Raison et Sensibilité, ou les Deux Manières d’aimer (1811)
Traduction par Isabelle de Montolieu.
Arthus-Bertrand (tome I et IIp. 71-88).

CHAPITRE XXIV.

Elinor rassembla toutes ses forces et commença ainsi : Je ne méditerais pas la confiance dont vous m’avez honorée, mademoiselle, si je n’avais aucun désir de la conserver, et si je ne m’intéressais à vous. Je ne vous fais donc nulle excuse de reprendre l’entretien de l’autre jour.

— Je vous remercie, dit vivement Lucy, de m’en parler la première ; vous me mettez tout-à-fait à mon aise. Je craignais de vous avoir offensée, et je n’osais plus entamer un sujet qui ne peut avoir beaucoup d’intérêt pour vous.

— M’offenser ! dit Elinor ; comment pouvez-vous le supposer ? Jamais ce ne fut mon intention de vous donner cette idée. Quel motif auriez-vous pu avoir pour cette confiance qui ne fut pas peu honorable et peu flatteuse pour moi ?

— Et cependant, je vous assure, reprit Lucy, (ses petits yeux plus perçans que jamais fixés sur Elinor) je vous assure qu’il m’a semblé que vous l’aviez reçue avec une froideur, un déplaisir qui me fit un vrai chagrin. Vous aviez l’air fâchée contre moi ; et je m’étais vivement reproché de vous avoir ennuyée de mes affaires ; mais je suis enchantée de trouver que cette crainte était imaginaire et que je n’ai pas encouru votre blâme. Si vous saviez quelle consolation j’éprouve à vous ouvrir mon cœur, à pouvoir vous parler de ce qui m’occupe sans cesse ! je connais assez votre bonté pour être sûre de votre indulgence.

— Je comprends très-bien, dit Elinor, le plaisir qu’on trouve à parler de ce qu’on aime, et soyez assurée que vous n’aurez jamais sujet de vous en repentir. Votre situation est malheureuse ; vous semblez entourée de difficultés, et vous avez besoin de votre mutuelle affection pour la supporter. M. Ferrars à ce que je crois dépend entièrement de sa mère.

— Il a seulement deux mille pièces à lui. Ce serait une folie de se marier avec cela ; quoique de mon côté je renoncerais à la fortune de sa mère sans un soupir. Je suis accoutumée à vivre sur un mince revenu, et je supporterais même la pauvreté avec lui, mais je l’aime trop pour vouloir le priver de tout ce que sa mère fera pour lui, si elle le marie à son gré. Il nous faut donc attendre, et peut-être plusieurs années encore. Avec tout autre homme qu’avec Edward ce délai serait inquiétant, mais je me repose entièrement sur son amour et sur sa constance.

— Cette conviction est tout pour vous, et sans doute M. Ferrars attend la même chose de vous. Si la constance de l’un des deux s’était démentie, comme il n’est que trop souvent arrivé, l’autre aurait été bien à plaindre.

Lucy la regarda encore de manière à la déconcerter, si Elinor n’avait pas rassemblé d’avance toutes ses forces pour que sa contenance ne pût donner aucun soupçon. — L’amour d’Edward, dit Lucy, a été mis à de grandes épreuves par de bien longues absences depuis notre engagement, et il les a si bien soutenues, que je serais impardonnable d’en douter un instant ; je puis affirmer qu’il ne m’a jamais donné une minute d’alarme ou d’inquiétude. Elinor sourit et soupira à cette assertion ; Lucy n’eut pas l’air de s’en apercevoir, et continua. Je suis jalouse par caractère, dit-elle, et nos différentes situations, lui vivant dans le grand monde et moi si retirée, et nos continuelles séparations auraient pu facilement réveiller ma jalousie. La plus légère altération dans sa conduite avec moi, une tristesse dont je n’aurais pu deviner la cause, ou s’il avait parlé d’une femme avec plus d’intérêt que de toutes les autres, ou si je l’avais vu moins heureux que de coutume à Longstaple, tout cela m’aurait d’abord mise sur le chemin de la vérité, et je suis sûre qu’il lui serait impossible de me tromper.

Elinor garda encore quelques instans le silence ; elle se rappelait confusément toutes les preuves d’une affection tendre et sincère qu’elle avait remarquées chez Edward ; enfin elle se surmonta autant qu’il lui fût possible. – Quels sont donc vos projets ? lui dit-elle, n’en avez-vous point d’autres que celui d’attendre la mort de madame Ferrars ? Ce serait une extrémité bien triste et bien cruelle ! Ou bien son fils est-il décidé à se soumettre à l’ennui de plusieurs années d’attente, et à vous envelopper dans le malheur et dans les désagrémens qui en seront la suite inévitable, plutôt que de courir le risque de déplaire à sa mère en lui avouant la vérité ? peut-être aussi que son courroux céderait au temps, à l’amour maternel, aux bons procédés, à la tendresse de sa belle-fille.

