Ravensnest ou les Peaux-Rouges
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 27p. 27-36).

CHAPITRE III.


Oh ! quand reverrai-je la terre de ma naissance ?
La plus belle partie sur la surface du globe !
Quand parcourrai-je ce théâtre d’affections,
Nos forêts, nos collines,
Nos hameaux, nos montagnes,
Avec l’orgueil de nos montagnes, la fille que j’adore.

Montgomery.


C’était véritablement une nouvelle pour un Américain longtemps éloigné de chez lui d’apprendre que des scènes dignes du moyen âge étaient sur le point de troubler son pays ; ce pays qui se vantait non-seulement d’être l’asile des opprimés, mais aussi le conservateur du droit. J’étais affligé de ce que j’apprenais car dans mes voyages je m’étais accoutumé à considérer l’Amérique comme la contrée de la justice et de la prééminence politique, et je craignais de perdre cette illusion. Mon oncle et moi nous nous décidâmes à retourner chez nous, et cette résolution nous était assurément commandée par la prudence. J’étais maintenant d’âge à entrer en pleine possession de ma propriété (au moins autant que le permettaient les nouvelles lois et les nouveaux seigneurs) ; et les lettres reçues par mon ancien tuteur, aussi bien que certains journaux, annonçaient que plusieurs des tenanciers de Ravensnest s’étaient joints à l’association, payaient des contributions pour soutenir les indgiens et devenaient aussi redoutables que les autres, en ce qui concernait les actes de destruction et de violence, quoiqu’ils payassent encore leurs rentes. Cette dernière circonstance était attribuée par mon agent à ce que beaucoup de baux étaient sur le point d’expirer, et qu’il allait être en mon pouvoir de remplacer les fermiers actuels par des gens mieux disposés. Nous prîmes en conséquence nos mesures pour quitter Paris le plus tôt possible, de manière à nous trouver chez nous vers les derniers jours de mai.

— Si nous avions le temps, me dit mon oncle, un ou deux jours avant notre départ pour le Havre, j’adresserais, certainement une pétition à la législature. Je me sens un grand désir de protester contre les violences qu’on se propose de faire à mes droits d’homme libre dans les nouvelles lois qui sont sur le tapis. Je ne me fais pas à l’idée d’être privé du droit de louer ma ferme pour une durée aussi longue qu’il me convient, ce qui est un des projets de notre réformation de New-York. Dans quelles folies vraiment se précipitent les hommes lorsqu’ils se font exagérés soit en politique, soit en religion, soit même dans les modes ! Voici d’exquis philanthropes qui voient une violation des droits de l’humanité dans le bail trop long d’une ferme, et qui sont en même temps les partisans exclusifs de la liberté illimitée du commerce ! Il y a des journaux libre-échangistes qui regardent comme un grand progrès d’empêcher le propriétaire et le fermier de faire entre eux le marché qui leur convient, et qui se révoltent de ce qu’on ait établi des tarifs pour les fiacres : pour sauver le principe de la liberté du commerce il vaut mieux, selon eux, que les contractants restent exposés à la pluie, à débattre le prix de la course ou de l’heure.

— La puissance du vote, Monsieur ! la puissance du vote !

— Sans doute, la puissance du vote ; il n’y a que cela qui puisse réconcilier ces hommes avec leurs propres inconséquences. Quant à toi, Hughes, il serait bon de te débarrasser de certain ornement à l’église.

— Que voulez-vous dire, mon oncle ?

— Oublies-tu donc que le banc de famille à l’église Saint-André, à Ravensnest, est surmonté d’un baldaquin en bois ? C’est un vieux débris de nos usages coloniaux.

— Ah ! oui, maintenant je m’en souviens, une lourde, et ma foi, bien laide chose, que j’ai toujours considérée comme un ornement de bien mauvais goût.

— Eh bien, cette laide chose a été élevée comme une espèce de dais, et c’était une distinction assez en usage dans la colonie jusque vers la fin du dernier siècle. L’église fut construite aux frais de mon grand-père, le général Littlepage, et de son ami de cœur, le colonel Dirck Follock, tous deux bons whigs et vaillants défenseurs des libertés de leur pays. Ils jugèrent convenable de faire placer cette marque distinctive au-dessus des bancs des Littlepage, et c’est ainsi que le bâtiment fut livré à mon père. Le vieux baldaquin subsiste toujours, et Dunning m’écrit que, parmi les autres griefs articulés contre toi, on se plaint surtout que ton banc soit distingué de ceux des autres membres de la congrégation.

