Recherches sur la dissymétrie moléculaire des produits organiques naturels/Leçon I

PREMIÈRE LEÇON.

I.

Messieurs,

À la fin de l’année 1808, Malus annonça que la lumière réfléchie par tous les corps opaques ou diaphanes contractait de nouvelles propriétés fort extraordinaires, qui la distinguaient essentiellement de la lumière que nous transmettent directement les corps lumineux.

Malus appela polarisation la modification que la lumière subit dans l’acte de sa réflexion. Plus tard, on désigna sous le nom de plan de polarisation du rayon le plan même de réflexion, c’est-à-dire le plan passant par le rayon incident et la normale à la surface réfléchissante.

Malus ne borna pas là ses découvertes sur la lumière polarisée. On savait depuis longtemps qu’un rayon de lumière directe se partage constamment en deux faisceaux blancs et de même intensité dans son passage au travers d’un rhomboïde de carbonate de chaux. Ainsi la flamme d’une bougie regardée à l’aide d’un tel rhomboïde est toujours double et les deux images ont le même éclat.

Huygens et Newton avaient déjà observé que la lumière qui a traversé un cristal de spath d’Islande, ne se comportait plus comme la lumière directe. Ainsi, que l’on regarde au travers d’un nouveau rhomboïde l’une ou l’autre des deux images de la bougie dont nous venons de parler : 1o  il n’y aura pas toujours bifurcation du rayon ; 2o  quand il y aura bifurcation, les deux nouvelles images n’auront pas la même intensité. La lumière qui a traversé un cristal biréfringent est donc différente de la lumière naturelle ou directe. Cela posé, Malus prouva que la modification imprimée à la lumière par la double réfraction était identique à celle que produit la réflexion à la surface des corps opaques ou diaphanes ; en d’autres termes, que les deux rayons ordinaire et extraordinaire, donnés par un cristal biréfringent, sont des rayons polarisés.

Malus établit si nettement, dès l’origine, ces fécondes découvertes, avec tant de mesure et tant de précision dans les faits et le langage, que l’on croirait, en lisant ses mémoires, qu’ils sont rédigés d’hier. Mais il ne put suivre son œuvre : une mort prématurée l’emporta, en 1812, à l’âge de trente-sept ans. Heureusement pour la science, deux physiciens célèbres, jeunes alors et pleins d’activité, MM. Biot et Arago, recueillirent son héritage, et ne tardèrent pas à s’illustrer par de brillantes découvertes dans la voie nouvelle que Malus venait d’ouvrir à la science.

En 1811, Arago reconnut que, lorsqu’un rayon polarisé traverse normalement une lame de cristal de roche taillée perpendiculairement à son axe, si l’on analyse le rayon, à sa sortie de la lame, à l’aide d’un rhomboïde de spath d’Islande, il donne constamment deux images dans toutes les positions du rhomboïde, et de plus, ces deux images sont colorées de teintes complémentaires. Lorsque l’épaisseur du spath ne permet pas une séparation entière des deux faisceaux, l’image est blanche là où ils se superposent en partie.

Cette expérience accusait une double anomalie aux lois ordinaires des cristaux biréfringents. Tout autre cristal à un axe taillé normalement à cet axe aurait fourni deux images blanches au lieu d’être colorées, et, dans deux positions rectangulaires du rhomboïde analyseur, les images se seraient réduites à une seule.

La conclusion d’Arago fut que les résultats de l’expérience précédente sont précisément ceux qui auraient lieu, si l’on suppose que les rayons diversement colorés du faisceau blanc incident sont, en sortant de la lame de quartz, polarisés dans des plans différents.

Arago ne revint plus sur ces brillants phénomènes, dont M. Biot présenta dès 1813 toutes les lois physiques, les isolant avec soin de tous ceux au milieu desquels Arago avait paru les confondre.

M. Biot forma le rayon polarisé successivement avec chacune des lumières simples du spectre, et trouva que le plan de polarisation primitif était dévié d’un angle proportionnel à l’épaisseur de la lame ; que cet angle est différent pour chaque couleur simple et va croissant avec la réfrangibilité, suivant une loi déterminée. M. Biot fit en outre la remarque très curieuse que des lames obtenues des diverses aiguilles de quartz, il y en avait qui déviaient à droite, et d’autres à gauche les plans de polarisation, en suivant les mêmes lois.

