Reclus - Correspondance, tome 1/12

Schleicher Frères (1 : Décembre 1850 - Mai 1870p. 56-58).


À Élie Reclus.


Londres. Sans date. 1852.
Homme bien aimé.

Je n’accompagne ni ne suis ma lettre, bien que ce voyage soit parfaitement arrangé, ce que je me garde de contredire.

1o Me soucie peu de l’hospitalité des grands ; les voler, comme tu le sais, c’est autre chose.

2o Donner des leçons aux petites nymphes, non tant par heure, mais tant par quarter, ce qui change totalement la question et m’oblige à donner consciencieusement tout le temps requis.

3o De plus Mannering qui m’avait prêté une livre m’écrit parce qu’il est en détresse. Je lui avais parlé d’une vieille qui peut-être pourrait me prêter deux livres à quatre shellings d’intérêt par mois, et il me prie de m’adresser pour lui à la vieille. Tu comprends que je lui porterai samedi les 2 livres que je destinais au tailleur strasbourgeois. Écris-lui en échange une lettre charmante et parle-lui du mois prochain. En tout cas, tu auras jeté une pomme d’or dans la gueule de Cerbère. Tu vois donc que mes fonds, diminués de Ritzenthaler, de Mannering, des bottes nécessaires, d’indispensables breeches[1], d’un avis dans le Times, d’un Frédéric Lemaître, ne me laisseront pas à la tête d’un assez puissant capital pour aller entreprendre un voyage d’agrément.

Puis, ami, Frédéric Lemaître m’a trop réjoui hier soir, pour que je n’aille pas l’entendre lundi. Viens plutôt avec moi ; je t’invite à me savoir très heureux lundi soir, à Saint-James-theater. Qu’en dis-tu ?

Avais-tu des motifs cachés et mystérieux pour m’inviter ? … Me préparais-tu des bonheurs inimaginés ? Mais ces bonheurs ne pourraient-ils prendre la route de Londres ou bien attendre encore un tantinet ?

Je t’enverrai ton fixatif par le Great Northern.

Salut, ô homme, j’aimerais bien pourtant être avec toi, mais je préfère encore rester à Londres.

Élisée.



On le voit, Élie avait trouvé une occupation : il dirigeait, tantôt à Londres et tantôt en Irlande, l’éducation des enfants dans une famille de la noblesse ; puis, il eut pour élèves de jeunes bourgeois Irlandais, les Fairfield, avec lesquels il se lia intimement et qui firent le plus grand honneur à ses leçons, « l’aîné surtout, mort prématurément dans les Indes, dépassait de beaucoup la moyenne de sa génération par la noblesse du caractère et par la clarté de l’intelligence ».

Élisée, auquel l’enseignement de la syntaxe et des règles pédagogiques répugnait extrêmement, se sentait alors attiré par l’agriculture, et c’est avec enthousiasme qu’il accepta d’aller en Irlande, dans le comté de Wicklow, où des propriétaires, souvent absents de leurs terres (comme en ce temps-là la plupart des grands seigneurs du pays), lui avaient confié le soin d’étudier la réorganisation possible de leur domaine de Kippure. Nous avons entre les mains un cahier écrit par Élisée mi-partie en français, mi-partie en anglais, donnant l’état de lieux de cette propriété, d’une contenance de 82 hectares environ, cahiers où il énumérait tous les vices de l’exploitation en cours, ainsi que les améliorations qui s’imposaient, conformément aux progrès de la culture réalisés en d’autres pays.

  1. Culottes.