Rational (Durand de Mende)/Volume 1/Troisième livre/Chapitre 19

Traduction par Charles Barthélemy.
Louis Vivès (volume 1p. 285-299).


CHAPITRE XIX.
DES VÊTEMENTS DE L’ANCIENNE LOI OU DE L’ANCIEN-TESTAMENT.


Comme l’humaine fragilité comprend d’une manière moins complète la chose représentée si elle ignore tout-à-fait ce qui en est le signe, c’est pour cela, et afin de chasser l’ignorance de cet aveuglement, que nous dirons quelques mots des vêtements de l’ancienne loi : premièrement, pour ce qui regarde l’histoire ; secondement, l’allégorie ; et troisièmement, la tropologie.

I. Donc, premièrement, selon l’histoire, il est à remarquer que, d’après la loi mosaïque, il y avait quatre vêtements communs tant aux prêtres d’un ordre inférieur qu’au prince des prêtres, dont on lit ce qui est écrit, à ce sujet, dans l’Exode, au chapitre xxviii. Le premier s’appelait manascas ; ce qui peut se traduire en grec par perixômata ou piriskelè, et en latin par fœminalia linea (haut-de-chausse de toile de lin), tissé de bysse ou fin lin retors, dont ils se servaient pour ce qu’on lit dans l’Exode, sur la fin du chapitre xx :  : « Tu ne monteras pas à mon autel par des degrés, de peur que ta honte ne soit révélée à tous ; » et dans Ezéchiel, chapitre xliv : « Des hauts-de-chausse de toile de lin seront autour de leurs reins. » Le second, cathemone ou chemise de lin, que nous nous nommons subucula (chemise d’homme) ou alba (aube), mais que Moïse appela abaneth (ceinture ou écharpe du grand-prêtre des Juifs). Et les Hébreux, étant revenus de Babylone, l’appelèrent emissaneam ; et elle était de bysse, et double. Le troisième, baudrier, c’est-à-dire la ceinture ou cordon que l’on mettait autour des flancs, large à peu près de quatre doigts, et faite en forme de réseau, de telle sorte qu’elle semblait une peau de vipère, tissée à la fois de bysse ou lin très-blanc, d’écarlate, de pourpre et d’hyacinte ou bleu céleste ; et cette ceinture symbolisait les quatre éléments. Le quatrième, c’est la tiare, que les Hébreux nomment namphie ; mais que nous nous appelons bandelette ou mitre, laquelle diffère, en beaucoup de choses, de la tiare pontificale, et qui représente en quelque sorte la forme d’un casque rond.

II. Par-dessus ces quatre vêtements communs, le pontife se servait de quatre autres vêtements qui lui étaient particuliers, Le premier était la tunique couleur d’hyacinthe, que l’hébrei nomme vethit, le grec podèrès, le latin talaris (talaire), et qui avait, au lieu de franges, des pommes de grenade avec quatre-vingts sonnettes disposées dans un ordre intercalaire, afin que le pontife en entendît les sons et qu’il ne mourût pas lorsqu’il viendrait à entrer dans le sanctuaire.

III. Le second était l' ephod, c’est-à-dire le surhuméral, des quatre susdites couleurs, et tissu d’or, sans manches, à la façon du collobium, ayant une ouverture sur la poitrine de la grandeur d’un palme, dans laquelle on mettait un rational ou pectoral (logion) de la même mesure. Sur la partie supérieure de l’éphod, à savoir sur les épaules, il y avait, enchâssées dans l’or et servant d’agrafes, deux pierres d’onyx ou de cornaline, sur lesquelles étaient gravés les noms des douze fils d’Israël, six sur l’une et six sur l’autre. Mais, lorsqu’on lit que Samuel et David étaient revêtus de l’éphod, on parle alors d’une robe de lin, et ce vêtement s’appelait particulièrement ephotar.

