Ragaz et Pfäfers (Suisse)


RAGAZ ET PFÄFERS

(SUISSE),
PAR MM. JEAN REYNAUD ET ÉDOUARD CHARTON.
1862. — TEXTE INÉDIT[1]


I

De Paris à Ragaz. — Le lac de Wallendstadt. — Ragaz. — Le journal du village. — Le couvent de Pfäfers, et les sources : triste souvenir. — Visite au presbytère. — Le philosophe Schelling et Maximilien II. — L’instruction populaire. — Élection du doyen. — Le partage des biens communaux. — Organisation et administration de la commune.

Ragaz n’occupe pas une grande place sur la carte de notre globe. Ce n’est qu’un petit village de la Suisse allemande, dans le canton de Saint-Gall. Mais qu’il est agréablement situé, et sage, et heureux ! Que je voudrais vous voir jouir d’autant d’aisance, d’instruction, de liberté, chers villages de ma Bourgogne ! Combien votre vie est dure en comparaison, ô mes compatriotes ! Quelles privations, quels labeurs continuels ! Votre sol n’est cependant pas moins fertile. Quelle rudesse aussi dans vos divertissements ! Quelle obscurité dans vos esprits, souvent même sur ce qui touche le plus à vos intérêts matériels ! Que vous avez de peine à vous dégager de préjugés d’un autre âge, à mieux comprendre votre temps et tout ce qui vous entoure, à entrer en plus grande possession de vous-mêmes, à vous délier de l’habitude d’être administrés en mineurs, en pupilles, de loin, par des concitoyens inconnus ! Personne, certes, ne sait et n’apprécie mieux que moi, qui ai eu l’honneur d’être votre représentant, ce qu’il y a de vertus en germe au fond de vos cœurs, de promesses dans l’énergie de votre bon sens. Vous aimez la patrie, l’égalité, la justice. Vous ne serez pas toujours si accablés par le travail quotidien, si opprimés par l’ignorance. Qui pourrait se refuser à le croire ? Je regrette et m’afflige seulement de ne vous voir monter la pente qu’avec tant de lenteur. C’est sans doute une très-belle idée de remarquer que nous sommes dans un siècle de progrès et qu’en définitive tout progrès profite à l’espèce. Oui, mais au total, sur trente-sept ou trente-huit millions de Français, combien comptons-nous de centaines de mille hommes vraiment civilisés, selon le sens élevé que l’on donne à ce mot lorsque l’on veut glorifier notre patrie ? Si j’aime l’espèce, j’aime surtout les individus sans lesquels elle n’est qu’une vaine abstraction, et je voudrais bien ne pas voir un si grand nombre de mes contemporains souffrir inutilement de retardements qui ont pour causes le dédain, l’égoïsme ou la peur des uns, la manie des autres de gouverner à outrance et de se croire nés pour être les tuteurs de leurs semblables, et aussi, chez les meilleurs et les plus dévoués, une hésitation inexplicable à tendre résolument la main au peuple et à l’attirer au plus tôt en pleine lumière !

Les paysans de Ragaz seraient bien étonnés et bien attristés s’ils étaient tout à coup transplantés dans un de nos villages, où ils ne trouveraient pas un seul livre, ou ils ne verraient pas cultiver une seule fleur, ou ils n’entendraient pas une seule note de musique ! où pas un seul habitant peut-être ne serait en état de raconter l’histoire de son pays à plus de cinquante ou soixante ans en arrière, et où pour tout délassement intellectuel on ne connaît que les conversations du cabaret !

Une pensée peut naître dans l’esprit de quelqu’un de mes lecteurs. — Ce village de Ragaz ne serait-il pas protestant ? — Non, il est catholique.




On part de Paris le soir à huit heures. Vers neuf heures du matin on est à Bâle ; à deux heures à Zurich. Là commencent les enchantements : on entre dans le grand silence et la majesté des paysages. Les locomotives des cantons de Zurich et de Saint-Gall ont l’allure modérée des anciennes chaises de poste ; nul ne songe à s’en plaindre. Au delà du lac de Zurich, on côtoie le Wallensee, un des lacs les plus frais, les plus bleus, les plus agrestes de la Suisse. On n’a plus assez de deux yeux : les cent d’Argus n’y suffiraient pas. C’est une de ces heures, rares dans la vie, qu’on n’oublie jamais ; On glisse au milieu de riants villages étagés à mi-pente entre les vergers et les barques ; on serpente à travers des tunnels dont les rudes fenêtres encadrent, dans des perspectives d’une grâce charmante, de larges espaces d’eaux limpides et transparentes qui se nuancent par moments des teintes du lapis-lazuli ou de celles de l’émeraude. Sur la rive opposée du lac, se dressent a pic d’immenses montagnes, plongeant profondément dans le cristal bleuâtre et s’y mirant depuis leurs sommets. À leur base, aucun sentier ; en regardant bien, cependant, on croit distinguer çà et là quelques touffes d’herbes ; puis, ô merveille ! sur ces presqu’îles microscopiques, voici une jolie maisonnette lilliputienne dont le toit fume, voilà un moulin en miniature dont la fine roue tourne sous un fil d’argent. Est-il possible ? qui oserait vivre la-bas ! imprudents ! La moindre ride de l’eau ne va-t-elle pas engloutir ce petit monde ? Et quelle solitude ! aucune barque pourrait-elle s’aventurer jamais si loin des anses vers ces escarpements formidables ? On s’étonne : en même temps on se dit tout bas qu’on voudrait bien être un de ces Robinsons — tout un été, avec ceux qu’on aime, si l’on est heureux, — sinon seul et toujours !

On atteint, presque à regret, la petite ville de Wallen qui donne son nom au lac ; on passe entre les ombres de deux hautes chaînes d’aspects variés ; à Sargans, la paroi de gauche s’entrouvre largement comme pour faire honneur au Rhin enfant qui, déjà turbulent et impétueux, se roule avec fracas sur un lit de cailloux et se hâte vers Bodensee (le lac de Constance). Il est cinq ou six heures du soir lorsqu’on s’arrête au but du voyage, et en mettant pied à terre l’on voit devant soi Ragaz modestement groupé, à huit ou dix minutes de la station, au pied des montagnes.

Du premier coup d’œil, on ne donnerait guère à Ragaz qu’une centaine de maisons. La première de toutes, sur le chemin sablé, est l’église, monument peu remarquable. Une élégante tablette de marbre blanc apparaît à demi au-dessus du mur du cimetière : en se penchant, on lit l’inscription. C’est le tombeau du philosophe Schelling, mort en août 1857. Un peu d’art, le souvenir d’un homme illustre, ce n’est point là une rencontre indifférente : c’est une sorte d’accueil qui dispose favorablement.

La grande rue qui continue la route est bordée d’hôtelleries : À la Tamina (nom d’un torrent qui traverse le village et va se jeter au Rhin) ; Au Thabor (nom d’une montagne voisine), Au lion, — oublions les autres. À l’extrémité, on passe sur un petit pont de pierre, et on est devant Hof-Ragaz, le grand hôtel où vient s’épancher, dans de jolies piscines revêtues de porcelaine blanche, l’eau tiède de la source de Pfäfers, qui jaillit à trois ou quatre kilomètres plus haut, près d’un vieux couvent.

Hof-Ragaz, hôtel des Bains, à Ragaz.

