Recherches sur les végétaux nourrissans/Onzième Objection


quatre-vingts à cinq cents livres par jour, ce qui eſt un poids énorme, & prouve que le navet contient peu de ſubſtance nutritive : auſſi lui a-t on a aſſuré que les navets n’engraiſſoient point, mais rafraichiſſoient, & préparoient les bœufs à prendre de la graiſſe. Outre cette quantité prodigieuſe de navets, on leur donnoit encore d’excellent foin ; d’où il conclud que cinquante livres environ de pommes de terre & le même foin, produiſent autant d’effets que cinq cents livres de navets par jour ſur deux bœufs mis à l’engrais : mais il eſt bon de faire cuire ces racines les quinze derniers jours de l’engrais, parce qu’au moyen de la cuiſſon, la partie aqueuſe ſe combine avec les autres principes, ce qui ſorme un aliment plus ſolide.


Onzième Objection.


La pomme de terre conſidérée ſous le point de vue alimentaire pour les hommes, n’eſt pas non plus à l’abri de tout reproche ; il faut avoir un eſtomac fort & vigoureux pour être en état de digérer l’aliment viſqueux groſſier que ces racines fourniſſent.


Réponse.


Tel eſt le langage de beaucoup d’habitans de la Capitale, qui n’en ſont jamais ſortis, & qui ne voient dans la pomme de terre qu’un mets de plus, dont la fadeur naturelle ne poſſède pas, à la vérité, de quoi stimuler leur palais blaſé ; mais ce n’eſt jamais ſous ce point de vue que nous avons conſidéré la racine dont il s’agit : jamais le luxe de nos tables ne gagnera rien à mes recherches, & je n’ai pas encore ſongé à groſſir le nombre des mets qui les couvrent ; mon unique but, c’eſt d’augmenter la denrée de première néceſſité pour l’Humanité la plus indigente.

On a vu l’aliment que fournit la pomme de terre réuſſir même dans les cantons à châtaignes. M. le Baron de Saint-Hilaire, l’un des premiers qui ait cherché à encourager la culture de cette Plante dans le Limoſin, avoit déterminé les habitans de ſes Terres, à cuire enſemble la châtaigne & la pomme de terre ; ce mélange a tellement pris ſaveur, qu’on voit les enfans épier le moment ou on le retire de la marmite, pour dérober la pomme de terre, dont la fadeur eſt relevée par la ſapidité de la châtaigne, & c’eſt encore un moyen de ſuppléer au défaut de ce fruit.

Toutes les allégations défavorables à l’innocuité de la pomme de terre, ne prévaudront jamais contre l’expérience & l’obſervation ; elles prouvent que l’aliment farineux, contenu dans cette racine, n’eſt pas plus groſſier que celui des ſemences, & que s’il a occaſionné des peſanteurs & des indigeſtions, ces accidens ne ſont connus que des eſtomacs inſatiables. Je n’ai jamais ouï dire en Allemagne que même leur excès eût nui ; j’ai vu pendant tout l’hiver, le repas du matin en pommes de terre, ſe réitérer le ſoir avec la même ſenſualité, & les habitans des campagnes attendre avec impatience le moment de la récolte pour jouir de ce bienfait, dont la privation ſeroit un véritable fléau pour eux. Il y a pluſieurs milliers d’hommes qui ne vivent preſque que de pommes de terre dans les provinces les plus peuplées de l’Allemagne ; j’y ai vu beaucoup de nos troupes paſſer bruſquement de l’uſage du pain ou de la châtaigne à celui de pommes de terre en nature, ſans en être être incommodées : ajoutons ici encore un fait qui confirme de nouveau la vérité de cette Obſervation.

Un Charpentier, accablé de misère, & chargé d’une nombreuſe ſamille, à qui le produit de ſes journées, ne pouvoit procurer la quantité de pain ſuffiſante pour ſa nourriture, celle de ſa femme & de ſes enfans ; cet homme, que l’on avoit aidé avec des pommes de terre, en avoit continuellement ſur le feu, un chaudron rempli, & dans la cour, un baquet où on les mettoit lorſqu’elles étoient cuites pour les faire refroidir, & d’où on les tiroit enſuite pour les diſtribuer : cet Ouvrier en mangea, pour ſon premier coup d’eſſai, ce qu’en contiendrait un demi-boiſſeau, ſans aucun inconvénient ; il augmenta dans le pays la conſommation de ce végétal, car il engagea, par ſon exemple, tous les Ouvriers & les Journaliers du canton, à faire uſage de pommes de terre.

