Ravensnest/Chapitre 15

Ravensnest ou les Peaux-Rouges
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 27p. 168-179).

CHAPITRE XV.


Je te le dis, Jack Cade, le drapier a l’intention d’habiller la république, de la retourner et d’y mettre un nouveau poil.
Henri VI.


Comme je savais que Mary avait communiqué à son père mon véritable nom, je n’hésitai pas à les suivre, afin de leur demander si je pouvais être de quelque utilité. Je n’ai jamais vu la douleur plus fortement empreinte sur une figure humaine, qu’elle ne l’était sur celle de M. Warren lorsque je l’approchai. Son émotion était même si vive, que je m’abstins de l’aborder, et je suivis en silence. Lui et Mary traversèrent lentement la rue, se dirigeant vers l’entrée d’une maison dont tous les habitants étaient probablement réunis dans le meeting. Là M. Warren prit un siège, Mary s’assit à ses côtés, tandis qu’arrivé près d’eux je me tenais debout.

— Je vous remercie, monsieur Littlepage, dit-il enfin avec un sourire douloureux, car c’est ainsi que Mary me dit que vous devez être appelé, je vous remercie de votre attention, Monsieur, mais ce sera passé dans une minute ; je me trouve mieux maintenant, et je me sens maître de moi-même.

Il ne fut rien ajouté alors sur la cause de ce malaise passager ; mais depuis, Mary me l’a expliquée. Quand son père entra dans le lieu de réunion, il n’avait pas la plus petite idée que l’on pût faire figurer parmi les cérémonies du jour rien qui ressemblât à un service religieux. La vue des deux ministres sur l’estrade fut pour lui un avertissement, et alors s’établit dans son âme une lutte douloureuse pour savoir s’il devait rester et devenir complice d’une moquerie en forme de prière, qui faisait intervenir Dieu dans une assemblée convoquée pour outrager une des principales lois divines, dans une assemblée agissant sous l’influence de bandes armées. C’était pour lui une espèce de blasphème qui blessait tous ses sentiments ; il se décida en conséquence à se retirer et à rester en dehors du bâtiment, jusqu’à ce que, sortant des formes religieuses, on commençât la discussion spéciale pour ou contre les droits de propriété.

Il est certain que par cette hardie protestation, M. Warren se fit alors beaucoup d’ennemis et perdit beaucoup de son influence. Le même sentiment qui fait pousser le cri d’aristocratie contre tout homme qui, par ses habitudes et ses manières, se distingue des masses qui l’environnent, se manifeste aussi dans les questions religieuses et accuse également d’aristocratie l’église dont M. Warren était ministre. Ce reproche est articulé surtout parce qu’elle maintient des usages que les autres églises affectent de rejeter et de proscrire. Mais les dissidents ne savent pas être satisfaits de leurs propres décisions, et tandis qu’ils se glorifient d’avoir une église « sans évêques », ils détestent l’église qui en a, simplement parce qu’elle possède quelque chose qu’ils n’ont pas eux-mêmes.

Il est probable que la moitié des auditeurs, qui ne prêtaient qu’une attention distraite à la prière, ne s’occupait que de la conduite scandaleuse et aristocratique de M. Warren sortant de l’assemblée au moment où commençait la prière. Peu d’entre eux, en vérité, pouvaient apprécier les motifs chrétiens et charitables de cet acte ; et il est à croire que pas un ne comprenait les véritables sentiments qui l’avaient dicté.

Quelques minutes se passèrent avant que M. Warren eût entièrement retrouvé son calme habituel. Enfin il m’adressa la parole avec bienveillance et douceur, me faisant quelques compliments sur mon retour, et m’exprimant en même temps les craintes sur les dangers que nous pouvions courir, mon oncle et moi, qui avions été assez imprudents pour nous placer dans la gueule du lion.