Un jour je demandais au jeune docteur X…, inspecteur des bains attaché à Hof-Ragaz, quelle était réellement, selon lui, la vertu de ces eaux. Il entreprit, avec l’autorité que lui donne l’expérience, une explication savante qui se prolongeait sans le satisfaire beaucoup plus que moi, je suppose, faute d’un mot assez expressif pour tout résumer. J’insinuai :

« Mon ami Jean Reynaud dit que ce sont des eaux vivifiantes.

— Vivifiantes ! s’écria le docteur en battant des mains, oui : voila bien la vérité, vivifiantes ! Elles le sont, monsieur, très-réellement, et on ne pouvait mieux dire. »

C’était, en effet, ce qu’en pensait Jean Reynaud. Un mois avant mon arrivée à Ragaz (en juillet 1862), il m’avait écrit :

« Viens… Les eaux sont salutaires, le site est admirable, plein d’ampleur ; on a en perspective la vallée du Rhin se détournant pour aboutir au lac de Constance, et toutes sortes de cimes hardies. À part le paysage, je ne te promets pas de grands divertissements ; mais nous trouverons assez de ressources dans l’amitié et la conversation. Viens ; le repos t’est nécessaire. Allons, arrive, arrive. Vingt-deux heures de Paris ! Qu’est-ce que cela ? Il y a une force mystérieuse dans ces eaux venant de la terre qui défie tous les efforts des chimistes : c’est l’histoire d’Antée, reprenant vie en touchant la terre, mais le sein même de la terre. »

Hélas ! que n’ont-elles eu la puissance de le délivrer de ce mal cruel, dont il ignorait, ainsi que nous, l’affreux progrès ! Ah ! si j’avais pu pressentir que, moins d’une année après !… Les liens du travail m’avaient trop longtemps arrêté. Quand j’arrivai à Ragaz, il en était parti depuis quatre jours. Je voulus du moins loger comme lui dans la jolie petite maison à persiennes vertes de la bonne famille J…, à l’angle du pont, en face de Hof-Ragaz ; et je fus assez heureux pour trouver vacante la chambre où il avait vécu un mois entier. Aujourd’hui, quels amers regrets mêlés à ces souvenirs ! J’espérais alors, et c’était chose convenue, que lui-même consentirait à décrire ici Ragaz. Il n’a eu le temps que de me laisser une note courte, mais précieuse, qui, du moins, sera l’honneur de cette feuille.




Les maisons de la grande rue qui avoisinent les hôtels, neuves, bien construites, sont sans caractère : mais dès l’entrée des ruelles, à droite et à gauche, on est dans le vieux village qui est resté agricole ; les habitations y sont de bois, quelques-unes à galeries couvertes, suspendues au-dessus des traîneaux et des provisions d’hiver ; plusieurs sont revêtues extérieurement d’une sorte de cotte de mailles faite de minces lamelles de sapin arrondies et imbriquetées comme des écailles de poissons.

Les paysans ont l’air grave et doux. Je note avec plaisir, en relisant ces lignes, qu’en trois semaines je n’ai pas rencontré un homme ivre ! je n’ai pas vu frapper un enfant, signe de bonté et de bon sens qui me touche plus profondément qu’aucun autre ! Sur mon passage, on n’a jamais manqué de me souhaiter poliment, sans humilité comme sans fierté, le bonjour ou le bonsoir.




En traversant la place, pour aller à la poste, j’ai remarqué au-dessus d’une porte l’enseigne d’une imprimerie et d’un journal. J’ai monté quelques marches de pierre qui mènent à une petite librairie.

« Vous avez dans ce village, lui dis-je, un journal ?

— Oui, monsieur.

— Que contient-il ?

— Les faits qui intéressent la commune, son administration, ses cultures ; les actes officiels du canton et de la Suisse ; les événements les plus considérables du reste du monde ; des nouvelles de l’agriculture, de l’industrie et de la science ; quelques articles de morale, des anecdotes.

— Et ce journal a-t-il beaucoup d’abonnés ?

— À peu près tous les habitants.

— Ils savent donc lire ?

— Tous, à l’exception de quelques anciens.

— Vous achète-t-on des livres ?

— Je n’ai pas à me plaindre.

— Quels ouvrages vendez-vous le plus ?

— Des livres religieux et des livres d’histoire.

— Vous avez sans doute de bonnes écoles ?

— Deux. L’une, d’instruction primaire ; l’autre, d’instruction secondaire.

— L’enseignement est libre ?

— Non, monsieur, il est obligatoire.

— À quoi bon, puisque l’instruction est si générale ?

— En effet, je crois que l’obligation n’est plus guère utile aujourd’hui, mais elle l’a été dans les commencements. »

Je me promets de regarder d’un peu plus près à ce sujet de l’instruction primaire qui m’émeut toujours ; mais demain je dois visiter la source.




On remonte le cours de la Tamina vers la montagne, on dépasse Hof-Ragaz, une scierie de planches, une belle chute d’eau, et on entre dans une gorge de rochers qui ne laissent place entre eux que pour le torrent et une petite route sinueuse bordée d’une longue suite de troncs creusés, juxtaposés à fleur du sol, et conduisant l’eau de la source de Pfäfers à Ragaz. La paroi des rochers de l’autre rive, abrupte, grise, hérissée d’un fouillis d’arbres et d’arbustes, suinte, surplombe, est en harmonie parfaite avec les bonds irrités, l’écume, les rumeurs sauvages de la Tamina, On marche pendant trois quarts d’heure environ, en se collant quelquefois contre le roc pour éviter les chariots à un cheval et à quatre places, qui descendent au grand trot et peuvent vous surprendre aux détours. De temps à autre passent des paysans avec de lourds parapluies bleus ou rouges dont ils ne se séparent jamais, et murmurant un salut, en patois ou en français, sans sourire niais et sans curiosité ridicule ; des musiciens ambulants, chargés de contre-basses et d’instruments de cuivre ; des familles bourgeoises de touristes, mères et jeunes filles suisses ou allemandes, aux figures épanouies et qu’on sent heureuses de respirer cet air vif et frais. Après une arche de pierre naturelle, on rencontre quelques pauvres gens à béquilles, qui annoncent qu’on approche de l’ancien couvent des bénédictins de Pfäfers. Rien de plus mélancolique, de près comme de loin, que l’aspect de ces trois ou quatre bâtiments, sans art, qui se glissent en longueur dans la gorge de plus en plus étroite de Pfäfers et l’obstruent entièrement. Il faut, si l’on veut suivre plus loin le cours de la Tamina sans entrer dans le couvent, gravir assez haut sur la montagne vers les villages de Valens et de Vaettis. Ces constructions insignifiantes datent du dix-septième siècle. Devenues la propriété du canton depuis la clôture des couvents suisses, c’est-à-dire vers 1840, on les a affermées comme établissement thermal. En réalité, c’est un hospice plutôt qu’une maison de bains ordinaire. Le fermier ne s’est pas mis en frais pour en égayer l’apparence, et il a eu raison : c’eût été chose impossible. Dès le seuil, on se sent envahi par une odeur de réfectoire nauséabonde : on s’engage dans un long couloir blanchi à la chaux, humide, à voûte basse où il ne fait ni jour ni nuit : les portes des deux côtés ne laissent entrevoir que cuisines noires et salles à manger nues ou vont et viennent un assez grand nombre de serviteurs et de servantes, bonnes gens qui, certes, ne tiennent pas à l’élégance. De vieilles cloches tintent sourdement de temps à autre ; elles semblent continuer, par habitude, leur office religieux et appeler leurs anciens maîtres à l’Angélus ou à Matines. Plus on avance, plus on se sent tout à la fois refroidi et étouffé. On arrive entre des cellules converties en chambrettes, où l’on peut loger, dit-on, jusqu’à trois cents personnes. Ce sont de vrais malades qui, aux portes de ces petits cachots, apparaissent comme des ombres maigres, pâles, claudicantes, avec un air peiné d’être vues. Il n’y a pas là de quoi rire. À Hof-Ragaz, on vient plutôt, je crois bien, chercher le repos, jouir de la pureté de l’atmosphère et de la beauté du site, que faire des cures sérieuses : on s’y baigne… préventivement pour s’y « vivifier. » Mais, âmes sensibles, n’interrogez aucun des hôtes du couvent de Pfäfers sur sa santé : il vous répondrait inévitablement : Dyscrasie, adynamie, cardialgie, pyrosie, pléthore, hypocondrie, dysménorrhée, aménorrhée, exanthèmes, pityriase, à peu près tous les maux de la pauvre humanité ! Celui qui souffre très-réellement s’inquiète peu de la beauté des paysages, évite la société des gens heureux de Ragaz, brave l’ennui, et se met en retraite au plus près des sources.

