Rational (Durand de Mende)/Volume 1/Troisième livre/Chapitre 06

Traduction par Charles Barthélemy.
Louis Vivès (volume 1p. 235-238).


CHAPITRE VI.
DU MANIPULE (38)[1]


I. Mais, parce que souvent la tristesse se glisse en secret dans les âmes bien disposées et dévouées au culte de Dieu, et que, par la torpeur qui en est la résultat, elle rend l’ame assoupie, ce qui a fait dire au Psalmiste : « Mon ame a sommeillé à cause de son ennui, » c’est pourquoi on place à la main gauche du ministre qui va célébrer le saint sacrifice de l’autel une serviette (manipula)[2], que l’on appelle fanon (fanum)[3], manipule (manipulus)[4], ou suaire (sudarium)[5], afin qu’il essuie la sueur de son ame, et qu’il secoue le sommeil de son cœur ; enfin, qu’il pratique les bonnes œuvres avec une très-grande vigilance, après avoir chassé loin de lui l’ennui et la torpeur. Car le manipule désigne les bonnes œuvres et la vigilance, dont le Seigneur a dit : « Veillez, parce que vous ne savez à quelle heure le Fils de l’homme doit venir. » C’est pour cela que l’Épouse dit, dans les Cantiques : « Je dors, et mon cœur veille. » Le suaire désigne aussi la pénitence, avec laquelle on se relève des chutes qu’occasionnent les fautes de chaque jour et l’on sort de l’ennui que cause la vie de ce monde, ennui dont il est dit : « Mon ame a sommeillé à cause de son ennui ; » car l’ame des pécheurs est triste, à cause de la torpeur et de l’infirmité où est plongée leur conscience. Le manipule est encore le symbole de la récompense et des biens à venir ; d’où vient qu’en certains lieux, chaque fois qu’on se sert d’aubes, on porte des manipules pour signifier que chacun recevra dans cette vie la récompense qui lui est propre : « Et ils marcheront, ils marcheront pleins de joie et portant leurs, gerbes (manipulos) ». C’est encore parce que le manipule désigne la pénitence, que le suaire du sous-diacre appartient plus particulièrement à la charge du prêtre ; car là où le péché a, été le plus grand, là aussi on attend un plus grand fruit de pénitence. On parlera encore, et plus bas, du suaire.

II. Assurément, les ministres de l’autel portent le manipule au bras gauche, pour marquer qu’ils doivent être resserrés pour les choses de la terre, mais libres pour acquérir les biens célestes. Et les anciens n’étaient pas astreints à cela, parce qu’ils servaient Dieu en vue des biens temporels. C’est pour marquer encore que dans cette vie, représentée par le bras gauche, nous devons souffrir l’ennui de l’humeur superflue, c’est à-dire du penchant au plaisir, ainsi que les autres exubérances de l’ame. Ajoutons à cela que le manipule sur le bras gauche désigne la foi que nous devons avoir, pendant cette vie, à la vie du ciel.

III. L’usage du manipule n’a pas été emprunté d’Aaron, nais des anciens Pères, parce que (comme on le lit dans le Martyrologe de Bède), Arsène portait toujours un suaire dans on sein ou à sa main, pour arrêter le cours abondant de ses larmes. Les saints Pères avaient aussi, quand ils disaient la sainte messe et quand ils administraient les sacrements, des mapellœ, c’est-à-dire de petites nappes [parvœ mappœ), et des linges sur les mains, tant pour se les essuyer que pour se les couvrir par respect pour les espèces sacrées qu’ils touchaient.