Mais la découverte la plus remarquable de M. Biot, dans ce genre de phénomènes, est sans contredit celle de la déviation imprimée aux plans de polarisation par une foule de produits organiques naturels, l’essence de térébenthine, les solutions de sucre, de camphre, d’acide tartrique. La première annonce de ce fait se trouve dans le bulletin de décembre 1815 de la Société philomatique.

Pour l’intelligence même de cette leçon, nous devons particulièrement remarquer l’existence de la propriété rotatoire dans l’acide tartrique et son absence dans l’acide paratartrique ou racémique, acide isomère de l’acide tartrique.

Il existe donc des produits organiques liquides ou dissous dans l’eau qui jouissent de la propriété rotatoire, et rappellent sous ce rapport le quartz cristallisé et solide. Seulement, il est essentiel de noter ici que cette analogie avec le quartz était toute d’apparence. Il y avait dans les deux cas déviation du plan de polarisation, mais les caractères du phénomène étaient bien différents :

Ainsi le quartz dévie ; mais il faut qu’il soit cristallisé. Dissous ou solide et non cristallisé, plus d’action. Non seulement il faut qu’il soit cristallisé, mais il faut le tailler en lames perpendiculaires à l’axe. Dès qu’on incline un peu la lame sur la direction du rayon, l’action s’amoindrit, puis s’annule.

Le sucre dévie (et ce que je dis du sucre est vrai de tous les autres produits organiques), mais il faut que le sucre soit dissous ou solide et amorphe comme dans le sucre d’orge. À l’état cristallisé, il était impossible de découvrir une action.

Le tube renfermant la solution de sucre peut être incliné. La déviation ne change pas pour la même épaisseur. Bien plus, en agitant vivement le liquide, à l’aide d’un mouvement d’horlogerie, le phénomène reste le même.

Aussi M. Biot conclut-il, dès l’origine, en toute rigueur, que l’action exercée par les corps organiques était une action moléculaire, propre à leurs dernières particules, dépendante de leur constitution individuelle. Dans le quartz, le phénomène résulte du mode d’agrégation des particules cristallines.

Voilà les précédents physiques, si je puis m’exprimer ainsi, des recherches dont j’ai à vous entretenir. Voici leurs précédents minéralogiques.

II.

L’hémiédrie est assurément l’une des particularités de la cristallisation qu’il est le plus facile de saisir dans sa manifestation extérieure. Considérez, par exemple, une espèce minérale cristallisant sous la forme cubique. Cette espèce, comme chacun le sait, pourra revêtir divers genres de formes déterminés par la loi de symétrie, loi si naturelle, qu’elle est pour ainsi dire un axiome physique. Cette loi exprime qu’un genre de forme étant donné, on obtient tous les autres compatibles avec celui-là par un artifice qui consisterait à modifier, à tronquer, comme disait Romé de Lisle, en même temps et de la même manière les parties identiques. On appelle d’ailleurs arêtes identiques celles qui sont l’intersection de faces respectivement identiques se coupant sous le même angle ; et angles solides identiques, ceux qui sont formés par des angles dièdres respectivement égaux et semblablement placés. Par exemple, dans le cube il n’y a qu’une seule espèce d’angles solides et une seule espèce d’arêtes. Qu’un des angles solides soit tronqué par une face également inclinée sur les trois faces de l’angle solide, et les sept autres angles devront l’être en même temps par une face de même nature. C’est ce que l’on observe dans l’alun, dans la galène et en général dans toutes les espèces cubiques.

Considérons un prisme droit à base rhombe. Les huit arêtes des bases sont identiques. Si l’une est tronquée, les sept autres devront l’être et de la même façon. Les quatre arêtes verticales sont d’une autre sorte. Généralement elles ne seront pas tronquées en même temps que celles des bases, et si elles le sont, ce sera différemment.

Ces seuls exemples suffiront pour bien faire concevoir la loi de symétrie et son application.

