Recueil de contes populaires slaves (traduction Léger)/XI

Traduction par Louis Léger.
Ernest Leroux (p. 109-116).

XI

LE LANGAGE DES ANIMAUX

(CONTE BULGARE)



Un homme avait un berger qui l’avait servi fidèlement pendant de longues années. Ce berger, un jour qu’il faisait paître son troupeau dans la montagne, entendit un sifflement. Ne sachant ce que c’était, il alla voir, et aperçut un incendie au milieu duquel sifflait un serpent. Il resta pour voir comment le serpent s’en tirerait ; car tout brûlait autour de lui et les flammes le touchaient presque.

Le serpent, en l’apercevant, s’écria :

— Berger, je t’en prie, fais une bonne action, délivre-moi de ces flammes.

Le berger eut pitié de lui, lui tendit son bâton et le tira du feu. Une fois sorti, le reptile s’enroula autour de son cou :

— Malheureux, s’écria le berger stupéfait ; est-ce ainsi que tu me remercies de t’avoir sauvé ; on dit bien vrai : faites le bien et vous trouverez le mal.

Le serpent lui répondit : Ne crains rien ; je ne te ferai aucun mal ; porte-moi à mon père ; mon père est le roi des serpents.

Le berger réfléchit et dit :

— Je ne puis te porter à ton père ; je n’ai personne à qui confier mon troupeau en mon absence.

— Ne crains rien, répliqua le serpent, il ne lui arrivera aucun mal. Porte-moi à mon père, et va vite.

Ils partirent donc, traversèrent une forêt et arrivèrent à une porte qui était toute tissue de serpents. Quand ils furent arrivés, le serpent qui était au cou du berger siffla ; les autres s’écartèrent et laissèrent passer le berger.

Au moment où ils passaient la porte, le serpent dit au berger :

— Attends que je te dise quelque chose : quand tu arriveras dans le palais de mon père, il t’offrira tout ce que tu voudras, de l’or et de l’argent ; n’accepte pas et demande seulement de comprendre le langage des animaux ; il ne t’accordera pas cette faveur du premier coup ; mais il finira par y consentir.

Ils entrèrent dans le palais ; le vieux serpent, quand il vit son fils, s’écria :

— Ah ! mon enfant ! où as-tu été si longtemps ?

L’autre raconta le danger qu’il avait couru et comment il avait été sauvé. Le père alors se tourna vers le berger et lui dit :

— Mon fils, quelle récompense veux-tu que je te donne ?

Le berger répondit : Je ne demande qu’à comprendre le langage des animaux.

Le roi des serpents lui dit : Cela n’est pas fait pour toi. Si je t’accorde ce don et que tu te vantes de l’avoir devant quelqu’un, tu mourras à l’instant. Demande-moi autre chose.

— Je ne veux rien autre, répliqua le berger. Accorde-moi cette faveur, sinon adieu.

Et il se mit en devoir de partir.

— Attends, cria le roi des serpents, reviens. Puisque tu y tiens, je te l’accorde. Ouvre la bouche.

Le berger ouvrit la bouche et le roi des serpents lui cracha sur les lèvres, puis il lui ordonna de cracher sur les siennes. Et ils crachèrent ainsi par trois fois.

Quand cette cérémonie fut finie, le roi des serpents dit au berger :

— Tu as maintenant ce que tu désirais ; va-t’en en paix ; mais garde-toi d’en rien dire à personne ; sinon, tu mourras.

Et le berger s’en alla. En repassant par la forêt, il comprenait ce que disaient les oiseaux dans les arbres et les insectes dans les herbes, tout en un mot. Arrivé auprès de son troupeau, il le trouva au complet et s’assit pour se reposer. Survinrent deux corbeaux qui se posèrent sur un arbre voisin et se mirent à converser en leur langue :

— Si ce berger savait que là où est couché son agneau noir, il y a dans la terre un caveau plein d’or et d’argent, il le déterrerait.

Ayant entendu ces paroles, le berger alla dire la chose à son maître ; ils attelèrent une voiture et déterrèrent le trésor. Le maître était un homme pieux ; il donna le tout au berger : C’est Dieu, dit-il, qui te l’a envoyé. Va, bâtis une maison, marie-toi et vis heureux.

