Rapport au Ministre de I’instruction publique sur la mission scientifique de M. Émile Guimet dans l’extrême Orient

RAPPORT
AU MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE ET DES BEAUX-ARTS
SUR LA
MISSION SCIENTIFIQUE DE M. ÉMILE GUIMET
DANS L’EXTRÊME ORIENT

Monsieur le Ministre,

Par arrêté en date du 10 avril 1876, vous avez bien voulu me charger d’une mission au Japon, en Chine et aux Indes, pour y étudier les religions de l’extrême Orient.

Je viens vous rendre compte de ce que j’ai pu l’aire, grâce à votre haut patronage, et de ce que j’espère encore entreprendre pour compléter les études commencées dans les régions que je viens d’explorer.

Mon rapport se divisera naturellement en trois parties, correspondant aux trois contrées que j’ai visitées.

JAPON

Le gouvernement japonais entreprend de grandes réformes religieuses, et il semble avoir considéré mes études comme une excellente occasion pour lui de connaître plus à fond les domines bouddhiques, et de rectifier d’une manière plus complète les croyances shintoïstes.

C’est donc dans des circonstances très opportunes que j’ai entrepris ma mission.

D’une part, le clergé bouddhique redoutait de nouvelles suppressions de sectes, ou craignait de voir encore quelques-uns de ses temples fermés, et non seulement il mit beaucoup de complaisance à me donner tous les renseignements qui m’étaient nécessaires, mais il voulut que les réceptions qui m’étaient faites dans les sanctuaires aient lieu avec un grand éclat et une pompe tout à fait princière.

D’autre part, le Shin-to, qui est la religion officielle, se mit en devoir de lutter de magnificence et de bonne volonté avec la croyance rivale.

J’ai visité, dans ces conditions exceptionnelles, les grands temples de Nikko, de Tokio, d’Ishè et de Kioto, ainsi que ceux qui sont échelonnés sur la route appelée Tokaïdo.

Dans les superbes monuments de Nikko, les prêtres bouddhiques célébrèrent, à l’occasion de mon passage, une grande cérémonie religieuse avec procession, offrande de fleurs, etc.

À Kioto, M. Makimoura, gouverneur de cette ancienne capitale des mikados, fit organiser de véritables conciles, six pour les sectes bouddhiques et un pour le Shin-to.

Dans ces réunions, les savants docteurs répondirent de fort bonne grâce à toutes mes questions, me firent présent de livres religieux et d’objets sacrés, m’indiquèrent les ouvrages que je devais me procurer pour bien connaître leurs idées, et rédigèrent des réponses simples et claires à des demandes que je leur laissais par écrit, sur la création, l’intervention divine la prière, les miracles, la vie future et la morale.

Ces conciles avaient toute la solennité des cérémonies religieuses et officielles ; ils se sont tenus dans les sanctuaires mêmes ou dans les chambres impériales. Je citerai particulièrement les réceptions des sectes Zen-siou et Hokké-siou, la réunion shintoïste qui se termina par une cérémonie en l’honneur de Ten-Man Grou, le dieu lettré, et le grand concile Sin-siou qui dura un jour entier, en présence d’un clergé considérable, et eut lieu dans le célèbre et ravissant pavillon du Siogoun Taï-Ko.

En dehors de ces assemblées, j’eus de nombreuses conférences particulières avec des prêtres dont les connaissances spéciales demandaient à être étudiées à part.

Je n’ai éprouvé quelque difficulté qu’à Ishè, la ville sacrée du Shin-to. Malgré la lettre de recommandation que m’avait remise le gouvernement japonais, malgré l’escorte d’honneur qui m’accompagnait et qui indiquait le cas qu’on faisait de ma mission, les administrateurs religieux de ce pays prétendirent qu’ils étaient complètement indépendants et se refusèrent non seulement à me donner les explications que j’étais venu chercher, mais à me laisser pénétrer jusqu’au grand prêtre des temples.

Après une journée de pourparlers, je pus enfin voir le grand prêtre, qui fut charmant. Il me reçut devant son clergé et tout son personnel d’employés, me fit des excuses de l’accueil qu’on m’avait fait, me donna des livres saints et me fit voir les objets sacrés de ses trésors.

De plus, après m’avoir fourni tous les renseignements que j’avais demandés, il organisa en mon honneur une danse religieuse, telle qu’on l’exécute les jours de grande fêtes ou en présence de S. M. le mikado.

À part cet incident qui s’est fort heureusement terminé, j’ai rencontré partout l’accueil le plus sympathique.

J’avais attaché à la mission un habile dessinateur, M. Félix Regamey, le correspondant bien connu des journaux illustrés de Londres, de New York et de Paris ; il a reproduit fidèlement soit les monuments religieux, soit les scènes intéressantes du voyage, et j’aurai sans doute l’honneur, un jour de mettre sous vos yeux la série fort curieuse de ses dessins et aquarelles.