IV. Le troisième s’appelait en hébreu heen, en grec logion, et en latin rationale (rational), et le pontife le portait sur sa poitrine. Or, on l’appelait le rational du jugement, parce qu’il contenait les pierres par la splendeur desquelles les Israélites connaissaient que Dieu leur était propice. Or, le rational était carré et double, et avait la mesure d’un palme ; il était à la fois tissu des quatre susdites couleurs et d’or, et contenait douze pierres disposées par quatre rangs : au premier, le sardonyx, la topaze et l’émeraude ; au second, l’escarboucle, le saphyr et le jaspe ; au troisième, le ligurium[1] (ou ligurius), l’agathe et l’améthyste ; au quatrième, le chrysolite, l’onyx et le béril ; sur lesquelles étaient écrits les noms des douze fils d’Israël, un nom sur chaque pierre disposée selon l’ordre de leur naissance. Ces deux noms : Purin et Thiamin, c’est-à-dire vérité et discipline, étaient aussi écrits sur le rational. Or, le logion se rattachait’au surhuméral, par en haut, au moyen de deux anneaux et de deux petites chaînes d’or attachées à deux crochets qui étaient placés sous les deux susdites pierres d’onyx et le surhuméral ; et, par derrière, il se joignait à l’éphod par deux anneaux d’or, avec deux liens ou fils d’hyacinthe.

V. Le quatrième et le dernier vêtement était un ornement de tête, savoir : la tiare ou mitre, pointue par en haut, ayant un cercle d’or, avec des pommes de grenade et des fleurs, et de laquelle tombait sur le front une lame d’or qu’on appelle petalum[2], en forme d’une demi-lune, et sur laquelle était écrit : Anoth Adonay, c’est-à-dire le saint nom du Seigneur, le tetragrammaton, composé de quatre lettres, comme on le dira plus bas. Or, afin que la lame ne vînt pas à remuer quand le pontife ferait un mouvement, on l’attachait et on la fixait par une bandelette ou un cordon d’hyacinthe évident, qui, par derrière, coupait en deux le haut de la tiare. Mais notre pontife, au lieu de hauts-de-chausse, a des sandales ; au lieu d’une robe de lin, l’aube ; au lieu de baudrier, la ceinture ; au lieu de la tunique talaire podèrè, la tunique ; au lieu de l’éphod, l’amict et la stole (étole) ; au lieu du logion, le pallium ; au lieu du bonnet ou tiare, la mitre ; au lieu de la lame [d’or], la croix ; et quelques-unes de ces choses ont une forme différente de celles que nous avons énumérées plus haut, tout en conservant le même symbolisme.

VI. Secondement, parlons de la forme desdits vêtements de la loi selon le sens allégorique. Assurément, le pontife paré de ces vêtements offrait aux yeux l’image de tout l’univers ; car les hauts-de-chausse de fil de lin figuraient convenablement la terre, parce que le lin très-fin, ou bysse, croît de la terre. Or, le bysse est un lin qu’on tire de l’Égypte, où il vient. Les baudriers, avec les bandelettes et les sonnettes (vasculis), désignaient la ceinture que l’Océan fait à la terre. La tunique d’hyacinthe, par sa couleur même, représentait l’air. Les sonnettes, c’était le bruit des tonnerres. Les pommes de grenade, qui s’entrechoquaient, représentaient les éclairs de la foudre. Les quatre vêtements des prêtres d’un ordre inférieur et les quatre du Souverain-Pontife, par leur nombre même, désignaient les quatre parties du petit monde (microcosmi)[3] et du grand monde, savoir : les quatre épaules (quatuor humeros) et les quatre éléments. L’éphod, par la variété de ses ornements, représentait le ciel étoile. Pour ce qui est de l’or mêlé au tissu des couleurs, cela figurait que la chaleur vitale pénètre tout ; les deux pierres d’onyx désignaient le soleil et la lune, ou les deux hémisphères. Or, sur le rational les douze pierres pectorales figuraient les douze signes dans le Zodiaque. Le rational était au milieu de la poitrine, parce que toutes les choses de la terre sont pleines de raison et s’accordent avec celles des cieux ; ou, plutôt, la règle des choses terrestres et de la chaleur et du froid des saisons, et la double température qui existe entre l’une et l’autre, sont venues du cours et de la règle du ciel. Les anneaux, les chaînettes et les crochets du rational signifiaient l’enchaînement des éléments, des humeurs et des temps. La tiare représentait le ciel le plus élevé, séjour des bienheureux. La lame qui y était superposée figurait tout Dieu, qui préside à tout. L’autorité du livre de la Sagesse confirme, en effet, cette allégorie, quand il dit : « Tout l’univers était représenté par la robe sacerdotale dont il [Aaron] était revêtu. Les noms glorieux des anciens Pères étaient gravés sur les quatre rangs de pierres précieuses qu’il portait, et ton grand nom était écrit sur le diadème de sa tête »[4].

