Recherches sur les végétaux nourrissans/Article XVII

Antoine Parmentier
Article XVII -
Du Biſcuit de mer fait de Pommes de terre.


l’envie, ce tyran de toutes les découvertes pourra s’exhaler à ſon aiſe ; je ne m’exprimerai jamais différemment. La nourriture principale du peuple eſt ma ſollicitude ; mon vœu, c’eſt d’en améliorer la qualité & d’en diminuer le prix.


Article XVII


Du Biſcuit de mer fait de Pommes de terre.


A peine le procédé du pain de pommes de terre a-t-il été rendu public, que les hommes, faits par leur état & par leurs lumières pour apprécier la valeur de cette expérience & l’utilité dont elle pourrait devenir un jour, s’empressèrent de me communiquer les réflexions les plus judicieuſes à ce ſujet. M. Maillart de Meſle, entr’autres, ancien Intendant des iſles de France & de Bourbon, qui s’eſt beaucoup occupé de tous les objets d’économie pendant ſes différentes adminiſtrations dans les Ports du Roi & ſur les Eſcadres, m’écrivit pour m’engager d’eſſayer de faire du biſcuit de pommes de terre, en ajoutant combien cet eſſai ſeroit intéreſſant s’il réussiſſoit, On préſume avec quel empreſſement je dus accueillir une propoſition qui pouvoit rendre l’aliment de la pomme de terre encore plus général, étendre ſes reſſources ſur tous les ordres de citoyens, & prolonger ſa durée un temps infini. J’entrepris donc une nouvelle ſuite d’expériences pour ſeconder les vues deſirées, & j’en offre aujourd’hui les réſultats aux riſques de faire dire encore aux gens mal préoccupés, que mon deſſein eſt de vouloir qu’on ſe paſſe de blé dans cette manutention.

Pour préparer le biſcuit de pommes de terre, on mêle un peu de levure de bierre ou de levain de froment délayé dans l’eau chaude, avec une livre d’amidon de pommes de terre & autant de leur pulpe ; quand le mélange eſt parſait, on le porte dans un lieu tempéré où il demeure l’eſpace de ſix heures environ.

On étend ce levain ainſi préparé dans ſuffiſante quantité d’eau très-chaude ; on le mêle avec ſix livres de pulpe de pommes de terre & pareille quantité d’amidon ; on forme du tout une pâte que l’on pétrit long-temps ; on en détache enſuite des morceaux peſant trois quarterons, que l’on aplatit de manière à ne leur donner que vingt-quatre pouces de circonférence, & quinze à ſeize lignes d’épaiſſeur.

Quand la pâte eſt diviſée & façonnée, on la diſtribue ſur des tablettes, & une heure après on la met au four en la piquant avec un fer armé de pluſieurs dents, pour empêcher le bourſoufflement & ſavoriſer l’évaporation de tous les points. Comme cette pâte a peu d’eau, la cuiſſon en devient plus difficile ; il faut la laiſſer au four plus long-temps que le pain : c’eſt au moins deux heures, d’autant plus que cette cuiſſon doit être pouſſée très-loin.

Le biſcuit, au ſortir du four, doit être dépoſé dans un endroit chaud, afin qu’il puiſſe ſe refroidir inſenſiblement, & perdre l’humidité qui s’en exhale perpétuellement tant que la chaleur ſubſiſte. Il eſt bien eſſentiel de ne le renfermer que cinq à ſix jours après ſa fabrication, & de le tenir autant que la choſe eſt poſſible dans un endroit très-sec.

Le biſcuit ordinaire de froment perd un quart de ſon poids au four, en ſorte qu’il faut toujours employer trois quarterons de pâte la plus ferme pour en obtenir une demi-livre. Notre biſcuit éprouve à-peu-près un déchet ſemblable : l’eau qui ſert à délayer le levain & qui ſuffit pour le pétriſſage, ſe diſſipe entièrement avec un peu de celle qui conſtitue eſſentiellement la pulpe.

On prépare avec le blé différentes ſortes de biſcuit, ſuivant le temps que l’on ſe propoſe d’être en route & le pays que l’on a à parcourir. Plus les climats qu’on parcourt ſont froids & ſecs, moins le biſcuit eſt ſujet à ſe gâter : la première altération qu’il éprouve c’eſt d’attirer l’humidité de l’air, de ſe moiſir dans l’intérieur & de contracter une mauvaiſe odeur qui le rend bientôt la pâture des vers. On pourroit toujours parer à cet inconvénient ſi les blés dont on ſe ſert étoient parſaitement ſecs, ſi les farines ſe trouvoient bien moulues, & qu’on n’en ſéparât point, comme cela ſe pratique en quelques endroits, la farine de gruau, la plus sèche, la plus ſavoureuſe & la plus nutritive du grain, enfin la plus propre au biſcuit.

La qualité du biſcuit n’eſt pas toujours dûe a celle des grains avec leſquels on le ſabrique ; elle dépend ſouvent du procédé dont on ſe ſert. Chaque Nation ſemble avoir adopté une manipulation particulière ; l’une emploie beaucoup de levain, l’autre très-peu ; il y en a qui paroiſſent n’en point mettre du tout : c’eſt cependant à la quantité de levain que le biſcuit doit en partie ſa ſaveur. Celui de pommes de terre étant naturellement fade, il ſeroit poſſible d’y ajouter un gros de ſel par livre ſans nuire à ſa conſervation.