— Vous avez ajouta-t-il, rendu votre déguisement si complet, que jusqu’ici vous avez merveilleusement réussi. Que vous ayez pu tromper Mary et moi, cela n’est pas étonnant, puisque nous ne vous avions jamais vus ; mais la manière dont vos plus proches parents ont été mystifiés, est vraiment prodigieuse. Vous avez néanmoins toute raison d’être prudents ; car la haine et la jalousie ont une pénétration qui n’appartient pas même à l’amour.

— Nous croyons être en sûreté, Monsieur, répondis-je, car nous sommes dans les termes de la loi. Nous connaissons trop bien notre misérable condition aristocratique, pour nous exposer aux atteintes de la loi ; car tels sont les éminents privilèges de notre noblesse territoriale, qu’il est évident que si l’un de nous se rendait coupable de la même félonie que ces Indgiens commettent avec une complète impunité, non-seulement il serait envoyé à la prison d’État, mais il y resterait aussi longtemps qu’une seule larme d’angoisse pourrait être arrachée à l’un de ceux que l’on classe parmi l’aristocratie ; La démocratie seule rencontre quelque sympathie, dans l’administration ordinaire de la justice américaine.

— Je crains que votre ironie ne contienne que trop de vérité. Mais les mouvements autour de l’édifice semblent montrer que la véritable affaire du jour est sur le point de commencer, et nous ferions mieux de rentrer.

— Ces hommes déguisés nous surveillent d’une manière fort inquiétante, dit Mary Warren. Cette remarque m’alarma beaucoup moins qu’elle ne me causa de joie, parce que j’y trouvais une preuve de sollicitude et de vigilance.

Il était évident, toutefois, par les démarches de quelques-uns des Indgiens, pendant que nous nous avancions vers l’église, qu’effectivement nous étions surveillés. Ils avaient quitté les postes qu’ils avaient pris pendant la prière, et ceux qui étaient les plus rapprochés de nous semblaient conférer ensemble. Rien ne fut dit cependant à M. Warren et à Mary, qui purent entrer paisiblement dans le lieu d’assemblée ; mais deux des masques se placèrent devant moi, mettant leurs fusils en travers de la route, de manière à m’empêcher d’avancer.

— Qui vous ? demanda brusquement l’un d’eux où aller ? d’où venir ?

— Che fiens de l’Allemagne, che fais dans l’église, comme on dirait dans mon bays, et que, fous appelez, je crois, maison de meeting.

Je ne sais ce qui allait suivre, si l’on n’avait entendu la voix sonore et emphatique du prédicateur. Ce parut être un signal pour la tribu de faire un nouveau mouvement ; car les deux hommes qui m’avaient, arrêté se retirèrent en silence, quoique je pusse les voir dans leur retraite se communiquer l’un à l’autre leurs soupçons. Je profitai de la liberté du passage, et entrant dans l’église je me fis jour jusqu’à l’endroit où se tenait mon oncle.

Je n’ai ni le temps ni le désir de donner une analyse de la prédication. L’orateur fut abondant, enflé, et tout autre chose que logicien. Non-seulement il se contredit à chaque instant, mais aussi à chaque instant il contredit les lois de la nature. Le lecteur intelligent n’a pas besoin qu’on lui rappelle le caractère général d’un discours qui s’adressait aux passions et aux intérêts des auditeurs, plutôt qu’à leur raison. Il fit d’abord des commentaires sur les conditions particulières des baux dans les vieilles propriétés de la colonie, faisant allusion aux redevances des volailles, des journées de travail et des tenures de longue durée. La réserve des mines, aussi, fut signalée comme une condition tyrannique, comme si un propriétaire était tenu de céder plus de droits qu’il ne lui convenait, comme si le tenancier pouvait réclamer plus de droits qu’il n’en avait accepté, comme si le tenancier avait acquis par le temps et l’acceptation certains intérêts mystérieux. L’orateur oubliait que le temps consacrait les droits, de l’une des parties non moins que ceux de l’autre, et que si l’un des contractants devenait vieux comme tenancier, l’autre devenait également vieux comme propriétaire. Après ces généralités, il fallait arriver au point spécial pour lequel il était payé ce jour-là ; il fallait satisfaire les passions des gens de la contrée, c’est-à-dire les projets des tenanciers mécontents de Ravensnest. Or, à Ravensnest, il n’y avait ni les redevances de volailles, ni les journées de travail, ni la longueur des baux à invoquer, car il était connu de tous que mes baux n’étaient plus que très-courts, la plupart devant expirer incessamment. Voyant qu’il était nécessaire de se placer sur un autre terrain, il résolut de s’y placer hardiment.