IV. Enfin, pour ce qui se rapporte à notre chef [capiti), qui est le Christ, le manipule que le prêtre porte à gauche désigne les palmes que le Christ remportait sur son passage. Car le manipule désigne la récompense et le prix du travail, selon ce qu’on lit : « Et ils viendront, ils viendront pleins d’allégresse, portant leurs gerbes (manipulos suos). » Par la gauche, nous entendons cette vie présente, selon cette parole : « Sa main gauche soutient ma tête, et sa droite m’embrassera. » Et le Christ jouissait et méritait tout à la fois : il jouissait dans le ciel, demeure de son Père (in patria), et méritait dans son voyage (in via) sur la terre. Car il saisissait en même temps le rameau du triomphateur, et parcourait le stade de l’athlète, parce qu’il était en même temps dans sa patrie et sur la route qui y conduit. « Personne, dit-il, ne monte dans le ciel que celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme qui est dans le ciel. »

V. Le manipule représente aussi la corde de chanvre dont Jésus, après avoir été pris par les Juifs, fut lié. Ce qui a fait dire à [saint] Jean (chapitre xviii) : « Ils le saisirent et le lièrent. » Or, on a coutume de ne donner le manipule au Pontife romain qu’après qu’il a revêtu la planète (chasuble) ; ce quui a été observé par plusieurs auteurs, et dont on parlera dans la quatrième partie, au chapitre de la Confession du prêtre, ou du Confiteor.

VI. Et il est à remarquer que le diacre et le sous-diacre aident et servent sans manipules le pontife (l’évêque), quand il se revêt ou se dépouille des sacrés vêtements : premièrement, pour remplir leur charge d’une manière plus dégagée et plus libre ; secondement, pour marquer que dans un tel service on ne doit pas rechercher le fruit temporel que signifie parfois le manipule, selon cette parole du Psalmiste : « Venientes autem, etc. » Encore, lorsque le pontife s’habille ou se déshabille, le diacre se tient debout à sa droite, et le sous-diacre à sa gauche, parce que le diacre, par le rang qu’il occupe, a été choisi pour exécuter de plus fortes et de plus grandes choses (symbolisées par la droite) que le sous-diacre.

  1. Voir la note 37 page 433.
  2. Manipula a parfois le sens de baculus, un bâton : [Homo quispiam… damnatis quinquennio luminibus, illico ut ante sancta sanctorum manipula regente pervenit, amissum… lumen resumit.] (V. Hist. translat. S, Sébastiani, mart., c. 12, n. 60.) Ce mot signifie encore la mitre épiscopale, et une petite nappe ou serviette (mappula, mantile) ; enfin, une truelle de maçon ; mais ici nous devons nous arrêter au sens de serviette. [Ad hoc habent cultellos, quibus eos (panes) radant, et prœparant, et ad hoc manipulas quas prius ad collum suspendunt, ut, dum raserint et paraverint ipsos panes, possint contra pectus honeste reclinare.] (V. Bernardi, mon. ord. cluniac, part. I, c. II, apud Du Cange, voce Manipula, nos 1, 2, 3 et 4.)
  3. Et mieux : fano, phano, fanonus, etc. Ce mot a le sens de nappe (mappa), de corporal ; c’est à ce dernier sens, et tel que l’explique Raban Maur (De ïnst. cleric, lib. 1, c. 18), que nous nous arrêtons : [Mappula, sive mantile, dit-il, sacerdotis indumentum est, quod vulgo phanonem vocant, quod ob hoc eorum tune manibus tenetur, quando missœ officium agitur, ut paratos ad ministerium mensœ Domini populus conspiciat.] De fano est venu fanon. « Jadis, dit Du Cange (in Gloss., voce Phano), les fanones étaient faits de lin, non de drap, et comme une petite serviette blanche. »
  4. Appelé aussi sudarium (suaire, mouchoir pour s’essuyer la figure, a sudore). [Manipulus est ornamentum manus, ] dit Guillaume-le-Breton (in Vocabul.) Et Anastase, en la Vie de saint Zozime : [Fecit constitutum, ut diaconi lœvas tectas haberent de palliis (id est manipulis vel mappulis) linostinis (de lin). (V. Du Cange, voce Manipulus.) Manipulus a aussi le sens de gerbe, sur quoi repose l’application d’un passage de David faite par Durand au manipule du prêtre. [Venientes autem venient cum exultatione, portantes manipulos suos. ]
  5. Sudarium, autrement mappula et manipulus. (V. Amalaire, 1. 2, De Ecoles, offic, c. 24.) — C’est aussi un voile de tête, un drap servant à ensevelir ; enfin, un mouchoir pour arrêter la sueur de la tête et du cou.