Rational (Durand de Mende)/Volume 2/Cinquième livre/Chapitre 09
I. L’Eglise figure, à l’heure de vêpres, le premier avènement du Seigneur, qui eut lieu vers le soir du monde, c’est-à-dire dans le dernier âge ; c’est pour cela que par ses chants elle rend grâces à Dieu, d’après ces paroles de l’Apôtre : « Nous sommes ceux sur qui la fin des siècles est arrivée » (De pœn., d. iii), car c’est dans ce sens que l’on parle à la fin. En outre, c’est à l’heure de vêpres que le Christ a été détaché de la croix ; et c’est à la même heure, dans la cène, qu’il institua le sacrement de son corps et de son sang, qu’il lava les pieds de ses apôtres, et que, sous la forme d’un voyageur, il se manifesta aux disciples allant à Emmaüs, à la fraction du pain. C’est donc à juste titre que l’Eglise catholique rend grâces au Christ à cette heure. Cependant il y a un double soir du monde, comme on le dira dans la sixième partie, au chapitre de l’Epiphanie.
II. Or, comme le dit Richard, évêque de Crémone (in Mitrali), l’office du jour suivant commence à vêpres, parce que la synaxe (de sunagô, assembler) ou l’assemblée, c’est-à-dire l’heure du soir, est le premier office, suivant la coutume d’Esdras, dans le nombre de quatre (ou quartenaire), comme on l’a dit dans la préface de cette partie ; d’où l’office de vêpres reçoit son nom de l’étoile Vesper, qui paraît au commencement de la nuit. En outre, bien que, depuis le commencement du monde, le jour précédât la nuit, cependant, dans la nuit de la résurrection du Seigneur, la nuit a commencé à précéder le jour, comme on le dira dans la sixième partie, au chapitre du Samedi saint, au commencement. Or, l’Église, à cette heure, dit cinq psaumes :
III. Premièrement, à cause des cinq plaies du Christ, qui, pour nous a offert son sacrifice le soir du monde. Secondement, pour notre correction, afin que nous pleurions et que nous demandions grâce pour les péchés qui chaque jour, par les cinq sens du corps, pénètrent jusqu’à nous, d’après ces paroles de Jérémie : « La mort est entrée par nos fenêtres ; » car quel est celui qui ne pèche pas et qui ne se laisse pas prendre par les yeux ? Troisièmement, par ces cinq psaumes, l’Église se prémunit contre les tribulations de la nuit, car cette heure insinue les pleurs de ceux pour lesquels le soleil de justice a disparu [à l’occident], et tel est leur état pendant les vêpres, dont il a été dit : « Les pleurs commenceront le soir » (à vêpres), et se prolongeront jusqu’au matin, c’est-à-dire jusqu’à ce que le soleil, qui avait disparu loin des pécheurs, se lève sur les justes, d’après ces paroles : « Et la joie recommencera le matin. » C’est aussi pour ces motifs que nous nous frappons la poitrine avec les cinq doigts de la main. Les séculiers disent cinq psaumes, mais les religieux n’en disent que quatre, pour les raisons que nous toucherons dans la sixième partie et au chapitre de l’Avent.
IV. Et remarque que les offices des vêpres et des matines l’emportent sur les autres heures pour le nombre des psaumes. Cela vient de ce que, dans la distinction des six jours de la création, il n’est question que du soir et du matin. Dans l’ancienne loi aussi, on recommande l’antiquité de l’office du matin et de celui du soir. On dit donc cinq psaumes à l’office de vêpres de la semaine, et on chante les psaumes d’après la matière fournie par le jour lui-même. Ainsi, le septième jour, par exemple, c’est-à-dire le samedi, à cause de la résurrection qui suit, nous célébrons la victoire de Dieu, et nous chantons en son honneur les louanges qui suivent la victoire. Ainsi, dans le premier psaume, c’est-à-dire Benedictus Dominus, le sens littéral s’entend de la victoire de David sur Goliath ; mais le sens spirituel désigne notre victoire sur le diable ; et, comme il ne reste plus, après la victoire, qu’à louer le Seigneur, qui nous a rendus victorieux, c’est pourquoi suivent les quatre psaumes de louanges. Dans le premier, l’Eglise parle au futur et promet la louange : Exaltabo te, Domine, « Seigneur, j’exalterai ton nom. » Dans le second, elle s’encourage elle-même à louer : Lauda, anima mea, Dominum, « Mon ame, glorifie le Seigneur. » Dans le troisième, elle invite les autres à louer Dieu : Laudate Dominum, « Louez le Seigneur. » Dans le quatrième, elle félicite la céleste Jérusalem, en disant : Lauda Jerusalem Dominum, « Jérusalem, loue