On voit dans tous les Ouvrages de M. Tiſſot, que ce célèbre Médecin fait le plus grand éloge des pommes de terre ; il dit dans ſa Lettre à M. Hirzel, page 54, en parlant de ces racines : « Je ſuis perſuadé & je l’ai dit dans un Ouvrage prêt à paraître, qu’il y a peu d’alimens auſſi ſalutaires, & qu’il n’y a point de farineux non fermentés, dont on puiſſe manger une auſſi grande quantité ; je le crois fort préférable au maïs, au ſarraſin, au millet & même au riz : on peut en manger ſans dégoût à peu-près auſſi ſouvent que du pain : il n’a beſoin d aucune préparation au ſortir de la terre ; on peut le cuire & le manger ; c’eſt bien de tous les fruits des deux Indes, celui dont l’Europe doit bénir la découverte : on ne peut trop en encourager la culture, & je ne puis trop en recommander l’uſage. Le même Auteur aſſure encore dans ſon Traité des maladies des Nerfs, tome II, partie I, page 14, qu’il a vu pluſieurs exemples de femmes qui ne pouvoient ſoutenir d’autre légume que les pommes de terre ; ce farineux doux, peu ſavoureux, il eſt vrai, mais très-digeſtible, & qui eſt de tous les légumes celui dont on peut généralement manger une grande quantité ſans en reſſentir aucune incommodité.

Nous avons déjà fait remarquer que l'uſage des pommes de terre concourroit à augmenter le lait des Nourrices: l'expérience journalière ne ceſſe de confirmer cette vérité ; M. Sigaud, Médecin de la Faculté de Paris, ſi connu par ſa célèbre opération de la ſection de la ſymphiſe, l'une des plus importantes découvertes de ce ſiècle, ſe ſert avec avantage de ce farineux : quand les mères font trop délicates il ſupplée à ces racines par leur amidon accommodé au gras ou au maigre; jamais il ne s'eſt aperçu que ce régime fût ſuivi de ces coliques dont ſont ſi ſouvent tourmentées les Nourrices.

J'ai raſſemblé quelques ſaits à l'article XIII, qui prouvent inconteſtablement que la pomme de terre pouvoit dans certains cas ſervir à la fois de remède & d'aliment; je vais encore en fournir une nouvelle preuve qui m a été communiquée par M. Renou, Directeur des Mines de Saint-George, homme d'un mérite rare, qui a exercé autrefois la Médecine, ainſi que la Chirurgie, avec beaucoup de diſtinction : je tranſcris ici ſes obſervations telles qu’il me les a adreſſées ; elles portent avec elles le caractère de la clarté & de la ſenſibilité de leur eſtimable Auteur.


Obſervations ſur une propriété intéreſſante des Pommes de terre.


« Outre l’avantage alimentaire que poſſèdent les pommes de terre, elles ont des propriétés qui méritent une ſérieuſe attention de la part de ceux qui s’occupent de l’art difficile de guérir : la vertu anti-ſcorbutique de ces tubercules reconnue & démontrée par l’expérience en eſt une preuve ; mais leur effet apéritif n’a peut-être pas été également remarqué : les obſervations ci-après peuvent ſervir à faire connoitre cette propriété qu’elles ont d’exciter l’évacuation des urines, ſans perdre de leur qualité nourriſſante, & que formant alors un enſemble qui réuniſſant le remède à l’aliment, préſente un moyen précieux dans une infinité de circonſtances, & qu’une main intelligente dans le traitement des maladies ne doit pas laiſſer échapper.

Tout le monde eſt à portée d’obſerver avec quel plaiſir les enfans à l’âge même le plus tendre, mangent de ces racines ſous différentes formes, & ſur-tout cuites ſous les cendres ; j’ai eu occaſion de faire cette remarque une infinité de fois ſur mes enfans & je m’y ſuis d’autant plus appliqué que j’étois perſuadé de l’avantage qui en réſulteroit pour leur ſanté. En effet, pendant pluſieurs mois deux petites filles, l’une de trois ans, & l’autre d’environ dix-huit mois, faiſoient leur goûter de ces tubercules cuits dans les cendres chaudes, auxquels on ajoutoit un peu de beurre & de ſel : l’appétit & la promptitude avec leſquels cet aliment paſſoit, formoient un ſpectacle tout-à-ſait amuſant pour moi ; mais il n’étoit cependant pas ſans inconvénient, car chaque fois que mes petites avoient fait un ſemblable repas, on pouvoit être ſûr qu’elles étoient très-preſſées par le beſoin d’uriner, & que même elles piſſoient au lit, ce qui n’avoit pas lieu lorſqu’elles ne prenoient pas cette nourriture : cette expérience faite différentes fois, me perſuada de la propriété apéritive des pommes de terre, & j’ai eu peu de temps après une nouvelle occaſion de la conſtater.