La famille Littlepage devint alors le texte de ses déclamations. Qu’avaient-ils fait, demanda-t-il, pour devenir les seigneurs de la terre ? Bien entendu qu’il passa sous silence quelques services publics dont pourraient se vanter les Littlepage ; rendre justice n’était pas son but ; il ne voulait que flatter les désirs de ce qu’il appelait le peuple, c’est-à-dire de masses avides et insensées. Tous ceux qui connaissent quelque chose du système qui règne actuellement parmi nous, doivent savoir comment le « peuple » écoute la vérité quand il s’agit de son pouvoir et de ses intérêts ; il n’est donc pas étonnant que même un bien pauvre raisonnement pût facilement jeter un voile sur les yeux des auditeurs de Ravensnest.

Mais bientôt mon attention fut vivement éveillée, lorsque l’orateur vint à me prendre personnellement pour sujet de son éloquence. Il est rare qu’un homme trouve l’occasion que j’avais alors d’entendre retracer son caractère et analyser ses plus secrètes pensées. En premier lieu, l’auditoire apprit que « le jeune Hughes Littlepage n’avait rien fait sur cette terre qu’il appelait avec orgueil, et comme un noble européen, son domaine. La plupart d’entre vous, mes concitoyens, peuvent montrer leurs mains durcies et rappeler les étés brûlants pendant lesquels vous avez labouré et embelli ces délicieuses prairies ; voilà vos titres à la propriété. Mais Hughes Littlepage n’a jamais dans sa vie fait une journée de travail ; non, mes concitoyens, jamais il n’a eu cet honneur, jamais il ne l’aura, jusqu’à ce que, par un juste partage de ce qu’il appelle aujourd’hui sa propriété, vous le réduisiez à la nécessité de labourer pour recueillir les moissons qu’il prétend consommer.

« Où est aujourd’hui ce Littlepage ? à Paris, dissipant en débauches, suivant les beaux exemples de l’aristocratie le fruit de vos fatigues. Il vit au sein de l’abondance, tandis que vous et les vôtres vous vous nourrissez des sueurs de vos fronts. Il n’est pas homme, lui, à se contenter d’une cuiller d’étain ou d’une fourchette de fer ! non, mes amis ! Il lui faut une cuiller d’or pour quelques-uns de ses mets, et vous aurez peine à le croire, francs et simples républicains que vous êtes, mais ce n’en est pas moins vrai, il lui faut des fourchettes d’argent ! mes compatriotes ; Hughes Littlepage ne voudrait pas approcher son couteau de ses lèvres, comme vous le faites, comme je le fais, comme le font de francs et simples républicains, non, cela l’étranglerait ; il se réserve des fourchettes d’argent pour toucher ses lèvres sacrées. »

Ici il y eut une tentative pour exciter des applaudissements, mais le coup manqua. Les habitants de Ravensnest avaient été accoutumés toute leur vie à voir les Littlepage dans la situation sociale qu’ils occupaient ; et, après tout, il ne semblait pas si extraordinaire que nous eussions des fourchettes d’argent, quand tant d’autres avaient des cuillers du même métal. Le prédicateur s’aperçut que son effet était manqué ; il se rejeta sur une autre question.

