Raison et Sensibilité, ou les Deux Manières d’aimer
Traduction par Isabelle de Montolieu.
Artus-Bertrand (tome III et IVp. 217-238).

CHAPITRE XLI.


Maria sortit aussi, et madame Jennings en fut charmée ; il lui tardait d’être seule avec Elinor et de lui faire son compliment. Eh bien ! ma chère, lui dit-elle en souriant avec son air de sagacité, je ne vous demande pas ce que vous disait le colonel, car, quoique, sur ma parole, je fisse tout ce que je pouvais pour ne pas écouter, je n’ai pu m’empêcher d’en entendre assez pour m’expliquer toute l’affaire. Je vous assure que jamais rien ne m’a fait plus de plaisir, et je vous en félicite de tout mon cœur.

— Je vous remercie, madame, dit Elinor ; c’est sûrement un grand plaisir pour moi, qu’une chose que je croyais ne pouvoir s’effectuer de bien long-temps, et peut-être jamais, se soit aussi vîte décidée ; et je sens la bonté du colonel, de s’être adressé à moi plutôt qu’à d’autres. Peu d’hommes agiraient aussi généreusement que lui ; peu, fort peu ont un aussi bon cœur et sont aussi désintéressés. Je n’ai jamais été plus surprise.

— Vraiment, ma chère, vous êtes aussi par trop modeste ; à quelle personne vouliez-vous qu’il s’adressât, qui lui convînt mieux que vous ? Quant à moi, je n’ai pas du tout été surprise ; j’y ai souvent pensé ces derniers temps, et j’étais sûre qu’il en viendrait là.

— Vous en avez jugé sûrement d’après la connaissance que vous aviez avant moi de l’humanité du colonel, et d’après sa bonté ; mais du moins vous ne pouviez prévoir qu’il trouverait aussitôt l’occasion de l’exercer.

— L’occasion ! répéta madame Jennings ; ah ! quant à cela, lorsqu’un homme s’est mis une chose dans la tête, l’occasion s’en trouve toujours. Eh bien ! ma chère, la noce suivra bientôt je suppose ; et je verrai un couple heureux s’il en fut jamais.

— Il faut l’espérer, dit Elinor avec un triste sourire. Vous viendrez à Delafort bientôt après sans doute.

— Ah ! ma chère, bien sûrement, et je suppose qu’il y aura place pour moi, quoique la maison soit petite, au dire du colonel ; mais ne le croyez pas ; je vous assure, moi, qu’elle est belle et bonne. Je ne sais pas ce qu’il y aurait à réparer : au reste si cela l’amuse, il faut le laisser faire ; il est assez riche pour se donner ce plaisir.

Elles furent interrompues par le domestique qui vint dire que le carosse était à la porte ; et madame Jennings qui devait sortir, se leva pour se préparer.

— Eh bien ! ma chère, dit-elle, il faut que je vous quitte avant de vous avoir dit la moitié de ce que je pense ; mais nous en jaserons dans la soirée, où nous serons tout-à-fait seules. Si le colonel revient comme je suppose, il ne sera pas de trop ; mais nous ne recevrons que lui. Vous devez avoir trop d’affaires dans la tête pour tous soucier de compagnie. Adieu, donc je vous laisse ; aussi bien vous devez languir de le dire à votre sœur. — Je le lui dirai sûrement, répondit Elinor, mais pour le moment je vous prie de n’en parler à personne. Madame Jennings eut l’air d’être un peu contrariée. — Très-bien, dit-elle, je comprends ; mais Lucy cependant qui a eu toute confiance en vous, il me semble qu’il est juste qu’elle le sache la première, et je vais la voir ce matin.

— Non, non, madame, dit vivement Elinor, sur-tout pas à Lucy je vous en conjure. Un délai d’un jour ne sera pas bien fâcheux pour elle ; et jusqu’à ce que je l’aie écrit à M. Ferrars, ainsi que je l’ai promis au colonel, je préfère que personne ne le sache. Je vais lui écrire à l’instant ; il n’y a pas de temps à perdre pour qu’il se fasse consacrer le plutôt possible.

Madame Jennings paraît d’abord assez surprise, mais après un instant de réflexion elle crut avoir saisi ce qu’Elinor voulait dire, que sans doute le premier acte ecclésiastique du nouveau pasteur Ferrars, serait de bénir le mariage du colonel et d’Elinor, et qu’on voulait saisir cette occasion de lui faire un beau présent.

