Ravensnest/Chapitre 19

Ravensnest ou les Peaux-Rouges
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 27p. 216-227).

CHAPITRE XIX.


Avec un regard comme celui du patient Job dévoré de maux, avec des mouvements gracieux comme ceux de l’oiseau dans l’air, tu es, il faut le dire, le plus dangereux démon qui ait jamais serré de ses doigts crochus les cheveux d’un captif.
Habit rouge.


Parmi les habitudes les plus condamnables que nous ayons empruntées à l’Angleterre, est cette coutume pour les hommes de rester à table après que les dames se sont levées. Et cependant nous sommes tellement imitateurs, tellement accoutumés à suivre les modes bonnes ou mauvaises de ceux que nous avons expulsés, que si cette habitude barbare était abandonnée en Angleterre, je ne doute pas qu’elle ne fût proscrite quelques mois après chez nous. Mon oncle, néanmoins, avait déjà tenté dans le cercle de nos connaissances de retenir les dames à table et de les suivre lorsqu’elles se levaient. Mais il est difficile de marcher contre le vent. Des hommes qui s’imaginent que c’est de bonne compagnie de se réunir pour boire du vin, pour goûter du vin, pour parler de vin et de se surpasser l’un l’autre dans la qualité et la quantité des vins offerts aux convives, ne renoncent pas facilement à de telles coutumes. Je ne connais pourtant rien de plus révoltant que de voir une vingtaine de figures graves rangées autour d’une table pour goûter du vin du Rhin, tandis que les joues de leur hôte sont enflées comme celles de Borée, à force de jouer le rôle d’un siphon.

Quand ma grand’mère se leva avec ses quatre brillantes compagnes, et dit selon l’habitude de la vieille école : « Eh bien, Messieurs, je vous laisse à vos bouteilles ; mais vous vous souviendrez que vous serez les bienvenus dans le salon », mon oncle lui prit la main et insista pour qu’elle nous tînt compagnie. Il y avait quelque chose de très-touchant dans les rapports affectueux qui existaient entre mon oncle Ro et sa mère. Vieux garçon tandis qu’elle était veuve, ils étaient particulièrement attachés l’un à l’autre ; et souvent je l’ai vu, quand nous étions seuls, aller vers elle, la frapper légèrement sur les joues, et l’embrasser comme il eût fait à une sœur chérie. À son tour, j’ai vu ma grand’mère s’approcher de son Roger, embrasser son front chauve d’une manière qui témoignait qu’elle se souvenait avec charme du temps où elle le portait enfant dans ses bras. En cette occasion, elle céda à sa demande, reprit son siège, imitée par les demoiselles. La conversation alors reprit naturellement sur l’état de la contrée.

— Je suis grandement étonnée, dit ma grand’mère, que les hommes en place parmi nous aient borné leurs remarques et leurs mesures aux faits qui concernent les domaines des Rensselaer et des Livingston, quand les mêmes difficultés existent parmi tant d’autres.

— L’explication en est très-simple, ma bonne mère, dit mon oncle Ro. Les domaines des Rensselaer ont les redevances de volailles, les journées de travail, etc., et il y a sur ces matières tous les vieux arguments captieux qui agissent sur les masses et produisent un certain effet politique, tandis que sur les autres propriétés, ces grands auxiliaires manquent. Il est clair comme le jour qu’il existe un plan concerté de transférer sur toutes les propriétés de l’État les droits des propriétaires aux tenanciers, et à des conditions injustement favorables aux derniers. Mais vous ne rencontrerez rien de la sorte dans les messages des gouverneurs ou les discours des législateurs, qui croient avoir tout dit lorsqu’ils ont parlé de la nécessité d’apaiser les plaintes des tenanciers, sans examiner si ces plaintes sont fondées ou non. Il est difficile de calculer le mal que l’on doit faire à la république, en montrant ce qui peut être effectué par des clameurs, et peut-être faudrait-il trente ans pour détruire les fâcheuses conséquences de l’exemple, quand même la coalition anti-rentiste serait entièrement vaincue demain.