Il s’agissait de notre titre de propriété. D’où venait ce titre ? demanda-t-il. Du roi d’Angleterre. Or, le peuple n’avait-il pas conquis le territoire sur ce souverain ? Ne s’était-il pas mis à sa place ? Et n’était-ce pas un principe en politique qu’aux vainqueurs appartiennent les dépouilles ? Par conséquent, en faisant la conquête de l’Amérique, le peuple avait conquis la terre, il avait le droit de s’en emparer et de la garder. « Je n’ai pas, ajouta-t-il, un grand respect pour les titres délivrés par les rois, et je crois que le peuple ne les respecte pas plus que moi. Si Hughes Littlepage désire un domaine, comme il l’appelle, qu’il s’adresse au peuple, qu’il le serve ; et qu’il voie quelle sorte de domaine on lui donnera.

Mais il y eut une partie de son discours qui fut si remarquable, que je dois essayer de la rendre telle qu’elle fut prononcée. Ce fut au milieu de sa discussion sur le sujet des titres, qu’il s’écria d’une voix retentissante : « Ne me parlez pas d’ancienneté, de temps, ou de la durée de possession, comme de choses méritant le respect ; tout cela n’est rien, est moins que rien. La possession est une bonne chose devant la loi, j’en conviens ; et je maintiens que c’est justement ce qui constitue les droits des tenanciers. Ils ont la possession légale de cette propriété même qui s’étend de près et de loin autour de nous ; riche et glorieux héritage s’il est partagé parmi les hommes honnêtes et travailleurs, mais trop considérable d’au moins dix mille acres pour un jeune oisif qui en gaspille le produit dans les terres étrangères. Je soutiens que les tenanciers ont précisément cette possession légale, dans ce moment même ; seulement la loi ne veut pas reconnaître leurs droits. C’est cette loi maudite qui empêche le tenancier de faire valoir son titre contre le propriétaire. Vous voyez, mes concitoyens, que les propriétaires forment une classe privilégiée, qui doit être rabaissée au niveau général de l’humanité. Je sais quelles sont, les objections, poursuivit-il en secouant la tête d’un air capable ; je sais que les cas changent avec les circonstances. J’avoue qu’il ne serait pas juste qu’un homme allât emprunter ou louer à son voisin un cheval pour une ou plusieurs journées, et qu’ensuite il cherchât quelques chicanes pour le garder. Mais un cheval n’est pas de la terre, vous m’accorderez cela. Si un cheval était de la terre le cas ne serait plus le même. La terre est un élément, comme le feu, comme l’eau, comme l’air. Or, qui osera dire qu’un homme libre n’a pas droit à l’air, à l’eau, et par la même raison, à la terre ? Oui, mes concitoyens, il a tous ces droits, il les a. Ces droits forment ce qu’on appelle en philosophie les droits élémentaires, ce qui veut dire droit aux éléments, dont le principal est la terre. En effet, s’il n’y avait pas de terre pour nous tenir dessus, nous tomberions de l’air, nous perdrions notre eau en vapeur, nous ne pourrions l’employer à nos moulins et à nos manufactures ; et où placerions-nous nos feux ? La terre est donc le premier droit élémentaire, et constitue le premier et le plus sacré droit aux éléments.

« Je ne méprise pas non plus entièrement l’ancienneté ; non, je respecte les droits de première acquisition ; car ils fortifient et soutiennent le droit aux éléments. Mais si les ancêtres de ce Littlepage ont payé quelque chose pour la terre, à votre place, concitoyens, je serais généreux, et je lui en rendrais le prix. Peut-être ses agents ont-ils payé au roi un cent[1] par acre, peut-être deux ; mettons même si vous voulez six pence. Je lui fermerai la bouche en lui donnant les six pence par acre. Non, je ne suis pas ennemi des mesures généreuses.