— J’entends, j’entends, dit elle ; c’est vrai cela ; c’est très-joli, très-généreux de la part du colonel, et c’est bien, parce qu’Edward est votre ami ; car lui le connaît à peine. Je suis charmée de voir que tout soit déjà si bien arrangé entre vous. C’est là sans doute pourquoi il parlait de délai… Très-généreux en vérité ! Mais, ma chère, il faut pourtant que votre vieille amie vous dise une chose. Il me semble que ce n’est pas à vous à écrire là-dessus à M. Ferrars ; le colonel aurait dû s’en charger ; cela aurait mieux convenu.

Elinor rougit beaucoup. Pauvre Elinor ! Sans se l’avouer à elle-même, elle était bien-aise d’écrire encore une fois à Edward avant qu’il appartînt à une autre femme, et de lui apprendre la première son bonheur.

— Pourquoi donc cela n’est-il pas convenable, madame ? Comme vous le disiez, M. Ferrars est mon ami et non pas celui du colonel. M. Brandon est si délicat qu’il a préféré que ce fût moi qui le proposasse à Edward ; et je le lui ai promis.

— À la bonne heure donc ; il ne faut pas commencer par le désobliger ; mais c’est une singulière espèce de délicatesse. Allons, allons, mes chevaux m’attendent ; et je vous laisse écrire. Je vous promets le secret pour aujourd’hui, puisque vous le voulez, mais demain je le dis à tout le monde, je vous en avertis. Elle sortit, puis rentra tout de suite : À propos, ma chère, je pense à la sœur de ma Betty ; je serai charmée qu’elle ait une si bonne maîtresse. Elle s’entend à tout ; je la ferai venir ; vous en serez enchantée ; c’est précisément tout ce qu’il faut à Delafort. Vous y penserez à votre loisir.

Elinor l’entendit à peine, lui répondit : oui, madame, certainement, pour la faire en aller ; elle pensait à sa lettre à Edward. Dès qu’elle fut seule, elle prit la plume. Par où commencer ? Que lui dire ? Elle craignait également d’être trop ou trop peu amicale. La plume dans une main, la tête appuyée sur l’autre, elle réfléchissait profondément, à ce qui aurait été la chose du monde la plus aisée pour toute autre personne, et se félicitait cependant d’avoir à lui écrire plutôt que de lui parler, lorsqu’elle fut interrompue dans le cours de ses pensées par quelqu’un qui entrait discrètement, et c’était… celui qui en était l’objet, c’était Edward.

L’étonnement et la confusion d’Elinor furent au comble. Elle n’avait pas vu Edward depuis que ses engagemens étaient connus et qu’il savait par Lucy que depuis long-temps elle en était instruite. Tremblante, interdite, elle se leva, balbutia quelques paroles, lui offrit un siége, et resta en silence. Il n’était pas moins embarrassé ; son émotion était visible. Enfin il lui demanda pardon de la manière dont il s’était introduit lui-même au salon sans se faire annoncer.

— Je venais, lui dit-il, me présenter avant mon départ chez madame Jennings et chez vous, mesdames. J’ai rencontré votre amie sur l’escalier. Elle m’a obligeamment pressé d’entrer, en me disant que je trouverais mademoiselle Dashwood au salon occupée à… Enfin que vous aviez à me communiquer une affaire très-importante et qui me surprendrait beaucoup. J’ai cru devoir vous épargner la peine de me l’écrire, d’autant que je quitte Londres demain, et que de long-temps, de très-long-temps peut-être, je n’aurai pas le bonheur de vous revoir. J’aurais été bien malheureux de partir sans prendre congé de vous et de mademoiselle Maria ; demain je vais à Oxford.