— C’est une distinction que personne assurément ne m’envierait, si l’on savait que j’ai toujours considéré cette lourde machine comme quelque chose d’incommode, et surtout de ridicule. Je l’ai même si peu associée dans mon esprit avec l’idée de distinction personnelle, que j’ai toujours supposé que ce baldaquin avait été élevé pour orner le bâtiment, et placé au-dessus de notre banc comme à un endroit où une pareille excroissance devait exciter le moins d’envie.

— Dans tout cela, à une exception, ton jugement était correct. Il y a quarante ans, une telle chose pouvait se faire, et la majorité des paroissiens n’y eût pas trouvé le puis petit mot à dire. Mais ces jours sont passés ; et tu pourras te convaincre que sur tes propres domaines, et dans toutes les choses créées par ta famille et toi-même, tu auras actuellement moins de droits de toutes sortes, qu’aucun homme autour de toi. Le simple fait de la construction de l’église par ton grand-père, et du don qu’il en a fait à la congrégation, te donne beaucoup moins de chances qu’a tout autre d’avoir une voix consultative dans tout ce qui la concerne.

— Cela est tellement extraordinaire, que je voudrais en savoir la raison.

— La raison se rencontre dans un principe si fortement uni à la nature humaine en général, et à la nature américaine en particulier, que ta question m’étonne. Ce principe, c’est l’envie. Si ton banc appartenait, par exemple, aux Newcome, personne ne ferait attention au dais.

— Cependant les Newcome se rendraient eux-mêmes ridicules en s’asseyant sur un banc qui serait distingué de celui de leurs voisins. L’absurdité du contraste frapperait tout le monde.

— Et c’est précisément parce que cette absurdité n’existe pas en ce qui te concerne, que ta place est enviée. Personne n’envie l’absurdité. Tu m’avoueras toutefois, Hughes, qu’une église et un cimetière sont les derniers endroits où l’on devrait faire étalage des distinctions humaines. Tous les hommes sont égaux devant celui que nous adorons, et tous sont égaux dans la tombe. J’ai toujours été ennemi de toute distinction mondaine dans une congrégation.

— Je conviens avec vous, Monsieur, de l’inconvenance des distinctions dans une église, et je suis par conséquent fort disposé à me débarrasser du baldaquin, car je ne vois pas en quoi il se rapporte avec la question des rentes ou de nos droits légitimes.

— Lorsqu’une cause est mauvaise, on y entasse tous les arguments qui peuvent dérouter la logique. Ainsi, le dais au dessus de ton banc est appelé un signe d’aristocratie, quoiqu’il ne confère aucun pouvoir politique ; on dit qu’il est une patente de noblesse, quoiqu’il n’en donne ni n’en ôte, et on l’a en horreur, et toi avec, simplement parce que tu peux t’asseoir dessous sans être ridicule. Mais en voilà assez sur ce sujet ; nous aurons chez nous à nous en occuper plus que nous ne voudrions. Parmi mes lettres, j’en ai reçu de chacune de mes pupilles.

— Grande nouvelle, assurément, Monsieur, répondis-je en riant. J’espère que la vive miss Henriette Coldbrooke et la douce miss Anne Marston, sont en parfaite santé.

— Toutes deux vont bien, et toutes deux écrivent à ravir. Il faut vraiment que tu voies la lettre d’Henriette, car je trouve qu’elle lui fait honneur. Je cours la chercher, dans ma chambre.

Je dois actuellement initier le lecteur à un secret qui a quelque connexité avec ce qui doit suivre. Avant mon départ d’Amérique, on m’avait vivement relancé pour m’engager à épouser l’une ou l’autre parmi trois demoiselles, savoir : Henriette Coldbrooke, Anne Marston, et Opportunité Newcome. Les avances en ce qui concernait les deux premières avaient été faites par mon oncle Ro, qui, comme tuteur, avait un intérêt naturel à ce qu’elles fussent convenablement pourvues ; quant à mademoiselle Opportunité Newcome, les avances venaient d’elle-même. Les choses étant ainsi, il est bon que je fasse connaître ces demoiselles.

