Ravensnest/Chapitre 28

Ravensnest ou les Peaux-Rouges
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 27p. 323-332).

CHAPITRE XXVIII.


Espère que tes souffrances te seront, par le Grand Esprit, mises en compte, et vengées lorsque tu ne seras plus. Pleure que personne ne te soit laissé pour héritier de ton nom, de ta renommée, de tes passions de ton trône.
Habit Rouge.


Il était assez étrange que le vieux nègre fût le premier d’entre nous à découvrir l’approche des Indgiens : cette circonstance était probablement due ce que tous les autres regards étaient fixés sur l’orateur, tandis que ses yeux, au contraire, ne s’attachaient sur rien. Quoi qu’il en soit, les Indgiens s’avançaient en force au nombre d’environ deux cents : ils venaient par le grand chemin à un pas modéré, nous laissant ainsi le loisir de prendre position si nous le jugions nécessaire. Mon oncle fut d’avis qu’il serait imprudent à nous de rester sur la pelouse exposés à une si grande supériorité de forces, et il prit ses mesures en conséquence. En premier lieu, les femmes, maîtresses et servantes, furent priées de se retirer dans la maison. Les dernières, avec John à leur tête, reçurent ordre de barricader tous les volets des fenêtres basses, et de fermer solidement la barrière et les deux portes extérieures. Ces précautions furent promptement prises, et l’on n’aurait pu sans risque livrer un assaut à notre forteresse.

En même temps nous engageâmes Susquesus et Jaaf à changer de position, et à se transporter sous le portique. Ce qui fut promptement fait ; et les deux vieillards étaient tranquillement remis dans leurs sièges avant qu’un seul des Peaux-Rouges eût fait un mouvement. Ils se tenaient là tous immobiles comme des statues, si ce n’est que Cœur-de-Pierre semblait reconnaître des yeux le taillis qui bordait le ravin, et qui formait, ainsi que nous l’avons dit, un couvert épais d’une étendue assez considérable.

— Désirez-vous que les Peaux-Rouges entrent dans la maison, colonel ? dit l’interprète avec calme ; si cela est, il est temps de parler, autrement ils seront bientôt dispersés sous ce couvert comme une volée de pigeons. Alors il y aurait certainement un combat, car il n’y a pas à plaisanter avec ces hommes ni à faire des grimaces ; ainsi il vaut mieux parler à temps.

Mon oncle profita aussitôt de l’avis, et pria les chefs de suivre l’intègre Onondago. Ce mouvement se fit avec le calme le plus régulier ; et, ce qui nous surprit surtout, c’est que pas un des chefs ne parut faire la moindre attention aux ennemis qui s’avançaient, ou au moins à ceux qu’ils devaient considérer comme tels. Nous attribuâmes cette réserve extraordinaire à leur force de caractère, et au désir de conserver en présence de Susquesus une tenue pleine de dignité.

Les Indgiens se présentaient sur la pelouse au moment où nos dispositions étaient terminées. John était venu nous annoncer que toutes les fenêtres et les portes étaient fortement barricadées ; il nous apprit aussi que les jardiniers journaliers et palefreniers, au nombre de cinq ou six, étaient dans le petit passage, bien armés ; on y avait aussi déposé des fusils pour nous. Enfin, les préparatifs qui avaient été faits par ma grand’mère immédiatement après son arrivée, se trouvaient maintenant d’une grande utilité, et nous mettaient en mesure de faire une formidable résistance, surtout avec l’aide des hommes rouges des prairies.