— Vous ne seriez sûrement pas parti, dit Elinor, sans recevoir nos bons vœux, lors même que je n’aurais pas eu le plaisir de vous voir. Madame Jennings vous a dit la vérité ; j’ai quelque chose d’important à vous communiquer, et j’allais vous écrire quand vous êtes entré. Edward rougit, et s’avança avec une extrême curiosité. — Je suis chargée, monsieur, dit-elle en parlant plus vite qu’à l’ordinaire, d’une commission qui vous sera très-agréable. Le colonel Brandon, qui était ici il y a au plus un quart-d’heure, m’a chargée de vous dire qu’ayant appris que votre intention est de vous faire consacrer et de suivre la carrière de l’église, il a le plaisir de pouvoir vous offrir le bénéfice de sa terre de Delafort, qui se trouve vacant, et que son seul regret est qu’il ne soit pas plus considérable. Permettez-moi de vous féliciter d’avoir un ami tel que lui, qui sait apprécier le mérite, et que vous trouverez disposé de toute manière à vous obliger. La cure ne rapporte que deux cents livres sterling, mais peut, dit-il, rendre davantage. Je joins mes vœux aux siens pour que vous en ayez dans la suite une plus avantageuse ; mais dans ce moment j’espère… nous espérons qu’elle pourra vous suffire, et que… cet établissement… accélérera… enfin, que vous y trouverez tout le bonheur que vos amis vous souhaitent.

Ce qu’Edward éprouvait dans ce moment ne peut être rendu ; mais ce n’était pas de la joie. Une surprise extrême mêlée d’un sentiment très-douloureux, voilà ce que sa physionomie exprimait. Le sort en était jeté ; il n’avait plus de prétexte de retarder son mariage.

— Dieu ! que dites-vous, s’écria-t-il, en sortant de cet état de stupeur ? à peine puis-je croire ce que j’entends ! le colonel Brandon…

— Oui, reprit Elinor, qui retrouvait au contraire toute sa fermeté, le colonel Brandon a pris le plus vif intérêt à ce qui vient de se passer dans votre famille, à la cruelle situation qui en a été la suite ; et croyez aussi que Maria, moi, tous vos amis y ont pris la part la plus sincère. Le colonel se trouve heureux de pouvoir vous donner une preuve de sa haute estime pour votre caractère et de son entière approbation de votre conduite dans cette occasion.

— Le colonel me donne un bénéfice, à moi ! Cela est-il possible ? s’écria encore Edward.

— La dureté de vos parens vous a-t-elle fait croire, mon cher Edward, que vous ne trouveriez de l’amitié nulle part ? Vous vous seriez bien trompé.

— Non, répliqua-t-il avec attendrissement ; j’étais bien sûr de trouver dans votre cœur intérêt et compassion ; je suis convaincu que c’est à votre bonté seule que je dois celle du colonel. Oh ! Elinor ! Elinor ! il s’arrêta, se leva, puis se rapprochant encore d’elle dans une émotion inexprimable : Je ne puis rien dire de ce que je sens, reprit-il en appuyant sa main sur son cœur ; mais c’est à vous que je dois tout, car c’est votre estime que j’ai voulu mériter, et que peut-être j’avais mérité de perdre.

— Vous, Edward ! jamais.

— Non, non, je vous devais plus de confiance ; mais ce fatal secret n’était pas le mien seul ; et jamais, jamais, je n’aurais pu… ange de bonté, c’est par des bienfaits que vous vous vengez de ma dissimulation.

— Vous vous trompez, monsieur, dit Elinor en s’efforçant de cacher son émotion ; je vous assure que vous devez la protection et l’amitié du colonel Brandon à votre propre mérite et à son discernement ; je n’y ai aucune part ; je ne savais pas même qu’il eût un bénéfice dont il pût disposer. Peut-être a-t-il eu plus de plaisir encore à le donner à un de nos amis ; mais sur ma parole vous ne devez rien à mes sollicitations.

