Raison et Sensibilité, ou les Deux Manières d’aimer (1811)
Traduction par Isabelle de Montolieu.
Arthus-Bertrand (tome I et IIp. 89-106).

CHAPITRE XXV.

Madame Jennings s’attachait tous les jours davantage aux habitans de la Chaumière et surtout à Elinor. La parfaite bonté du caractère de cette femme, l’amitié qu’elle leur témoignait si franchement, leur faisaient oublier ses petits défauts, si légers en comparaison de ses excellentes qualités. Madame Dashwood qui voyait en elle la meilleure, la plus indulgente des mères, lui pardonnait bien volontiers son ton un peu trop trivial et ses manières un peu vulgaires ; Emma s’amusait de sa franche et grosse gaîté ; Elinor toujours bonne, toujours simple, indulgente par caractère, disposée à la bienveillance et à trouver que les qualités du cœur valent bien celles de l’esprit, aimait beaucoup la bonne Jennings, et ne s’apercevait presque plus de ce qui lui manquait : mais Maria, la sensible, la délicate Maria ne pouvait s’accoutumer à son langage, à ses manières, et tout en convenant cependant qu’elle avait assez de chaleur dans les sentimens, et de complaisance pour ceux des jeunes gens, elle ajoutait toujours. Quel dommage que son esprit et son goût n’y répondent pas ! et fuyait sa société autant qu’il lui était possible.

Aux approches de la fin de l’année, madame Jennings commença à tourner ses pensées vers Londres, et à désirer d’y retourner. Après la mort de son mari, qui s’était enrichi dans le commerce, elle quitta la cité et prit une très-élégante maison près de Portman-Square. Ses filles avaient épousé l’une un baronnet, l’autre un bon gentilhomme ; elle passait toute la belle saison chez l’une ou chez l’autre, et l’hiver les réunissait à la ville. Cette année elle avait prolongé son séjour à Barton en faveur du voisinage ; mais lors qu’enfin elle se fut décidée à partir, elle demanda un jour aux demoiselles Dashwood de l’accompagner à Londres et d’y demeurer quelque temps avec elle, en les assurant avec sa cordialité accoutumée, qu’elle ne pouvait plus se passer de leur société. Maria rougit de plaisir à cette invitation, et ses yeux s’animèrent. Elinor n’y fit nulle attention, et croyant que sa sœur pensait là-dessus comme elle, elle exprima sa reconnaissance à madame Jennings en l’accompagnant d’un refus positif. Le motif qu’elle alléguait était leur résolution décidée de ne point quitter leur mère, et surtout pendant l’hiver.

Madame Jennings parut surprise et répéta son invitation, en les pressant vivement de l’accepter. Vous comprenez bien, jeunes filles, dit-elle, que j’ai déjà demandé l’avis de la maman, il est tout-à-fait conforme au mien. Elle est charmée que vous alliez un peu respirer l’air de Londres ; ainsi c’est tout arrangé, et j’ai mis dans mon cœur de vous avoir chez moi. Vous ne me gênerez pas du tout ; ma maison est assez grande à présent, que j’ai marié Charlotte, et quant au voyage, j’envoie Betti la première par le coche pour nous recevoir. Nous pouvons très-bien tenir trois dans ma chaise ; une fois en ville, tout ira de soi-même. Si vous me trouvez trop vieille, si vous vous ennuyez chez moi ou dans ma société, vous pourrez toujours aller avec l’une de mes filles. Vous voyez comme je les ai bien mariées ; si je n’en fais pas autant de vous ce ne sera pas ma faute, et peut-être avant la fin de l’hiver le serez-vous toutes les deux.

— J’ai un soupçon, dit sir Georges, que si on consulte mademoiselle Maria, elle n’aura aucune objection contre ce projet ; mais sa sœur aînée sera plus difficile à gagner. Ai-je deviné miss Maria ? je parie que oui.

— Et vous avez raison, dit-elle avec sa franchise ordinaire, oui, je l’avoue, je serai parfaitement contente d’aller à Londres cet hiver ; ce serait un si grand bonheur pour moi, qu’à peine puis-je l’exprimer. C’est vous dire, chère dame, que votre invitation vous assure pour jamais ma plus tendre reconnaissance.

