pouvait le souffrir ; et les parents ne voulaient en aucune façon consentir au mariage. Le maître, pour se venger, les tourmentait de toutes les façons, exigeait d’eux toute espèce de corvées, les faisait bâtonner à la moindre occasion. Le laboureur finit par perdre patience et résolut de quitter le village avec toute sa famille. Dans la chaumière qu’il avait habitée jusqu’alors, on entendait sans cesse piauler je ne sais quoi derrière le poêle ; ils avaient bien souvent cherché ce que cela pouvait être ; ils avaient retourné le foyer sens dessus dessous, mais ils n’avaient rien pu trouver. Le jour de leur départ, en enlevant leur pauvre mobilier, ils entendirent derrière le poêle un bruit de plus en plus fort. Tandis qu’ils prêtaient l’oreille, crac ! crac ! voici que sort du foyer une figure maigre et pâle, d’ailleurs en somme une assez jolie fille.

— Quel diable cela peut-il être ? s’écrie le père.

— Juste ciel ! s’écrient la mère et tous les enfants.

— Je ne suis pas le diable, s’écrie la frêle créature, je suis votre misère : j’ai appris que vous déménagiez, il faut que vous m’emmeniez avec vous.

Le laboureur n’était pas bête ; il réfléchit un moment ; au lieu de chercher à étrangler sa misère, — elle était si fine et si leste qu’il ne lui aurait certainement rien fait, — il s’inclina profondément devant elle.

— Madame, lui dit-il, puisque vous vous plaisez tant avec nous, accompagnez-nous ; mais, comme vous voyez, nous faisons nous-mêmes notre déménagement, soyez assez bonne pour nous aider un peu.

La dame y consentit et voulut prendre quelques légers ustensiles ; mais le laboureur les donna aux enfants et lui dit qu’il avait oublié dans la cour un billot qu’il lui fallait aussi emporter ; il courut dans la cour, ouvrit le billot d’un coup de hache, et pria poliment la misère de l’aider à enlever cet objet si lourd. Elle ne savait comment s’y prendre ; le laboureur lui montra la fente, elle y mit ses doigts longs et fins. L’autre, tout en feignant de l’aider, enleva brusquement sa cognée ; les doigts longs et fins restèrent pris dans le bois. Elle eut beau crier, gémir, se démener ; rien n’y fit.

Le laboureur rassembla à la hâte tout son mobilier, partit, et se garda bien de jamais revenir en cet endroit. Il fut désormais très heureux et devint bientôt le plus riche paysan du village où il était allé s’établir ; sa fille épousa le fils d’un honnête voisin, un beau et brave garçon ; tous vécurent en joie.

Le seigneur de l’ancien village, l’oppresseur des misérables, eut un tout autre destin. Voulant distribuer les maisons vides à de nouveaux habitants, il vint visiter celle que notre laboureur avait habitée. Qui trouva-t-il ? Une pâle fille qui se débattait en vain les doigts pris dans un billot. Il eut pitié d’elle, enfonça un coin dans le bois et la délivra. À dater de ce jour, la pâle misère ne quitta plus son libérateur ; malgré son âge, il en devint amoureux. Pour elle, il gaspilla si bien toute sa fortune qu’il devint pauvre à son tour.