Recherches statistiques sur l’aliénation mentale faites à l’hospice de Bicêtre/I/I/A
PREMIÈRE PARTIE.

CHAPITRE PREMIER.
Il est entré dans la cinquième division, depuis le 1er janvier jusqu’au 31 décembre de l’année 1839, 549 aliénés.
C’est le nombre le plus élevé que les admissions aient encore atteint. Nous avons voulu réunir, comme point de comparaison, le chiffre des entrées depuis l’époque où l’on a commencé à les noter.
Nous n’oserions donner le tableau qui suit comme parfaitement exact ; mais les différences que nous avons nous-même trouvées ne sont point assez importantes pour qu’on doive en tenir compte.
Années. | Admissions. | Années. | Admissions. | Années. | Admissions. |
1784 | 110 | 1810 | 247 | 1825 | 438 |
1785 | 134 | 1811 | 260 | 1826 | 302 |
1786 | 127 | 1812 | 206 | 1827 | 326 |
1787 | 142 | 1813 | 203 | 1828 | 356 |
1788 | 151 | 1814 | 227 | 1829 | 363 |
1789 | 132 | 1815 | 261 | 1830 | 357 |
1790 | 103 | 1816 | 275 | 1831 | 406 |
1791 | 93 | 1817 | 343 | 1832 | 471 |
1792 | 98 | 1818 | 250 | 1833 | 460 |
1804 | 295 | 1819 | 322 | 1834 | 491 |
1805 | 161 | 1820 | 347 | 1835 | 510 |
1806 | 120 | 1821 | 311 | 1836 | 536 |
1807 | 137 | 1822 | 387 | 1837 | 547 |
1808 | 308 | 1823 | 486 | 1838 | 522 |
1809 | 217 | 1824 | 355 | 1839 | 549 |
Un coup d’œil jeté sur ce tableau met en évidence la progression toujours croissante des admissions. Est-ce à dire pour cela que le nombre des aliénés augmente sans cesse ? nullement : de plus habiles que nous ont facilement démontré les causes de cette augmentation, plutôt apparente que réelle. Parmi ces causes, il faut signaler en premier lieu, les nombreuses et utiles améliorations introduites dans les asiles destinés aux aliénés. Nul doute que les bons soins qu’ils y trouvent et le traitement souvent efficace auquel ils sont soumis, n’engagent les familles à placer dans les hospices des malades qu’elles avaient conservés dans leur sein. L’augmentation de la population de Paris est encore une cause d’une grande importance, et qu’il faut se garder de négliger. Les nombreux individus que les provinces y envoient, s’y trouvent placés dans des conditions plus favorables au développement de la folie, et comptent pour beaucoup dans le chiffre de nos admissions. Ces considérations générales s’appliquent aux hôpitaux de Paris tout aussi bien qu’aux hospices spéciaux. On remarque que leur population s’est prodigieusement accrue dans l’espace de 30 ans ; en 1830 ils renfermaient le double des malades qui s’y trouvaient en 1801.
En 1801 | la population était de | 1,070 | malades. |
En 1805 | 1,225 | ||
En 1810 | 1,590 | ||
En 1815 | 1,800 | ||
En 1820 | 2,145 | ||
En 1822 | 2,493 | ||
En 1824 | 2,672 | ||
En 1827 | 2,596 | ||
En 1830 | 2,630 |
Le nombre des admissions s’est accru dans les mêmes proportions. Ainsi il était pour l’Hôtel-Dieu,
En 1816 | de | 7,090 | |
En 1820 | 10,248 | ||
En 1825 | 12,583 | ||
En 1830 | 14,320 | ||
En 1836 | 17,289 |
Il existe pour Bicêtre une cause toute locale qui a été signalée par M. Esquirol : l’autorisation qui permet d’y admettre des aliénés non indigents.
Beaucoup de statistiques indiquent aussi cet accroissement considérable. Selon M. Bottex, en janvier 1831, il n’y avait à l’Antiquaille que 94 hommes et 135 femmes, et à la fin de septembre 1838, 139 hommes et 175 femmes. La même observation a été faite en Belgique ; à Gand, par exemple, de 1808 à 1823, le maximum des admissions a été de 39, et de 101 en 1831. Mais nulle part il ne s’est plus fait sentir qu’à Bicêtre et à la Salpêtrière. À Charenton, au contraire, ce nombre diminue d’une manière régulière, et M. Esquirol a cherché à l’expliquer par le fait cité plus haut, par des circonstances générales qui avaient éloigné de la capitale des personnes qui s’y rendaient avant 1830, et par la création d’hôpitaux nouveaux.
