Recueil de contes populaires slaves (traduction Léger)/X

Traduction par Louis Léger.
Ernest Leroux (p. 103-108).

X

LA BABA IAGA[1]

(CONTE RUSSE)



Un veuf qui avait une fille s’était remarié. La marâtre haïssait sa belle-fille, la battait et songeait au moyen de la faire périr. Un jour que le père était sorti, elle lui dit :

— Va trouver ta tante ma sœur et prie-la de te prêter une aiguille et du fil : je veux te faire une chemise.

Cette tante était Baba-Iaga, la sorcière aux pieds osseux. La jeune fille n’était pas sotte : elle alla d’abord trouver sa vraie tante, et celle-ci lui dit ce qu’elle avait à faire quand elle arriverait chez Baba-Iaga.[2]

Elle trouva Baba-Iaga dans sa chaumière occupée à tisser.

— Ma mère m’a envoyée te prier de lui prêter une aiguille et du fil pour me faire une chemise.

— Bien, assieds-toi et tisse.

La jeune fille s’assit auprès du métier ; la Baba-Iaga sortit et dit à sa servante :

— Va faire chauffer un bain et lave-moi ma nièce ; fais bien attention que je veux la manger à mon déjeuner.

La jeune fille, entendant cela, faillit mourir de peur ; elle va prier la servante :

— Ma bonne amie, allume le bois ; mais verse l’eau dessus ; apporte l’eau dans un crible.

Et elle lui donna un mouchoir.

La Baba-Iaga attendait ; elle vint à la fenêtre et demanda :

— Tisses-tu, ma chère enfant ?

— Je tisse, ma chère tante.

La Baba-Iaga s’éloigna ; la fille donna au chat un morceau de jambon et demanda :

— N’y a-t-il pas moyen de sortir d’ici ?

— Oui, dit le chat. Voilà un peigne et une serviette, prends-les et sauve-toi. La Baba-Iaga te poursuivra ; approche l’oreille de la terre et, quand tu entendras qu’elle est proche, jette derrière toi la serviette : elle deviendra un large fleuve. Si la Baba-Iaga le passe et se rapproche de toi, mets de nouveau l’oreille près de la terre et, quand tu entendras qu’elle est proche, jette le peigne : il deviendra un bois si épais qu’elle ne pourra le traverser.

La jeune fille prit le peigne et la serviette et se mit à fuir.

Les chiens voulurent la déchirer ; elle leur jeta un morceau de pain, et ils la laissèrent aller. La porte voulut se fermer ; elle lui graissa les gonds avec du beurre, et elle la laissa passer ; un bouleau voulait avec ses branches lui crever les yeux ; elle l’attacha avec un ruban et le bouleau la laissa passer.

Le chat était assis à sa place et tissait. Quand je dis qu’il tissait… il embrouillait tous les fils.

La Baba-Iaga vint à la fenêtre et demanda :

— Tisses-tu, ma chère petite nièce ?

— Je tisse, ma chère tante, répondit maladroitement le chat.

La Baba-Iaga se précipita dans la chaumière, vit que la jeune fille était partie. Elle se mit à battre le chat et à l’injurier, en lui reprochant de n’avoir pas crevé les yeux de la fillette.

— Il y a bien longtemps que je te sers, répondit le chat ; tu ne m’as pas seulement donné un os. Elle m’a donné du jambon.

Elle se fâcha contre les chiens, la porte, le bouleau, et la servante, grondant et frappant à qui mieux mieux. Les chiens répondirent :

— Il y a bien longtemps que nous te servons, tu ne nous as jamais donné une croûte de pain brûlé, et elle nous a donné du pain.

La porte dit : Voilà bien longtemps que nous te servons ; tu n’as jamais mis d’eau à nos gonds et elle y a mis de la graisse.

Le bouleau dit : Voilà bien longtemps que je te sers ; tu ne m’as pas même noué avec un fil ; elle m’a noué avec un ruban.

La servante dit : Voilà bien longtemps que je te sers ; tu ne m’as pas donné un chiffon ; et elle m’a donné un mouchoir.

La Baba-Iaga aux pieds osseux s’élance aussitôt sur un mortier ; elle le met en mouvement avec un pilon ; elle efface ses traces avec un balai ; elle se précipite à la suite de la jeune fille. La jeune fille met son oreille contre terre et entend venir la vieille. La voilà qui approche… Aussitôt la fillette jette sa serviette. Une large, large rivière se met à couler. La Baba-Iaga arrive à la rivière et ses dents grincent de fureur ; elle revient à la maison ramène ses taureaux et leur fait boire la rivière. Et elle se remet à poursuivre la jeune fille.

La jeune fille applique l’oreille contre terre et entend que la Baba-Iaga approche ; elle jette le peigne ; surgit une forêt dormante et épaisse.

La Baba-Iaga essaye de la détruire avec ses dents ; mais elle a beau s’efforcer, elle est obligée de retourner en arrière.

Cependant le père était rentré chez lui et demandait : Où est ma fille ?

— Elle est allée chez sa tante, répondit la marâtre.

Peu de temps après la fillette arriva.

— Où as-tu été ? demanda son père.

— Ah ! mon petit père, maman m’a envoyée chez ma tante demander du fil et une aiguille pour coudre une chemise ; et ma tante la Baba-Iaga a voulu me manger.

— Comment t’es-tu échappée, ma fille ?

— Comme ceci et comme cela ; et elle raconta toute l’histoire.

Le père, quand il eut appris cela, se fâcha contre sa femme et la tua, puis il se mit à vivre avec sa fille. Ils vécurent heureux et en joie. J’ai été chez eux ; j’y ai bu de l’hydromel et de la bière, ça me coulait dans la barbe, mais ça n’entrait pas dans ma bouche.

  1. Voir, sur ce personnage mythique, M. Ralston, Russian Folk-tales, Londres, 1873, et mes Études slaves, Paris, 1875.
  2. J’ai supprimé ici quelques détails qui sont répétés plus loin.