Rien de plus simple actuellement que d’avoir une idée nette de l’hémiédrie. L’expérience a montré depuis longtemps, Haüy en connaissait déjà les exemples les plus célèbres, que dans un cristal, la moitié seulement des parties identiques sont quelquefois modifiées en même temps et de la même manière. On dit alors qu’il y a hémiédrie. Ainsi, le cube doit être tronqué à la fois sur ses huit angles solides. Mais, dans certains cas, il ne l’est que sur quatre. La boracite nous offre un exemple de cette nature. Dans ces circonstances, la modification a lieu de telle sorte, qu’en prolongeant les quatre troncatures de manière à faire disparaître les faces du cube, on obtient un tétraèdre régulier. Si la modification était appliquée aux quatre angles restant, elle produirait un autre tétraèdre régulier identique et superposable au premier, et n’en différant que par sa position sur le cube.

De même, reprenons notre prisme droit tronqué sur les huit arêtes de ses bases. Pour certaines espèces, la troncature n’a lieu que sur la moitié des arêtes, et il arrive encore ici que les troncatures portant sur des arêtes opposées à chaque base et en croix aux deux à extrémités, ces troncatures prolongées conduisent à un tétraèdre. Il y a deux tétraèdres possibles, comme pour le cube, différemment placés par rapport au prisme, suivant que l’on conserve tel ou tel groupe des quatre troncatures ; mais ici les deux tétraèdres ne sont pas absolument identiques. Ce sont des tétraèdres symétriques. On ne peut les superposer.

Ces notions suffisent pour nous faire comprendre ce que c’est que l’hémiédrie, et ce que l’on entend par faces ou formes hémiédriques.

Or, le quartz, dont nous parlions tout à l’heure, est l’une des rares substances minérales chez lesquelles Haüy a rencontré des faces hémiédriques. Tout le monde connaît la forme habituelle de ce minéral, un prisme hexagonal régulier surmonté de deux pyramides à six faces. Il est clair que les angles trièdres situés à la base des faces de la pyramide sont identiques, et conséquemment, si l’un d’eux porte une face, elle devrait se reproduire également sur tous les autres. C’est ce qui arrive pour la face dite rhombifère par les minéralogistes.

Mais Haüy a remarqué le premier, dans certains échantillons, une face très-différente de celle-ci, qu’il a désignée par la lettre x, laquelle tombe plus d’un côté que de l’autre sans être double, comme l’exigerait dans ce cas la loi de symétrie. Une autre particularité très-curieuse de ces cristaux n’avait pas échappé aux cristallographes. C’est que cette face x s’incline tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre. Haüy, qui aimait à donner des épithètes propres à chaque variété d’une espèce, avait nommé plagièdre la variété de quartz portant la face x. On désigna sous le nom de plagièdres droits les cristaux où la face x s’inclinait à droite, le cristal étant orienté d’une manière convenue ; et plagièdres gauches, les cristaux où la face x s’inclinait en sens inverse.

Du reste, rien de plus variable que ce caractère. Ici il existe ; là il est absent. Sur un même cristal, il y a des angles qui portent la face x, d’autres qui devraient la porter ne l’ont pas. Quelquefois on trouve des faces plagièdres à droite et à gauche. Néanmoins, toutes les personnes versées dans la connaissance des cristaux s’accordaient à admettre qu’il y avait dans le quartz une véritable hémiédrie dans deux sens opposés.

Ici se place un rapprochement très-ingénieux dû à sir John Herschell, communiqué à la Société royale de Londres, en 1820.

M. Biot, ai-je dit précédemment, fit l’observation remarquable que parmi les échantillons de quartz, les uns déviaient dans un sens le plan de la lumière polarisée, et les autres dans un sens opposé, à droite et à gauche. Cela posé, John Herschell mit en rapport l’observation cristallographique d’Haüy avec la remarque physique due à M. Biot. L’expérience confirma l’idée d’une relation de fait entre les plagièdres droit et gauche et les sens droit et gauche des déviations optiques. Les échantillons de quartz qui portent dans un même sens la face x, dévient dans le même sens le plan de la lumière polarisée.

Tel est l’exposé des faits principaux qui ont précédé les recherches dont j’ai à vous tracer l’histoire abrégée.

III.