L’ancien couvent de Pfäfers, vu du chemin de Ragaz.

Pour visiter ces sources fameuses, il faut un billet d’un franc et un guide.

Quand la dernière porte du dernier bâtiment s’ouvre, le coup de théâtre est indescriptible. Une jeune dame anglaise au bras de son mari, me précédait d’un pas ; elle perdit tout flegme et poussa un cri où s’entre-choquaient l’admiration et l’horreur ! Des deux rives de la Tamina, large au plus de quarante pieds, jaillissent des roches formidables qui paraissent en mouvement : celles de droite se précipitent sur celles de gauche qui s’inclinent pour fuir, mais n’échappent pas, çà et là, aux rudes assauts de leurs ennemies : c’est une bataille de géants dans le Ténare. Ces roches ont, par endroits, la blancheur blafarde des spectres : sur leurs anfractuosités légèrement estompées, pas un brin d’herbe, pas une mousse. Une impression instinctive porte à reculer de quelques pas, de crainte de les voir s’écrouler. L’espèce de voûte inégale, crénelée, déchiquetée, que forment leurs rudes arêtes est d’une hauteur prodigieuse. De distance en distance, quelques échancrures laissent apercevoir le bleu du ciel, de rares rayons de soleil semblables à des lames d’or, des arbrisseaux paisibles : le contraste fait frissonner ; on voudrait être transporté tout à coup là haut. Les oreilles ne sont pas moins terrifiées que les yeux. La Tamjna se débat avec rage entre les fragments écroulés : ses cascades furibondes, ses flots tour à tour blanchissants ou sombres s’élancent en tumulte hors de l’abîme infernal. À travers ce désordre et ce vacarme, on fait quelques centaines de pas sur une sorte de plancher étroit, humide, échafaudé tant bien que mal le long des rochers de gauche, et on arrive à un point ou l’on aperçoit au-dessus de soi dans la voûte un plus grand espace de verdure à découvert. On est devant un petit mur percé de deux portes basses, d’où sort une vapeur épaisse : l’une de ces portes introduit à la source principale, la Chaudière, le Kessel. Avant d’entrer, il faut se dévêtir en partie pour ne pas s’exposer à être inondé de sueur, et se faire précéder d’une lumière. Le couloir est très-étroit. À cinquante pas, on s’arrête au seuil d’une grotte à stalactites, d’un diamètre de six à huit pieds et pleine de l’eau de la source dont la chaleur est de trente-sept degrés centigrades. L’autre porte mène à une petite niche où l’on peut vérifier sur les chiffres d’une échelle la hauteur variable du niveau de la source. Deux énormes tuyaux, semblables à des serpents, sortent du rocher et vont porter l’eau, l’un au couvent, l’autre à Hof-Ragaz.

Source de Pfäfers.

Les voyageurs qui se rencontrent dans ce sombre séjour sont graves et muets. C’est autre chose, en effet, qu’une décoration d’opéra. La Suisse n’a rien de plus terrible. Certaine anecdote qu’on se dit à l’oreille ajoute encore à l’émotion.

Il y a plusieurs années, un homme respectable, M. Schwarz, sa femme et ses enfants, s’avançaient dans la direction de la source, sur la plate-forme en bois qui contourne les rochers. Ils étaient neuf et divisés en deux groupes. Une des jeunes filles pressait le pas pour passer du dernier de ces groupes au premier. Tout à coup de la voûte une pierre se détache et tombe sur sa tête. Le père s’élance, saisit le corps au moment où il allait rouler dans le torrent, et l’emporte sanglant sur son épaule jusqu’à la grande salle de l’établissement : hélas ! aucun secours n’était plus nécessaire… La jeune fille est ensevelie au cimetière de Ragaz, près du vieux Schelling.

Cette affreuse histoire me poursuit, tandis qu’au sortir du couvent je monte aux escarpements voisins. Curieux de marcher sur ces voûtes formidables, je m’avance sur un petit sentier vertigineux qui menait autrefois au village de Pfäfers, et, voyant quelques pierres rouler devant mes pieds, je m’étonne qu’en ces lieux, comme en beaucoup d’autres de Suisse, il n’y ait pas plus de malheurs à déplorer. Des arbres ont grandi au bord de ces précipices, et leurs racines s’enlacent aux fragments du rocher. Qu’il survienne de grandes pluies et des vents furieux, la terre détrempée ne doit-elle pas laisser tomber dans l’abîme des pierres descellées et rompues ? Cependant les vieillards assurent que la mort de cette jeune fille est le seul événement tragique dont ils aient jamais entendu parler.

L’abîme de Pfäfers.




Au retour, le sommelier de Hof-Ragaz (où je prends mes repas) me demande si j’ai vu le village de Pfäfers. — Un village ? Non. — Il m’en montre la position sur la carte, et après dîner je m’engage dans un joli chemin qui serpente, derrière l’hôtel, au flanc de la montagne, parmi les ombrages. À mesure que l’on s’élève, la vue s’étend de tous côtés sur la large vallée du Rhin. Près du sommet, on peut se reposer sous les murs ruinés d’une ancienne tour. Le village n’est pas loin : il y a là encore un ancien couvent de bénédictins, converti en asile d’aliénées. Comme je passais, cinq ou six pauvres folles debout aux fenêtres, derrière les barreaux, ont jeté de ces éclats de rire stridents qui font mal : puis tout à coup elles ont disparu en silence. Le village descend l’autre versant de la montagne. Je me suis assis un moment sous la tonnelle de l’auberge du Pigeon, et la j’ai joui en paix des dernières heures du jour. Je ne suis revenu à Ragaz qu’à la nuit : le paysage avait un aspect solennel.




Aujourd’hui, j’ai visité sur l’autre rive du Rhin le village de Maienfeld, et au delà le défilé de Luziensteig, puis la forteresse qui marque sur ce point la limite entre le canton de Saint-Gall et la principauté de Lichtenstein. Du sommet voisin, sur le Flæscherberg, on a une vue immense et l’on peut marcher à l’aise assez loin sur la crête. Un sous-officier m’a salué en italien ; il m’a aidé à me reconnaître dans le panorama qui s’étendait à perte de vue autour de nous. Il m’a désigné et m’a nommé toutes les cimes entre Glaris et Coire. Je suis revenu par Balzers, j’ai traversé le Rhin en bac, et le convoi de Zurich, en passant à Trübbach, m’a pris et ramené à Ragaz.