le Seigneur. » Et il en est ainsi pour les autres jours ouvrables et les autres psaumes. Dans certaines églises, l’hymne suit aussitôt les psaumes, et après l’hymne vient la leçon ou le capitule. Dans d’autres églises, c’est tout le contraire, quelques-uns même ne chantent pas l’hymne. Ceux qui chantent l’hymne immédiatement après les psaumes, paraissent conserver l’ordre convenable, parce que d’abord l’amour, désigné par l’antienne, se trouve dans le cœur ; ensuite viennent les bonnes œuvres, désignées par les psaumes, et après la joie du cœur, figurée par l’hymne. Mais comme l’allégresse enfante souvent la négligence, suit la leçon ou capitule, qui nous fait rentrer dans notre cœur. Or, ceux qui disent la leçon avant l’hymne, veulent que l’hymne remplace le répons ; c’est pourquoi, dans les solennités, quand le répons est chanté après la leçon, on omet l’hymne. Cependant, comme signe d’une plus grande allégresse, il faut noter que dans quelques églises on chante l’un et l’autre, et alors le répons précède l’hymne, pour marquer qu’alors surtout nous devons répondre à l’exhortation faite par le précédent capitule, après quoi le répons suit aussitôt. Cependant, généralement, toutes les fois que l’on chante le répons, la leçon à laquelle il doit répondre doit précéder. Or, ceux qui ne chantent pas l’hymne paraissent se fonder sur ce que le cantique de la bienheureuse Marie vient ensuite, et qu’il exclut le répons, dont l’hymne tient lieu. Car, si le cantique de Zacharie, à matines et laudes, exclut le répons, à bien plus forte raison le cantique de la bienheureuse vierge Marie paraît-il devoir l’exclure aux vêpres. Et remarque qu’aux vêpres, on dit à capitule : Benedictus Deus et Pater (II ad Corinth., c. i), et ceci : Dominus autem dirigat (ad Thess., c. iii). Après l’hymne, suit le petit verset, savoir : le samedi, Vespertina oratio, etc., et les autres jours, Dirigatur, Domine, et l’un et l’autre versets désignent le temps de vêpres, dans lequel on chante ce que signifient ces paroles qui suivent dans le psaume : Elevatio manuum mearum sacriflcium vespertinum, « Que l’élévation de mes mains te soit aussi agréable que le sacrifice du soir ; » car on souhaite que la prière soit dirigée vers le Seigneur, ce qui est emprunté à l’Ancien-Testament, où l’on voit qu’à l’heure des vêpres le prêtre entrait dans le saint tabernacle ou le temple, pour offrir des parfums sur l’autel, des encensements, comme le matin il y entrait encore pour offrir de l’encens.
V. Ce parfum signifie la suavité de l’odeur ; de là vient cette coutume du prêtre, en disant le petit verset, d’encenser l’autel, pour accomplir un sacrifice incessant. Car c’est ainsi que cela se pratiquait dans l’ancienne loi, où l’on offrait deux agneaux, un le matin et l’autre le soir ; et celui du soir était plus gras, pour marquer que l’ardeur de la charité va en croissant. Or, le prêtre encense pour cela, afin que nous soyons toujours comme un parfum agréable à Dieu, en croissant en science et en doctrine ; et encore parce qu’à cause des promesses de Dieu, nous devons être tels, qu’il nous considère comme un parfum d’agréable odeur. Ou bien encore, aux vêpres et à matines, après les psaumes et les leçons, pendant le verset, on encense, pour marquer que personne ne peut donner à Dieu de parfums d’agréable odeur, ou bien donner aux autres l’exemple des bonnes œuvres, figurées par l’encens ; à moins qu’il ne se consacre aux œuvres qui concernent le ser vice de Dieu, ce qui est désigné par les psaumes, et n’enseigne les autres, ce qui est figuré par la leçon. De là la coutume, qui s’est établie dès l’origine de l’Eglise, dans les principales solen nités, à Magnificat et Benedictus, de dire trois fois l’antienne ou de la prolonger autant de fois en chantant, jusqu’à ce que tout le peuple qui est présent soit parfumé de l’odeur de l’encens ; enfin, on la dit avec le neume, qui est un son inarticulé, comme on l’a dit au commencement de cette partie. Or, le prêtre, que son office rend le plus digne de l’assemblée (de l’Eglise), doit offrir l’encens, comme étant le successeur d’Aaron, afin que des parfums éternels et les odeurs les plus suaves soient répandus devant Dieu, d’après ces paroles : « Que ma prière, Seigneur, monte à toi et parvienne comme l’encens jusqu’aux pieds de ta Majesté. » Nous avons parlé de cela à Matines et Laudes.