La vérité l’obligeait à convenir qu’elle avait quelque part dans cette action ; mais en même-temps elle craignait si fort de paraître la bienfaitrice d’Edward, qu’elle prononça celle dernière phrase avec hésitation ; et cet embarras donna un degré de certitude de plus au soupçon qui venait de s’élever dans l’esprit d’Edward. Il resta quelque temps enseveli dans ses pensées après qu’Elinor eut cessé de parler ; à la fin il dit avec un peu d’effort : Le colonel Brandon est un homme d’un très-grand mérite, et qui jouit de l’estime générale. J’ai toujours entendu parler de lui avec les plus grands éloges. Votre frère en fait beaucoup de cas… et vous aussi sans doute ; ses manières ont beaucoup de noblesse, et sûrement son cœur… ici il s’arrêta… est aussi bon que sensible, dit Elinor en achevant la phrase commencée. Plus vous le connaîtrez, plus vous trouverez qu’il mérite tout le bien qu’on vous a dit de lui, et vous le verrez souvent ; car le presbytère touche presque au château, ce qui vous fera un très-agréable voisinage. Edward ne répondit rien, mais jeta sur elle un regard si sérieux, si triste même, qu’il semblait dire que ce voisinage loin de lui paraître agréable était un grand malheur pour lui. Il se leva immédiatement après, en demandant à Elinor si la demeure du colonel n’était pas à Saint-James-Street. Elle répondit affirmativement, et lui dit le numéro. Il faut, que j’aille lui faire les remercîmens que vous ne voulez pas recevoir. Elinor ne tenta pas de le retenir. Ils se séparèrent avec plus d’embarras qu’au commencement. Elle lui renouvela ses vœux pour son bonheur, sous tous les rapports et dans tous les changemens de situation. Il voulut répondre de même ; ses paroles expirèrent sur ses lèvres, à peine put-il articuler : Elinor, puissiez-vous être heureuse… et il disparut.

— Heureuse ! répéta-t-elle en soupirant ; quand je le reverrai, si jamais je le revois, il sera le mari de Lucy. Des larmes remplirent ses yeux. Elle resta assise à la même place, cherchant à se rappeler chaque mot qu’il avait prononcé, à comprendre ses sentimens. Hélas ! elle ne pouvait se dissimuler qu’il n’avait pas l’air plus heureux, que c’était même tout le contraire, depuis que son sort était assuré.

Madame Jennings rentra ; quoiqu’elle eût fait beaucoup de visites et qu’elle eût sans doute bien des choses à dire, elle était tellement occupée du grand secret, qu’elle entama d’abord ce sujet en entrant au salon.

— Eh bien ! ma chère, dit-elle, vous n’avez pas eu besoin d’écrire ; je vous ai envoyé le jeune homme lui-même. N’ai-je pas bien fait ? Je suppose qu’il n’y a pas eu grande difficulté, et que vous l’avez trouvé tout disposé à accepter votre proposition.

— Oui sans doute, madame ; il est allé d’ici chez le colonel pour le remercier.

— Fort bien ! mais sera-t-il prêt bientôt ? il ne faut pas qu’il fasse trop attendre pour le mariage, puisqu’il ne peut pas se faire sans lui.

— Non bien certainement, dit Elinor en riant, mais il faut qu’on l’attende. Je ne sais pas du tout combien il lui faut de temps pour sa consécration ; je n’en puis parler que par conjecture, trois ou quatre mois peut-être.

— Trois ou quatre mois ! s’écria madame Jennings, Seigneur ! ma chère, avec quelle tranquillité vous en parlez ! Croyez-vous que le colonel veuille attendre trois ou quatre mois ? Il y a de quoi perdre toute patience. Je suis charmée qu’il saisisse cette occasion de faire quelque bien au pauvre Edward Ferrars ; mais pourtant attendre trois ou quatre mois, pour lui c’est un peu fort. Il aurait facilement trouvé quelque ecclésiastique qui ferait tout aussi bien et qu’on aurait pu avoir tout de suite.

— Oui, ma chère dame, dit Elinor, on en trouverait beaucoup ; mais le seul motif du colonel Brandon est d’être utile à M. Ferrars, et non pas à quelqu’autre.

— Que le ciel me bénisse ! s’écria la bonne Jennings en éclatant de rire ; son seul motif ! vous ne me persuaderez pas que le colonel n’ait d’autre motif en se mariant que de donner vingt-cinq guinées à M. Ferrars.

L’erreur ne pouvait pas durer plus long-temps, et l’explication qui eut lieu, les amusa beaucoup sans qu’il y eût rien à perdre ni pour l’une ni pour l’autre. Au contraire madame Jennings échangea un plaisir pour un autre, et sans perdre l’espoir du premier. Allons, dit-elle, à la Saint-Michel j’espère aller voir Lucy dans son presbytère et la trouver bien établie ; et qui sait encore si je ne pourrai pas faire d’une pierre deux coups et visiter en même temps la maîtresse du château ; car cela viendra un jour, je vous le promets ; et vous serez les deux couples les plus heureux qu’il y ait jamais eu au monde.

Elinor soupira ; elle était bien sûre quant à elle de ne pas avoir sa part de ce bonheur.