Mademoiselle Henriette Coldbrooke était la fille d’un Anglais de bonne famille et de quelque fortune, qui avait émigré en Amérique, sous l’influence de théories politiques qui le portaient à croire que ce pays était la terre promise. Je me le rappelle comme un veuf assez maussade, qui compromettait sa fortune en placements aventureux, et qui était devenu tellement anglais dans ses goûts et ses regrets que la terre promise s’était changée pour lui en terre de perdition. Il mourut, cependant, assez à temps pour laisser à sa fille unique une belle propriété, qui fructifia grandement sous l’excellente direction de mon oncle, et donnait un produit annuel net de huit mille dollars. Cette fortune faisait de miss Henriette un parti fort désirable mais ayant dans ma grand’mère une prudente amie, elle n’avait pas encore épousé un mendiant. Je savais que mon oncle Ro, avec toute la discrétion toutefois qui le caractérise, lui avait, dans ses lettres, fait certaines insinuations sur moi ; et ma bonne grand’mère m’avait, dans sa correspondance, fait soupçonner que ces insinuations avaient éveillé dans le sein de la jeune personne un intérêt que je considérais comme une simple marque de curiosité.

Mademoiselle Anne Marston était aussi une héritière, mais sur une moindre échelle. Elle avait un revenu d’environ trois mille dollars, et un petit capital de seize mille, produit des économies annuelles. Elle n’était pas, cependant, enfant unique, mais avait deux frères dont chacun avait reçu une fortune égale à celle de la sœur, et dont chacun, ainsi que cela n’est pas rare chez les héritiers des négociants de New-York, était en bon train de dissiper dans les plaisirs sa part d’héritage. Quant à miss Anna, sa mère l’élevait avec un soin intelligent, et tout le monde me représentait ta jeune personne comme jolie, spirituelle et sage.

Mademoiselle Opportunité Newcome était une belle de Ravensnest, village situé sur ma propriété ; elle avait une beauté rustique, une éducation, des goûts et des manières rustiques. Comme Ravensnest n’était pas particulièrement avancé en civilisation, ou, pour me servir du langage ordinaire dans le pays, « un endroit aristocratique » je ne m’appesantirai pas sur les mérites de mademoiselle Opportunité, qui pouvaient figurer assez passablement à Ravensnest, mais pourraient bien ne pas paraître aussi brillants dans mon manuscrit.

Opportunité était fille d’Ovide, qui est fils de Jason, de la maison de Newcome. En me servant du terme « maison » je le fais à dessein car la famille avait de père en fils conservé la même résidence sur une terre à long bail, dont la nue propriété m’appartenait, et l’habitation avait été associée au nom de Newcome de temps immémorial, c’est-à-dire depuis environ quatre-vingts ans. Pendant toute cette époque, les Newcome avaient été les tenanciers du moulin, de la taverne, des magasins et de la ferme qui était la plus voisine du village de Ravensnest et il n’est pas superflu, pour la morale de mon récit, d’ajouter que durant tout ce temps et pendant plus longtemps, nous en avons été, mes ancêtres et moi, les propriétaires. Je prie le lecteur de ne pas oublier cette dernière circonstance, car il aura bientôt occasion de voir que certaines personnes étaient fortement disposées à l’oublier.

Ainsi que je l’ai dit, Opportunité était la fille d’Ovide. Il y avait aussi un frère, nommé Sénèque ou Seneky, comme il le prononçait habituellement lui-même, fils d’Ovide, le fils de Jason, le premier du nom à Ravensnest. Ce Sénèque était un homme de loi en vertu d’un diplôme accordé par les juges de la cour suprême et par ceux de la cour des plaids communs, pour exercer dans le comté de Washington. Comme il y avait eu entre les Newcome et nous une sorte de familiarité héréditaire, depuis trois générations, à commencer par Jason, en finissant par Sénèque, et comme, le dernier appartenait au barreau, je m’étais assez souvent trouvé dans la société du frère et de la sœur. La dernière surtout aimait à fréquenter le Nest, appellation familière de notre maison, dont le vrai nom est Ravensnest, d’où était dérivé celui du village. Comme Opportunité témoignait beaucoup d’affection à ma chère grand’mère et aussi à ma jeune sœur, qui habituellement passait avec moi quelques semaines pendant les vacances, j’eus plus d’une occasion de subir l’influence de ses charmes, et, je dois le dire, ces occasions, Opportunité ne manquait pas de les mettre à profit. Je me suis laissé dire aussi que la mère, qui portait le même nom qu’elle, avait usé du même stratagème pour enseigner à Ovide l’art d’aimer, et qu’elle avait réussi. Il y avait une très-légère différence entre mon âge et celui de la jeune personne ; mais comme j’avais traversé sans encombre l’épreuve du feu à l’âge fragile de vingt ans, il n’y avait pas grand danger à en braver les risques, maintenant que j’avais cinq ans de plus. Revenons actuellement à mon oncle et à la lettre de mademoiselle Henriette Coldbrooke.