VI. On dit aux vêpres le petit verset de l’exhortation, pour exciter les paresseux à comprendre les promesses de Dieu qui sont contenues dans ce cantique de la bienheureuse Marie : Magnificat anima mea, etc., qui se trouve dans saint Luc (c. i). La première promesse a été faite à Noé ; d’où on lit dans la Genèse : « Je placerai mon arc-en-ciel dans les nuées du ciel, » et cette promesse s’est accomplie. La seconde a été faite à Abraham et à David. Il a été dit à Abraham : « En ta race seront bénies toutes les nations, ; » à David : « Je placerai sur ton trône un de tes rejetons ; » et cette promesse s’est accomplie dans la personne de la bienheureuse Marie, comme l’indique cet endroit de son cantique : Recordatus misericordiæ suæ, « Il s’est souvenu de sa miséricorde. » Or, l’accomplissement de toutes ces promesses nous est un gage certain qu’il accomplira aussi la dernière, c’est-à-dire qu’il nous donnera le paradis. C’est pourquoi on dit tous les jours ce cantique, afin que le souvenir plus fréquent de l’incarnation du Seigneur excite les ames des fidèles, qui s’exercent aux œuvres et à la doctrine de Dieu, à persévérer avec plus de dévouement dans l’œuvre commencée ; et, comme le cantique est le symbole des pensées, comme les psaumes le sont des œuvres, si nous rappelons souvent et avec zèle les actes et les paroles de la bienheureuse Marie, l’observation de la chasteté et la vertu des œuvres, à l’exemple de la bienheureuse Marie, persévéreront toujours en nous. Et alors nous ne serons plus ébranlés, ni par la faveur humaine imméritée, ni par l’appétit immodéré des choses terrestres, ni par les affections temporelles, ni par le désespoir d’obtenir le pardon de nos péchés : la faveur humaine imméritée ne nous touchera pas. En effet, comme sainte Elisabeth faisait valoir les mérites de la bienheureuse Marie, en lui disant : « D’où me vient cet honneur que la mère de mon Seigneur vienne à moi ? etc., » celle-ci ne fut pas émue de cette faveur humaine ; mais, conservant son humilité, elle s’écria : « Mon ame glorifie le Seigneur, etc. ; » et enfin elle ajouta : « Parce qu’il a daigné regarder la bassesse de sa servante. »
VII. Et remarque qu’elle dit : Respexit humilitatem, et non pas : Respexit virginitatem, « Il a regardé mon humilité, » et non pas : « Il a regardé ma virginité. » Considérant que la virginité de l’ame est supérieure à l’intégrité du corps, c’est pourquoi elle dit humilitatem, parce que Dieu résiste aux superbes, ne leur fait point partager le sort des justes, mais les disperse dans divers lieux où ils souffrent les tourments réservés aux pécheurs. Nous ne serons pas émus non plus par l’appétit immodéré des choses temporelles, parce que, comme notre juge lui-même l’a dit, « il a renvoyé vides et pauvres ceux qui étaient riches, » divites dimisit inanes. — Deposuit potentes de sede, « Il a fait descendre les grands et les puissants de leur trône. » Les afflictions du temps ne nous toucheront pas, parce que Dieu exalte ceux qui sont humbles. Dans ce cantique, l’exemple de l’humilité de la Vierge sert à notre réforme, et l’incarnation par laquelle le Fils de Dieu a fait descendre les puissants de leur trône et exalté les humbles nous est rappelée à la mémoire pour exciter la ferveur de notre foi. Nous ne serons pas, non plus, agités parle désespoir d’obtenir le pardon de nos péchés, car la miséricorde du Seigneur s’étend de génération en génération sur ceux qui le craignent et le servent.