Nos arrangements étaient très-simples. Les dames étaient assises près de la grande porte, afin de pouvoir se mettre les premières à couvert, en cas de nécessité ; près de ce groupe étaient sur leurs sièges Susquesus et Jaaf, et les hommes de l’occident occupaient l’extrémité opposée du portique ; Mille-Langues se tenait entre les deux divisions de notre compagnie, prêt à servir d’interprète à l’une ou à l’autre tandis que mon oncle et moi, avec deux ou trois des autres domestiques, nous prîmes position derrière nos vieux amis Sénèque et son complice étaient au milieu des chefs. Au moment même où les Indgiens couvraient la pelouse, nous entendîmes le galop d’un cheval, et tous les yeux se tournèrent vers l’endroit d’où partait le son : c’était du côté du ravin, et il semblait que quelqu’un s’approchait à travers le vallon. Je ne me trompais pas ; car bientôt Opportunité, à cheval, se présenta à nos regards. Elle arrêta sa monture sous l’arbre, en descendit d’un seul bond, et, attachant la bride de l’animal à une branche, s’avança rapidement vers la maison. Ma sœur Patt descendit les marches du portique pour recevoir cette visite inattendue, et je me trouvai immédiatement derrière elle pour faire mon salut ; mais les manières d’Opportunité étaient brusques et loin d’être composées. Elle jeta un coup d’œil autour d’elle, reconnut la position de son frère, et me prenant le bras, m’entraîna sans cérémonie dans la bibliothèque car, pour rendre justice à cette jeune personne, elle était d’une grande énergie quand il s’agissait de quelque chose de sérieux. Rien ne sembla la détourner de l’objet qu’elle avait en vue, si ce n’est qu’elle s’arrêta un instant en passant devant ma grand’mère pour lui offrir ses hommages.

— Au nom du ciel, me dit-elle en m’adressant un regard moitié tendre, moitié hostile, que prétendez-vous faire de Sen ? Vous êtes sur un volcan, monsieur Hughes, sans vous en douter.

Opportunité confondait l’effet avec la cause ; mais c’était peu important dans une occasion aussi intéressante ; elle était très-sérieuse, et j’avais appris par expérience que ses conseils et ses renseignements pouvaient nous être d’une grande utilité.

— À quel danger particulier faites-vous allusion ma chère Opportunité ?

— Ah ! Hughes, si les choses étaient aujourd’hui ce qu’elles étaient autrefois, combien nous pourrions être heureux ensemble à Ravensnest ? Mais ce n’est pas le moment de parler de ces choses… Ne voyez-vous pas les Indgiens ?

— Parfaitement ; et ils voient probablement aussi mes Indiens.

— Oh ! ils ne les craignent guère, maintenant. D’abord, lorsqu’ils croyaient que vous aviez loué une bande d’hommes désespérés pour scalper les gens, il y a eu quelque mécompte ; mais on sait toute leur histoire, et personne ne les redoute. S’il y a des crânes dépouillés, ce seront les leurs. Tout le pays est debout, et le bruit court que vous avez amené avec vous une troupe de sanguinaires sauvages des prairies pour couper la gorge aux femmes et aux enfants, et pour chasser les tenanciers, afin de rentrer dans vos fermes même avant l’expiration des baux. Quelques personnes ajoutent que les sauvages ont la liste de ceux sur les têtes desquels reposent les baux, et qu’ils doivent avant tout massacrer ceux-là. Vous êtes sur un volcan, monsieur Hughes, vous êtes sur un volcan.

— Ma chère Opportunité, répondis-je en riant, je vous suis infiniment obligé de l’intérêt que vous me portez, et j’avoue franchement que vous m’avez samedi soir rendu un service signalé ; mais je dois aujourd’hui penser que veux exagérez le danger, que vous donnez au tableau de trop sombres couleurs.

— Nullement ; je vous le déclare, vous êtes sur un volcan, et, comme votre amie, je suis venue ici pour vous en avertir, pendant qu’il en est temps encore.

— Pour l’éviter, je suppose. Mais comment ces méchants bruits sur mes projets sanguinaires peuvent-ils obtenir quelque crédit, puisque vous avouez vous-même qu’on sait toute l’histoire de ces Indiens de l’ouest, et que la crainte qu’on en avait est tout à fait dissipée ? Il y a là une contradiction.