VII. En troisième lieu, nous devons mettre sous les yeux [des lecteurs] l’explication de la loi selon le sens tropologique. Voici donc dans quel ordre le prêtre de l’ancienne loi se revêtait de ces habits. Après s’être, premièrement, lavé les mains et les pieds, il revêtait d’abord le manastasin, c’est-à-dire le haut-de-chausse, qui signifie que le prêtre, après avoir lavé ses œuvres et ses affections dans les larmes de la pénitence, doit se revêtir de la continence, afin d’offrir à Dieu une hostie immaculée, sainte, et qui lui soit agréable (Rom., xii). Cependant, comme notre pontife doit avoir une continence perpétuelle, il ne revêt pas pour le sacrifice le haut-de-chausse, mais les sandales, comme s’il disait : « Celui qui est lavé n’a besoin que de se laver les pieds, et alors il est tout pur » ([S.] Joan., xiii). Or, les mains figurent les œuvres, selon cette parole : « Béni soit le Seigneur Dieu, qui instruit mes mains au combat et mes doigts à la guerre. » Les pieds symbolisent les affections, selon cette parole : « Secouez la poussière de vos pieds. » Et il est à remarquer que le prêtre [de la loi] se mettait lui-même le haut-de-chausse, qui symbolisait la continence virginale ; et, comme cette chose est de conseil et non de précepte, voilà pourquoi il se mettait lui-même le haut-de-chausse, selon cette parole de l’Apôtre aux Corinthiens : « Touchant les vierges, je n’ai pas [reçu] de précepte du Seigneur ; mais je donne [seulement] un conseil. » Et le Seigneur, dans l’Évangile : « Que celui qui peut comprendre comprenne. » Les prêtres de la loi revêtaient ce vêtement alternativement ; car ils n’étaient pas autant tenus à une continence si parfaite et si perpétuelle que les ministres du Nouveau-Testament ; et voilà pourquoi, selon quelques-uns, rien ne répond aujourd’hui à ce vêtement.

VIII. Secondement, le prêtre revêtait le cathemonen, c’est-à-dire la robe de lin, qui signifiait que le prêtre doit se revêtir de l’innocence, afin de ne pas faire à autrui ce qu’il ne veut pas qu’on lui fasse. Car le lin, à cause de sa blancheur, symbolise l’innocence, selon cette parole : « Qu’en tout temps tes vêtements soient blancs. »

IX. Troisièmement, il se ceignait du baudrier, qui représentait la chasteté, dont le prêtre doit être ceint autour des reins, afin de réprimer la concupiscence de la chair. D’où vient que la Vérité a dit : « Que vos reins soient ceints avec force, etc. » Or, le baudrier, qui était tissu de quatre couleurs (comme on l’a dit plus haut), signifiait que le prêtre doit refréner tous les mouvements qui s’élèvent des quatre humeurs ou des quatre éléments. Salomon a dit : « Elle a donné une ceinture au Chananéen. » Et Isaïe : « La justice sera la ceinture de ses reins. » En effet, la justice refrène tous les mouvements sauvages de ce genre. Et les extrémités du baudrier pendaient jusqu’aux pieds, parce que le prêtre devait être pur jusqu’à la fin de sa vie.