VIII. Le vénérable Bède dit que c’est de là qu’est venu l’usage de chanter à l’office de vêpres le cantique de la bienheureuse vierge Marie, et plutôt aux vêpres qu’aux autres offices : premièrement, parce que sur le soir du monde, le Christ, de son consentement formel et particulier, est venu au secours du monde, perdu par le péché ; secondement, de ce que par là le souvenir de l’incarnation, qui eut lieu sur le soir du monde, dure continuellement ; troisièmement, parce que la bienheureuse Marie elle-même est l’étoile de la mer qui, le soir de ce monde, nous a éclairés de sa lumière, de même que l’étoile Vesper, qui donne son nom à l’office de vêpres, commence à briller au commencement de la nuit ; quatrièmement, afin que notre ame, fatiguée de différentes pensées pendant le jour, lorsque le temps du repos ou de la nuit arrive, se rappelant les paroles de la mère de Dieu, par des larmes et des prières et avec l’intercession de la Vierge, se purifie de toutes les choses inutiles ou coupables qu’elle a contractées par ses divagations du jour ; cinquièmement, parce que la Vierge porta le Seigneur sur le soir du monde. On le chante encore aux laudes et à sexte, parce que le Seigneur est venu dans le sixième âge, comme on chante aussi le cantique de Siméon. On le chante aussi aux laudes de la septième heure, à cause du septième âge de ceux qui reposent en paix, comme nous l’avons touché au chapitre de Matines et Laudes. Au reste, ce cantique est la joie de ceux qui travaillent, et dont l’esprit se réjouit dans le Seigneur, parce que celui qui est puissant et dont la miséricorde s’étend dans les siècles des siècles a fait en eux de grandes choses.
IX. Pour représenter cette joie et cette allégresse, on allume les lampes à vêpres ; ou bien c’est à cause de ce cantique qu’on les allume principalement, parce que ce cantique est tiré de l’Evangile ; ou bien encore, afin qu’étant au nombre des jeunes gens et des cinq vierges sages, nous courions avec les lampes des bonnes œuvres à l’odeur des parfums de la bienheureuse Vierge, et que nous entrions à sa suite dans la joie de notre Seigneur. Et comme nos œuvres, représentées par les lampes, ne peuvent briller si elles ne sont formées par la charité, c’est pourquoi on termine le cantique par l’antienne, qui désigne la charité. Quand l’antienne a été chantée une seconde fois aux jours ouvrables, on se prosterne en priant, et on prie plus longtemps qu’aux autres offices, parce que l’Eglise prie spécialement pour ceux pour lesquels le soleil de justice a disparu, quoiqu’elle prie encore pour les autres et observe ce que nous avons dit plus haut au chapitre de Tierce, où l’on traite des prières. Mais dans les jours solennels on dit aussi la collecte, et l’on prie presque debout. Nous avons parlé de cela au même endroit, où nous avons dit encore en quoi l’office de vêpres s’accorde avec l’heure de prime.
X. L’office des morts commence par les vêpres, mais ne renferme pas de secondes vêpres, pour marquer que cet office finira quand les âmes des prédestinés, ayant satisfait entièrement, jouiront de l’éternelle béatitude ; mais pour les saints, de la glorification spirituelle desquels l’Eglise est certaine, on dit les premières et les secondes vêpres. Si dans leur fête on dit déjà neuf leçons, ils ont les secondes vêpres, à cause de la glorification dont ils jouissent déjà, non qu’ils ne possèdent la double étole (exprimant la glorification corporelle qu’ils possèdent au ciel et qui n’aura jamais de fin), qui convient à tous les élus ; mais l’Eglise, pour indiquer la différence des récompenses dues aux uns et aux autres, donne plus de solennité à l’office de ceux dont elle connaît les mérites supérieurs par des miracles ou par d’autres documents, quoiqu’elle n’en ait pas une certitude absolue, car une étoile diffère d’une autre étoile en clarté ; d’où saint Augustin, dans son sermon sur le bienheureux Etienne, dit : « Puisque la mort des saints est précieuse, quelle différence peut —il y avoir entre les martyrs ? » Celui-là paraît l’emporter sur les autres qui est le premier. Cependant, parfois, aux vêpres qui précèdent, on ne dit que l’antienne et la collecte de la fête suivante, comme on le verra au chapitre de la Veille de la Nativité.
Xï. Enfin, il faut remarquer que les religieux font précéder complies de la collation ou conférence, qui a tiré son origine des saints Pères : les Pères avaient coutume de se rassembler après les vêpres et de s’entretenir sur les saintes Ecritures, semblables aux ouvriers qui causent entre eux pour se récréer. C’est pour cela qu’on lit surtout, pour se récréer et pour se délecter, les Vies ou les Conférences des Pères, et qu’on interroge les plus érudits d’entre ceux à qui on fait la lecture, quand il survient quelque doute.