— Je vois, dit M. Warren, que l’argument commun contre les propriétaires est le défaut de titre, quand rien de mieux ne peut être inventé. Le prédicateur aujourd’hui semblait condamner tout titre qui dériverait de la royauté, comme étant annulé par la défaite du monarque, par la guerre et la révolution.

— Ce serait un charmant résultat pour les faits glorieux des Littlepage. Mon père, mon grand-père, mon bisaïeul, ont tous pris les armes dans cette guerre, en faveur de la liberté ; les deux premiers en qualité d’officiers généraux, le dernier comme major, et la conséquence de leurs fatigues et des dangers qu’ils ont courus serait de les dépouiller de leurs propriétés. Je sais que ce ridicule prétexte a été invoqué même dans une cour de justice ; mais la folie et l’audace ne sont pas encore assez mûres parmi nous pour faire adopter une pareille doctrine. Cependant il est possible que ce mouvement soit l’aurore du jour prochain de la raison américaine, au lieu d’être le crépuscule laissé par les rayons éteints du soleil d’une période d’obscurité.

— Vous ne pensez sûrement pas, oncle Ro, dit Patt, que ces gens puissent réellement s’emparer des terres de Hughes ?

— Personne ne peut le savoir, ma chère car, assurément, personne n’est en sûreté quand des opinions et des actes semblables à ceux dont on est témoin depuis quelques années, peuvent avoir cours sans éveiller l’indignation générale. Vois les classes financières dans ce moment même, terrifiées et animées à l’idée d’une guerre à propos dé l’Orégon ; chose possible certainement, mais peu probable, tandis qu’elles manifestent la plus profonde indifférence sur l’anti-rentisme, quoique l’existence positive de tous les liens sociaux soit compromise par ce mouvement. Un de ces faits est une simple possibilité, et il inquiète toute la classe que j’ai dite ; l’autre existe et menace toute la société, et personne n’y fait attention. Tout homme dans la communauté, qui s’élève au-dessus du niveau général, a un intérêt direct à combattre le danger, et personne ne paraît soupçonner l’importance de cette crise. Nous n’avons qu’un ou deux pas à faire pour devenir comme la Turquie pays où les riches sont obligés de cacher leur opulence, afin de se mettre à l’abri des exactions des gouverneurs ; et cependant personne ne s’en préoccupe.

— Quelques voyageurs récents prétendent que nous sommes déjà parvenus à ce point ; nos riches affectent une grande simplicité au dehors, tandis qu’ils remplissent leurs maisons de toutes les splendeurs de l’opulence et du luxe. Je crois que M. de Tocqueville, entre autres, a fait cette remarque.

— C’est là tout bonnement une des sagacités ordinaires de l’Européen, qui, ne comprenant rien à l’histoire américaine, confond les causes et tombe dans des erreurs. La simplicité extérieure n’est autre chose qu’une ancienne habitude du pays, tandis que l’élégance et le luxe à l’intérieur n’est qu’une satisfaction accordée aux goûts des femmes qui vivent dans un état social où les habitudes raffinées et les plaisirs intellectuels sont excessivement bornés. L’écrivain qui a fait cette remarque est un homme de grand mérite, surtout si l’on considère la difficulté pour lui d’arriver à la vérité ; mais il a commis beaucoup d’autres erreurs semblables.

— Néanmoins, monsieur Littlepage reprit le ministre qui était un gentleman dans tout le sens du mot, et connaissait le monde, malgré l’admirable simplicité de son caractère, il y a certainement parmi nous des changements dans le sens indiqué par M. de Tocqueville.

— C’est vrai, Monsieur ; mais ils ont aussi eu lieu ailleurs. Quand j’étais enfant, je me le rappelle, je voyais des voitures à six chevaux, et presque tout homme riche avait sa voiture à quatre chevaux, tandis que maintenant c’est très-rare. Mais le même changement s’est opéré dans toute la chrétienté. Lorsque j’allai pour la première fois en Europe, des voitures à six chevaux, conduites par leurs maîtres, se rencontraient tous les jours, tandis qu’aujourd’hui cela se voit à peine ou jamais. L’amélioration des routes, les chemins de fer et les bateaux à vapeur suffisent pour produire ces changements sans avoir recours à l’oppression des masses.