X. Quatrièmement, il revêtait la tunique podèrei, c’est-à-dire talaire, qui signifiait que le pontife doit se revêtir de la persévérance, parce que « celui-là seul sera sauvé qui aura persévéré jusqu’à la fin. » En effet, le talon, c’est-à-dire l’extrémité du corps, désigne la persévérance, selon cette parole : « Elle broiera ta tête, et tu feras tous tes efïorts pour la mordre au talon. » Et, au lieu de franges, des pommes de grenade entremêlées de sonnettes y étaient suspendues. Par la pomme de grenade[5] on comprend l’œuvre de miséricorde.

Par la sonnette d’or on entend la prédication. Ces deux choses doivent être réunies dans le prêtre, de peur qu’entrant sans elles dans le sanctuaire, il meure en la présence du Seigneur. Or, Jésus commença à faire et à enseigner, laissant l’exemple aux prêtres, afin qu’ils suivissent les traces de Celui qui ne commit pas de péché (afin que la décence règne dans leur vie, in conversatione), et dans la bouche duquel on ne trouva point de ruse (afin que la vérité règne dans leur prédication). Par les sonnettes on entend aussi la voix du prédicateur (qui doit toujours parler), de peur que le prêtre, par son silence, n’offense la justice du suprême juge. Les pommes de grenade figurent l’exemple de la bonne vie ou la volonté du martyre, parce qu’on réconforte les infirmes avec les grains de ce fruit. Car le prêtre, selon Grégoire (xliii, distinctione Fit rector), meurt en entrant dans le sanctuaire ou en en sortant, si l’on n’entend pas un son émaner de lui, parce qu’il a amassé autour de sa personne la colère du juge invisible s’il marche sans rendre le son de la prédication. C’est donc conformément à cela que l’on dit que des sonnettes étaient attachées à ce vêtement. En effet, que devons-nous entendre autre chose par les vêtements du prêtre que les œuvres justes, selon cette parole du Prophète : « Que tes prêtres se revêtent de la justice ? » C’est pourquoi des clochettes sont attachées à ces sortes de vêtements, pour montrer que le prêtre doit proclamer la voie de la vie avec le son de sa langue en même temps que ses œuvres elles-mêmes. On joint encore aux sonnettes et on y entremêle la pomme de grenade (malum punicum). Que désigne la pomme de grenade, sinon l’unité de la foi ? Car, de même que dans une pomme de grenade au dehors on voit une écorce [unie] et à l’intérieur beaucoup de grains, ainsi l’unité de la foi recouvre entièrement au dehors les innombrables peuples de la sainte Église, et renferme au dedans d’elle-même la [multiple] diversité de leurs mérites.