— La voici, Hughes, s’écria gaiement mon tuteur ; et une jolie lettre, ma foi ! Je voudrais pouvoir te la lire tout entière ; mais les deux pupilles m’ont fait promettre de ne jamais montrer leurs lettres à qui que ce soit, ce qui veut dire à toi, avant qu’elles fussent capables de m’écrire autre chose que des lieux communs. Mais je trouve que leur correspondance vaut la peine qu’on s’y arrête, et je crois pouvoir t’en lire un extrait.

— Il vaudrait mieux vous en abstenir, Monsieur ; c’est une sorte de trahison dont je ne serais pas volontiers complice. Si mademoiselle Coldbrooke ne se soucie pas que je lise ce qu’elle écrit, elle ne se soucierait pas davantage que vous me le lisiez.

Mon oncle me regarda d’un air qui semblait accuser mon insouciance. Cependant il tenait toujours la lettre ouverte, la parcourant des yeux, laissant échapper tantôt un sourire, tantôt une exclamation de joie, comme pour exciter ma curiosité : « Fameux ! s’écriait-il, très-bien ; charmante, fille ! » Je restai impassible, et mon oncle dut faire taire son enthousiasme et serrer ses lettres.

— Eh bien ! reprit-il, après un moment de réflexion mêlée d’étonnement, ces demoiselles seront joyeuses de nous revoir. Dans ma dernière lettre à ma mère, je les avais prévenues que nous ne serions pas de retour avant le mois d’octobre, et maintenant je vois que ce sera au moins aussitôt que juin.

— Ma sœur Patt sera enchantée, je n’en doute pas. Quant aux deux autres demoiselles, elles ont tant d’amis et de connaissances qui les occupent, que je ne pense pas qu’elles prennent grand intérêt à nos démarches.

— Alors tu ne leur rends pas justice ; leurs lettres le prouvent. Elles nous portent toutes deux le plus vif intérêt, et parlent de mon retour avec des expressions d’espérance et de joie.

Ma réponse fut, je l’avoue, quelque peu impertinente ; mais la vérité historique veut que je la rapporte.

— Je le pense bien, Monsieur, répliquai-je ; quelle est la jeune personne qui n’attend pas avec espérance et joie le retour d’un ami qui est possesseur d’une belle fortune ?

— Eh bien ! Hughes, tu ne mérites aucune de ces deux demoiselles et si cela dépend de moi, tu n’auras ni l’une ni l’autre.

— Merci, Monsieur !

— Ceci est plus que ridicule ; c’est impertinent. Je pense, au surplus, qu’aucune des deux ne voudrait de toi, quand même tu t’offrirais demain.

— J’aime à le croire pour elles. Ce serait un singulier témoignage contre celle qui accepterait un homme qu’elle connaît à peine, et qu’elle n’a pas vu depuis l’âge de quinze ans.

Mon oncle Ro se mit à rire ; mais je pus voir qu’il était singulièrement contrarié, et comme je l’aimais de tout mon cœur, je changeai de sujet, et je parlai gaiement de notre prochain départ.

— Dis donc, Hughes, s’écria mon oncle, qui avait dans certaines choses quelque chose de juvénile, par la raison, je suppose, qu’il était un vieux garçon, j’ai envie de nous faire inscrire à bord sous de faux noms. Ni Jacob, ni ton domestique ne nous trahiront : d’ailleurs, nous pouvons les renvoyer par la voie de l’Angleterre. Chacun de nous a du bagage à Londres ; ils s’en chargeront et partiront par Liverpool. N’est-ce pas une bonne idée ?