— Oh ! vous savez ce qui se passe dans les temps d’anti-rentisme. Quand il faut de l’agitation, les gens ne s’attachent pas exactement aux faits, mais font courir des bruits et répètent des bruits, selon qu’ils le jugent convenable.

— C’est vrai ; je comprends cela, et je n’ai aucune difficulté de vous croire à présent. Mais êtes-vous venue ici ce matin simplement pour me faire connaître le danger qui me menace ?

— Je crois que je suis toujours trop prête à venir dans cette maison. Mais chacun a sa faiblesse et je suppose que je ne fais pas exception, répliqua Opportunité en me lançant un regard tendre. Mais Hughes, je vous appelle Hughes, monsieur Littlepage, car pour moi vous ressemblez plus à Hughes qu’à cet aristocrate dur et orgueilleux pour lequel on veut vous faire passer ; mais je ne vous aurais jamais rien dit l’autre soir, si j’avais supposé que cela devait amener Sénèque dans cette cruelle position.

— Je comprends combien vos inquiétudes doivent être graves en ce qui concerne votre frère, Opportunité, et votre bienveillant service ne sera pas oublié quand il s’agira de lui.

— Si cela est, pourquoi, ne permettriez-vous pas aux Indgiens de le retirer des mains de vos vrais sauvages, reprit-elle d’un air caressant. Je prends l’engagement pour lui qu’il s’en ira, qu’il restera éloigné plusieurs mois, si vous l’exigez ; quand tout sera oublié, il reviendra.

— La délivrance de votre frère est-elle donc l’objet de la visite de ces Indgiens ?

— En partie : ils tiennent à l’avoir. Il a tous les secrets des anti-rentistes, et ils ont peur pour eux, tant qu’il sera entre vos mains. S’il était un peu effrayé, et qu’il fît connaître seulement un quart de ce qu’il sait, il n’y aurait aucune paix dans la contrée d’ici à un an.

Avant que j’eusse le temps de faire une réponse, je fus appelé sous le portique, les Indgiens s’étant avancés si près que mon oncle jugea ma présence nécessaire. Je fus obligé de quitter Opportunité, qui ne crut pas devoir se montrer, quoique sa visite à la maison pour intercéder en faveur de son frère ne dût causer ni surprise ni ressentiment.

Quand j’atteignis le portique, les Indgiens s’étaient approchés jusqu’à l’arbre où nous avions d’abord été postés, et là ils avaient fait halte. Derrière eux était M. Warren s’avançant rapidement vers nous, en ligne droite, sans se préoccuper de ceux qu’il savait lui être hostiles, et ne s’attachant qu’à gagner la maison avant qu’ils en eussent fermé les issues. Cette circonstance donna lieu à un incident d’un touchant intérêt, et que je ne puis m’empêcher de raconter, quoique cela puisse interrompre le récit d’événements que d’autres considéreraient peut-être comme plus importants. M. Warren ne passa pas directement à travers la foule des rebelles, car c’est le nom qu’ils méritaient, mais il fit un détour pour empêcher une collision qui était inutile. Cependant lorsqu’il fut à moitié chemin entre l’arbre et le portique, les Indgiens poussèrent des cris discordants, et plusieurs d’entre eux s’élancèrent comme pour le devancer et l’arrêter. Au moment même où nous nous levions tous involontairement sous l’impulsion d’un intérêt commun en faveur du bon recteur, Mary se précipita en avant, fut à côté de son père et l’enveloppa de ses bras, par un mouvement si rapide, qu’elle paraissait avoir volé. S’attachant à lui, elle semblait vouloir l’entraîner vers nous. Mais M. Warren prit un parti plus sage que celui de la fuite. Certain de n’avoir rien dit ou fait qui fût hors du cercle de ses devoirs, il s’arrêta et fit face à ceux qui le poursuivaient. L’action de Mary Warren avait déjà imposé à ces hommes égarés, et l’aspect calme et digne du ministre acheva son triomphe. Les meneurs des Indgiens s’arrêtèrent, conférèrent ensemble, et tous rejoignirent bientôt le corps principal dont ils s’étaient détachés, laissant M. Warren et sa charmante fille nous rejoindre tranquillement.