XI. Cinquièmement, il se revêtait de l’éphod, c’est-à-dire du surhuméral, qui signifiait que le pontife doit se revêtir de la patience, afin que par elle il contienne et possède son ame. Or, nous portons des fardeaux sur les épaules, selon cette parole : « Il a abaissé l’épaule sous les fardeaux, et il s’est assujetti à payer les tributs. » Le surhuméral avait deux courroies jointes ensemble aux deux côtés d’en haut, ce qui signifiait que le pontife doit avoir les armes de la justice à droite et à gauche, afin de ne pas être élevé et enflé par la prospérité, ni abaissé et écrasé par l’adversité. Il avait aussi deux pierres d’onyx attachées sur les épaules, et sur lesquelles étaient écrits les noms des douze fils d’Israël, six sur l’une et six sur l’autre. Les deux onyx symbolisent la vérité et la sincérité : la vérité par la clarté, la sincérité par la solidité. Les fils d’Israël signifient les saints désirs et les œuvres de justice, selon cette parole : « Maudit soit l’homme qui n’aura pas laissé de rejetons après lui en Israël. » Le nombre six marque la perfection, Parce que ce fut le sixième jour que le Seigneur parfit[6] (perfecit) le ciel et la terre et tout leur ornement ; donc, comme six noms des fils d’Israël étaient écrits au nombre de six sur une pierre et six sur l’autre, cela signifiait que les désirs du prêtre, ainsi que ses œuvres, ne doivent pas être conçus [dans] le levain de la malice et de l’iniquité, mais [comme] les azymes de le sincérité et de vérité, afin que la sincérité soit la base de l’intention, et que la vérité mette le comble à la fin. [Saint] Grégoire dit, dans son Pastoral, au chap. xiii, qu’il est recommandé de faire le surhuméral d’or, d’hyacinthe, de pourpre et d’écarlate deux fois teinte, et de fin lin retors, afin de montrer de quelle grande diversité de vertus le prêtre doit resplendir. En effet, dans le vêtement du prêtre l’or brille avant tout, pour montrer que l’intelligence de la sagesse brille surtout en lui. On y joint l’hyacinthe resplendissant d’une couleur céleste, afin que partout où il pénètre dans les sciences par l’intelligence, il s’élève non aux faveurs misérables du siècle, mais à l’amour des choses du ciel ; de peur que, tandis qu’il se laisse prendre par des louanges inconsidérées, il ne sente en même temps l’intelligence de la vérité l’abandonner et sortir de son esprit. A l’or et à l’hyacinthe on entremêle la pourpre, afin que le cœur du prêtre place son espérance dans les biens suprêmes qu’il annonce, et qu’il réprime en lui-même les suggestions des vices et leur résiste de fait et de parole, comme étant revêtu du pouvoir royal. A l’or et à l’hyacinthe, au bysse et à la pourpre, on joint l’écarlate deux fois teinte, afin que devant les yeux du juge des cœurs tous les biens des vertus soient ornés par la charité, et que le prêtre allume, en présence du juge et à la flamme de l’amour le plus vif et le plus profond, tout ce qui brille avec éclat devant les hommes. Cette flamme c’est la charité, parce qu’elle chérit à la fois Dieu et le prochain, et brille, en quelque sorte, comme l’écarlate au sortir d’une double teinture. Mais lorsque l’ame a atteint les préceptes de la charité, il faut encore que la chair soit macérée par l’abstinence. D’où vient qu’à l’écarlate [ainsi] teinte on joint le lin tordu, car le lin, si brillant, sort de la terre. Or, que désigne le lin, sinon la chasteté du corps blanchie par l’apprêt de la pureté, qui fait son ornement ? Cette chasteté, en quelque sorte tordue, ajoute à la beauté du surhuméral, parce qu’alors la chasteté de l’ame et du corps conduit à la parfaite blancheur de la pureté après que la chair a été fatiguée par l’abstinence. Et alors, entre les autres vertus, le mérite même de la chair affligée profite, comme le lin tordu étale sa blancheur sur la beauté variée du surhuméral.

XII. Sixièmement, le prêtre revêtait le logium (logion), c’est-à-dire le rational, qui signifiait que le pontife doit se revêtir de la discrétion, qui lui sert pour discerner la lumière des ténèbres, la droite de la gauche, parce qu’il n’y a pas d’union possible entre la lumière et les ténèbres, ni entre le Christ et Bélial. Le rational était carré, pour marquer que le prêtre doit discerner quatre choses, à savoir : le vrai du faux, afin de ne point dévier dans ce qu’il doit croire ; le bien du mal, afin de ne pas dévier dans ce qu’il doit faire. Il était encore double, parce que le prêtre doit avoir du discernement pour deux personnes, savoir : pour lui et pour le peuple, de peur que, « si aveugle [qu’il est], il conduit un autre aveugle, tous deux ils viennent à tomber dans le fossé. » Il avait aussi quatre rangs de pierres, qui signifiaient que le pontife doit avoir quatre vertus principales, savoir : la justice, la force, la prudence et la tempérance. Or, à chaque rang il y avait trois pierres, ce qui signifiait que le pontife, en premier lieu, doit avoir la foi, l’espérance et la charité ; en second lieu, la modestie, la mansuétude et la bénignité ; en troisième lieu, la paix, la miséricorde et la largesse ; en quatrième lieu, la vigilance, la sollicitude et la longanimité. Car les pierres figurent les vertus, selon cette parole : « Mais si quelqu’un élève sur ce fondement un édifice d’or, d’argent, de pierres précieuses, de bois, de foin, etc., l’ouvrage de chacun paraîtra enfin, et le jour du Seigneur fera voir ce qu’il est, etc. »[7]. Le rational avait aussi deux petites chaînes d’or très-pur, unies ensemble et suspendues à deux crochets, ce qui signifiait que