Lorsque je commençai à me livrer à des travaux particuliers, je cherchai à me fortifier dans l’étude des cristaux, dans la prévision des secours que j’en retirerais pour mes recherches chimiques. Le moyen qui me parut le plus simple fut de prendre pour guide un travail un peu étendu sur des formes cristallines, de répéter toutes les mesures et de comparer mes déterminations avec celles de l’auteur. En 1841, M. de La Provostaye, dont l’exactitude est bien connue, avait publié un beau travail sur les formes cristallines de l’acide tartrique, de l’acide paratartrique et de leurs combinaisons salines. Je m’attachai à ce mémoire. Je fis cristalliser l’acide tartrique et ses sels, et j’étudiai les formes de leurs cristaux. Mais, chemin faisant, je m’aperçus qu’un fait très-intéressant avait échappé au savant physicien. Tous les tartrates que j’étudiais m’offraient des indices non douteux de faces hémiédriques.

Cette particularité des formes des tartrates n’était pas très-évidente. On le conçoit bien, puisqu’elle n’avait pas été encore aperçue. Mais lorsque, dans une espèce, elle se présentait avec des caractères douteux, j’arrivais toujours à la rendre plus manifeste, en recommençant la cristallisation et en en modifiant un peu les conditions. Quelquefois les cristaux portaient bien toutes les faces exigées par la loi de symétrie, mais l’hémiédrie était encore accusée par un développement inégal d’une moitié des faces. Cela se voit par exemple dans l’émétique ordinaire. Il faut dire que ce qui ajoute à la difficulté de reconnaître l’hémiédrie, ce sont les irrégularités si fréquentes des cristaux qui ne se développent jamais à l’aise. Il en résulte des déformations, des arrêts de développement dans tel ou tel sens, des faces supprimées par accident, etc… À moins de circonstances presque exceptionnelles, la constatation de l’hémiédrie, surtout dans les cristaux des laboratoires, exige une étude très-attentive. Ajoutons à cela que, bien que l’hémiédrie soit possible dans une forme, bien qu’elle soit une fonction de la structure interne du corps, elle peut ne pas y être accusée extérieurement, pas plus qu’on ne trouve sur chaque cristal d’une espèce cubique toutes les formes compatibles avec le cube.

Mais quoi qu’il en soit, je le répète, je trouvais les tartrates hémiédriques.

Cette observation eût été probablement stérile sans la suivante.

Soient a, b, c, les paramètres de la forme cristalline d’un tartrate quelconque ; α, β, γ, les angles des axes cristallographiques. Ces angles sont droits ordinairement ou peu obliques. En outre, le rapport de deux paramètres, tels que a et b, est à peu près le même dans les divers tartrates, quelle que soit leur composition, leur quantité d’eau de cristallisation, la nature des bases ; γ seul diffère sensiblement. Il y a une sorte de demi-isomorphisme entre tous les tartrates. On dirait que le groupe tartrique domine et imprime un cachet de ressemblance entre ces diverses formes, malgré la différence des autres éléments constituants.

Il résulte de là qu’il y a quelque chose de commun dans les formes de tous les tartrates, et qu’il est possible de les orienter semblablement, en prenant, par exemple, pour caractère de position semblable, la position des axes α et β.

Or, si l’on compare sur tous les prismes des formes primitives des tartrates, orientés de la même manière, la disposition des faces hémiédriques, on trouve que cette disposition est la même.

Résumons en deux mots ces résultats, qui ont été le point de départ de toutes mes recherches ultérieures : Les tartrates sont hémiédriques et ils le sont dans le même sens.

Guidé alors, d’un côté, par le fait de l’existence de la polarisation rotatoire moléculaire, découvert par M. Biot dans l’acide tartrique et dans toutes ses combinaisons, de l’autre, par le rapprochement ingénieux d’Herschell, en troisième lieu par les vues savantes de M. Delafosse, pour qui l’hémiédrie a toujours été une loi de structure et non un accident de la cristallisation, je présumai qu’il pourrait y avoir une corrélation entre l’hémiédrie des tartrates et leur propriété de dévier le plan de la lumière polarisée.