Le berger, en peu de temps, devint si riche qu’il n’y avait personne de plus riche ni dans son village, ni dans les villages voisins. Il avait des bergers, des bouviers, des porchers, des garçons d’écurie en quantité. Un jour il ordonna à sa femme de préparer du vin, de l’eau-de-vie et tout ce qu’il fallait pour la fête du lendemain. Il voulait, le lendemain, aller trouver ses bergers et les régaler pour qu’ils se réjouissent aussi. Sa femme fit tout ce qu’il avait ordonné.

Le lendemain, ils se levèrent, préparèrent tout, et allèrent les trouver : Mes enfants, dit le maître réunissez-vous, asseyez-vous, mangez et buvez ; c’est moi, cette nuit, qui garderai les troupeaux. Ils firent comme il disait et il alla auprès des troupeaux et s’endormit.

Survinrent des loups qui se mirent à hurler et parler dans leur langue. D’autre part, les chiens aboyaient et hurlaient dans la leur. Les loups disaient : Si nous pouvions étrangler quelque pièce de bétail. Les chiens leur répondirent : Venez, nous nous régalerons avec vous.

Mais, il y avait parmi eux un vieux chien qui n’avait plus que deux dents. Il dit aux loups : Tant que j’aurai ces deux dents, je ne vous permettrai point d’approcher pour faire tort à mon maître.

Le lendemain au jour, le maître appela les bergers et leur ordonna de tuer tous les chiens, hormis le vieux brèche-dent. Les serviteurs eurent beau intercéder : Ne fais pas cela, maître. Pourquoi ? C’est un péché. — Faites, répondit le maître, comme je vous ai ordonné et non autrement.

Puis il partit avec sa femme, lui sur son cheval, elle sur sa jument. En route, le cheval dépassa la jument, se mit à parler en sa langue et lui dit : Va donc plus vite. Comme tu te traînes !

— Eh ! mon frère, cela t’est très facile à dire ; tu ne portes qu’un cavalier ; moi, j’en porte trois ; la maîtresse, l’enfant qu’elle a dans son sein, et un poulain qui est dans mon ventre.

Le maître, en entendant ces paroles, éclata de rire et se retourna ; la femme vit qu’il riait ; elle pressa la jument, rattrapa son mari et lui demanda pourquoi il avait ri.

— Quelque chose, dit-il, m’a passé par l’esprit.

Cette réponse ne la satisfit pas ; elle se mit à le presser pour en obtenir une autre. Il dit ce qu’il put pour échapper à ses questions. Plus il s’efforçait de lui échapper, plus elle le pressait.

Enfin, il lui déclara que s’il le disait, il mourrait à l’instant. Mais elle ne s’en souciait guère : Il faut me le dire à tout prix.

Quand ils furent arrivés chez eux, ils descendirent de cheval ; le mari ordonna qu’on lui creusât une tombe. Il se coucha dedans et dit à sa femme : Tu me forces à te dire pourquoi j’ai ri ; entends-le et je vais mourir. En disant ces paroles, il regarda autour de lui et vit le vieux chien qui avait quitté son troupeau. Il pria sa femme de lui donner un morceau de pain ; elle le lui donna, mais le chien ne voulut même pas le regarder ; il versait des larmes abondantes. À la vue du pain, le coq accourut et se mit à le becqueter.

— Ne dirait-on pas, s’écria le chien, que tu crèves de faim. Et voilà notre maître qui va mourir !

Le coq répliqua : Puisque c’est un imbécile, qu’il meure ! À qui la faute : j’ai cent femmes ; quand je trouve un grain de mil, je les appelle toutes et j’avale le grain. S’il y en a une qui se fâche, je la rosse de bonne sorte jusqu’à ce qu’elle ait baissé la queue. Celui-ci n’en a qu’une et il ne peut la mater.

Le maître, en entendant les paroles du coq, sauta tout à coup de sa fosse, saisit un bâton et en rossa sa femme de haut en bas, si bien que, depuis ce temps-là, il ne vint plus à l’esprit de la dame de lui demander pourquoi il avait ri.