XIII. Le pontife doit ayoir les deux affections de la charité, savoir : pour Dieu et le prochain, touchant lesquels ce précepte lui est donné : « Tu chériras ton Dieu de tout ton cœur, et ton prochain comme toi-même. » Car, de même que l’or l’emporte sur tous les métaux, ainsi la charité surpasse toutes les vertus ; c’est d’elle que l’Apôtre dit : « La plus grande des vertus, c’est la charité. » Les deux crochets sont l’intention et la fin ; on y attache les petites chaînes, afin qu’il chérisse autant Dieu que le prochain, avec un cœur pur et une bonne conscience, et une foi non feinte, et qu’il s’attache autant à Dieu qu’au prochain, en vue de la béatitude éternelle ; qu’il chérisse Dieu pour lui-même (propter seipsum), et le prochain en vue de Dieu. Or, Aaron portait le rational du jugement, sur lequel étaient écrits les noms des douze patriarches, comme on l’a dit dans la première partie, au chapitre des Peintures. Ce rational, selon [saint] Grégoire, dans son [livre] Pastoral, au chapitre xii, était bien nommé le rational du jugement, parce que celui qui gouverne les autres doit toujours, par un subtil examen, discerner le bien et le mal, et penser avec soin à ce qu’il construira, pour qui il édifiera, quand et comment, et ne rien chercher qui lui soit propre, mais considérer, comme étant les siens propres, les biens de son prochain. D’où vient que dans l’Exode il est écrit : « Tu placeras sur le rational du jugement la doctrine et la vérité, et elles seront sur la poitrine d’Aaron quand il entre devant le Seigneur, et il portera toujours le jugement des fils d’Israël sur sa poitrine, en la présence du Seigneur. » Certes ! porter, comme le [grand-] prêtre, le jugement des fils d’Israël sur sa poitrine et en la présence du Seigneur, c’est discuter les causes de ses sujets pour la seule considération du juge des cœurs.

XIV. Mais quelques-uns ont dit qu’aujourd’hui nul ornement ne répond au rational, parce que nous n’avons pas l’abondance des pierres précieuses ; mais, à l’instar de ce vêtement, le pontife porte, lors de sa consécration, le texte de l’Évangile devant sa poitrine, en présence de tout le peuple. Or, là était écrit : « Doctrine et vérité. » Et l’évêque doit avoir dans le cœur la vérité de l’Évangile, et dans la bouche sa doctrine, en tant que pour le manifester ; et cela peut être la cause pour laquelle, en quelques églises, on orne les plats du livre des Évangiles d’or, d’argent et de pierres précieuses. Il y a aussi une autre raison de cet usage, c’est que dans ce livre resplendissent l’or de la sagesse, l’argent de l’éloquence, et les pierres précieuses des miracles. Ce sont les pendants d’oreilles d’or de la fiancée, marquetés d’argent[8] (murenulœ… vermiculatœ).

XV. Le septième et dernier était l’ornement de tête, la mitre ou la tiare (45)[9], que le pontife prenait en dernier lieu ; il signifiait l’humilité, dont le Seigneur dit (S ; Luc, cap. xviii) : « Tout homme qui s’élève sera humilié, et celui qui s’humilie sera élevé. » Or, il la portait sur la tête, pour montrer que le pontife doit porter l’humilité dans son ame, à l’exemple de notre chef (capitis nostri), qui dit : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur. » Car par la tête on comprend l’ame, selon cette parole : « Oins ta tête et lave ta face. » La tiare que portaient les prêtres d’un ordre inférieur signifie encore la continence des cinq sens, et dans les prêtres d’un ordre supérieur la contemplation ; car on les appelle contemplatifs. De la tiare tombait sur le front la lame d’or qui symbolise la sagesse, ou qui figurait le signe de la croix que l’on fait dans cette charge pour confirmer. Sur cette lame était écrit