Ce prodigieux accroissement doit-il continuer ? nous ne le croyons point : peut-être l’époque n’est pas éloignée où il va cesser. Les nombreux hôpitaux d’aliénés qui s’élèvent sur tous les points de la France et une répartition plus égale des malades amèneront ce résultat.
On a signalé l’influence des événements politiques sur la folie ; MM. Esquirol, Belhomme, Brière de Boismont, ont insisté sur ce point. Ce dernier a fait remarquer qu’à Aversa, à chacune des révolutions qui ont tourmenté le pays, on a observé une nouvelle série de fous. Nous ne voyons point dans les années qui suivent 1815 et 1830 une augmentation assez rapide pour pouvoir l’attribuer à cette cause.
Sur 549 malades admis, les différentes formes d’aliénation étaient ainsi réparties :
Maniaques. |
181 |
Monomaniaques. |
66 |
Mélancoliques. |
21 |
Stupides. |
10 |
Déments. |
45 |
Déments paralytiques. |
120 |
Imbéciles et idiots. |
29 |
Épileptiques. |
51 |
Réintégrations. |
10 |
Rechutes. |
16 |
Total. |
549 |
Voici maintenant un tableau dans lequel on opère sur un chiffre plus considérable. Sur 3,560 malades admis de 1831 à 1838, et dont le genre d’aliénation était indiqué,
1715 | étaient | maniaques. |
105 | monomaniaques. | |
73 | mélancoliques. | |
26 | stupides. | |
307 | déments. | |
724 | déments avec paralysie générale. | |
177 | idiots. | |
433 | épileptiques. | |
3560 |
Nous avons réuni les résultats des autres statistiques dans le tableau synoptique qui suit.
Rangées d’après leur fréquence relative, les différentes formes de folie occupent dans nos relevés l’ordre suivant :
Démence avec paralysie.
Épilepsie.
Démence.
Idiotie.
Monomanie.
Mélancolie.
Stupidité.
Nos résultats ne sont point d’accord avec ceux des autres statistiques, qui présentent d’ailleurs entre elles d’assez nombreuses différences.
Chez M. Esquirol, la monomanie vient d’abord, puis la manie, la démence et l’idiotie ; il en est de même pour l’hôpital de Dundée. MM. de Boutteville et Bottex sont les seuls qui indiquent une proportion aussi considérable de déments (329 sur 568, et 186 sur 503). M. Vastel trouve beaucoup plus de manies. À Montpellier, il y a peu de différence entre la démence et la manie. Dans les relevés des maisons d’aliénés d’Italie, il y a prédominance de maniaques. Il en est de même aux États-Unis. En Norwège, proportion considérable d’idiots.
Il serait prématuré de tirer des conséquences rigoureuses de cette comparaison, et de vouloir en induire que la manie est plus commune dans les climats méridionaux, que la démence se montre plus souvent à mesure que l’on s’avance vers les climats tempérés, et qu’enfin l’idiotie prédomine dans les contrées du nord. Les données nécessaires manquent complétement, et il existe indépendamment des climats des influences qui doivent faire varier les résultats statistiques.
On voit que, dans presque tous ces relevés, les maniaques se trouvent en première ligne ; il en est de même des déments, qui le plus souvent viennent ensuite. C’est la monomanie qui occupe la place la plus variable. Cette différence viendrait-elle de l’extension trop grande donnée au mot monomanie ; ou bien, à Charenton par exemple, devrait-on en chercher l’explication dans la classe de la société qui fournit des aliénés à cet établissement ? Si pour quelques médecins cette forme de folie est plus fréquente que pour nous, il en est d’autres qui veulent la rayer du cadre nosologique. M. Foville finirait par ne plus admettre de monomaniaques : « Je n’ai vu que deux monomaniaques, dit-il, et encore ces deux malades éprouvaient par moments un délire plus ou moins étendu. » Enfin, il arrive assez souvent de confondre sous ce nom des variétés qu’il convient de distinguer. Nous n’avons point entre nos mains les moyens de trancher la question ; nous nous contenterons de faire remarquer que nos résultats sont basés sur un chiffre beaucoup plus considérable, et qu’à ce titre ils méritent plus de créance. Ils sont, de plus, en harmonie avec ceux que nous a donnés le recensement de notre division au 1er décembre.
Nous ne saurions trop insister à ce sujet sur la nécessité d’établir des divisions et des définitions bien précises avant de publier des chiffres. Leur utilité devient nulle quand le même sens n’est point attaché aux mots généralement employés.