Une Demoiſelle d’Ingrande-sur-Loire, âgée d’environ vingt-deux ans, tomba malade dans le courant de l’hiver 1776, à la ſuite d’une ſueur ſupprimée, qui produiſit par gradation une hydropiſie aſcite : la maladie étant alors dans ſon état, je fus conſulté, & comme juſqu’à ce moment on avoit absolument pris le change & traité la malade comme affectée de la poitrine, elle ne fut pas peu ſurpriſe lorſque je lui annonçai qu’il y avoit un épanchement dans l’abdomen, qu’en conſéquence ſa ſituation étoit très-ſérieuſe & qu’il n’y avoit pas un inſtant à perdre ; ce pronoſtic la détermina ſur le champ à ſe rendre à Nantes & de-là à Montaigu en bas Poitou auprès de M. Richard Docteur en Médecine, homme d’un mérite rare, chez lequel les malades ſont ſûrs de trouver un ami & qui a les ſoins les plus étonnans dans le traitement de pluſieurs maladies de cette eſpèce.

Cette Demoiſelle ſe mit auſſi-tôt à l’uſage des remèdes qui lui furent preſcrits & s’aperçut pendant quelques ſemaines que ſon ventre diminuoit de grosseur, ainſi que l’infiltration qui s étoit faite dans les cuiſſes & dans les jambes ; mais cette apparence de mieux ne fut que d’une courte durée, & bientôt la malade ſentant ſa ſituation devenir plus mauvaiſe, revint dans la maiſon paternelle vers les premiers jours de Juin ; M. Richard s’y rendit pour ſuivre le traitement de la maladie, & je fus pareillement appelé pour y coopérer avec lui : mais comme malgré tous nos efforts, & que les remèdes, pris dans les trois règnes de la Nature, n’avoient pu établir la ſecrétion ni l’évacuation des urines, le gonflement du bas-ventre augmenta au point, que nous ne vîmes plus d’autres reſſources que dans la paracentèſe : la malade, dont le courage n’a ceſſé de mériter mon admiration, fut préparée à cette opération le 24 Juin, & la ponction, faite ſuivant les règles de l’Art, produiſit une évacuation de vingt-quatre livres de ſéroſité.

Le calme qui ſuivit, fit renaître les eſpérances, & on continua l’application des remèdes appropriés. Un mois à peine étoit-il paſſé, que nos alarmes ſe renouvelèrent, & ſucceſſivement l’épanchement ſe fit au point, que la malade fut obligée de ſe ſoumettre une ſeconde fois à la ponction, ce qui eut lieu lieu vers la fin du mois d’Août, & produiſit une évacuation d’environ trente-deux livres de liqueur.

La foibleſſe & l’accablement, ſuites inévitables d’une maladie auſſi longue, & même du régime & des moyens curatifs, déſoloient tout le monde excepté la malade, dont la ſérénité de l’ame n’étoit aucunement altérée. Dans cet état violent, & lorſque le ſecours des Gens de l’Art, paroît ne pas atteindre au but, il eſt naturel, plus que prudent ſans doute, de mettre en uſage tous les moyens qu’on nous préſente pour nous ſouſtraire à une deſtruction qui nous paroît inévitable ; quelqu’un des environs fut annoncé comme devant produire l’effet deſiré : on fit uſage des moyens qu’il préſenta, mais on ne tarda pas à ſe repentir de cette confiance irréfléchie, & la malade, dont l’épuiſement augmenta, ſe trouva dans un maraſme preſqu’extrême, & il ne lui reſtoit plus qu’un ſouffle de vie ; ſon eſtomac accablé ne pouvoit plus ſouffrir ni remèdes ni nourriture : un vomiſſement preſque continuel chaſſoit au-dehors des matières glaireuſes, teintes de la couleur des matières qu’on avoit fait prendre, & la malade, dans les efforts quelle faiſoit, étoit ſur le point d’expirer ; le ventre étoit toujours gonflé, & l’épanchement conſidérable, ainſi que l’enflure des cuiſſes & des jambes, tandis que les extrémités ſupérieures étoient d’une maigreur effrayante.