— Je sais, dit Patt en riant, que si la publicité est ce que demande M. de Tocqueville, il a dû en trouver assez à New-York. Toutes les nouvelles maisons avec leurs balcons peu élevés et leurs fenêtres moins élevées encore, sont construites de façon à ce que tous les regards puissent y pénétrer. Si ce que j’ai lu et entendu des maisons de Paris est vrai, placées entre cour et jardin, il y a là infiniment plus d’isolement qu’ici et l’on pourrait aussi bien dire que les Parisiens s’ensevelissent derrière leurs portes cochères et parmi les arbres pour échapper aux attaques du faubourg Saint-Antoine, que de dire que nous nous retirons dans nos maisons pour être élégants, de crainte que les masses ne le souffrent pas au dehors.

— La jeune personne a fait son profit, je vois, de tes lettres, Hughes, dit mon oncle en inclinant la tête d’un air d’approbation ; et, ce qui est mieux, c’est qu’elle fait une juste application de sa science ; ou plutôt de la tienne. Non, non, tout cela repose sur des erreurs ; et, comme le dit Marthe, les maisons modernes de nos villes semblent être dans la rue. Il serait beaucoup plus juste de dire qu’au lieu de se retirer à l’intérieur pour y faire du luxe loin des yeux de voisins ennuyeux, les Manhattanèses, en particulier, retournent, pour ainsi dire, leurs maisons à l’envers, de peur que leurs voisins ne se fâchent de ne pas voir ce qui se passe dedans. Mais rien de tout cela n’est vrai. La maison est plus opulente, parce qu’elle est sous le contrôle des femmes. Attribuer la simplicité de la vie extérieure et le luxe de la vie intérieure à la crainte des masses, n’est pas plus juste que d’attribuer à la même cause la différence entre les costumes des hommes et des femmes, les uns étant toujours en simple drap, bleu, brun ou noir, les autres étant toujours en soie ou en satin, et même en damas. À Paris, il y a une grande différence entre les salons des faubourgs et ceux de la Chaussée-d’Antin et du boulevard des Italiens. Mais je vois John qui se démanche le cou, comme si nos frères rouges étaient à proximité.

Il en était effectivement ainsi, et nous nous levâmes aussitôt de table pour aller au devant de nos hôtes. Nous eûmes à peine le temps d’atteindre la pelouse, les dames étant allées chercher leurs chapeaux, que Feu-de-la-Prairie, Cœur-de-Pierre, Mille-Langues et tous les autres s’avancèrent vers nous, conservant cette espèce de petit trot qui caractérise une marche indienne.

Malgré le changement de nos vêtements, mon oncle et moi nous fûmes immédiatement reconnus et courtoisement salués par les principaux chefs. Puis nos perruques nous furent gravement offertes par deux des plus jeunes ; mais nous les refusâmes, en priant les détenteurs de les accepter de nous comme marques de notre considération pour eux. Ils ne se le firent pas dire deux fois, et ne dissimulèrent pas leur contentement. Une demi-heure après, je vis ces deux lions de la forêt avec les perruques sur leur crâne dénudé, et une plume de paon prétentieusement entremêlée aux cheveux. L’effet de cette toilette était passablement grotesque, surtout pour les jeunes filles ; mais chacun des guerriers se pavanait et regardait autour de lui pour attirer l’attention qu’il croyait mériter.