C’est une journée bien remplie et un exercice aussi salutaire que peuvent l’être les eaux de la source.

Ragaz. — Le Rhin. — Le Flæscherberg — Le village de Maienfeld.



Depuis, j’ai fait plusieurs ascensions aux cimes des environs, et des excursions par le chemin de fer à Coire, où j’ai acheté quelques livres italiens, — à Wallenstadt, où j’ai eu plaisir à contempler le lac des heures entières, — à Glaris (Glarus) l’une des villes les plus pittoresques du monde, située au pied d’un mont géant, détaché et isolé comme le Rigbi. Aucune de ces promenades ne m’a pris plus d’un jour.

On éprouve un bien-être indicible dans les piscines : cette eau de Pfäfers a la douceur du lait.




Ce matin j’ai rendu visite au vénérable abbé Federer, doyen de Ragaz.

On reconnaît sa maison, éloignée de l’église, à une grille en bois et à une petite allée bordée de vignes, qui conduit à la porte d’entrée, cintrée et de couleur rouge pâle. À droite et à gauche deux petits aloës, indices du voisinage de l’Italie, couronnent deux piliers sans art ; au-dessous, des fuchsias et deux figuiers. Je tirai un anneau de cuivre, et à une petite fenêtre du premier étage parut la tête d’une bonne femme bien âgée, qui me fit en patois allemand une question plus facile à deviner qu’à comprendre. — Je désire, répondis-je, parler à M. le doyen. — Aussitôt la porte s’ouvrit. La bonne femme descendit prestement l’escalier et me fit signe de le remonter avec elle. Puis elle se retira en m’indiquant du doigt, avec respect, une porte au fond du corridor, dont les murs blanchis sont ornés de quelques pauvres estampes religieuses.

La porte de la chambre était ouverte. Le doyen écrivait sur un registre ; il se leva dès qu’il m’aperçut et vint au-devant de moi.

C’est un petit vieillard, à figure un peu épaisse, mais où l’intelligence et la bonté respirent. Il n’a point de tonsure : ses cheveux gris sont séparés au milieu par une raie. Il parle avec beaucoup de sens et de sensibilité ; ses yeux, sous ses lunettes, se mouillent aisément de larmes. Il était vêtu de noir : sa redingote m’a paru bien usée.

Après l’avoir prié d’accepter, en guise de carte de visite, quelque peu d’or pour ses œuvres de charité, je lui avouai qu’un sentiment de curiosité peut-être indiscret m’avait surtout amené vers lui.

« J’ai vu, lui dis-je, dans le cimetière un monument de marbre élevé à la mémoire de Schelling. Avant de mourir, s’était-il donc converti au catholicisme ?

— Non, me répondit le doyen. Les protestants ne sont pas encore nombreux à Ragaz. Il est vrai que ce sont les plus riches de la commune, les aubergistes, les marchands et les industriels, et qu’un temps viendra, sans doute, ou ils auront leur temple et leur cimetière : mais jusqu’à ce jour, ils portent leurs morts à la terre sainte des catholiques. J’assiste, de leur consentement, à la dernière cérémonie et je prononce quelques paroles d’adieu qui sont toujours bien écoutées. Voilà comment il se fait que nous avons la tombe de Schelling à côté des nôtres. Le célèbre professeur était depuis un mois ici. Il avait près de quatre-vingts ans ; on espérait que les eaux prolongeraient encore quelque temps sa vie. Son ami, le jurisconsulte Savigny et sa famille, et aussi Brentano, l’avaient accompagné. Mme Savigny, qui est catholique ainsi qu’un de ses fils, aurait bien voulu me faire admettre près de Schelling, mais cela n’a pas été possible : il nous aurait répugné d’user d’aucune surprise.

Tombeau de Schelling, à Ragaz.

« Avez vous remarqué, ajouta-t-il, parmi les ornements de la grille qui entoure la fosse, des faisceaux semblables à ceux qu’on figure d’ordinaire sur les monuments funèbres des généraux ? Ce sont les armes du canton. L’État a voulu ainsi faire honneur au grand philosophe et au roi de Bavière qui a élevé la tombe. Il y a deux ans, le roi est venu à Ragaz[2], il est catholique. Dès son arrivée il est allé seul devant le tombeau de son ancien maître, s’est agenouillé le chapeau sous le bras, et a prié longtemps. Ensuite il est venu me visiter et m’a demandé le nom de la personne qui avait si bien pris soin d’orner de verdure et de fleurs la tombe de son ancien maître. Je lui nommai ma sœur (c’est elle que vous avez dû voir en entrant). Il me pria de la faire venir et il la remercia bien poliment.

« Quelques mois après, il m’envoya… mais permettez-moi d’ouvrir cette armoire. »

Il tira d’une boîte un petit bénitier, haut d’environ trente centimètres, orné d’une jolie peinture en émail, représentant Jésus et la Vierge. Derrière est une inscription en allemand : « Présent du roi de Bavière, Maximilien, à Élisabeth Federer, pour les soins qu’elle donne au tombeau de Schelling. »

« Ce n’est pas tout, ajouta le doyen. Le roi avait remarqué un de mes défauts, ma mauvaise habitude de priser. Il n’en avait rien dit, mais voyez. »

Et il me montra une belle tabatière d’or, portant en relief les initiales du nom royal couronnées.

« Vous ne paraissez pas vous en servir habituellement, dis-je en souriant.

— De l’or ! non, monsieur. Je suis fils de paysan, ma sœur Élisabeth est une paysanne, et presque tous mes paroissiens sont des paysans. »

Il me donna quelques autres détails au sujet de Schelling. Toutes ses paroles étaient pleines de tolérance et de douceur.

Ce bon prêtre est à Ragaz depuis longtemps.

« Il y a vingt ans, me disait-il, toutes les maisons ici étaient semblables à celle que vous voyez devant la mienne. (Et il me désignait de la main une pauvre maisonnette en bois dont l’on défendait assez mal la toiture contre les violences du vent en l’écrasant sous le poids de grosses pierres). Depuis, on a construit plus de soixante belles maisons, sans compter les hôtels, et le nombre s’en accroît chaque année. »

M. le doyen Federer m’a parlé avec satisfaction des conditions morales de la commune. Jusqu’ici les étrangers qui viennent prendre les bains sont d’honnêtes Allemands qui n’apportent pas avec leur argent le luxe et la corruption.

Pressé par mes questions, le doyen avoua, non sans un peu d’embarras, que les anciens habitants de Pfäfers (c’est-à-dire les moines) n’avaient pas autrefois, surtout dans les derniers temps, exercé une bonne influence.

« Tout ce qui descendait de là, me dit-il, n’était pas du ciel.

« Depuis leur sécularisation, et aussi depuis que les terres des couvents divisées entre les paysans ont été mieux cultivées, les habitudes du village sont devenues de plus en plus décentes et dignes ; en même temps le bien-être augmente. »

Je crois que le bon M. Federer conserve quelque rancune morale contre un canton voisin.

« Nous avons encore ! murmura-t-il, à nous débarrasser de quelques reliques (reliquiæ, restes, mauvais restes) de ces Grisons ! »

Et sa main s’agitait du côté des montagnes de l’Ouest peuplées de pasteurs qui ont gardé, dit-on, quelque rouille d’anciennes mœurs peu édifiantes.