Au moment où Mary Warren avait quitté le portique pour remplir sa pieuse mission, poussé par un mouvement irrésistible je m’étais élancé pour la suivre. Mais mon oncle m’avait saisi par les basques de mon habit, et la main plus délicate de ma grand’mère avait produit encore un plus grand effet. Tous deux me firent des représentations, et avec une raison si évidente, que je compris bientôt la folie de ma démarche. Si j’étais tombé entre les mains des anti-rentistes, leur triomphe eût été momentanément complet.

M. Warren monta les marches du portique d’un pas aussi assuré et d’un air aussi tranquille que s’il entrait dans son église. Le bon vieillard avait si bien maîtrisé ses impressions, et était tellement accoutumé à se considérer comme spécialement protégé, ou comme prêt à tout souffrir pour l’accomplissement de ses devoirs, que la crainte lui était inconnue. Quant à Mary, jamais elle ne parut si belle que lorsqu’elle montait les marches, s’attachant encore avec confiance et tendresse au bras de son père.

Patt s’élança pour embrasser son amie avec une vive tendresse et ma vénérable grand’mère la baisa sur les deux joues, tandis que les deux autres demoiselles lui témoignaient leur sympathie. Mon oncle Ro lui-même poussa la galanterie jusqu’à lui embrasser la main, tandis que le pauvre Mughes était obligé de se tenir en arrière et de se contenter de témoigner son admiration par ses regards. J’obtins cependant d’elle un coup d’œil rempli de consolation, puisqu’il m’indiquait que ma réserve était appréciée.

Pendant cette singulière scène, les hommes de la prairie parurent seuls sans émotion. À peine un d’entre eux avait-il détourné les yeux de dessus Susquesus, bien qu’ils dussent tous s’apercevoir qu’il se passait près d’eux quelque événement intéressant, et que tous certainement comprissent que leurs ennemis étaient tout près. L’apathie des chefs semblait s’étendre à l’interprète, qui allumait froidement sa pipe au moment même où se passait l’épisode de M. Warren, sans que rien l’interrompît dans cette occupation, ni les clameurs des Indgiens, ni le trouble qui régnait parmi nous. Les Indgiens ne paraissant pas encore disposés à s’approcher davantage, nous eûmes le loisir de conférer entre nous. M. Warren nous dit qu’ayant vu les hommes déguisés passer devant le presbytère, il les avait suivis, afin d’agir comme médiateur entre nous et eux.

— La destruction du dais devait vous avoir averti que les choses en étaient venues à l’extrême, observa ma grand’mère.

Mais M. Warren n’avait pas entendu parler de cette affaire, tant elle avait été conduite avec mystère. Il en exprima vivement sa surprise ; toutefois ses regrets me parurent assez froids. Il n’était pas homme à tolérer l’illégalité et la violence, et moins encore le vice particulier aux Américains, l’envie ; mais, d’un autre côté, il n’était pas homme à regarder avec faveur de vaines distinctions, surtout lorsqu’elles étaient établies dans la maison du Seigneur. Il ne se passa qu’un très-court intervalle pendant lequel les Indgiens demeurèrent en repos. Il devint bientôt évident qu’ils ne voulaient pas rester tranquilles spectateurs de ce qui se passait sous le portique, mais que leur intention était d’agir de manière ou d’autre. Se formant en une ligne qui rappelait bien plutôt la milice de notre grande république que la régularité sévère des guerriers de l’ouest, ils s’avancèrent en battant des pieds, comme s’ils voulaient nous épouvanter par le bruit de leur marche. Nos arrangements furent bientôt faits, et chacun se disposa de son mieux. Les dames, dirigées par ma grand’mère, conservèrent leurs siéges près de la porte ; les hommes de la maison étaient debout et immobiles, et pas un Indien ne bougeait. Quant à Susquesus il avait trop vécu pour se laisser aller aux surprises et aux émotions, et les hommes de la prairie semblaient diriger toute leur conduite sur la sienne. Tant qu’il demeura immobile, ils paraissaient disposés à l’être comme lui.

