Recueil de contes populaires slaves (traduction Léger)/XIII
XIII
L’ESPRIT DU MORT
n pauvre clerc se rendant à la ville rencontra sous les murs près de la porte le corps d’un homme qu’on avait négligé d’enterrer ; il n’avait pas grand’chose dans sa bourse, mais il le donna volontiers pour qu’on l’enterrât et qu’il pût échapper aux insultes des passants. Il dit des prières sur la tombe récente, et continua ensuite de voyager par le monde. Le sommeil le saisit dans un bois de chênes, il s’endormit ; quand il se réveilla, il vit avec étonnement que sa poche était remplie d’or. Il remercia la main inconnue à laquelle il devait ce bienfait et arriva auprès d’une grande rivière qu’il lui fallut traverser en barque. Les passeurs ayant vu son or le prirent dans leur barque, et, au beau milieu du courant, le jetèrent à l’eau après l’avoir dépouillé.
Tandis que le flot l’emportait évanoui, il saisit par hasard une planche qui le soutint et lui permit d’aborder heureusement au rivage. Ce n’était pas une planche, c’était l’esprit du mort qu’il avait enseveli. Il lui parla en ces termes :
— Tu as honoré mes restes. Je veux t’en témoigner ma reconnaissance. Je veux t’apprendre comment on peut se transformer en corneille, en lièvre et en chevreuil.
Le clerc se remit en voyage ; il finit par arriver à la cour d’un puissant roi qui l’accepta parmi ses archers. Ce roi avait une fille fort belle ; elle demeurait dans un château de bronze, au milieu d’une île, et possédait une épée de telle force que celui qui la possédait pouvait vaincre les armées les plus considérables. Mais comment avoir cette épée ? Personne n’avait encore pu pénétrer dans l’île solitaire.
Précisément à ce moment, les ennemis attaquaient les frontières de notre roi ; il avait grand besoin de l’épée victorieuse. Mais comment l’obtenir ? Il fit annoncer partout que celui qui apporterait l’épée victorieuse obtiendrait la main de sa fille et serait l’héritier présomptif du royaume.
Personne n’osait se présenter. L’étudiant l’osa cependant. Il alla trouver le roi, lui demanda une lettre pour la princesse, afin qu’elle lui livrât l’arme redoutable. Tout le monde s’étonna et le roi remit la lettre demandée. L’archer prit son chemin à travers une forêt, ignorant tout à fait qu’un autre archer suivait ses traces. Pour aller plus vite, il se changea successivement en lièvre et en chevreuil et arriva sans perdre de temps au bord de la mer. Alors il se changea en corbeau, traversa les flots à tire-d’aile, et ne se reposa que lorsqu’il fut arrivé dans l’île.
Il entra dans le château de bronze et donna à la princesse la lettre de son père et la pria de lui remettre l’épée victorieuse. La belle princesse regarde curieusement le jeune archer ; du premier coup il a conquis son cœur. Elle lui demande avec intérêt comment il a pu pénétrer dans ce château qui, entouré d’eau de tous côtés, n’a pas vu d’homme depuis tant d’années. L’archer lui apprend alors qu’il connaît des formules mystérieuses grâce auxquelles il peut se changer en chevreuil, en lièvre et en corneille. Elle lui demande alors de se changer sous ses yeux en chevreuil. Sitôt dit, sitôt fait. Le joli chevreuil gambade et caresse la princesse ; elle, pendant ce temps-là, lui arrachait, sans qu’il s’en aperçût, une touffe de poils sur le dos. Ensuite il se changea en corneille noire et se mit à voleter par la chambre ; la princesse lui arracha, sans qu’il s’en aperçût, quelques plumes de ses ailes. Quand il se fut changé en lièvre, elle arracha également une touffe de ses poils. Ensuite elle écrivit une lettre à son père et remit l’épée au messager.
Il retraversa la mer, en corneille, courut en chevreuil jusqu’à la forêt, et traversa la forêt en lièvre. L’autre archer était resté dans la forêt pour l’épier ; il vit le moment où il se changeait en lièvre. Il tendit son arc, mit une flèche et le tua. Il lui enleva la lettre et l’épée ; arrivé au château, il les remit au roi, en même temps il demanda la récompense promise.
Le roi, transporté de joie, lui accorde aussitôt la main de sa fille, saute à cheval et part en guerre contre les ennemis. À peine a-t-il aperçu leurs étendards qu’il brandit l’épée aux quatre vents. À chaque mouvement, les rangs ennemis tombent ; l’arrière-garde, prise de terreur, s’enfuit au galop. Le prince revient joyeux avec un butin considérable et il fait venir sa fille pour la donner en mariage à celui qui a apporté l’épée.
Déjà on prépare la noce ; les musiciens jouent ; le château brille de mille lumières. Seule, la princesse est triste ; l’archer qu’on lui destine n’est pas celui qu’elle a vu dans le château, mais elle n’ose pas demander à son père ce qu’il est devenu. Elle pleure en cachette et son cœur est bien agité.
Cependant le pauvre clerc tué dans sa peau de lièvre était resté sous un chêne de la forêt. Tout à coup il est réveillé de son sommeil de mort. Devant lui se dresse un esprit, celui de l’homme dont il a enseveli les restes. L’esprit lui rappelle ses aventures, le rend à la vie et lui dit :
— Demain ont lieu les noces de la princesse ; cours au château le plus vite possible, elle te reconnaîtra bien, ainsi que l’archer qui t’a tué traîtreusement.
Le jeune homme s’élance, il entre le cœur tremblant d’effroi dans la grande salle où les convives sont déjà réunis ; la princesse crie de joie et s’évanouit, le meurtrier pâlit de terreur. Alors le jeune homme raconte l’infâme trahison de son camarade et, pour justifier son récit, il se change en chevreuil et vient caresser la princesse ; elle lui remet sur le dos la touffe de poils qu’elle lui a naguère arrachée, cette touffe s’adapte et repousse aussitôt. Il se change en lièvre et les poils s’adaptent et repoussent de même. Tout le monde s’étonne. Tout à coup il se transforme en corneille ; la princesse lui adapte les plumes qui repoussent encore. Le roi, à cette vue, ordonne le supplice du perfide archer ; on amène quatre chevaux sauvages, on les fouette avec fureur ; en un moment, le misérable est écartelé. Ainsi l’ancien clerc obtint la main de l’adorable princesse. Tout le château fut en liesse ; on but, on mangea avec transport, et la princesse ne pleura plus, car elle avait celui qu’elle aimait.