« Mes concitoyens, je déclare que je suis ce qu’on appelle un démocrate, et je veux donner une esquisse de mes principes, afin que chacun voie pourquoi ils ne peuvent s’accorder avec l’aristocratie ou la noblesse, sous quelque forme que ce soit. Je crois qu’un homme en vaut un autre sous tous les rapports. Ni la naissance, ni la loi ni l’éducation, ni la richesse, ni la pauvreté, ni rien, ne peut altérer ce principe qui est sacré, fondamental, qui est la clef de voûte de la démocratie. Tout homme en vaut un autre, dis-je, et a juste les mêmes droits qu’un autre à la jouissance de la terre et de ses priviléges. Je crois que la majorité doit décider en toutes choses, et que c’est le devoir de la minorité de se soumettre. Mais on m’a fait dans quelques endroits cette objection : — En ce cas, la minorité ne vaut pas la majorité, et n’a pas les mêmes droits. — La réponse à cet argument est si simple, que je m’étonne qu’un homme de sens ait pu l’invoquer : la minorité n’a qu’une chose à faire, c’est de se joindre à la majorité, et alors toutes choses seront égales. La voie est ouverte, et c’est ce qui fait la vraie liberté. Tout homme peut se joindre à la majorité, et c’est ce que fait tout homme sage lorsqu’il sait où elle est, et ce qui constitue l’homme ou plutôt l’homme libre.

« Concitoyens, un grand mouvement se prépare ; en avant, en avant, tel est le cri de tous. Déjà nos pensées volent sur les ailes de l’éclair, et nos corps vont presque aussi vite avec les tourbillons de la vapeur : bientôt nos principes s’élanceront avec la même promptitude, et amèneront le jour glorieux de la réforme universelle, de l’amour, de la vertu et de la charité, lorsqu’on n’entendra plus ce mot odieux de rente, lorsque tout homme pourra s’asseoir à l’ombre de son propre pommier, de son propre cerisier, de son propre figuier.

« Je suis un démocrate, oui, un démocrate. Glorieuse appellation j’en suis fier ! c’est mon orgueil, ma gloire, ma vertu. Que le peuple seul gouverne, et tout ira bien. Le peuple n’est jamais tenté de faire mal. S’il blesse l’État, il se blesse lui-même, car il est l’État. Or, est-il probable qu’un homme se blesse lui-même ? L’égalité est ma maxime. Et par égalité je n’entends pas cette étroite et misérable égalité devant la loi, comme on dit, car cela peut n’être pas l’égalité du tout ; mais j’entends une égalité substantielle, et qui doit être rétablie, quand le travail de la loi l’a dérangée. Concitoyens, savez-vous ce que veut dire l’année bissextile ? Je suppose que quelques-uns de vous ne le savent pas, surtout les dames qui ne s’occupent pas beaucoup des questions astronomiques. Eh bien, je vais vous le dire. La terre tourne autour du soleil en une année, comme on le sait, et nous comptons pour l’année trois cent soixante-cinq jours, comme on le sait aussi. Mais la terre, dans son évolution, met trois cent soixante-cinq jours et environ six heures. Or, tout le monde sait que quatre fois six font vingt-quatre ; et un vingt-neuvième jour fut ajouté à février tous les quatre ans pour regagner le temps perdu, un autre changement devant avoir lieu à une époque bien éloignée pour arranger les fractions. Ainsi en sera-t-il pour la démocratie. La nature humaine ne peut pas encore établir des lois qui maintiennent à jamais toutes choses sur un pied égal ; et pour rétablir l’équilibre il faudra introduire dans le calendrier politique des bissextiles politiques. En astronomie, il faut diviser de nouveau les heures et les minutes ; en société, il faut de temps en temps partager de nouveau la terre. »

Je ne puis analyser plus longtemps ce mélange de niaiserie et de friponnerie. Il était évident que l’orateur poussait ses idées de réforme bien plus loin que la plupart de ses auditeurs. Mais chaque fois qu’il parlait d’anti-rentisme, il touchait une corde qui vibrait dans toute l’assemblée.