En dehors de son précieux concours, mua travail a été facilité par d’excellents interprètes parlant bien le français et connaissant le japonais littéraire et le chinois. Ces jeunes gens sortent de l’école française de M. Dury ; ils me rejoindront en France où ils m’aideront à coordonner mes notes et mes livres, et contribueront à former l’école japonaise et chinoise que je compte fonder à Lyon, et dont j’ai déjà eu l’honneur de vous entretenir.

Je reviens donc du Japon avec les documents les plus complets et les plus importants sur les religions de ce pays. J’ai rapporté avec moi plus de trois cents peintures japonaises religieuses, six cents statues divines et une collection de plus de mille volumes soigneusement catalogués en chinois, en japonais et en français.

Je n’ai pas la prétention d’avoir en trois mois élucidé tous les mystères des croyances japonaises, mais j’ai établi avec les prêtres du pays des relations qu’ils demandent à continuer, et je suis muni de renseignements considérables que je mets à la disposition de tous ceux qui s’intéressent à ces questions.

Parmi les personnes qui m’ont le plus secondé dans mes recherches, je me permets de signaler particulièrement à votre bienveillante attention M. Riouitshi-Kouki, secrétaire général, faisant fonction de ministre de S. M. le mikado pour le département de l’instruction publique. M. Maki-Moura, gouverneur de Kioto, et M. Léon Dury, ancien consul de France à Nagasaki, ancien directeur de l’école française de Kioto et professeur au Kaïségakou (école polytechnique) de la capitale.

Mais je n’oublierai pas, Monsieur le Ministre, que c’est à votre haut patronage que je dois le succès de ce voyage, et que c’est à vous tout spécialement que doit eu revenir l’honneur.


CHINE

J’avais trouvé au Japon toutes les facilités possibles pour remplir la mission dont Votre Excellence a bien voulu me charger ; je me suis heurté en Chine à l’indifférence des mandarins, à l’hostilité des prêtres locaux et au manque complet d’interprètes chinois parlant français.

Du reste, les religions de la Chine sont déjà très étudiées ; grâce aux publications du dix-huitième siècle, grâce aux travaux récents des savants européens, grâce aux recherches des missionnaires chrétiens, les points dogmatiques de ces croyances se trouvent de plus en plus élucidés.

Mais il faut considérer que les idées bouddhiques ne se sont fait jour dans ces pays qu’au moyen d’une armée d’idoles, que les doctrines de Lao-Tseu ont été envahies par le fétichisme local le plus compliqué, et qu’enfin la saine philosophie de Confucius elle-même a versé dans les superstitions naturalistes du Feng-Shoui, qui figure officiellement sur les programmes des examens littéraires.

On voit donc que les religions des Chinois sont ailleurs que dans les croyances qu'on peut étudier avec les livres, et qu'il y a à faire sur place une sorte de statistique des dieux usuels ; puis, muni de ces documents, étudier par suite de quel affaissement des doctrines pures et élevées se sont peu à peu transformées et ont abouti aux pratiques les plus superstitieuses.

Le temps m'a tout à fait manqué pour entreprendre ce travail, qui, pour être fécond, doit s'étendre à la Chine entière ; mais j'ai fait mes efforts pour établir des relations avec les savants résidant en Chine, avec les mandarins, chefs de province, et même avec les prêtres de certains temples, afin de préparer dans ce sens une seconde mission qui pourrait émaner de l'école japonaise et chinoise que je vais établir à Lyon.

La bienveillance des missionnaires catholiques et protestants m'a mis à la tête d'une bibliothèque religieuse chinoise presque aussi considérable que celle que j'ai rapportée du Japon ; cette collectionne complétera par correspondance, et j'espère aussi la doubler peu à peu des représentations sculptées ou peintes de toutes les divinités du Céleste-Empire.

Le mahométisme, qui joue en Chine un rôle considérable, a été sérieusement étudié par notre consul de France à Canton, M. de Thiersant, et la science aura sans doute bientôt à sa disposition l'important ouvrage que prépare ce travailleur consciencieux, si bien au courant des choses de l'extrême Orient.

Vous voyez, Monsieur le Ministre, que ne pouvant moi-même rassembler tous les documents nécessaires à l'étude dont vous m'avez chargé, j'ai fait tous mes efforts pour terminer en France le travail commencé en Chine, faciliter de nouvelles recherches et tâcher que mes successeurs soient à l'abri des inconvénients qui m'ont entravé.

INDES

En parcourant les Indes, je me suis attaché surtout à établir de nombreux centres de renseignements, soit auprès des savants européens, soit auprès des adeptes des nombreuses sectes religieuses qui couvrent ce sol fertile en croyances.