— Oh, si nous pouvions en être sûrs ! mais non, madame Ferrars est orgueilleuse, intéressée, opiniâtre, et dans le premier moment de sa colère donnerait tout à son fils Robert qui est son favori ; et cette seule idée m’effraie pour Edward au point de ne pouvoir me déterminer à prendre un parti décisif.

— Mais je trouve que dans cette occasion, Lucy, vous vous oubliez trop vous-même ; votre désintéressement passe les bornes de la raison.

Lucy chercha encore à lire avec son regard pénétrant, jusqu’au fond de l’âme d’Elinor, et il y eut un grand moment de silence.

— Connaissez-vous M. Robert Ferrars ? demanda Elinor.

— Non, du tout ; je ne l’ai jamais vu, mais je le crois bien différent de son frère ; avec une plus belle figure, qu’il ne songe qu’à parer, c’est un petit maître, un élégant dans toute la force du terme.

— Ici Maria finit une des parties de son concerto, et Anna Stéeles entendit cette dernière phrase. Un petit maître, un élegant, dit-elle ! tout en faisant leur panier, ces dames se font leurs confidences, elles parlent de leurs amoureux.

— Je puis répondre pour Elinor, dit madame Jennings en éclatant de rire, et vous dire que vous vous trompez ; son amoureux loin d’être un petit maître, est le jeune homme le plus simple, le plus modeste, le plus réservé que j’aie vu de ma vie. Pour Lucy, je ne connais pas le sien, mais à en juger par ses yeux, je crois qu’il lui en faut un plus gentil, plus empressé, plus éveillé, n’est-ce pas ?

— Eh bien ! madame, vous fous trompez aussi, reprit Anna ; je puis assurer que l’amoureux de Lucy ressemble en tout point à celui de miss Elinor.

— Elinor se sentit rougir en dépit d’elle-même. Lucy mordit ses lèvres, et regarda sa sœur à la faire rentrer en terre. Le jeu recommença, le piano aussi et les deux rivales après un peu de silence recommencèrent leur entretien. Ce fut Lucy qui rapprochant sa chaise de celle d’Elinor, lui dit à demi voix.

— Je vais donc, chère miss Dashwood, puisque vous êtes assez bonne pour y prendre quelque intérêt, vous dire le plan que j’ai formé depuis quelque temps ; j’espère qu’Edward l’approuvera, et je désire d’autant plus de vous en parler que vous pourrez nous servir. J’ose tout attendre de votre amitié pour lui et de votre bonté pour moi, et voici ce que c’est. Vous connaissez assez Edward pour avoir remarqué que dans le choix d’une vocation, son goût aurait été pour l’église, et que si sa mère l’avait permis, il aurait préféré cet état à tout autre. Mon plan actuel serait donc qu’il se décidât à entrer dans les ordres, et à se faire consacrer aussitôt qu’il pourrait ; alors j’ose être sûre que vous useriez de tout votre pouvoir sur votre frère pour lui persuader de lui donner le bénéfice de sa terre de Norland, qu’on dit très-considérable. Le plus grand obstacle à notre mariage serait levé ; nous aurions assez pour vivre en attendant la chance du reste.

— Je serais heureuse, dit Elinor, de pouvoir donner à M. Ferrars des preuves de mon estime et de mon amitié, mais je ne vois pas en vérité que vous ayez besoin de moi dans cette occasion, je vous serais tout-à-fait inutile. M. Ferrars est frère de madame John Dashwood, et sa recommandation vaudra mieux que la mienne auprès de son mari.

— Mais madame John n’approuverait pas plus que sa mère, que son frère entrât dans les ordres et m’épousât.

— Alors je soupçonne que ma recommandation aurait peu de poids.

Il y eût un assez long silence ; Lucy le rompit par un profond soupir. Je crois, dit-elle, oui je crois que ce qu’il y aurait de plus sage serait de finir cette affaire en rompant d’un mutuel accord notre engagement. Nous sommes de tous les côtés si entourés de difficultés, que quoique cette rupture nous rendit bien malheureux pour le moment, nous serions peut être plus heureux tous les deux par la suite… Qu’en pensez-vous, miss Dashwood, ne voulez-vous pas me donner votre avis ?