Il a beaucoup à faire dans sa cure. Une partie de ses ouailles est éparses sur les versants, une autre sur les bords du Rhin. Le village de Maienfeld qu’on voit en face de Kagaz de l’autre côté du fleuve, dépend de Coire et est protestant, mais quelques-uns de ses habitants sont catholiques, et comme la résidence de leur prêtre est très-éloignée, c’est le curé de Ragaz qui leur porte habituellement « la parole de paix. »

Son devoir de visiter souvent les écoles, confortablement établies dans une maison voisine du presbytère, est à son gré l’un des plus doux.

Je le priai de me donner quelques détails sur ces écoles.

L’instruction n’est obligatoire que durant les mois d’hiver, c’est-à-dire dans le temps où les enfants ne peuvent pas servir aux travaux de la campagne. On doit suivre assidûment les cours de l’école de six à treize ans. Les absences, très-rares, sont notées et punies de petites amendes qu’on paye toujours sans difficulté. Ce système d’obligation n’empêche pas la rétribution scolaire, qui du reste ne dépasse pas, pour toute l’année, la somme de trois francs. On enseigne dans l’école primaire la lecture, l’écriture, l’arithmétique, l’allemand, l’histoire sainte, l’histoire, particulièrement celle de la Suisse, et les éléments de la musique.

À l’école secondaire, l’instruction n’est pas obligatoire. On y apprend le français, le latin, les mathématiques, l’histoire, l’histoire naturelle, la géographie, et des éléments de technologie. La rétribution annuelle pour chaque élève est de trente francs. Ce sont les enfants dont les succès ont été les plus remarquables dans l’école du premier degré, qui montent ordinairement au second. De là, ceux qui sont le mieux doués peuvent aller achever leur éducation à l’université de Saint-Gall. Il y a peu d’exemples qu’ils ne reviennent pas ensuite à Ragaz, où les hommes les plus instruits trouvent toujours à qui parler. D’ailleurs, la rapidité de la circulation et la proximité des villes mettent aisément en relation, sur toute l’étendue de la Suisse, les personnes qui s’occupent plus spécialement de science ou de littérature. Je me suis informé si l’enseignement était quelquefois une cause de dissentiment entre l’instituteur et le prêtre. — Jamais.

Les curés de Ragaz, comme tous les autres fonctionnaires, sont nommés par le peuple. Le suffrage universel est depuis longtemps en usage à Ragaz, où l’on compte 360 électeurs politiques. Quand un curé ou un vicaire vient à mourir ou désire sa retraite, on donne avis par le journal que la place est vacante et on invite les candidats à communiquer au conseil spécial de la commune certaines attestations officielles que l’on délivre à Saint-Gall. C’est dans l’église que se fait l’élection. La nomination est d’abord provisoire : on la confirme après une année. Les émoluments fixes du doyen sont d’environ mille francs. Le casuel est très-minime, mais les charges du presbytère ne sont pas lourdes : on n’a guère à secourir que les voyageurs indigents, et la vie n’est pas chère.




La misère est à peu près impossible à Ragaz. Il faudrait bien de la mauvaise volonté ou des vices peu ordinaires pour y devenir pauvre. L’ambition très-légitime du bien-être est merveilleusement secondée chez les habitants par un système qui mérite d’être connu.

La commune de Ragaz possède des bois et quelques terres. Elle augmente considérablement l’étendue de son territoire en s’employant à endiguer peu ft peu devant elle le Rhin qui, au temps des pluies et des fontes de neige, s’étend follement de droite et de gauche dans la vallée, sur une grande largeur. Comme ses eaux n’ont rien des vertus fécondantes du Nil, ses débordements sont un fléau. Les habitants de Ragaz lui creusent un lit suffisant pour qu’il puisse rendre quelques services à la navigation, et, en récompense de ce travail utile, ils se partagent les terrains autrefois submergés. Ce n’est pas un sol très-productif pendant les premières années. On n’y récolte d’abord que des oseraies, des arbustes maigres, quelques plantes fourragères. Mais, à l’aide des amendements, des arbres plus vigoureux s’élèvent et insensiblement la couche de terre végétale s’épaissit et se féconde.

Voici maintenant de quelle manière se fait, entre les habitants, la distribution de toutes les propriétés communales. Chaque citoyen de Ragaz a droit à une part qui comprend : le pacage sur les prairies de la montagne, la coupe d’une certaine quantité de bois, et l’usufruit d’une pièce de terre. Ces parts sont en ce moment, je crois, au nombre d’environ deux cent vingt-cinq. Dès qu’une d’elles devient vacante par suite de décès, elle est attribuée à celui des citoyens qui, n’en ayant encore aucune, est le plus âgé. En général, on arrive à obtenir une part vers l’âge de vingt-cinq ou vingt-six ans. Après la mort du mari, la veuve continue à jouir de la même part : elle peut la faire exploiter : c’est aussi ce que font les vieillards lorsqu’ils n’ont plus la force de cultiver eux-mêmes. Chaque année, au premier janvier, les jeunes gens qui peuvent prétendre à une part et les citoyens nouvellement admis, se réunissent et, si quelques-uns ont les mêmes droits par suite d’égalité d’âge ou autrement, on procède à un tirage au sort. On a établi certaines règles protectrices contre les usufruitiers qui seraient tentés d’abuser du fond. Si, par exemple, on coupe un arbre, on est obligé d’en planter un autre.

Sans doute une famille ou même une seule personne serait loin d’être à l’aise, si elle ne possédait rien de plus qu’une de ces parts. C’est ce qu’on ne voit presque jamais. Il n’est pas de citoyen qui n’ait un petit patrimoine ou une industrie ; et qui ne sait d’ailleurs de quel encouragement est la jouissance assurée d’une propriété viagère, si minime soit-elle ? Du bois, du fourrage, un champ, un verger, et on se sent déjà les pieds fermement posés sur le sol ; avec un commencement de sécurité, on à une valeur propre, une responsabilité, et presque une dignité. Puis les mœurs sont simples, à Ragaz : on a peu de besoins ; on cherche le bonheur ailleurs que dans la richesse et le luxe.

« À combien doit s’élever, demandai-je, le revenu d’une famille, pour qu’elle ne souffre pas ?

— Il suffit qu’elle ait en argent, bon ou mal an, une somme de quatre-vingt à cent francs, et de plus la valeur de quatre cents francs en nature.

— Et une famille bourgeoise ? la vôtre, par exemple ? (il s’agissait d’un groupe de sept personnes.)

— On est très à l’aise, presque riche ici, avec un revenu total de deux mille francs, récoltes et argent.

— Les mois d’hiver ne sont-ils pas difficiles à passer ?

— Aucunement : nous avons des concerts, des bals, des conférences de littérature, de science, d’économie politique. On va aussi quelquefois visiter, par partie de plaisir, des parents ou des amis aux villes, à Saint-Galles, à Zurich, à Fribourg. »

On a d’ailleurs assez à s’occuper des intérêts de la chose publique. La commune est administrée par deux conseils municipaux, l’un qui a dans ses attributions tout ce qui se rapporte à l’ordre, à la police, à l’hygiène ; l’autre, qui administre les biens, les finances, règle l’impôt. Plusieurs commissions spéciales s’occupent des progrès de l’instruction, de l’agriculture, président aux délassements intellectuels de l’hiver, musique, conférences, etc. Cette division des fonctions communales, conférées par le vote libre des habitants, permet de faire tour-à-tour participer les personnes les plus intelligentes du village aux modestes honneurs de l’administration.




Et maintenant, je reviens à mon début et je me demande avec un sentiment sérieux si je ne me suis pas laissé séduire par ce penchant assez commun parmi nous de trop louer ce que nous voyons à l’étranger, au préjudice de notre patrie. Non. Les villages français que je connais bien, non par ouï-dire, mais pour les voir de près, sont réellement, par comparaison avec cette petite commune étrangère, dans un état d’infériorité que je déplore sincèrement.