Il importe de bien saisir ici la suite des idées :

Haüy et Weiss constatent que dans le quartz il existe des faces hémiédriques, et que ces faces tombent à droite sur certains échantillons, à gauche sur d’autres. De son côté, M. Biot trouve que les cristaux de quartz se partagent également en deux groupes, sous le rapport de leurs propriétés optiques, les uns déviant à droite, les autres déviant à gauche le plan de la lumière polarisée, suivant les mêmes lois. Herschell arrive à son tour, place entre ces deux faits, jusque-là isolés, un trait d’union et dit : Les plagièdres d’un sens dévient dans le même sens, les plagièdres de l’autre sens dévient dans le sens opposé.

Pour moi je trouve que tous les tartrates sont plagièdres, si je puis m’exprimer ainsi, et qu’ils le sont tous dans le même sens. Je devais donc présumer qu’ici comme dans le quartz il y avait corrélation entre l’hémiédrie et la polarisation circulaire. Toutefois, les différences essentielles que j’ai rappelées tout à l’heure entre la polarisation circulaire du quartz et celle de l’acide tartrique ne devaient pas être négligées.

Nous voilà donc, grâce aux faits nouveaux qui précèdent et aux rapprochements que je viens d’énumérer, en possession d’une idée préconçue (car ce n’est encore que cela) sur la corrélation possible de l’hémiédrie et du pouvoir rotatoire des tartrates.

Très-désireux de trouver dans l’expérience un appui à cette preuve encore toute spéculative, ma première pensée fut de rechercher si les produits organiques cristallisables très-nombreux, qui jouissent de la propriété rotatoire moléculaire, ont des formes cristallines hémiédriques, ce à quoi personne n’avait songé malgré le rapprochement d’Herschell. Cette étude eut le succès que j’en attendais.

Je m’occupai également de l’examen des formes cristallines de l’acide paratartrique et de ses sels, substances isomères des combinaisons tartriques, mais que M. Biot avait trouvées toutes inactives sur la lumière polarisée. Aucune ne se montra hémiédrique.

L’idée de la corrélation de l’hémiédrie et du pouvoir rotatoire moléculaire des produits organiques naturels gagnait donc du terrain.

Bientôt je fus conduit à la mettre dans tout son jour par une découverte très-inattendue.

IV.

Il est nécessaire que je place d’abord sous vos yeux une note fort remarquable de M. Mitscherlich qui fut communiquée à l’Académie des sciences par M. Biot. La voici textuellement :

« Le paratartrate et le tartrate (doubles) de soude et d’ammoniaque ont la même composition chimique, la même forme cristalline avec les mêmes angles, le même poids spécifique, la même double réfraction, et par conséquent le même angle des axes optiques. Dissous dans l’eau leur réfraction est la même. Mais le tartrate dissous tourne le plan de la lumière polarisée et le paratartrate est indifférent comme M. Biot l’a trouvé pour toute la série de ces deux genres de sels. Mais, ajoute M. Mitscherlich, ici la nature et le nombre des atomes, leur arrangement et leurs distances, sont les mêmes dans les deux corps comparés. »

Cette note de M. Mitscherlich m’avait singulièrement préoccupé à l’époque de sa publication. J’étais alors élève à l’École Normale, méditant à loisir sur ces belles études de la constitution moléculaire des corps, et parvenu, je le croyais du moins, à bien comprendre les principes généralement admis par les physiciens et les chimistes. La note précédente troublait toutes mes idées. Quelle précision dans tous les détails ! Y a-t-il deux corps qui aient été mieux étudiés, mieux comparés dans leurs propriétés ? Mais dans l’état actuel de la science, concevait-on deux substances aussi semblables sans être identiques ? M. Mitscherlich nous dit lui-même quelle était dans sa pensée la conséquence de cette similitude :

La nature, le nombre, l’arrangement et la distance des atomes sont les mêmes. S’il en est ainsi, que devient donc cette définition de l’espèce chimique si rigoureuse, si remarquable pour le temps où elle a paru, donnée en 1823 par M. Chevreul ? Dans les corps composés l’espèce est une collection d’êtres identiques par la nature, la proportion et l’arrangement des éléments.