À peine les salutations furent-elles échangées, que les hommes rouges commencèrent examiner la maison, la colline sur laquelle elle s’élevait, les prairies au-dessous, et tout le sol environnant. D’abord, nous, supposâmes qu’ils étaient frappés de l’étendue et de la solidité des bâtiments, et d’un certain air de propreté qui ne se rencontre pas partout en Amérique, même dans le voisinage des maisons les mieux établies, mais Mille-Langues nous détrompa bientôt. Mon oncle lui demanda pourquoi tous les hommes rouges s’étaient dispersés autour des bâtiments, ceux-ci regardant un côté, ceux-là montrant l’autre, et tous sérieusement occupés de quelque chose, quoiqu’il ne fût pas aisé de comprendre de quoi il s’agissait ; il lui fit en même temps part de sa supposition sur l’étonnement que leur causait l’édifice.

— Que le bon Dieu me bénisse ! non monsieur, répondit l’interprète ils ne se soucient guère d’une maison quelconque. Voilà Cœur-de-Pierre, par exemple, c’est un chef que vous ne pouvez pas plus émouvoir par des richesses, des maisons ou toute autre chose semblable, que vous ne pourriez contraindre le Mississipi à remonter son courant. Quand nous allâmes à la maison de l’oncle Sam à Washington, il ne daigna pas la regarder ; et le Capitole ne fit pas plus d’effet sur eux tous que si c’eût été un wigwam ; moins encore, car les Indiens sont amateurs de beaux wigwams. Ce qui les occupe actuellement, c’est qu’ils savent être sur un point où s’est livre une bataille, il y d’environ quatre-vingt-dix ans, dans laquelle figurait l’intègre Onondago, aussi bien que quelques hommes de leur tribu ; c’est ce qui les tient en émoi.

— Et pourquoi Cœur-de-Pierre parle-t-il avec tant d’énergie à ceux qui l’environnent ? Pourquoi montre-t-il la vallée et la colline, et le ravin là-bas qui est au delà du wigwam de Susquesus ?

— Ah ! c’est donc là le wigwam de l’intègre Onondago, s’écria l’interprète avec intérêt. Eh bien ! c’est quelque chose que de voir cela, quoique ce sera mieux de voir l’homme lui-même car toutes les tribus des prairies supérieures sont pleines de son nom. Aucun Indien, depuis le temps de Tamenund lui-même, n’a autant occupé la renommée que Susquesus, l’intègre Onondago, si ce n’est peut-être Técumthe. Mais en ce moment Cœur-de-Pierre raconte la bataille dans laquelle le père de son grand-père a perdu la vie ; quoiqu’il n’ait pas perdu sa chevelure. Il a, leur dit-il, évité cette disgrâce, ce qui est un sujet de joie pour son descendant. Un Indien se soucie fort peu d’être tué, pourvu qu’il évite d’Être scalpé. Maintenant, il parle de quelque jeune face pâle qui a été tué, et qu’il appelle Ami de la Joie, et maintenant il s’occupe de quelque nègre qui se battait comme un diable.

— Toutes ces personnes sont connues de nous aussi par nos traditions, s’écria mon oncle, avec plus d’émotion que je ne lui en avais vu témoigner depuis longtemps. Mais je suis surpris de voir que les Indiens conservent si longtemps un souvenir tellement exact d’affaires si peu importantes.

— Ce n’est pas si peu important pour eux. Leurs batailles sont rarement sur une grande échelle, et ils tiennent grand compte de toute escarmouche où sont tombés quelques guerriers distingués.

Ici Mille-Langues s’arrêta et écouta attentivement la conférence des chefs, puis il reprit :

— Ils sont très-embarrassés par rapport à la maison, tandis que tout le reste s’explique, la colline, la portion des bâtiments eux-mêmes, le ravin, enfin tout, excepté la maison.

— Mais qu’est-ce qui les embarrasse ? Est-ce que la maison n’occupe pas l’endroit désigné ?

— C’est justement là la difficulté. Elle occupé précisément l’endroit ; seulement ce n’est pas cette espèce de maison, quoique la forme s’accorde, parfaitement, deux côtés appuyés à la colline, et la colline elle-même formant l’autre côté. Mais leurs traditions racontent que leurs guerriers tentèrent de brûler vos ancêtres, et qu’ils allumèrent un feu sur le côté du bâtiment, ce qu’ils n’eussent pas fait s’il avait été construit en pierre, comme il l’est aujourd’hui. Voilà ce qui les embarrasse.