Les adversaires de l’instruction populaire en France ne manquent pas de faire remarquer avec amertume que le fils d’un laboureur, dès qu’il arrive à savoir quelque chose de plus que ce qu’on enseigne à l’école primaire, est pris de la passion des villes. Je le crois bien. Tant que nous ne donnerons l’instruction au peuple que d’une main parcimonieuse et défiante, tant que notre système administratif continuera de verser sur nos communes une sorte d’assoupissement, aucun homme un peu éclairé ne pourra vivre heureux dans nos villages, à moins d’être très-riche ou très-dévoué. Après tout, on n’a pas le droit de blâmer ceux qui cherchent à échapper à l’ilotisme intellectuel : nous prenons trop facilement notre parti de l’ignorance des autres : nous n’avons pas assez de pitié pour les misères de l’esprit : nous devrions ne jamais oublier du moins combien elles peuvent devenir redoutables.

Édouard Charton.


II

Note sur les bains de Pfäfers.

Le nom de Pfäfers est d’une forme assez singulière[3]. Il a préoccupé longtemps les étymologistes du pays. Il résulte vraisemblablement de la transposition en allemand d’un nom primitif qui devait appartenir à la langue romanche. La population celtique, rejetée aujourd’hui par la population germanique dans le canton des Grisons, s’étendait autrefois sur ces vallées, comme le prouve le nom même de Tamina, ainsi que les noms de Calanda, Sardona, Pizoluna, donnés aux cimes qui les dominent, et ceux de lasa, calvina, vadura, vason, portés encore aujourd’hui par les pâturages alpestres d’alentour. Il en était sans doute de même du nom du couvent, qui, dans les anciens manuscrits, figure sous les formes variées de favures, faviera, fabaria, papharia : c’est de cette forme douce et harmonieuse qu’est sortie, conformément au génie de l’allemand, la forme dure et rude de Pfäfers ou Pfeffers.

Quant au nom même de fabaria, on a prétendu le rattacher à l’origine du monastère. Ce monastère fut fondé au commencement du huitième siècle par Pirminien, évêque de Meaux, qui vint dans la contrée pour y réveiller le christianisme, annoncé déjà depuis un siècle par Gallus. La tradition rapporte que l’évêque s’était d’abord décidé à établir l’édifice sur la rive droite du Rhin, mais que pendant que l’on y travaillait, un charpentier s’étant blessé, une colombe descendit du ciel, prit dans son bec un éclat de bois teint du sang de l’ouvrier, et alla se poser sur les pentes de la rive gauche, au lieu ou se voit aujourd’hui le couvent : de là le nom de fabaria, dérivé de faber, ouvrier. Mais cette tradition ne paraît être qu’une assez maladroite légende inventée en vue des armes de l’abbaye, qui représentent en effet une colombe, les ailes ouvertes, tenant dans son bec un éclat de bois taché de sang. L’on ne peut guère douter que ces armes ne cachent un symbole d’une plus haute valeur, et je ne crois pas me tromper en y voyant le Saint-Esprit transportant, jusque dans ces sauvages montagnes, un fragment du bois ensanglanté de la croix. Quant à l’étymologie, si on en voulait une absolument, rien n’empêchait de la tirer tout simplement, comme on l’a depuis longtemps proposé, du mot de faba, fève, et de supposer que ce légume, qui joue un si grand rôle dans la culture des hautes vallées, fut jadis importé dans la Rhétie par les bénédictins de Pirminien, qui devaient en faire aussi grand usage.

Les trois branches qui forment le Rhin trouvent devant elles, au sortir des vallées étroites des Alpes, une large plaine courant du sud au nord, ou elles se réunissent. Cette plaine, à son extrémité septentrionale, offre deux grandes dépressions, qui sont les lacs de Vallenstadt et de Zurich ; mais le Rhin, dans l’état actuel des choses, ne va pas jusque-là. Arrivé à quelques lieues du lac de Vallenstadt, il trouve, sur sa droite, une plaine analogue à celle dans laquelle il avait coulé jusque-là, mais qui croise celle-ci obliquement, et il se détourne tout à coup pour s’y jeter et gagner par là le lac de Constance. Il y a toute apparence qu’à d’autres époques, il suivait la première voie, peut-être toutes deux à la fois, et dans ses grandes crues il menace d’y revenir, car il n’est rejeté dans la vallée de droite que par une espèce de barrage formé de ses propres dépôts, et qui ne s’élève pas au-dessus de six à sept mètres. C’est précisément en face de cette coupure transversale si importante, et dans la même direction, que s’ouvre la vallée de la Tamina. Elle en est la continuation sur la rive gauche. Son trait caractéristique consiste en ce que la fissure à laquelle elle doit naissance est encore apparente dans toute sa fraîcheur. Cette fente, comprise entre deux murailles à pic d’une centaine de mètres de hauteur en moyenne, est remplie, jusqu’au niveau de la plaine du Rhin, par des blocs éboulés, sur lesquels se précipitent en bouillonnant les eaux de la Tamina, mais il est sensible qu’elle ne s’interrompt pas à ce niveau, et qu’elle ne peut manquer de se prolonger au-dessous du sol. Dans la commotion qui a produit ces grands accidents orographiques, les formations minérales qui composent l’enveloppe du globe ont nécessairement dû se crevasser jusqu’à une certaine profondeur, et les eaux qui résultent de la fusion des neiges et des glaciers qui couronnent les hauteurs, au lieu de couler simplement à la surface, doivent prendre en partie leur cours par les canaux souterrains. La source de Pfäfers est le produit d’un de ces canaux, qui remonte accidentellement à la surface.

Ragaz. — La Tamina. — Maison Jaeger. — Hof-Ragaz.

Il n’est pas difficile de se faire idée de la profondeur à laquelle descend ce canal. On sait, en effet, que la chaleur centrale augmente de 1° par trente-deux mètres : or, la température de l’eau de la source à sa sortie est de 37° centigrades. En évaluant à 9° la température moyenne du sol à la superficie, il y a donc un excès de 28° ; ce qui représente une différence de niveau de neuf cents mètres environ. Quant à l’origine de ces eaux thermales, il n’est pas difficile non plus de s’en rendre compte : si elles proviennent de la fusion des neiges et des glaces, elles doivent naturellement s’arrêter quand cette fusion s’arrête, et c’est en effet ce qui a lieu. Pendant l’hiver, la source se dessèche, et elle ne renaît qu’au printemps. On a remarqué aussi que lorsqu’il tombe peu de neige en hiver, la source est moins abondante au printemps ou même ne réapparaît que plus tardivement ; et, au contraire, dans les années particulièrement pluvieuses ou neigeuses, la source, sans rien perdre de sa température, subit de véritables crues. En un mot, son histoire est la même que celle de Tamina, dont elle n’est qu’un filet momentanément égaré, et, il faut le dire, heureusement égaré.