Elinor entendit très-bien ce que sa sœur voulait dire et ce qui l’attirait si puissamment à Londres. Elle devait y trouver Willoughby ; que fallait-il de plus ? Elinor aimait Maria trop tendrement pour pouvoir se résoudre à l’affliger en mettant trop d’obstacles à ce qu’elle désirait avec tant d’ardeur ; pressée donc de nouveau par madame Jennings, elle se contenta cette fois de s’en remettre à la décision de leur mère, qui par bonté pour ses filles, disait-elle, avait cédé à l’envie de leur procurer un plaisir, mais qui souffrirait certainement de se séparer d’elles. À peine eut-elle achevé cette phrase, que Maria reprit la parole avec plus de vivacité encore que la première fois en s’écriant : Ah, mon Dieu ! ma sœur, croyez vous réellement que notre départ lui serait si pénible ? alors il n’y faut pas songer. Ma bonne, ma tendre mère ! non, non, nous ne devons pas la quitter, si notre absence la chagrine, si elle est moins heureuse, moins bien soignée. Ah ! non, non, rien au monde ne pourrait me forcer à la laisser ; n’est-ce pas, Elinor, il n’en est plus question.

Elinor embrassa tendrement sa sœur, et reconnut là cette chaleur de sentiment qui l’entraînait également d’un côté ou d’un autre suivant l’avis de son cœur, mais elle n’osa pas se flatter qu’elle persistât long-temps dans cette sage résolution. En effet, lorsqu’elles rentrèrent chez elles, elles trouvèrent leur bonne maman transportée de l’idée de ce voyage et des plaisirs que ses filles auraient à Londres ; et sans doute aussi son orgueil maternel était flatté, en pensant combien elles seraient admirées. Maria reprit bien vite alors son envie de partir, dès qu’elle se crut sûre de ne plus chagriner sa mère ; et dès que celle-ci vit combien sa fille chérie le désirait, elle devint plus pressante et finit par l’ordonner positivement. Elle ne voulut entendre aucune objection, insista pour le départ, et détailla avec sa vivacité ordinaire, tous les avantages qui devaient en résulter.

C’est précisément, disait-elle, ce que je souhaitais le plus au monde, sans oser le demander à cette bonne madame Jennings, mais les cœurs de mère s’entendent ; et le sien a deviné mon désir. Emma a été un peu trop dissipée cet été ; son éducation, en a souffert. Seule avec elle, je m’en occuperai uniquement, je lui donnerai des leçons. Nous lirons ; nous ferons de la musique ensemble ; et lorsque vous reviendrez, vous serez, j’en suis sûre, surprises de ses progrès. J’ai aussi un petit plan de quelques réparations dans vos chambres, qui se feront sans inconvénient pendant votre absence ; et je suis charmée que vous ayez l’occasion de voir et de connaître les manières et les amusemens de la bonne compagnie de Londres, où peut-être votre goût et vos talens se perfectionneront. Vous entendrez de la musique excellente, Maria. Vous verrez des collections de superbes tableaux, Elinor, et ce qui vaut mieux encore vous retrouverez là votre frère ; et, quels que soient ses torts, ou plutôt ceux de sa femme, quand je songe qu’il est le fils de mon cher Henri, je ne puis supporter que vous soyez si entièrement étrangers les uns aux autres. Vous n’avez pas l’air aussi contente que je le voudrais, ma chère Elinor.

— Je l’avoue, maman ; dit-elle ; quoique votre extrême bonté pour nous vous fasse lever tous les obstacles à ce voyage, j’en vois encore un cependant qui me paraît presque insurmontable.

Maria fit un mouvement de dépit et baissa la tête d’un air boudeur.

— Eh quoi donc ? dit madame Dashwood, qu’est-ce que ma prudente Elinor trouve à redire à ce plan ? Quel formidable obstacle sa raison va-t-elle mettre en avant ? Je vous prie au moins de ne pas dire un mot sur la dépense ; je pourvoirai à tout ce qu’il faudra ; et les filles de M. Henri Dashwood, paraîtront dans le monde comme elles doivent y paraître ; Allons, parlez sage Elinor, dit-elle avec son charmant sourire, quelles sont vos objections ?

— Mon objection, ma mère, me coûterait à dire, si ce n’était pas absolument entre nous. J’aime madame Jennings de tout mon cœur ; j’ai la meilleure opinion d’elle et de son caractère ; je sais que nous pouvons compter sur des soins vraiment maternels. Mais son ton, et peut-être ses relations de société ne sont pas ce que vous désirez pour vos filles. Elle ne peut ni nous protéger ni nous donner aucune considération dans le monde ; et mon frère lui-même trouvera mauvais peut-être, ou du moins ma belle-sœur, que nous demeurions chez elle.