— Alors leurs traditions sont prodigieusement exactes. La maison qui s’élevait en ce temps, presque au même endroit, et qui ressemblait par sa forme au bâtiment actuel, était construite en poutres et pouvait par conséquent être incendiée : une tentative fut effectivement faite, mais fut repoussée avec succès. Vos chefs en ont reçu un compte parfaitement vrai ; mais il y a eu ici des changements. La maison de bois est restée debout pendant cinquante ans, et il y en a à peu près soixante que celle-ci a été élevée sur le même plan. Non, non, leurs traditions sont prodigieusement exactes.

Le fait ayant été communiqué aux Indiens, ils en éprouvèrent une grande joie, tous leurs doutes et leurs incertitudes se trouvant résolus. Pendant qu’ils poursuivaient leur examen, et faisaient la reconnaissance des localités, mon oncle continuait sa conférence avec Mille-Langues.

— Je serais curieux de savoir, dit-il, quelle est l’histoire de Susquesus, pour qu’un parti de chefs comme ceux-ci s’écartent si loin de leur route afin de fui faire hommage. Est-ce son grand âge qui en est cause ?

— C’est une des raisons, sans doute, mais, il y en a une autre de plus grande importance, et qui n’est connue que d’eux seuls. J’ai souvent essayé de savoir cette histoire, mais je n’ai pu réussir. Du plus loin que je me souvienne, les Onondagos, les Tuscaroras et les Indiens des vieilles tribus de New-York, qui se sont retirés dans les prairies, parlent de l’intègre Onondago, qui devait être un vieillard à l’époque de ma naissance. Depuis quelques années, ils en partent encore davantage ; et une si bonne occasion se présentant de venir le voir, oh eût été fort mécontent dans l’ouest, si elle avait été négligée. Son âge est sans doute une raison, mais il y en une autre, quoi que je n’aie jamais pu la découvrir.

— Cet Indien a été lié avec ma famille depuis près de quatre-vingt-dix ans. Il était avec mon grand-père, Cornélius Littlepage, à l’attaque de Ty, faite par Abercromby en 1758, et il ne s’en faut que de douze ou treize ans pour qu’un siècle soit accompli depuis cet événement. Je crois même que mon bisaïeul Herman Mordaunt l’avait connu. Pour moi je l’ai toujours connu avec des cheveux gris, et nous supposons que lui et le nègre qui demeure avec lui ont vécu cent vingt ans, sinon davantage.

— Quelque chose d’important est arrivé à Susquesus où Sans-Traces, comme on l’appelait alors, il y a environ quatre-vingt-treize hivers ; c’est là ce que j’ai pu recueillir des discours des chefs, mais rien de plus. Dans tous les cas, la visite actuelle a quelque rapport avec cet événement bien plus qu’avec le grand âge du Sapin-Desséché. Les Indiens respectent les années et la sagesse mais ils respectent au-dessus de tout le courage et la justice. Soyez persuadés qu’il y a quoique sens dans ce nom de l’intègre Onondago.

Tout cela nous intéressait vivement et ma grand’mère aussi, ainsi que ses aimables compagnes. Mary Warren, en particulier, manifestait un grand intérêt pour l’histoire de Susquesus, comme je pus le voir par un court dialogue que nous eûmes ensemble en nous promenant devant le portique, tandis que les autres suivaient avec curiosité tous les mouvements des sauvages.

— Mon père et moi, dit-elle, nous avons souvent visité les deux vieillards et toujours avec plaisir. Pour l’Indien surtout nous éprouvions une profonde sympathie ; car rien n’est plus touchant que les sentiments qu’il conserve toujours pour ceux de sa race. On nous dit qu’il est souvent visité par des hommes rouges, aussi souvent du moins qu’ils viennent à sa proximité ; et ils témoignent toujours une grande vénération pour ses années, et un grand respect pour son caractère.