XVI. Le nom du Seigneur tetragrammaton, c’est-à-dire composé de quatre lettres, qui sont : He, Ioth, Eth et Vau, c’est-à-dire : « Celui-là est le principe de la vie que nous a procurée la passion, » comme on l’a dit dans la préface de la seconde partie. C’est comme si l’on disait plus clairement : Celui dont ce pontife représente la personne, à savoir le Christ, est le principe, c’est-à-dire l’auteur de la vie que nous a procurée la passion, c’est-à-dire de la vie rétablie par la passion, parce qu’il a détruit notre mort en mourant et a rétabli notre vie en ressuscitant.

XVII. Or, ces vêtements étaient, pour la plus grande partie, tissus d’un ouvrage polumètô, c’est-à-dire varié (ou de broderie), à cause de la variété de la vertu, dont le Psalmiste dit : « La reine s’est tenue debout auprès de toi et à ta droite, ayant un habit enrichi d’or et étant environnée de ses divers ornements ; » et de quatre couleurs précieuses, savoir : la pourpre, l’écarlate, le bysse et l’hyacinthe. La pourpre de la dignité royale symbolise le pouvoir pontifical, qui doit marcher par le chemin royal, afin de ne pas s’écarter à droite ou de ne pas dévier à gauche, de peur d’enchaîner les innocents (dignos) ou de délier les coupables (indignos). La pourpre aussi symbolise l’eau, parce que les vers qui la font habitent dans des conques marines. L’écarlate de couleur de feu symbolise l’enseignement du pontife, qui, comme le feu, doit briller et brûler ; c’est pour cela que l’on rapporte que l’écarlate était deux fois teinte. Certes ! il doit briller en vue de la promesse qui a été faite que « tout homme qui aura abandonné maison, père et mère, à cause [du] nom [du Christ] en recevra le centuple et possédera la vie éternelle ; » il doit brûler en vue de l’excommunication divine, parce que « tout arbre qui ne produira pas un bon fruit sera coupé et jeté dans le feu. »

XVIII. Voilà pourquoi le Souverain-Pontife se montre toujours au dehors revêtu d’une chape rouge, tandis que par-dessous il est revêtu d’un vêtement blanc, parce qu’il doit aussi être blanc au dedans par l’innocence et la charité, et au dehors être rouge par la compassion, afin de se montrer toujours prêt à perdre sa vie pour ses brebis, car il représente la personne de Celui qui pour nous tous a rendu son vêtement rouge.

XIX. Or, d’après la concession de l’empereur Constantin (xcvi, distinct. Constantinus), le Pape peut porter la chlamyde de pourpre et la tunique d’écarlate, et tous les vêtements impériaux, à savoir : le sceptre, les insignes et les ornements de l’empire. La croix le précède partout où il va, pour montrer que cette prérogative lui convient plus qu’à qui que ce soit, selon cette parole de l’Apôtre : « Loin de moi la pensée de me glorifier, si ce n’est dans la croix du Seigneur, etc., » et afin qu’il sache qu’il doit imiter le Crucifié. L’écarlate deux fois teinte, qui entre dans le vêtement pontifical, c’est encore la charité, qui est en quelque sorte deux fois teinte lorsqu’elle est colorée par la dilection de Dieu et du prochain. Et le lin, d’une blancheur incomparable, symbolise l’excellence de la renommée, qui doit être à l’épreuve de tout, afin que le pontife ait un bon témoignage, selon l’Apôtre, et de ceux qui sont dedans et de ceux qui sont dehors. L’hyacinthe, qui est de la couleur du ciel, symbolise la sérénité de la conscience, que le pontife doit avoir au dedans de lui-même, selon ce que dit l’Apôtre : « Notre gloire, c’est le témoignage de notre conscience » (46)[10].