— Non, répondit Elinor avec un sourire qui cachait l’agitation de son cœur, non ; sur un tel sujet cela ne m’est pas possible ; vous savez très-bien que mon opinion n’aurait aucun poids sur vous, à moins qu’elle ne fut conforme à vos désirs.

— En vérité vous me faites tort, dit Lucy d’un ton de dignité ; je ne connais personne dont j’estime autant le suffrage et dont le jugement me paraisse aussi sûr que le vôtre. Je crois de bonne foi que si vous me disiez : je vous conseille de rompre tout engagement avec Edward Ferrars, vous en serez tous les deux plus heureux, oui, je crois que je me déciderais à les rompre immédiatement avec lui.

Elinor était si convaincue du contraire qu’elle rougit de la fausseté de la future femme d’Edward. « Ce compliment, dit-elle, augmenterait mon effroi de vous dire mon opinion, si j’en avais une. Vous élevez beaucoup trop mon influence. Le pouvoir de désunir deux amans si tendrement attachés l’un à l’autre, est beaucoup trop grand pour une personne indifférente.

— c’est parce que vous êtes absolument étrangère à cette affaire, dit Lucy d’un ton un peu piqué, que votre opinion aurait sur moi beaucoup d’influence et pourrait me décider ; si on pouvait supposer que vous eussiez là-dedans le moindre intérêt personnel, elle n’aurait plus aucun poids.

Elinor crut plus sage de ne rien répondre ; elle se trouvait entraînée par cet entretien dans une espèce de réserve qui lui semblait toucher à la dissimulation avec une personne qui n’en avait point pour elle. D’ailleurs elle n’en avait que trop appris, et se promit bien de ne plus renouveler cette pénible et inutile confidence : elle parla de leur ouvrage, de quelques autres sujets indifférens, après lesquels Lucy lui demanda du ton de la plus tendre amitié, si elles comptaient passer une partie de l’hiver à Londres.

— Certainement non, dit Elinor.

— J’en suis très-fâchée, reprit Lucy pendant que ses yeux brillaient de plaisir, j’aurais été si heureuse de vous y rencontrer. Mais je suis sûre que vous y viendrez ; votre frère et votre belle-sœur vous inviteront sûrement chez eux.

— Il ne me sera pas possible d’accepter leur invitation.

— Combien c’est malheureux pour moi ! je m’étais réjouie d’avance de vous y retrouver. Anna et moi nous comptons y aller à la fin de janvier chez des parens à qui nous l’avons promis depuis bien des années ; mais moi j’y vais seulement pour voir Edward qui doit y être en février, sans cet espoir Londres n’aurait aucun attrait pour moi. Ici l’entretien confidentiel fut interrompu ; Elinor fut demandée auprès de la table à jeu pour la décision d’un coup ; et lady Middleton ayant envie de voir faire le joli panier de sa petite Sélina, pria Elinor de prendre sa place, ce qu’elle accepta avec plaisir. Elle n’avait plus rien à dire à Lucy, de qui elle n’avait pas pris une idée plus avantageuse ; elle avait au contraire une persuasion plus positive encore, et bien douloureuse, qu’Edward ne pouvait pas aimer la femme qu’il avait promis d’épouser, et qu’il n’avait aucune chance de bonheur dans une union avec une personne sans aucun rapport avec lui, qui serait repoussée de toute sa famille, et qui avait assez peu de délicatesse pour vouloir, malgré cela, forcer un homme à tenir ses engagemens, quand elle paraissait elle-même persuadée qu’il serait malheureux.

De ce moment elle ne chercha plus les confidences de Lucy ; mais cette dernière ne laissait échapper aucune occasion de les continuer, de lui parler de son bonheur quand elle avait reçu une lettre d’Edward. Quand Elinor ne pouvait les éviter, elle les recevait avec une tranquillité et un calme apparent sans faire de réflexions, sans allonger un entretien dangereux pour elle-même et inutile à Lucy, dont elle trouvait chaque jour le caractère moins agréable.

La visite de mesdemoiselles Stéeles chez leurs parens de Barton-Park se prolongea bien au-delà du temps qu’on leur avait d’abord demandé. Leur faveur croissait au point qu’on ne pouvait penser à se séparer. Sélina jetait les hauts cris quand Lucy feignait de vouloir la quitter, et sa maman lui demandait alors en grâce de rester ; en sorte que malgré leurs nombreux engagemens à Exeter, elles restèrent au Parc plus de deux mois, et y passèrent les fêtes de Noël, que sir Georges rendit aussi brillantes et aussi animées qu’il lui fut possible.