Je continuois toujours, quoique dans l’éloignement, une correſpondance ſuivie avec M. Richard dont l’amitié m’étoit devenue chère & les lumières dignes de toute ma confiance : il fut ſenſiblement affligé du portrait que je lui faiſois de la conſtitution de notre malade, il ne falloit rien moins qu’une ame ſenſible comme la ſienne, animée du deſir d’arracher au ciſeau deſtructeur un objet digne d’être exempt de ſes atteintes. Tout eſt mort que l’eſpérance vit encore, dit un célèbre Écrivain[1] ; & en effet, malgré le ſpectacle d’une deſtruction prochaine, nous ne ceſſames, M. Richard & moi, d’employer tout ce que nous crumes capable de pouvoir s’y oppoſer ; l’eſtomac délabré de la malade & dans un état d’irritabilité extrême, nous paroiſſant ne pouvoir ſouffrir aucune nourriture tirée du règne animal, nous y renonçames absolument ; & parmi les végétaux nous n’employâmes d’abord que ceux qui ſont compoſés de ſubſtances amilacées & qui joignent une qualité tonique à une grande diviſibilité : l’eau de riz très-légère fut la première liqueur que l’eſtomac voulut ſouffrir & elle fut la ſeule nourriture pendant pluſieurs jours : je la rendis ſucceſſivement plus forte a mesure que l’eſtomac s’y accoutumoit, & par gradations la malade paſſa à l’uſage des ce crêmes de riz, du ſagou, des légères panades, de quelques légumes cuits tels que des tiges de céleri, du porreau, des carottes, &c. Tout cela paſſant & ſe digérant bien, les accidens les plus urgens étoient diſſipés ; mais l’état, hydropique exiſtoit toujours & la ſécrétion des urines étoit preſque nulle, l’évacuation n’étoit que de quelques cuillerées d’une liqueur rouge briquetée, qui n’opéroit rien ce pour le bien de la malade. Ce fut dans cette circonſtance que je lui conſeillai l’uſage des pommes de terre, perſuadé que leur qualité alimentaire jointe à la propriété apéritive que je leur avois reconnue, rempliſſoit toutes les indications qui ſe préfentoient. Je ne fus point trompé dans mon attente : la malade ayant auſſi-tôt ſuivi mes conſeils, fit une partie de ſa nourriture de pommes de terre bien cuites ſous les cendres chaudes, aſſaiſonnées quelquefois de très-peu de beurre & de ſel, ſouvent ſans aucun aſſaiſonnement, & ce genre de nourriture fut l’époque où les urines commencèrent à donner & où par ſucceſſion de temps les liqueurs ſorties des lois de la circulation y rentrèrent, & que l’hydropiſie & tous ſes ſymptômes furent diſſipés ; ce qui demanda environ l’eſpace de trois mois ; les forces vinrent à proportion & la malade au printemps 1777, n’avoit pas le moindre reſtes de ſa maladie. Depuis ce temps elle jouit d’une excellente ſanté.

Mon changement de poſition & d’état m’ayant depuis ce temps privé de faire aucun uſage des pommes de terre dans le traitement des maladies ; je n’ai pu en étendre davantage l’application ; mais je ſuis intimement convaincu que cette production eſt digne de l’attention des Médecins, auxquels elle pourra fournir des moyens précieux, lorſque l’emploi fera dirigé par une main exercée & par l’eſprit d’obſervation, qui eſt la baſe & le fondement de l’Art de guérir ».


Douzième Objection.


La fabrication du pain de pommes de terre compoſé de leur amidon & de leur pulpe eſt trop difficile ; pour faire l’amidon, il faut nettoyer, râper, tamiſer, laver à pluſieurs repriſes, & faire ſécher ; pour obtenir la pulpe, il eſt néceſſaire de cuire, de peler & d’écraſer exactement ſous un rouleau : cette double opération exige du travail, de l’adreſſe & des frais.


Réponse.


Toutes les pratiques nouvelles paſſent d’abord l’intelligence des hommes groſſiers, mais inſenſiblement ils s’y rendent propres ſur-tout lorſqu’ils ſont inſtruits par l’exemple ! Telle eſt l’opinion d’un grand Miniſtre, & la manière dont il l’a exprimée dans une Lettre qu’il m’a fait l’honneur de m’écrire au ſujet des avantages qu’il reconnoiſſoit


  1. M. de Buffon.