Recherches sur les Rubāʿiyãt - Arthur Christensen/I. La forme des rubā’ts

Traduction par Arthur Christensen.
Carl Winter's Universitätsbuchhandlung (p. 90-94).

Troisième Partie.

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L’œuvre intitulée „Rubā’iyāt de ’Omar Hayyam".

I. La forme des rubā’ts.

Tandis que la plupart des formes poétiques des Persans sont empruntées aux Arabes, le rubā’t est une forme d’origine persane. Un rubā’t est un quatrain ou, pour mieux dire, une suite de deux distiques. Il peut contenir l’éloge de quelque grand seigneur ou avoir pour sujet l’amour, le vin, la jouissance de la vie, ou bien il peut traiter la théosophie sūfique ou en général servir d’expression à des pensées métaphysiques et morales. Sa forme brève et épigrammatique le rend admirablement propre à fournir à une idée ingénieuse une expression juste et piquante.

a) La rime peut être commune au 1er, au 2e et au 4e hémistische ou aux quatre hémistiches (ααβα ou αααα). Au dernier cas, le quatrain est appelé rubā’t-i tarāne. La première forme est la plus commune chez ’Omar Hayyām. De ses 158 quatrains, le ms. Bodl. n’a que 41 rubā’t-i tarāne 1[1]. La rime peut-être mise à la fin de l’hémistiche :

(W. 262.)

Une autre façon, presque plus goûtée des Persans, est celle de reculer la rime qui sera suivie, alors, d’un ou de plusieurs mots, les mêmes dans tous les hémistiches contenant la rime, appelés le redîf. Le redîf a parfois une telle longueur, que la rime est rejetée vers le milieu de l’hémistiche. Nous citons comme exemples :

(W. 330.)
(W. 2.)

Quelquefois la rime se trouve dans les quatre hémistiches, tandis que le redif manque dans le 3e :

(W. 451.)

De même W. 344. — Dans W. 167 nous trouvons une rime double dans les quatre hémistiches, le redif manquant dans le 3e :

Une rime intérieure se trouve çà et là, par exemple :

(W. 118.)

Nous pouvons relever, comme particulièrement intéressant sous ce rapport, W. 13 :

La rime principale (dad, sad) manque dans le 4e hémistiche, une irrégularité dont nous trouvons quelques exemples chez ’Omar Hayyām. En revanche il y a diverses rimes extraordinaires comme mā dad (sad) : kagā bad et kugā : ingâ.

Un effet tout spécial est atteint, parfois, par la répétition en guise d’écho, du dernier mot du dernier hémistiche (p. ex. W. 315), Du reste il y a de différentes formes de rimes d’écho dans les rubā’ts :

1. Le mot de la rime et le redif riment entre eux :

(V. 334.)

2. Le redif contient une rime d’écho, différente de la rime principale :

(W. 40.)

3. Comme exemple d’une rime d’écho dans un rubā’t qui n'a pas de redif, peut servir ce quatrain de Mas’ūd-i Sa’d-i Salmān :

Chez ’Omar Hayyām, je n’ai pas trouvé d’exemples de cette dernière variation. b) Le mètre. Tandis que les qasīdas, les gazuls, etc. peuvent être composés indifféremment dans tous les mètres arabo-persans, le rubā’t possède un système métrique à lui. La tradition d'après laquelle ce système serait dérivé de la mesure hezeg, est certainement erronée. Le mètre du rubā’t qui a plus de variations qu’aucun autre mètre persan, peut être représenté ainsi : 1[2]

Il est possible que le rubā’t remonte à une époque antérieure à l’introduction de l’islamisme. S’il en est ainsi, il aura été, probablement, plus ou moins modifié sous l’influence de la prosodie arabe. La question sera difficile à résoudre comme nous n’avons pas pour notre guide une seule indication directe ou indirecte. Dans leur grammaire persane, MM. Salemann et Shukovski mentionnent des rubā’ts populaires qui seraient mesurés selon le nombre des syllabes (4 + 7 comme la strophe avestique appelée spentamainya), mais des deux exemples qu’ils donnent, le second est en hezeg régulier, et le premier de même, si l’on change la forme galha, appartenant à la langue parlée, en gulān, qui aurait été la forme régulière 2[3].

Le rubā’t est merveilleusement propre à exprimer une pensée spirituelle sous une forme épigrammatique. Dans le rubā’t cet esprit persan tantôt gai et railleur, tantôt sceptique et blasé, tantôt déchiré de doutes, triste, plein d’angoisses, tantôt plongé dans des contemplations mystiques, a trouvé son expression juste. Ici, encore, la brièveté de la strophe force le poète à être économe des mots, à renoncer à cette emphase diffuse, sous laquelle les idées se perdent souvent complètement.

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  1. 1 M. M. Hartmann prétend, que les rubā’ts ont été destinés à être chantée, et il en conclut que le rubā’t-i tarāne (le « quatrain du chant ») a été la forme originale. Les Arabes ont adopté le rubā’t des Persans dans les deux formes, et M. Hartmann fait la remarque, que la forme αααα se trouve chez ’Omar ibn al-Farid (mort en 1181) probablement un des premiers poètes arabes qui aient imité le quatrain des Persans (v. WZKM. XVII, p. 371).
  2. 1 Je dois ce schème, réformé sur celui qu’a donné feu M. Rückert dans sa traduction des Haft qolzum (v. Rückert-Pertsch, Poetik) aux recherches érudites de M. M. Hartmann (v. pour les détails l’article susmentionné du WZKM. XVII. p. 372—74). Ce qui caractérise le rubā’t, c’est le premier pied . En rappelant ce fait que les Arabes, dans leur imitation du rubā’t, n’ont employé que cette forme, M. Hartmann a démontré qu’elle est la forme originale, et que la variation n’est que secondaire.
  3. 2 Cette observation esst le résultat d’un examen des deux vers que j’ai fait conjointement avec M. Hartmann.