La distance entre l’arbre et le portique n’avait pas plus de cent pas, et il ne fallait pas grand temps pour la franchir. Je remarquai cependant que, contrairement aux lois de l’attraction, plus les Indgiens s’approchaient du but, plus leur mouvement se ralentissait. Leur ligne avait aussi perdu sa forme, décrivant alors plusieurs courbes, quoique le piétinement devînt plus bruyant, comme s’ils voulaient se donner du courage en faisant du bruit. Quand ils furent à environ cinquante pas, ils cessèrent d’avancer, se bornant à piétiner avec fracas dans l’espoir de nous faire fuir. Je pensai que le moment était favorable pour accomplir, ainsi que nous en étions convenus mon oncle et moi, une démarche qui appartenait au propriétaire de la terre ainsi envahie par ces hommes sans principes. M’avançant sur le front du portique, je demandai par un signe un moment d’attention. Le piétinement cessa aussitôt, et il se fit un profond silence.

— Vous me connaissez tous, dis-je avec calme et aussi avec fermeté, et vous savez par conséquent que je suis le propriétaire de cette maison et de ces terres. Comme tel, j’ordonne à tous et à chacun de vous de quitter cet endroit, et de vous retirer sur la grande route ou sur la propriété d’une autre personne. Tout individu qui restera après cet avertissement sera considéré comme un perturbateur de la paix publique, et en subira les conséquences aux yeux de la loi.

J’articulai ces paroles assez haut et assez distinctement pour être entendu de tous, et je ne puis prétendre avoir obtenu un grand succès. Les masques de calicot se tournèrent l’un vers l’autre, et il y eut une apparence de commotion ; mais les meneurs ranimèrent la multitude, la toute-puissante multitude, en cette occasion comme en beaucoup d’autres. La souveraineté de la masse est une excellente chose en principe, et une fois par hasard en pratique. Dans un certain sens elle fait du bien en mettant un frein à une foule d’abus les plus odieux et les plus intolérables ; mais pour les pratiques quotidiennes de la politique, leurs majestés impériales les souverains de l’Amérique, dont je fais partie, ont aussi peu de part aux mesures qu’ils semblent demander et soutenir que le nabab d’Oude.

Il en fut ainsi de la décision de la foule armée et déguisée dans l’occasion actuelle. Il lui fallut consulter ses chefs pour savoir ce qu’elle avait à faire, et alors il fut résolu qu’on ne répondrait à mon avertissement que par des clameurs de mépris. Le cri fut passablement général et eut un bon effet, celui de persuader aux Indgiens qu’ils avaient clairement démontré leur mépris pour mon autorité, ce qu’ils considéraient comme une victoire suffisante pour le moment ; néanmoins la démonstration ne s’arrêta pas là, il s’ensuivit un court dialogue qu’il n’est pas sans intérêt de rapporter.

— Roi Littlepage, cria l’un des masques, qu’est devenu votre trône ? La maison de réunion de Saint-André a perdu le trône de son monarque !

— Ses porcs sont devenus maintenant de grands aristocrates, bientôt ils voudront devenir des patrons.

— Hughes Littlepage, sois un homme, descends au niveau de tes concitoyens, et ne te crois pas meilleur que les autres ; tu n’es, après tout, que de la chair et du sang.

— Pourquoi ne nous invites-tu pas à dîner avec toi aussi bien que le prêtre Warren ? je puis manger aussi bien et autant qu’aucun homme du comté.

— Oui, et il peut boire aussi, Hughes Littlepage ; ainsi prépare tes meilleurs liquides pour le jour où il sera invité.