Bref, la note de M. Mitscherlich m’était restée dans l’esprit comme une difficulté de premier ordre dans notre manière de considérer les corps matériels.

Chacun comprendra maintenant qu’étant préoccupé, et pour les raisons que j’ai dites, d’une corrélation possible entre l’hémiédrie des tartrates et leur propriété rotatoire, la note de M. Mitscherlich, de 1844, dût me revenir à la mémoire. M. Mitscherlich, pensai-je aussitôt, se sera trompé sur un point. Il n’aura pas vu que son tartrate double était hémiédrique, que son paratartrate ne l’était pas, et si les choses sont telles, les résultats de sa note n’ont plus rien d’extraordinaire ; et j’aurai là en outre le meilleur criterium de mon idée préconçue sur la corrélation de l’hémiédrie et du phénomène rotatoire.

Je m’empressai donc de reprendre l’étude de la forme cristalline des deux sels de M. Mitscherlich. Je trouvai, en effet, que le tartrate était hémiédrique comme tous les autres tartrates que j’avais étudiés antérieurement, mais, chose bien étrange, le paratartrate se montrait également hémiédrique. Seulement les faces hémiédriques qui, dans le tartrate, avaient toutes le même sens, s’inclinaient dans le paratartrate, tantôt à droite, tantôt à gauche. Malgré tout ce qu’il y avait d’inattendu dans ce résultat, je n’en poursuivis pas moins mon idée. Je séparai avec soin les cristaux hémièdres à droite, et les cristaux hémièdres à gauche, et j’observai séparément leurs dissolutions dans l’appareil de polarisation. Je vis alors, avec non moins de surprise que de bonheur, que les cristaux hémièdres à droite déviaient à droite, que les cristaux hémièdres à gauche déviaient à gauche, le plan de polarisation, et quand je prenais de chacune des deux sortes de cristaux un poids égal, la solution mixte était neutre pour la lumière par neutralisation des deux déviations individuelles égales et de sens opposés.

Ainsi je pars de l’acide paratartrique ; j’obtiens à la manière ordinaire le paratartrate double de soude et d’ammoniaque, et la dissolution laisse déposer, après quelques jours, des cristaux qui ont tous exactement les mêmes angles, le même aspect, à tel degré que M. Mitscherlich, le célèbre cristallographe, malgré l’étude la plus minutieuse et la plus sévère qui fut jamais, n’avait pu y reconnaître la moindre différence. Pourtant l’arrangement moléculaire dans les uns et dans les autres est entièrement différent. Le pouvoir rotatoire l’atteste ainsi que le mode de dissymétrie des cristaux. Les deux espèces de cristaux sont isomorphes et isomorphes avec le tartrate correspondant ; mais l’isomorphisme se présente là avec une particularité jusqu’ici sans exemple : c’est l’isomorphisme de deux cristaux dissymétriques qui se regardent dans un miroir. Cette comparaison rend le fait d’une manière très-juste. En effet, si dans l’une et l’autre espèce de cristaux je suppose prolongées les facettes hémiédriques jusqu’à leurs rencontres mutuelles, j’obtiens deux tétraèdres symétriques, inverses et que l’on ne peut superposer malgré l’identité parfaite de toutes leurs parties respectives. De là j’ai dû conclure que j’avais séparé par la cristallisation du paratartrate double de soude et d’ammoniaque, deux groupes atomiques symétriquement isomorphes, intimement unis dans l’acide paratartrique. Rien de plus facile que de prouver que ces deux espèces de cristaux représentent deux sels distincts, d’où l’on peut extraire deux acides différents.

Il suffit d’opérer comme dans tous les cas semblables, de précipiter chaque sel par un sel de plomb ou de baryte et d’isoler ensuite les acides par l’acide sulfurique.

L’étude de ces acides offre un immense intérêt. Je n’en connais pas de plus intéressante.

Mais avant de l’exposer, permettez-moi de placer ici quelques souvenirs relatifs à leur découverte.

V.