— Excellente, mon oncle, c’est une chose arrangée.

Effectivement, deux jours après, nos domestiques, Jacob le nègre et Hubert le Germain, étaient en route pour l’Angleterre. Mon oncle laissa son appartement libre ; car il assurait que je serais bien aise d’y amener ma future femme pendant un hiver, et nous partîmes pour le Havre dans une espèce d’incognito. Il y avait peu de danger d’être reconnus à bord ; car nous nous étions d’avance assurés qu’aucune de nos connaissances ne se trouvait parmi les passagers. Il y avait une grande ressemblance en famille entre mon oncle et moi, et nous passâmes pour le père et le fils, M. Davidson senior et M. Davidson jeune, de Maryland.

Notre passage ne fut marqué par aucun incident digne d’être raconté. Nous eûmes les alternatives habituelles de beau et de mauvais temps, et la dose habituelle d’ennui. Ce fut cette dernière circonstance peut-être qui fit naître dans le cerveau de mon oncle un nouveau projet qu’il est nécessaire de révéler.

En parcourant de nouveau ses lettres et les journaux, il était arrivé à en conclure que le mouvement anti-rentiste avait plus de gravité encore qu’il ne l’avait d’abord supposé. Un passager de New-York nous avait en outre appris que l’association des tenanciers avait des ramifications bien plus étendues que ne le disait notre correspondance : il paraissait décidément dangereux pour les propriétaires de se montrer sur leurs domaines ; l’outrage, les injures personnelles et même la mort, pouvaient, dans beaucoup de cas, être la conséquence de toute témérité. Il était certain que tout marchait vers une crise qui menaçait d’être sanglante.

Mon oncle Roger et moi, après avoir mûrement réfléchi, nous arrêtâmes un plan qui devait concilier nos intérêts avec la prudence requise. Comme notre décision devait avoir des conséquentes graves pour mon avenir, je vais raconter brièvement les raisons qui nous portèrent à l’adopter.

Il était de la dernière importance pour nous de visiter Ravensnest en personnes mais il pouvait être périlleux de le faire ouvertement. Notre maison était située au centre même du domaine, et dans l’incertitude où nous étions sur les dispositions des tenanciers, il devenait téméraire de faire connaître notre présence et les circonstances favorisaient notre secret. Nous ne devions arriver que vers l’automne, et cela nous donnait la facilité d’atteindre notre propriété sans être aperçus. Nos arrangements étaient donc très-simples et seront bientôt connus dans le cours de notre récit.

Notre traversée fut passablement prompte, n’ayant pris que vingt-neuf jours d’un continent à l’autre. Ce fut dans une jolie soirée de mai que nous aperçûmes les hauteurs de Navesink ; et une heure plus tard nous étions en vue des blanches voiles des caboteurs rassemblés dans le voisinage de la pointe de terre appelée Sandy-Hook. Bientôt après, les phares semblèrent graduellement sortir de l’eau, et le rivage entier de New-Jersey se dégagea des brouillards, jusqu’à ce que nous fûmes assez près pour être accostés par un pilote. Mon oncle Ro fit aussitôt son marché pour être conduit jusqu’à la ville.

Nous prîmes terre au pied de la batterie au moment où les horloges de New-York sonnaient huit heures. Un officier de douanes avait examiné nos sacs de nuit, et nous avions laissé nos gros effets sur le bâtiment, en priant le capitaine de les surveiller. Chacun de nous avait une maison dans la ville mais ni l’un ni l’autre nous ne voulions nous y présenter. La mienne était surtout réservée comme résidence d’hiver pour ma sœur et une tante qui se chargeait d’elle durant la saison tandis que celle de mon oncle était consacrée à sa mère. À cette époque, nous étions portés à croire qu’aucune des deux n’était occupée, si ce n’est par un ou deux domestiques ; et il nous était nécessaire aussi d’éviter ceux-ci. Mais Jack Dunning, ainsi que l’appelait toujours mon oncle, était plutôt un ami qu’un agent, et il avait dans Chamber-Street un établissement de garçon qui devait faire précisément notre affaire. Ce fut là que nous nous dirigeâmes, en prenant le chemin par Greenwich-Street, de peur de rencontrer dans la rue principale quelques personnes qui nous eussent reconnus.