— Je sais que cela est vrai ; car j’ai souvent vu ceux qui venaient auprès de lui. Ce sont ordinairement les Indiens ambulants, marchands de paniers, qui ne sont plus sauvages ni civilisés, et qui n’ont entièrement le caractère d’aucune des deux races. Mais c’est la première fois que j’entends parler d’un aussi solennel témoignage de respect. Qu’en dites-vous, grand’mère ? Pouvez-vous vous rappeler que Susquesus ait jamais reçu un aussi grand hommage de son peuple ?

— C’est la troisième fois dans mes souvenirs, Hughes. Peu après mon mariage, qui eut lieu presque immédiatement après la révolution, il vint ici une troupe d’Indiens pour saluer Susquesus. Ils restèrent dix jours. Les chefs étaient tous Onondagoes, c’est-à-dire des guerriers de sa propre tribu. On disait alors qu’il y avait eu entre eux une espèce de réconciliation, quoique, je l’avoue, je ne pensai pas alors à m’en informer. On croyait généralement que mon beau-père et mon oncle, le porteur de chaînes, connaissaient tous deux l’histoire entière de Sans-Traces, quoique ni l’un ni l’autre ne me l’aient racontée. Je ne pense pas que votre grand-père la sût, ajouta-t-elle avec une certaine mélancolie, sans quoi je, l’eusse apprise. Mais cette première visite eut lieu peu de temps après que Susquesus et Jaaf eurent pris possession de leur cabane et l’on disait dans le temps que les étrangers ne restèrent si longtemps que dans l’espérance d’engager Sus à rejoindre sa tribu. Si tel était leur désir cependant, ils ne réussirent pas ; car le voilà maintenant, et le voilà où il a toujours été depuis qu’il est entré dans la hutte.

— Et la seconde visite, grand’mère ? Vous disiez qu’il y en avait trois.

— Oh ! racontez-nous-les toutes, madame Littlepage s’écria Mary avec feu, rougissant aussitôt de sa vivacité. Ma chère grand’mère sourit avec bienveillance, et reprit :

— Vous paraissez, mes enfants, avoir une égale sympathie pour ces hommes rouges et j’ai grand plaisir à satisfaire votre curiosité. La seconde visite solennelle que reçut Susquesus eut lieu l’année même de ta naissance, Hughes, et alors nous eûmes réellement peur de perdre le vieillard, tant son peuple fut pressant dans ses prières pour l’emmener. Mais il ne voulut pas ; il est toujours resté ici, et, il y a peu de semaines encore, il me disait qu’il y mourrait. Si les Indiens d’aujourd’hui espèrent mieux réussir, je suis sûre qu’ils seront bientôt détrompés.

— Il l’a dit également à mon père, ajouta Mary, qui lui a souvent parlé de la mort ; et a espéré ouvrir ses yeux aux vérités de l’Évangile.

— Et quel a été le résultat, mademoiselle Warren ? Ce serait une digne fin pour la carrière de ce bon vieillard.

— Je crains que le succès ne soit très-douteux, répliqua la charmante fille d’un ton de mélancolie. Au moins je sais que mon père a peu d’espoir. Sus l’écoute attentivement ; mais ne manifeste aucun autre sentiment que du respect pour l’orateur.

À ce moment, ma sœur et ses deux compagnes vinrent rejoindre Mary, et toutes s’éloignèrent ensemble, accompagnées de ma grand’mère. De mon côté j’allai retrouver mon oncle, que je voyais à peu de distance.

— Hughes, me dit-il, l’interprète m’apprend que les chefs désirent faire ce soir leur première visite à la hutte. Heureusement la vieille ferme est inoccupée depuis que Miller a pris possession de la nouvelle ; et j’ai dit à Mille-Langues de s’y établir avec les Indiens pendant leur séjour ici. La cuisine est en bon état, et il n’y a plus qu’à leur envoyer, pour compléter leur établissement, quelques ustensiles ordinaires et cinquante bottes de paille. J’ai donné des ordres pour tout cela ; on charge déjà la paille dans la grange et dans une demi-heure les hommes rouges seront officiellement les hôtes de Ravensnest.