L’annonce des faits qui précèdent me mit naturellement en rapport avec M. Biot, qui n’était pas sans concevoir des doutes au sujet de leur exactitude. Chargé d’en rendre compte à l’Académie, il me fit venir chez lui pour répéter sous ses yeux l’expérience décisive. Il me remit de l’acide paratartrique qu’il avait étudié lui-même préalablement avec des soins particuliers, et qu’il avait trouvé parfaitement neutre vis-à-vis de la lumière polarisée. Je préparai en sa présence le sel double avec de la soude et de l’ammoniaque qu’il avait également désiré me procurer lui-même. La liqueur fut abandonnée dans l’un de ses cabinets à une évaporation lente, et lorsqu’elle eut fourni environ 30 à 40 grammes de cristaux, il me pria de passer au collége de France, afin de les recueillir et d’isoler sous ses yeux par la reconnaissance du caractère cristallographique, les cristaux droits et les cristaux gauches, me priant de déclarer de nouveau si j’affirmais bien que les cristaux que je placerais à sa droite dévieraient à droite et les autres à gauche. Cela fait, il me dit qu’il se chargeait du reste. Il prépara les solutions en proportions bien dosées et au moment de les observer dans l’appareil de polarisation, il m’invita de nouveau à me rendre dans son cabinet. Il plaça d’abord dans l’appareil la solution la plus intéressante, celle qui devait dévier à gauche. Sans même prendre de mesure, par l’aspect seul des teintes des deux images ordinaire et extraordinaire de l’analyseur, il vit qu’il y avait une forte déviation à gauche. Alors, très-visiblement ému, l’illustre vieillard me prit le bras, et me dit : Mon cher enfant, j’ai tant aimé les sciences dans ma vie que cela me fait battre le cœur.

Vous excuserez, messieurs, ces souvenirs personnels qui ne se sont jamais effacés de mon esprit. De nos jours, avec nos habitudes, on y répugnerait dans le cours d’un mémoire scientifique, mais ils m’ont paru de mise dans une exposition orale ; et peut-être que l’intérêt biographique de semblables souvenirs constituera l’un des avantages du genre d’enseignement que la société chimique inaugure aujourd’hui.

Du reste, il y a plus ici que des souvenirs personnels. À l’émotion du savant se mêlait chez M. Biot le plaisir intime de voir ses prévisions réalisées. Depuis plus de trente années, M. Biot s’était efforcé vainement de faire partager aux chimistes sa conviction que l’étude de la polarisation rotatoire offrait l’un des plus sûrs moyens de pénétrer dans la connaissance de la constitution moléculaire des corps.

VI.

Revenons aux deux acides que fournissent les deux sortes de cristaux déposés d’une manière si inattendue par la cristallisation du paratartrate double de soude et d’ammoniaque. Rien de plus intéressant, disais-je, que l’étude de ces acides.

En effet, l’un d’eux, celui qui provient des cristaux du sel double hémièdre à droite, dévie à droite, et il est identique avec l’acide tartrique ordinaire. L’autre dévie à gauche comme le sel qui le fournit. La déviation imprimée par ces deux acides aux plans de polarisation est rigoureusement la même en valeur absolue. L’acide droit suit dans sa déviation des lois particulières qu’aucun corps actif n’avait encore offertes. L’acide gauche les offre en sens inverse de la manière la plus fidèle, sans que jamais on puisse soupçonner la plus légère différence.

Et la preuve que l’acide paratartrique est bien la combinaison, équivalent à équivalent, de ces deux acides, c’est que si l’on vient à mêler, comme je vais le faire sous vos yeux, des solutions un peu concentrées de poids égaux de chacun d’eux, leur combinaison s’effectue avec dégagement de chaleur, et la liqueur se solidifie sur le champ par une cristallisation abondante d’acide paratartrique, identique à l’acide paratartrique naturel[1].

Relativement à leurs propriétés chimiques et cristallographiques, tout ce que l’on fait avec l’un des acides peut se répéter avec l’autre dans les mêmes conditions, et dans tous les cas on obtient des produits identiques, mais non superposables, des produits qui se ressemblent comme la main droite et la main gauche. Mêmes formes, mêmes faces, mêmes angles, hémiédrie dans les deux cas. La seule dissemblance est dans l’inclinaison droite ou gauche des facettes hémiédriques, et dans le sens du pouvoir rotatoire.

VII.