— C’est vrai à quelques égards, répliqua sa mère ; mais vous serez très peu dans sa société, et vous paraîtrez toujours en public avec lady Middleton. D’ailleurs madame Jennings est riche, tient une bonne maison, est belle-mère d’un baronnet ; il n’en faut pas davantage à Fanny, et même à John, pour la trouver de très bonne compagnie.

— Si Elinor est effrayée d’aller à Londres avec madame Jennings, dit Maria, elle peut rester ici. Moi, je n’ai point de tels scrupules, et il m’en coûtera peu de me mettre au-dessus de cet inconvénient avec une personne aussi bonne, aussi obligeante.

Elinor ne put s’empêcher de sourire en pensant combien elle avait eu de peine à persuader Maria d’être seulement polie avec cette femme qu’elle avait déclarée, dès le premier abord, être la personne la plus commune et la plus ennuyeuse qu’elle eût jamais rencontrée. Son indulgence actuelle était une si forte preuve de son envie de rejoindre Willoughby, que, malgré toute la répugnance qu’Elinor avait pour ce voyage, vu qu’elle pouvait y rencontrer Edward, elle résolut de ne pas abandonner à elle-même une jeune personne aussi passionnée, et la pauvre madame Jennings au soin de veiller sur elle et à l’ennui de n’avoir pas même l’agrément de sa société ; car elle était convaincue que Maria passerait seule dans sa chambre tous les momens où elle ne serait pas avec Willoughby, pour penser à lui en liberté. Elle se décida donc à être du voyage, d’autant plus qu’elle se rappela que Lucy lui avait dit qu’Edward ne serait à la ville qu’au mois de février, et qu’elle espérait être alors de retour à la Chaumière.

— Allons c’est donc arrangé, dit madame Dashwood ; vous y irez toutes deux, et vous verrez ; que vous vous amuserez extrêmement à Londres, surtout en y étant ensembles. Elinor principalement y trouvera un grand avantage, en ayant l’occasion de faire la connaissance de la famille de sa belle-sœur et de voir madame Ferrars.

Elinor rougit ; elle avait eu souvent le désir de prévenir sa mère de l’état des choses, pour que le coup fût moins frappant quand elle apprendrait la vérité ; mais c’était le secret de Lucy, qu’elle ne pouvait pas trahir. Elle se contenta donc de dire avec beaucoup de calme : J’aime Edward Ferrars, et je serai toujours charmée de le voir ; mais quant au reste de sa famille, il m’est complètement indifférent de les connaître ou non.

Madame Dashwood sourit et ne dit rien. Maria leva les yeux au ciel avec l’air de l’étonnement et du scandale. La chose étant décidée, madame Jennings reçut dans la journée les remercîmens de la mère et l’acceptation de ses filles, qui la mit dans une grande joie ; elle donna toutes les assurances imaginables des soins qu’elle en aurait, ce dont madame Dashwood n’avait aucun doute. Sir Georges aussi fut enchanté, c’étaient deux personnes de plus pour ses dîners, ses bals et ses assemblées. Lady Middleton leur dit en termes choisis et civils qu’elle serait charmée de les retrouver à Londres. Les deux miss Stéeles, et surtout Lucy, assurèrent que cette nouvelle les rendait tout-à-fait heureuses.

Elinor prit enfin son parti de ce voyage ; quoique très-raisonnable, elle n’était pas insensible au plaisir de voir Londres pour la première fois. D’ailleurs sa mère en était si contente, et sa sœur si transportée de joie, qu’elle ne put se défendre de partager leur plaisir. Maria n’était plus pensive, plus soupirante, plus mélancolique ; elle reprit toute sa gaîté, tout son enthousiasme, et redevint plus belle, plus brillante qu’elle ne l’avait jamais été. Elle attendait le moment de partir avec une grande impatience, et, quand le jour si désiré arriva, quand il fallut dire adieu à sa mère, son cœur parut près de se rompre ; elle était baignée de larmes, et dans cet instant elle aurait volontiers consenti à rester, quitte à en pleurer tout le reste de l’hiver. Madame Dashwood était aussi très-affectée. Elinor fut la seule qui par son courage adoucit le chagrin de la séparation, en répétant combien elle serait courte, et en parlant du jour du retour.

C’étaient les premiers jours de janvier. Les Middleton devaient suivre dans une semaine ; et les chères cousines Stéeles rester avec eux au Parc, jusqu’au jour du départ.