Son discours, qui avait duré plus de deux heures, était à peine achevé qu’un individu se leva, en qualité de président (car trois Américains ne peuvent se réunir sans qu’il y ait un président et un secrétaire), et invita ceux qui auraient des vues différentes de celles de l’orateur, a se lever et à prendre la parole. Ma première impulsion fut de me dépouiller de ma perruque, de me montrer dans mon véritable caractère et de faire justice du misérable jargon qui venait d’être débité. Quoique sans habitude de la parole en public, je ne doute pas que je n’y eusse facilement réussi, et je communiquai tout bas mon dessein à mon oncle, qui était déjà debout pour prendre la tâche sur lui-même, lorsqu’il fut prévenu par une voix éloignée qui s’écria : — Monsieur le président, je demande la parole. Je reconnus aussitôt la figure de l’intelligent mécanicien, Hall, que nous avions rencontré à Mooseridge. Je repris donc mon siège, bien convaincu que notre cause était en de bonnes mains.

Le nouvel orateur commença avec une grande modération de ton et de manières. Son accent, son langage et son élocution se ressentaient un peu de ses habitudes et de sa position sociale ; mais son bon sens et ses bons principes étaient des dons naturels qui lui faisaient voir clairement les choses et les démontrer habilement. Comme il était connu de tout le voisinage et généralement respecté, on l’écoutait avec une profonde attention, et il parlait comme un homme qui n’était guère en crainte du goudron et des plumes. Si les mêmes sentiments eussent été exprimés par un homme bien vêtu, par un étranger, ou même par moi qui avais tant d’intérêt dans l’affaire, on les aurait considérés comme aristocratiques ; on n’en aurait pas même permis l’émission : l’amateur le plus raffiné de l’égalité tombant fréquemment dans de pareilles contradictions.

Hall commença par rappeler aux auditeurs qu’ils le connaissaient tous, et qu’ils savaient qu’il n’était pas propriétaire. Il était mécanicien et homme de travail, comme la plupart d’entre eux, et n’avait aucun intérêt qui pût le séparer de l’intérêt général de la société. Cet exorde était un petit hommage rendu aux préjugés, puisque la raison est la raison, le droit est le droit, n’importe d’où qu’ils viennent. « Moi aussi continua-t-il, je suis un démocrate ; mais par démocratie je n’entends rien de ce qui a été énoncé par le précédent orateur. Je dois dire à celui-ci clairement que s’il est démocrate, je ne le suis pas, et que si je suis démocrate, il ne l’est pas. Par démocratie, j’entends un gouvernement où le pouvoir souverain réside dans le corps de la nation, et non dans le petit nombre ou dans un seul homme. Mais ce principe ne donne pas au corps de la nation le droit de faire le mal, pas plus que dans une monarchie le pouvoir souverain dans les mains d’un seul, ne donne à celui-ci ce même droit. Par égalité, je n’entends pas autre chose que l’égalité devant la loi. Si la loi avait dit que lorsque feu Malbone Littlepage mourrait, ses fermes seraient dévolues non à ses héritiers, mais à ses voisins, cette loi devrait être obéie, quoique destructive de toute civilisation, car les hommes n’accumuleraient jamais des richesses pour en faire don au public. Il faut quelque chose de plus personnel pour exciter les hommes au travail, et pour les engager à s’imposer des privations. « L’orateur nous a parlé de bissextiles politiques qui doivent régulariser le calendrier social. Il entend par là que lorsque la propriété devient inégale, elle doit être partagée de nouveau, afin que les hommes aient un nouveau point de départ. Je crains qu’il n’ait bientôt besoin de se dispenser des années bissextiles, pour en venir ensuite aux mois bissextiles, puis aux semaines bissextiles, enfin aux jours bissextiles. En effet, si la propriété de cette contrée était partagée ce matin même, et dans cette assemblée, elle serait déjà inégale avant la nuit. Il y a des gens qui ne peuvent pas garder de l’argent lorsqu’ils en ont il y en a d’autres qui en sont toujours avides.

« Ensuite, si la propriété du jeune Littlepage doit être partagée, celles de tous ses voisins doivent l’être également, pour donner à la transaction au moins une apparence d’égalité ; je dis une apparence, car Hughes Littlepage possède à lui tout seul plus que tous les autres ensemble. Oui, mes concitoyens, Hughes Littlepage paie en ce moment un vingtième des impôts de tout le comté ; et ces impôts, en réalité, sortent de sa poche. Ne me dites pas que ce sont les tenanciers qui paient l’impôt ; je sais ce qu’il en est. Nous savons tous que le montant probable de l’impôt est estimé dans le contrat de louage, et qu’on diminue d’autant le prix du fermage ; par conséquent, c’est le propriétaire seul qui le paie.