— Les installerons-nous avant ou après leur visite à Susquesus ?

— Avant, certainement. John s’est chargé d’aller prévenir l’Onondago de la visite qui se prépare, et l’aidera à faire sa toilette ; car l’homme rouge, pas plus qu’un autre, n’aime à être surpris en déshabillé. Pendant ce temps, nous pouvons installer nos hôtes dans leur demeure, et voir commencer les préparatifs de leur souper. Quant aux Indgiens, il y a peu de chose à craindre d’eux, je pense, tant que nous aurons à notre portée une troupe de véritables Peaux-Rouges.

Nous invitâmes en conséquence l’interprète à conduire ses chefs vers le bâtiment qu’ils devaient occuper, les précédant nous-mêmes et laissant les dames sur la pelouse. Dans cette saison où les jours sont les plus longs, il devenait plus agréable de faire la visite à la hutte pendant la fraîcheur de la soirée. Ma grand’mère apprêta la voiture couverte, voulant être présente à une entrevue qui promettait d’être fort intéressante.

— Le bâtiment vide ainsi approprié à l’usage des Indiens, datait d’un siècle, ayant été construit par Herman Mordaunt, comme première ferme de son domaine. Pendant longtemps on lui avait conservé sa destination primitive et lorsqu’il fut jugé convenable d’en élever un autre sur un point mieux choisi et d’une forme plus commode, la vieille structure avait été respectée comme une relique. Elle restait donc là en attendant que j’eusse prononcé sur sa destinée, à moins que l’Esprit des Institutions ne s’en emparât avec le reste de ma propriété, pour démontrer à l’humanité combien le grand État de New-York est imbu de l’amour de la liberté.

Comme nous nous dirigions vers la vieille ferme, Miller sortit de l’autre bâtiment pour venir à notre rencontre. Il était aisé de voir qu’il était assez embarrassé des hardies prétentions qu’avait exprimées en notre présence son garçon Tom Miller. Pendant un grand nombre d’années, lui et les siens avaient été employés par moi et les miens, recevant un salaire élevé, ainsi qu’il arrive toujours aux hommes qui servent de méchants aristocrates, bien plus élevé assurément qu’il ne l’aurait obtenu au service des Newcome, des Holmes et des Tubbs, sans compter bien plus de générosité dans le choix et le nombre des ustensiles ; et maintenant il n’avait qu’à invoquer les principes des anti-rentistes, pour réclamer comme un droit la ferme qu’il avait si longtemps gouvernée. Oui, les mêmes principes auraient assuré à Miller ma maison et ma ferme, aussi bien qu’à tout autre tenancier une ferme à bail. Il est vrai que l’un recevait un salaire, tandis que les autres payaient une rente ; mais ces faits divers n’altèrent en rien le principe ; puisque celui qui recevait un salaire ne recueillait de son travail aucun autre bénéfice, tandis que celui qui payait une rente était maître de toutes les récoltes. Le titre commun à tous deux, s’il y a titre, repose sur ce fait, que chacun avait consacré son travail à une ferme particulière, et avait en conséquence le droit d’en réclamer la propriété.

Miller s’excusa gauchement de ne nous avoir pas reconnus, et s’efforça d’expliquer une ou deux petites circonstances qui semblaient le mettre dans une position un peu équivoque, mais auxquelles mon oncle et moi nous n’attachions pas une grande importance. Nous savions que le pauvre Tom était homme, et que de toutes les fautes, les plus faciles à commettre sont celles qui sont liées à l’amour-propre. L’homme qui se sent éloigné du sommet de l’échelle sociale n’en est pas moins tenté, même par des moyens illicites, de franchir quelques échelons, et s’il ne réussit pas, il cherche à se consoler méchamment, en tâchant de faire descendre les autres à son propre niveau. Nous reçûmes avec bienveillance les excuses de Tom Miller, mais sans nous engager par des promesses ou des déclarations d’aucune sorte.