Outre la température et les propriétés électriques, très-imparfaitement définies jusqu’à présent, dont l’eau se charge durant son passage à travers les masses profondes, elle y dissout, grâce aux deux modifications physiques dont nous venons de parler, combinées avec l’énorme pression atmosphérique à laquelle elle se trouve soumise dans la partie inférieure de son cours, une certaine quantité de substances minérales empruntées aux roches avec lesquelles elle se trouve en contact ; et les propriétés thérapeutiques dont jouissent ces substances se trouvent surexcitées par suite des conditions dans lesquelles leur dissolution s’est opérée. Si leur vertu est grande, leur masse n’est cependant pas considérable. Dix litres d’eau, évaporés avec soin, donnent un résidu pesant 29 décigrammes, c’est-à-dire à peu près du même poids qu’une pièce de 50 centimes. La composition de ce résidu est celle qui est indiquée dans la note ci-après, d’après des recherches faites en 1841 par M. le professeur Löwig, sur la demande du gouvernement de Saint-Gall qui avait voulu savoir s’il existait une différence appréciable entre l’eau prise à la source et l’eau prise aux bains de Ragaz. L’analyse chimique démontre que la composition demeure identique, et que la seule différence consiste dans une légère diminution de température.

Portes des sources, à Pfäfers.

Bien que les eaux jaillissent du milieu de couches calcaires appartenant à la formation qu’on désigne en géologie sous le nom de lias, comme les hauteurs qui dominent la Tamina aussi bien que le fond même de tout ce bassin sont granitiques, il est vraisemblable que le trajet des eaux souterraines s’opère au moins en partie dans des roches de cette dernière espèce et que c’est la qu’elles prennent leur richesse. Elles n’en sont pas moins parfaitement limpides et ne possèdent ni saveur, ni odeur sensibles, bien que les personnes douées d’une délicatesse excessive prétendent y démêler une odeur légèrement sulfurée et une saveur savonneuse. Malgré leur tiédeur, elles se boivent volontiers et en général elles se digèrent bien[4].

L’eau sort du rocher par plusieurs fissures à quelques mètres au-dessus du courant de la Tamina. Son débit, comme nous l’avons déjà dit, est variable, mais sa température parait invariablement fixée à trente-sept degrés centigrades. On distingue deux sources principales situées à quelques mètres l’une de l’autre et qui ne sont évidemment que les extrémités d’une bifurcation du canal. D’après les mesures prises en juin 1840 par une commission scientifique, la première donnerait quatorze cent vingt-cinq mesures (mass) par minute, la seconde, trois cent soixante-treize ; on peut considérer ces chiffres comme une moyenne. Ce débit est énorme, car il s’ensuit que les eaux étant partagées entre trente baignoires, il passe dans chaque baignoire, en une demi heure, durée ordinaire du bain, dix-sept cent quatre vingt-quinze mesures.

La fissure par laquelle débouchent les eaux vient justement joindre la fente principale dans l’endroit ou celle-ci est le plus étroite. Avant qu’on eût pratiqué au-dessus du lit de la Tamina une galerie suspendue au rocher qui permet de l’atteindre, la source ne paraissait donc aux yeux des hommes que dans les profondeurs d’un gouffre obscur, taillé a pic, et du sein duquel s’échappaient les vapeurs en même temps que le retentissement des eaux tumultueuses du torrent contrarié dans sa marche. Selon la tradition, c’est au onzième siècle seulement que se serait effectuée la découverte de cette source destinée à remédier si efficacement à une partie des maux qui affligent l’humanité ! Les Romains qui recherchaient si avidement les eaux thermales, n’auraient sans doute pas laissé perdre celles-ci, lors de leur occupation de la Rhétie, si elles n’avaient été cachées au milieu des forêts et dans un site aussi inaccessible. C’est, dit-on, un chasseur du couvent de Pfãfers qui, cherchant à dénicher des oiseaux, s’avança jusqu’au dessus du gouffre et frappé de l’aspect des vapeurs qui en sortaient, se fit descendre avec une corde et toucha de ses mains les torrents d’eau chaude qui se précipitaient à cet endroit dans la Tamina. Quoi qu’il en soit de cette histoire, il paraît certain que ce fut seulement deux cents ans plus tard que la source fut utilisée pour les malades. Un manuscrit de la bibliothèque du couvent, écrit au commencement du quinzième siècle, semble indiquer qu’elle avait été complètement perdue de vue durant cet intervalle. « Là, dans les replis d’une montagne très-élevée, sortait l’eau chaude, et pendant deux cents ans elle n’avait point paru lorsqu’en fin-elle fut découverte par hasard. » Ç’aurait donc été une seconde découverte, mais celle-ci du moins ne fut pas mise en oubli. L’abbé Hugo de Villingen, qui gouvernait l’abbaye au milieu du treizième siècle et aux domaines duquel appartenait cette belle source, fit exécuter les premiers travaux qui aient permis d’y accéder ; et, si imparfaits qu’ils aient été, plus encore sans doute par la tante du temps que par celle de leur ordonnateur, il ne faut pas moins rapporter à cet abbé l’honneur d’avoir indirectement fondé par son initiative intelligente les établissements actuels de Pfäfers et de Ragaz ; et il n’y aurait que justice à placer sa statue, soit à l’entrée de la caverne, soit dans la sombre niche qui s’élève au-dessus de la source.

Le couvent de Pfäfers, vu du sentier de Vallens.

C’est à la fin du quatorzième siècle seulement qu’appartient a proprement parler le premier établissement de bains. Cet établissement était situé au fond même du gouffre, installé sur des madriers passés en travers de la Tamina et encastrés à droite et à gauche dans le rocher. Il consistait en plusieurs cellules et trois grandes piscines où l’on se baignait en commun. On se figure l’horreur d’un pareil séjour, les ténèbres, à peine la vue du ciel et de la verdure à travers une étroite fissure perdue dans la hauteur, sous le plancher un torrent mugissant et terrible, et, pour toute perspective de noires murailles s’enfonçant dans la nuit. La descente dans ce gouffre était effrayante. Il n’y avait d’autre moyen d’y accéder que par des échelles pour les plus hardis et un siège suspendu à l’extrémité d’une longue corde pour les plus timides et les plus faibles. Beaucoup ne consentaient à se laisser glisser dans l’abîme qu’après s’être fait bander les yeux ; quelques-uns reculaient épouvantes et renonçaient à la guérison plutôt que d’en surmonter les préliminaires. Pascalis qui était notre ambassadeur chez les Grisons sous Henri IV, nous a laissé une description précieuse des bains de Pfäfers en vers latins, In Fabariæ thermas. On y voit l’impression sérieuse qu’ils causaient, impression dont, grâce à notre goût pour les accidents pittoresques, nous sommes aujourd’hui bien revenus. En voici le début.

« Il existe chez les Rhétiens un autre merveilleux par sa grandeur. D’horribles rochers couverts de mousse se hérissent tout autour. La face des ombres et de la nuit s’y épaissit, et dans ces ténèbres voltigent des spectres. Un torrent s’y jette avec d’horribles mugissements et semblable à un furieux, précipite ses eaux boueuses du haut des montagnes, et rongeant la base de ces ardus rochers, il perce la caverne et en jaillit lui-même. Ici ni Pan, ni les Faunes, ni les satyres lascifs ne prennent leurs ébats. Quiconque, ayant oublie les amours, ayant oublié les jeux, s’approche de l’entrée et aperçoit les formes redoutables dans lesquelles s’enveloppe cet antre, tombe dans le tremblement et plus rapide que l’Eurus, il s’enfuit en arrière. C’est ici en effet que les inhumaines divinités de Pluton, la Terreur et l’Horreur semblent avoir fixé leur séjour. »