Il est manifeste par l’ensemble de ces résultats que nous avons affaire à deux corps isomères dont nous connaissons les rapports généraux de similitude et de dissemblance moléculaire.

Rappelez-vous la définition de l’espèce chimique que j’indiquais tout à l’heure : c’est la collection de tous les individus identiques par la nature, la proportion et l’arrangement des éléments. Toutes les propriétés des corps sont fonctions de ces trois termes, et le but de tous nos efforts consiste à remonter par l’expérience des propriétés à la connaissance de ces trois choses.

Dans les corps isomères, la nature et la proportion sont les mêmes. L’arrangement seul diffère. Le grand intérêt de l’isomérie a été d’introduire dans la science ce principe que des corps peuvent être et sont essentiellement différents par cela seul que l’arrangement des atomes n’est pas le même dans leurs molécules chimiques.

Mais il n’existait pas de corps isomères dont nous connussions les rapports d’arrangements moléculaires. Cette lacune se trouve comblée une première fois, par la découverte de la constitution de l’acide paratartrique et des relations de constitution des acides tartriques droit et gauche. Nous savons en effet, d’une part, que les arrangements moléculaires des deux acides tartriques sont dissymétriques, et de l’autre, qu’ils sont rigoureusement les mêmes, avec la seule différence d’offrir des dissymétries de sens opposés. Les atomes de l’acide droit sont-ils groupés suivant les spires d’une hélice dextrorsum, ou placés aux sommets d’un tétraèdre irrégulier, ou disposés suivant tel ou tel assemblage dissymétrique déterminé ? Nous ne saurions répondre à ces questions. Mais ce qui ne peut être l’objet d’un doute, c’est qu’il y a groupement des atomes suivant un ordre dissymétrique à image non superposable. Ce qui n’est pas moins certain, c’est que les atomes de l’acide gauche réalisent précisément le groupement dissymétrique inverse de celui-ci. Nous savons enfin que l’acide paratartrique résulte de la juxtaposition de ces deux groupements d’atomes inversement dissymétriques.

Dès lors la constatation des ressemblances et des différences chimiques et physiques qui correspondent à ces arrangements dont les rapports nous sont connus, offre un intérêt particulier et donne à la mécanique moléculaire, des bases assurées. Elle nous permet d’établir la liaison des propriétés physiques et chimiques avec l’arrangement moléculaire qui détermine leur existence propre, ou inversement elle nous permet de remonter des propriétés à leur cause première.

Ces rapports généraux des propriétés et des arrangements atomiques correspondants peuvent se résumer comme il suit :

1o  Lorsque les atomes élémentaires des produits organiques sont groupés dissymétriquement, la forme cristalline du corps manifeste cette dissymétrie moléculaire par l’hémiédrie non superposable.

La cause de l’hémiédrie est donc reconnue.

2o  L’existence de cette même dissymétrie moléculaire se traduit en outre par la propriété optique rotatoire.

La cause de la polarisation rotatoire est également déterminée[2].

3o  Lorsque la dissymétrie moléculaire non superposable se trouve réalisée dans des sens opposés, comme il arrive pour les deux acides tartriques droit et gauche et tous leurs dérivés, les propriétés chimiques de ces corps identiques et inverses sont rigoureusement les mêmes ; d’où il résulte que ce mode d’opposition et de similitude n’altère pas le jeu ordinaire des affinités chimiques.

Je me trompe : sur ce dernier point il y a une restriction à faire, restriction importante, éminemment instructive. Le temps me ferait défaut aujourd’hui pour la développer à loisir et comme il convient. Elle trouvera sa place dans la leçon suivante.


  1. Cette belle expérience a provoqué les applaudissements de l’auditoire.
  2. Fresnel, par une de ces vues de génie, comme il en eut tant, avait en quelque sorte pressenti cette cause de la polarisation rotatoire.

    Il s’exprime ainsi dans un de ses mémoires au tome XXVIII des Annales de chimie et de physique, année 1825 : « Le cristal de roche présente des phénomènes optiques qu’on ne peut concilier avec le parallélisme complet des lignes moléculaires, et qui sembleraient indiquer une déviation progressive et régulière de ces lignes dans le passage d’une tranche du milieu à la suivante. »