On peut varier les eſpèces de biſcuit ſuivant le degré de cuiſſon qu’on leur donne, & produire également du pain biſcuité, du biſcuit praliné & du biſcuit. J’ai vu cette année, à l’Orient, du biſcuit de froment à bord de pluſieurs Bâtimens pris ſur les Anglois, qui étoit ſans couleur, & reſſembloit plutôt à de la pâte deſsèchée qu’à du biſcuit.

Réuni avec M. Cadet le jeune pour abréger la manipulation du pain de pommes de terre, nous avons auſſi multiplié concurremment les expériences, dans la vue de perfectionner le biſcuit dont il s’agit ; & après nous être aſſuré qu’il avoit les caractères généraux du biſcuit ordinaire, qu’il ſe caſſoit net, qu’il étoit ſonore, qu’il trempoit très-bien dans l’eau ſans s’émietter, nous nous ſommes ſait un devoir de le ſoumettre à l’examen de M. Maillart du Meſle & de pluſieurs Négocians qu’on peut citer comme autant d’autorités ; leur opinion a été extrêmement ſavorable à ce biſcuit. Le Miniſtre de la Marine a daigné l’accueillir & le protéger, en obſervant que le ſeul moyen de conſtater s’il ſeroit poſſible de le conſerver auſſi aiſément que le biſcuit de froment, étoit d’en faire paſſer à Breſt quelques quintaux, afin qu’il pût en être embarqué ſur un ou pluſieurs Bâtimens. Ses intentions ont été complètement remplies : mais on a tout lieu de craindre qu’il n’ait été la proie de quelques Corſaires ennemis.

Mais s’il eſt permis de faire quelques conjectures d’après l’état où ſe trouve ce biſcuit & la nature du corps farineux dont il eſt compoſé, on peut préſumer avec vraiſemblance qu’il bravera les voyages de long cours, & que ſans vouloir prétendre le comparer au biſcuit ordinaire, il a un mérite ſur ce dernier en ce que la pomme de terre n’ayant ni matière ſucrée, ni ſubſtance glutineuſe, le biſcuit qui en réſulte, doit être moins ſuſceptible d’attirer l’humidité de l’air & de ſe corrompre.

La pomme de terre croît abondamment par-tout, & particulièrement dans nos Isles dont elle eſt originaire, en ſorte qu’on y jouiroit de l’avantage précieux d’approviſionner les Navires qui y relâchent, ſur-tout lors de la cherté des blés & dans les circonſtances où les hasards de la mer rendent les communications difficiles & moins ſûres.

Nous avons déjà fait mention de la propriété anti-ſcorbutique que quelques Auteurs accordent à la pomme de terre ; M. Magellan vient de communiquer à l’Académie des Sciences des Obſervations qui prouvent que l’uſage de cette racine peut guérir en effet le ſcorbut : à combien plus forte raiſon pourra-t’elle prévenir cette maladie ſi redoutable pour les Matelots ? Ainſi cette claſſe d’hommes auſſi eſtimable qu’elle eſt utile, trouveroit dans l’aliment quotidien le préſervatif ; il ſeroit même préférable d’embarquer une certaine quantité de ce biſcuit dans tous les temps : il deviendroit le régime de ceux dont le ſang viſeroit au ſcorbut.

Pourquoi n’embarqueroit-on point encore les différentes eſpèces de pain de pommes de terre que nous avons décrites, & qui ſe tiennent frais aſſez long-temps ? Pour en faire l’épreuve, M. le Chevalier Muſtel, remit à M. d’Anbournay, Secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences de Rouen, deux pains compoſés de froment & mélangé avec des pommes de terre & nouvellement cuits, qui les confia tout cachetés à un Capitaine de navire prêt à mettre à la voile pour l’Eſpagne, en lui recommandant d’en laiſſer un en plein air, & l’autre dans ſa chambre ; le Capitaine revint de ſa course & même d’une autre traverſée dix mois après. On goûta les deux pains qu’on trouva très-bons ; ce fait qui atteſte les avantages de ce pain pour la Marine, ſe trouve conſigné dans les regiſtres de la Société Royale d’Agriculture de Rouen.

Dans le même temps que M. Maillart du Meſle, m’engagea d’eſſayer à faire le biſcuit en queſtion, je reçus une lettre d’un Miniſtre d’État avec une boîte remplie de pommes de terre cuites, coupées par tranches & ſéchées, ſous le nom de gruaux : elle venoit d’Alſace, la perſonne qui l’envoyoit ; mandoit que les pommes de terre réduites à cet état, ſe conſervoient depuis neuf ans, ſans qu’on y eût aperçu de mitte ni la moindre altération, ajoutant qu’une bonne ménagère du canton, en préparoit de cette manière chaque année, pour s’en ſervir pendant l’été, en qualité de légume ; que depuis trente ans, le coffre où elle tenoit ſa proviſion, n’avoit jamais été tout-à-ſait vidé, & que la tranche du fond étoit auſſi ſaine que celle de deſſus.

Je me déterminai en conſéquence à examiner d’une manière plus approfondie que je ne l’avois pu faire il y a neuf ans, dans mon Ouvrage économique des pommes de terre, les diverses préparations que cette racine étoit en état de fournir, ſous une autre forme que celle du pain & du biſcuit : je les crois dignes de figurer dans un Recueil deſtiné à indiquer les ſupplémens les plus indiſpenſables, dont il ſoit permis d’uſer avec ſécurité, lorſque la Nature nous refuſe nos alimens ordinaires.