FIN DU TROISIEME LIVRE.
  1. Saint Isidore (lib. 12, cap. 2), et, après lui, Jean de Janua, ont confondu le ligurius avec le lyncurius ou lyncurium, que Pline (1. 8, c. 38) dit être une pierre précieuse, semblable à l’escarboucle. Les anciens tiraient le nom de cette perre du lynx, animal dont la vue est proverbiale, et dont l’urine condensée et solidifiée formait une pierre précieuse d’un très-grand prix, que l’on appelait lyncurius ou lyncurium.
  2. V. Du Cange, Gloss., voce Petalum, 1.
  3. Microcosmus vient du grec mikros et kosmos, Gervais de Tilberi (Otia Imperialia, apud Leibnitz, t. 1, Script. Brunsvic) dit, à propos de ce mot : « Dominus in Evangelio omnem hominem dicit creaturam, cum ait : Ite, praedicate omni creaturæ. Et Grœcus hominem microcosmum, hoc est minorem mundum appellabat. » [Petit monde, c’est l’homme, qui pou (peu) dure.] In Gloss. lat. gall. Sancti Germani. — Macrocosmus ou macroscosmus vient demakros et de kosmos.
  4. Saint Jérôme dit que les quatre choses qui se voyaient dans la robe du grand pontife marquaient les quatre éléments qui enferment tout le monde. Le lin représentait la terre, parce qu’il en vient ; la pourpre la mer, parce qu’elle est tirée d’un poisson ; l’hyacinthe l’air, et l’écarlate le feu, à cause de la ressemblance de la couleur.
  5. Malogramatum a parfois le sens de sonnette, ou, mieux, grelot, à cause de sa forme sphérique. Il est souvent fait mention, dans des inventaires d’églises du moyen-age, de la coutume où l'on était d’orner de grelots d’or ou d’argent certains vêtements ecclésiastiques, à l’époque des grandes fêtes. La Chronique. de saint Trond (t. 7 du Spicilége d’Acheri, p, 349) dit : « Reperimus de thesauro S. Trudonis… capsas evangelicas argento paratas : malogranata argentea duo, etc. »
  6. Nous serons souvent obligé d’employer de vieux mots, pour bien rendre toute la couleur du style de Durand. Parfaire, dont nous nous servons ici, est l’équivalent le plus heureux de perficere, d’où nous avons tiré le substantif perfection et l’adjectif parfait, que nous appliquons à tout ce qui est achevé et auquel il n’y a rien à retoucher ou à changer. Chef rend on ne peut mieux le double sens de caput, car la tête est à tous les autres membres du corps ce que le capitaine est à une troupe de soldats marchant sous sa discipline. Ainsi, du reste, pour une foule de mots qui font le charme de la langue de Montaigne, d’Amyot et de saint François de Sales.
  7. « L’or, l’argent, les pierres précieuses, c’est ou la doctrine évangélique pure, saine et solide, qui porte à la piété, ou les bonnes œuvres, une vie bien chrétienne. Le bois, le foin, la paille, etc., c’est ou la doctrine mêlée d’opinions incertaines, fabuleuses, nées des superstitions judaïques ou de fausses traditions revêtues de l’éloquence humaine, ou l’attachement déréglé aux choses de la terre, les imperfections et fautes vénielles. » ( Note de Le Maistre de Saci.)
  8. V. Murenœ et murenulœ, apud Du Cange. — Vermiculus et vermiculatus ont le sens de vermeil, de couleur d’écarlate. Le vrai sens de vermiculatus, ici, est celui que propose Du Cange : [Vermiculatus, Latinis, quasi vermiculis variatus vel distinctus.] Guillaume-le-Breton (in Vocabular.) et Jean de Janua disent sur ce mot : « Vermiculatus, distinctus et variatus ; tractum est a vermiculis, qui rodentes ligna, aratiunculas ibi faciunt varias et distinctas, et quasi in modum vineae conducuntur. » Ici vermiculatœ murenulœ a surtout le sens de pendants d’oreilles niellés. (V. Du Cange, Gloss., vocibus Nigellum, Nigellatus et Niellatus.)
  9. voir la note 44 page 441.
  10. Voir la note 45 page 441.