Il est difficile de trouver un contraste plus authentique et en même temps plus frappant entre les sentiments qu’inspirait la nature sauvage à l”époque du moyen âge et même de la Renaissance et ceux qu’elle nous inspire depuis que les régions abruptes sont devenues un objet de plaisir et d’admiration pour tous ceux qui les visitent. Les vers de Pascalis rappellent la lettre de Boileau, sur son passage dans les Alpes, qui ne suscitaient en lui qu’épouvante et horreur. Quoi qu’il en soit, on peut aussi voir là une preuve de la haute estime dans laquelle étaient tenues dès ce temps-là les eaux de Pfäfers, puisque les malades prenaient le courage de se mettre au-dessus d’une telle répulsion pour profiter de leurs bienfaits. « Quoique la pâle multitude, dit un autre poëte du même temps, subisse le danger de mort en descendant au fond de cet abîme, elle ne s’arrête pas cependant, tant il importe de jouir d’un corps valide et de se délivrer des maux qui nous assiègent ! »

Aussi les malades, une fois arrivés à l’établissement, n’étaient-ils pas pressés d’en sortir avant que leur cure ne fût complètement achevée. On demeurait dans le bain toute la journée, pour en finir plus vite, et même y restait-on quelquefois toute la nuit. Il résultait d’une immersion aussi prolongée, comme il est aisé de le pressentir, des accidents morbides de diverses natures, et particulièrement de la fièvre, des éruptions et finalement des ulcérations développées sur une grande échelle. En résumé, on se donnait une véritable maladie du tissu cutané, mais cette maladie n’était que passagère, et en attirant les humeurs à la périphérie, elle les détournait souvent de l’intérieur et devenait cause de la guérison. On pouvait dire, en toute rigueur, que les malades rajeunissaient en faisant peau neuve. Cette médication violente est tombée peu à peu en désuétude, et aujourd’hui, loin de prendre, comme jadis, des bains d’une quinzaine de jours, on les prend tout au plus d’une quinzaine de minutes.

Du reste, les affections qui faisaient affluer de toutes parts les malades à Pfäfers étaient à peu près les mêmes que celles qui continuent toujours à les y attirer : l’efficacité des eaux à ce sujet a donc pour elle la voix des siècles. Voici ce que dit là-dessus Pascalis : « Ceux dont les membres sont paralysés, dont les muscles sont roidis, que tourmente la goutte, chez lesquels une vieille cicatrice se rouvre et fermente, dont la tête ou les reins sont sujets à des douleurs aiguës, dont la mémoire commence à se troubler, dont les yeux s’affaiblissent ou sont malades, dont la peau est ulcérée, dont les membres sont contractés, dont le cerveau laisse découler dans les organes qui lui sont soumis quelque chose de nuisible, dont l’estomac desséché éprouve des défaillances et des dégoûts, n’ont qu’à se rendre là et se plonger dans ces eaux médicales. Qu’ils y fassent aux nymphes d’abondantes libations et qu’ils sollicitent les naïades en vidant en leur honneur de nombreuses coupes, ils sentiront quelle puissance possèdent ces eaux, quoique plongées dans une nuit épaisse. » On voit que les maladies de poitrine, pour lesquelles les médecins s’accordent aujourd’hui à éviter les eaux de Pfäfers, n’y étaient pas non plus traitées autrefois.

Ce singulier établissement, unique au monde assurément, dura jusqu’au commencement du dix-septième siècle. Mais dans l’hiver de 1627, il fut enlevé en partie par un éboulement de neiges et de glaces, et bientôt après un incendie en consuma les derniers restes. C’est alors seulement qu’au lieu d’envoyer les malades chercher les eaux avec tant de peine, de tristesse et de danger dans le fond de cet abîme, on eut l’idée bien simple d’amener au contraire les eaux vers les malades. Malheureusement, l’idée ne se développa d’abord qu’à moitié. On se borna à pratiquer une entaille dans le bas des escarpements, au débouché de la grotte, de manière à pouvoir y construire à ciel ouvert un bâtiment d’une étendue suffisante pour les besoins. On y descendait par une rampe taillée dans l’escarpement, et finalement l’amélioration consistait en ce qu’on se trouvait au fond d’un puits et non plus au fond d’une caverne. La vallée était coupée à pic et entièrement occupée dans sa partie inférieure par le torrent ; aucune promenade n’était possible, à moins de remonter péniblement le long des parois jusque dans les pâturages ; l’habitation, collée en partie contre le rocher, soumise à une humidité constante, à peine visitée pendant quelques heures par le soleil, n’offrait point toute la salubrité désirable ; le séjour était plus que sévère et l’on s’y ennuyait. Au commencement du dix-huitième siècle, les bâtiments étant en mauvais état, et devenant d’ailleurs insuffisants pour l’affluence sans cesse croissante des malades, il fallut les reconstruire, et dès lors, la question se posa de les transporter plus loin. Rien n’était plus naturel : on avait fait un premier pas vers la lumière et l’on s’en était bien trouvé, tout conseillait d’en faire un second. Mais les moines sont rarement novateurs, et le chapitre décida que le nouvel établissement s’élèverait à la même place que l’ancien. Cet établissement, empreint d’un style si monastique, qu’on le prendrait à première vue pour un couvent ou pour un hôpital, subsiste encore : c’est la maison actuelle de Pfäfers.

Le monastère ayant été sécularisé en 1838, une ère nouvelle s’ouvrit immédiatement pour l’administration de ces eaux précieuses sous la direction éclairée du gouvernement du canton. On revint à l’idée de les amener en pleine campagne et de convier les malades, non plus à une vie de retraite et d’austérité, comme au moyen âge, mais à une vie de distraction et d’épanouissement comme dans tous les établissements thermaux des temps modernes. Sur l’avis d’une commission chargée d’étudier la question sous le côté pratique comme sous le côté scientifique, on décida qu’une partie des eaux de la source serait conduite jusqu’au village de Ragaz, situé au débouché de la Tamina, dans la plaine du Rhin. Le site était aussi riant que salubre, et sa distance de la source n’étant que d’environ trois kilomètres, l’on pouvait conclure, d’après l’expérience de travaux analogues, exécutés ailleurs, et notamment à Gastein, que les eaux ne perdaient guère que deux degrés de température : variation insignifiante et même avantageuse en ce qu’elle répond justement au degré le plus convenable pour les bains dans la plupart des cas. Les moines eux-mêmes avaient préparé l’établissement, car, au milieu du dix-huitième siècle, trouvant leur couvent trop monotone, ils avaient bâti à Ragaz même, au milieu de leurs vignes, une grande maison de plaisance, qui, moyennant quelques additions, présentait toutes les conditions désirables pour le but que l’on avait en vue Telle est l’origine des thermes actuels. Ils ont été livrés au public en 1840, et une vogue sans cesse croissante justifie la pensée qui leur a donné naissance.


Jean Reynaud

(Note inédite, 1863.)



  1. Tous les dessins de cette livraison ont été exécutés par M. Karl Girardet.
  2. Joseph Maximilien II, roi de Bavière, mort il y a peu de temps.
  3. À Ragaz on écrit indifféremment Pfafer, Pfefer, Pfäffer et Pfaeffers.
  4. gr.
    Chlorure de sodium 0,515
    Chlorure de calcium 0,030
    Bromure de calcium 0,005
    Iodure de sodium 0,002
    Sulfate de soude 0,092
    Sulfate de magnésie 0,197
    Sulfate de chaux 0,073
    Carbonate de chaux 1,422
    Carbonate de magnésie 0,292
    Alumine 0,011
    Oxyde de fer 0,009
    Traces de sulfate de baryte 0,155
    Silicate de chaux
    Silicate d’alumine
    Silicate de magnésie
    Substances organiques 0,110