Tout cela passait pour de l’esprit parmi les Indgiens, et parmi cette portion des vertueux et honnêtes travailleurs qui non-seulement les mettaient sur pied, mais encore en cette occasion leur tenaient compagnie ; car il fut démontré depuis que la moitié de la bande se composait des tenanciers de Ravensnest. Je tâchai de conserver mon sang-froid, et je réussis, assez bien, considérant les provocations qui m’étaient faites. Des arguments avec de tels hommes étaient inutiles, et connaissant leur nombre et leur supériorité physique, ils ne tenaient guère compte de mes droits légaux. Cependant ne voulant pas être battu sur le pas de ma porte, je résolus de dire encore quelque chose avant de reprendre ma place. Des hommes comme ceux qui étaient devant moi ne peuvent jamais comprendre que le silence est un signe de mépris, et je pensai qu’il valait mieux faire quelque réponse aux apostrophes que j’ai rapportées, et à vingt autres de même calibre. Sur un signe que je fis, j’obtins encore le silence.

— Je vous ai ordonné, repris-je, en ma qualité de propriétaire, d’évacuer cette pelouse, et en restant vous violez la loi. Quant à ce que vous avez fait relativement au dais, je vous en remercierais si ce n’était pas un acte de violence ; car mon intention était de l’enlever aussitôt que vous auriez fait taire vos menaces. Je suis aussi opposé qu’aucun de vous à toutes distinctions dans la maison de Dieu, et je ne les demande ni pour moi ni pour aucun des miens. Je ne demande rien que d’avoir des droits égaux à ceux de mes concitoyens ; je demande que ma propriété soit autant protégée que les leurs, mais pas davantage. Je ne conçois pas néanmoins qu’aucun de vous ait le droit de partager mes biens, pas plus que je n’ai le droit de partager les siens ; que vous puissiez plus justement réclamer une portion de mes terres que moi une portion de vos récoltes et de vos troupeaux ; c’est une règle bien simple qui n’a pas deux poids et deux mesures.

— Vous êtes un aristocrate, s’écria un des Indgiens, ou bien vous laisseriez d’autres hommes posséder autant de terres que vous en avez vous-mêmes. Vous êtes un patron, et tous les patrons sont des aristocrates et des hommes haïssables.

— Un aristocrate, répondis-je, est un homme qui, parmi le petit nombre, possède le pouvoir politique ; la plus haute naissance, la plus grande fortune, l’association la plus exclusive, ne ferait pas un aristocrate si l’on n’y ajoute un pouvoir politique privilégié. Dans notre pays il n’y a pas de pouvoir privilégié, par conséquent il n’y a pas d’aristocrates. Il existe cependant une fausse aristocratie que vous ne reconnaissez pas, simplement parce qu’elle n’est pas dans la main de gens comme il faut. Les démagogues et les journalistes forment vos classes privilégiées, et conséquemment vos aristocrates ; il n’y en a pas d’autres. Quant aux aristocrates propriétaires, écoutez une histoire véritable qui vous montrera combien ils méritent le reproche d’aristocratie. Il y avait un propriétaire dans cet État, un homme de grande fortune, qui s’était rendu responsable des dettes d’un autre pour une somme considérable. Au moment où ses rentes ne pouvaient être touchées, grâce à votre intervention et à la faiblesse de ceux qui doivent protéger la loi, le shérif se présenta dans sa maison et en vendit tout le mobilier afin d’exécuter une saisie contre lui. Voilà l’aristocratie américaine, et, je suis fâché de le dire, la justice américaine, telle qu’elle est administrée parmi nous.

Je vis que ma narration produisait un certain effet. Chaque fois que j’ai fait entendre cette évidente vérité, elle a confondu le plus intrépide démagogue, et réveillé momentanément dans son cœur quelques-uns des principes que Dieu avait originairement placés. L’aristocratie américaine, en vérité ! heureux le gentleman qui peut obtenir une maigre et boiteuse justice !