« Quant à toutes ces déclamations contre l’aristocratie, je ne les comprends pas. Hughes Littlepage a autant le droit de suivre ses goûts que moi de suivre les miens. L’orateur dit qu’il lui faut des cuillers d’or et des fourchettes d’argent. Eh bien ! qu’y a-t-il à dire ? Je suppose que l’orateur lui-même trouve un couteau et une fourchette d’acier fort utiles, et qu’il n’a aucune répugnance pour une cuiller d’argent ou au moins d’étain. Il y a cependant des gens qui se servent de fourchettes de bois, d’autres qui n’ont pas de fourchettes du tout, d’autres qui se contentent de cuillers en corne ; assurément tous ceux-là pourraient considérer le préopinant comme un aristocrate. Cette habitude de se poser en toutes choses comme le seul modèle à suivre, n’a rien qui ressemble à la liberté. Si je n’aime pas à manger mon dîner en compagnie d’un homme qui se sert d’une fourchette d’argent, rien au monde ne doit m’y contraindre. D’un autre côté, si le jeune Littlepage n’aime pas un compagnon qui chique, ainsi que je le fais par exemple, il a le droit de suivre ses goûts.

« Ensuite, cette doctrine que tout homme en vaut un autre, peut être considérée sous deux points de vue. Un homme doit avoir les mêmes droits généraux qu’un autre, j’en conviens ; mais si tout homme en vaut un autre, à quoi servent donc les élections ? Nous pourrions tirer au sort, comme pour les jurés, et cela nous épargnerait beaucoup de temps et d’argent. Nous savons tous qu’il y a un choix à faire parmi les hommes, et je pense qu’aussi longtemps que le peuple aura son choix pour désigner ses mandataires, il a tous les droits qu’il doit avoir.

« Puis je ne suis pas grand admirateur de ceux qui disent toujours que le peuple est parfait. Je connais passablement bien ce comté et la plupart de ses habitants ; or, s’il y a dans le comté de Washington un homme parfait, je ne l’ai pas encore rencontré. Dix millions d’hommes imparfaits ne feront pas un homme parfait ; aussi, je ne cherche pas la perfection dans le peuple, pas plus que je ne la cherche dans les princes. Tout ce que je cherche dans la démocratie, c’est de remettre les rênes du pouvoir dans un assez grand nombre de mains, pour empêcher un petit nombre de tout rapporter à ses propres intérêts. Cependant, nous ne devons pas oublier que lorsque le grand nombre fait-le mal, c’est bien plus dangereux que lorsque le mal vient du petit nombre.

« Si mon fils n’hérite pas de la propriété de Malbone Littlepage,

Illustration le fils de Malbone n’héritera pas de la mienne. Nos droits sous ce rapport sont égaux. Quant à payer une rente, ce que certaines personnes trouvent si pénible, que feraient-elles si elles n’avaient pas de maison pour y demeurer, ou de ferme pour y travailler ? S’il y a des gens qui désirent acheter des maisons et des fermes, personne ne peut les en empêcher, dès qu’ils ont de l’argent pour le faire et s’ils n’en ont pas, ils n’ont pas à se plaindre que d’autres personnes leur en fournissent les moyens. »

Ici l’orateur fut interrompu par des cris violents, et les Indgiens firent irruption dans l’église de manière à chasser devant eux tout l’auditoire. Hommes, femmes et enfants sautaient par les fenêtres qui étaient à hauteur d’appui ; d’autres s’échappaient par les portes latérales, les Indgiens étant arrivés par l’entrée principale. En moins de temps qu’il n’en faut pour le raconter, l’auditoire était presque entièrement dispersé.

  1. Petite monnaie.