J'ai visité avec soin les temples brahmaniques, bouddhiques, parsis, mahométans et jaïna, j'ai assisté à de nombreuses cérémonies, et les notes que j'ai prises sont complétées par les excellents dessins de M. Félix Regamey, qui m'a accompagné pendant tout mon voyage.

À Ceylan, j'ai trouvé un bouddhisme fort dégénéré, entaché de wishnouïsme, et qui, à plusieurs reprises, a été obligé de faire venir de Siam et de la Birmanie les traditions perdues.

Depuis quelque temps, les bonzes se remettent à l'étude de leurs dogmes et à la pratique du sanscrit. J'ai obtenu que deux jeunes prêtres, l'un de la secte Burmah, l'autre de la secte Siamis, me rejoindraient en France pour y faire des études, professer le sanscrit et le singalais à mon école orientale de Lyon, me traduire les livres et les vieux manuscrits religieux que j'ai pu me procurer, et me donner enfin sur place tous les renseignements nécessités par l'étude de leur religion.

Dans le sud de l'Inde, j'ai trouvé des temples splendides, un culte pur et des prêtres aussi exaltés qu'ignorants de leurs propres croyances. Là les processions d'éléphants, les danses des bayadères, les réceptions religieuses avec salam et guirlandes de fleurs, toutes les pompes extérieures, ont été mises en usage pour accueillir le délégué de votre ministère ; mais les renseignements religieux ont complètement fait défaut.

Dans le nord de la Péninsule, au contraire, le culte a perdu ses antiques traditions ; les étrangers sont reçus avec indifférence, mais les brahmes, élevés dans les écoles anglaises, sont à même de fournir tous les éclaircissements possibles sur leurs propres idées et sur celles du peuple qui les entoure.

J’espère que quelques Indous se décideront à venir travailler à l’école orientale de Lyon. La difficulté à surmonter, c’est que tout individu qui s’éloigne de son pays perd sa caste, et quand on est Brahme cela mérite quelque réflexion.

Les savants que j’ai eu l’honneur de voir ont bien voulu me dresser des listes de tous les livres spéciaux que je pourrais trouver à Londres ou à Paris ; ils se sont chargés, en outre, de me procurer tous les travaux locaux publiés en brochures, et qu’on ne peut trouver en Europe.

C’est également grâce à leur obligeance que je pourrai avoir peu à peu une collection aussi complète que possible de toutes les représentations divines du pays, et aussi de tous les vases sacrés et objets symboliques qui servent au culte des différentes sectes.


CONCLUSION

En résumé, Monsieur le Ministre, j’espère pouvoir établir à Lyon :

1o Un Musée religieux, qui contiendra tous les dieux de l’Inde, du Japon et de l’Egypte. Ces deux dernières collections sont déjà complètes ;

2o Une Bibliothèque des ouvrages sanscrits, tamoul, singalais, chinois, japonais et européens, traitant particulièrement des questions religieuses ;

Près de trois mille volumes sont déjà rassemblés ;

3o Une École, dans laquelle les jeunes Orientaux pourront venir apprendre le français, et les jeunes Français pourront étudier les langues mortes ou vivantes de l’extrême Orient.

Cette École aura des professeurs indigènes, de croyances différentes. Je suis déjà assuré du concours de cinq sectes bouddhiques japonaises, de deux sectes bouddhiques indiennes, d’un confucéen et de plusieurs shintoïstes.

J’ai tout lieu de supposer que cette institution, aussi utile aux Intérêts commerciaux qu’à la Philosophie et à la Philologie, sera fréquentée par les nombreux jeunes gens de Lyon qui se destinent au commerce extérieur ou que l’éloignement de la capitale prive des moyens de se livrer aux études des langues.

Cette École sera en relation constante avec les correspondants spéciaux que j’ai établis dans l’Inde, la Chine, le Japon, et toute personne qui s’intéresse aux questions religieuses pourra y trouver des informations sûres et immédiates.

C’est grâce à cette organisation que je pourrai successivement publier En français, avec le texte original en regard, les traductions de documents inédits que j’ai rapportés.

La première publication reproduira les notes manuscrites, rédigées sur mes questionnaires, et remises par les prêtres mêmes des religions qui ont fait l’objet de mes études.

Vous voyez, Monsieur le Ministre, que j’ai fait tous mes efforts pour que la mission dont vous m’avez chargé ne soit pas sans résultat. Il a fallu toute la force que me donnait votre protection officielle pour me permettre d’accomplir en quelques mois ce qui, en toutes autres circonstances, eût nécessité des années.

Croyez que je conserverai le souvenir le plus reconnaissant de cet appui bienveillant et efficace.

Je suis avec respect, Monsieur le Ministre,


De Votre Excellence le très dévoué serviteur,
Émile GUIMET.