Racine et Shakespeare (édition Martineau, 1928)/Appendice IV/VI

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 326-337).
Appendice IV — De quelques objections.
VI. — De la moralité de Regnard.

Il y a cinquante ans, sous le règne décent de madame Dubarry ou de madame de Pompadour, nommer une immoralité, c’était être immoral.

Beaumarchais a présenté une mère coupable dans toutes les horreurs du remords ; s’il est un spectacle au monde propre à faire frémir, c’est celui de la pauvre comtesse Almaviva aux genoux de son mari. Et ce spectacle est vu tous les jours par des femmes qui n’auraient jamais lu aucun sermon, fût-ce celui de Bourdaloue contre le Tartuffe. N’importe, Beaumarchais est immoral. — Dites qu’il n’est pas assez gai, que sa comédie fait souvent horreur, l’auteur n’ayant pas eu l’art sublime qui, dans le Tartuffe, tend sans cesse à diminuer l’odieux. — Non, Beaumarchais est souverainement indécent. — À la bonne heure. Nous sommes trop près de cet homme d’esprit pour le juger. Dans cent ans, le faubourg Saint-Germain n’aura pas eu le temps de lui pardonner l’attrape qu’il fit au despotisme des convenances, en 1784, en faisant jouer son délicieux Figaro.

Regnard est immoral, me dit-on ; voyez son Légataire universel. — Je réponds : Jamais les jésuites de Franche-Comté, établis à Rome, n’eussent osé risquer cette mystification de Crispin dictant le testament de Géronte tombé en léthargie, et cela en présence d’un conseiller au parlement de Dijon et d’un chanoine de la même ville, s’ils avaient pu craindre que ces messieurs eussent vu jouer une fois en leur vie le Légataire de Regnard.

Le sublime du talent de cet homme aimable, auquel manquent la passion de la gloriole littéraire et le génie, c’est de nous avoir fait rire en présence d’une action si odieuse. La seule leçon morale que la comédie puisse fournir, l’avertissement aux attrapés et aux ridicules, est donnée, et pourtant cette haute leçon ne nous a coûté ni un seul instant d’ennui, ni un seul mouvement de haine impuissante. C’est plus qu’on ne peut dire du Tartuffe. Je ne puis plus revoir ce chef-d’œuvre sans songer au bourg de Saint-Quentin-sur-Isère et à certaine Réponse aux lettres anonymes[1].

Le Légataire universel, voilà, ce me semble, la perfection, quant à la manière de peindre, de l’art comique. Les Anglais font un Beverley qui se tue ; c’est me montrer spirituellement un des inconvénients de cette triste vie, dont une aveugle Providence nous fit cadeau dans un moment de distraction. Je n’ai que faire d’un tel tableau. Je ne sais que de reste que la vie n’est pas chose gaie. Dieu nous délivre des drames et des dramaturges, et avec eux de tout sentiment de haine ou d’indignation ! Je n’en trouve que trop dans mon journal. Au lieu du sombre et plat Beverley, Regnard me présente le brillant Valère, qui, d’abord, sachant qu’il est joueur, ne se marie pas ; voilà de la vertu, et juste tout ce qu’il en peut entrer dans une comédie.

Quand il se tuerait, il se tuerait gaiement et sans y songer plus de temps qu’il n’en faut pour charger un pistolet. Mais non, un homme tel que Valère a assez de courage moral pour aller chercher des émotions en Grèce et faire la guerre aux Turcs, lorsqu’il ne lui restera plus que cinq cents louis.

L’aimable Regnard, sachant bien qu’il n’y a jamais plus d’une vraie passion à la fois dans le cœur humain, fait dire à Valère, abandonné par une maîtresse qu’il regrette :

..... Et le jeu, quelque jour,
Saura bien m’acquitter des pertes de l’amour.

Voilà la vraie comédie. Au génie près, cela vaut mieux que d’envoyer le pauvre misanthrope mourir d’ennui et de mauvaise humeur dans son château gothique, au fond de la province. C’est le sujet du Joueur. Le premier, si sombre par son essence, finit gaiement. Le misanthrope, qui pouvait être fort gai, car il n’a que des ridicules, finit d’une manière sombre. Voilà la différence de la tendance des deux auteurs ; voilà la différence de la vraie comédie, destinée à égayer des gens occupés, et de celle qui cherchait à amuser des gens méchants sans autre occupation que la médisance. Tels furent les courtisans de Louis XIV.

Nous valons mieux, nous haïssons moins que nos ancêtres ; pourquoi nous traiter comme eux[2] ?

Alceste n’est qu’un pauvre républicain dépaysé. Si l’on avait su la géographie, du temps de Molière, Philinte aurait dit à son ami : Partez pour la naissante Philadelphie. Ce génie bourru était tout fait pour le républicanisme ; il serait entré dans une église puritaine à New-York et y eut été reçu comme Gribourdon en enfer.

L’on a, je crois, plus de bonheur à Washington, mais c’est un gros bonheur, un peu grossier, qui ne convient guère à un abonné de l’opéra buffa. On y trouve sans doute des flots de bon sens ; mais l’on y rit moins qu’à Paris, même le Paris actuel, emprisonné depuis sept à huit ans par les haines entre le faubourg Saint-Germain et la Chaussée-d’Antin.

Voyez depuis deux mois (mars 1823) les ridicules essayés contre un ministre, M. de Villèle, dont on envie la place. À Washington, on eut attaqué ce ministre par des raisonnements d’une évidence mathématique. Le ministre n’en fût pas plus tombé ; la seule différence, c’est que nous n’aurions pas ri. Le gouvernement là-bas n’est qu’une maison de banque payée au rabais pour vous donner la justice et la sûreté personnelle. Mais aussi un gouvernement fripon ne fait pas l’éducation des hommes qui restent un peu grossiers et sauvages. J’estime beaucoup nos petits fabricants de campagne, la vertu est dans la classe des petits propriétaires à cent louis de rente ; mais je bâillerais si j’étais admis à leurs dîners durant quatre heures.

Le rire est un trait de nos mœurs monarchiques et corrompues que je serais fâché de perdre. Je sens que cela n’est pas trop raisonnable ; mais qu’y faire ? je suis né Français, j’aime mieux souffrir une injustice que de bâiller six mois, et quand je suis avec des gens grossiers je ne sais que dire. La république est contraire au rire, et c’est pourquoi je me console de vivre aujourd’hui plutôt que dans cent ans. Les républicains s’occupent sans cesse de leurs affaires avec un sérieux exagéré. Il se trouve toujours quelques Wilkes[3] pour les faire trembler sur le danger imminent de la patrie qui s’en va périr dans trois mois. Or, tout homme, je ne dis pas passionné, mais seulement occupé sérieusement de quelque chose ou de quelque intérêt, ne peut rire ; il a bien autre chose à faire que de se comparer oiseusement à son voisin.

Les Regnard ont besoin d’insouciance ; c’est pour cela qu’il n’y a guère de comédies en Italie, le pays de l’amour et de la haine. Rossini, quand il est bon me fait rêver à ma maîtresse. M. Argan, le malade imaginaire, me fait rire, dans les moments où j’ai l’âme grossière, aux dépens de la triste humanité. Ce ridicule-là est un ridicule de républicains.

À quoi arrivera ce jeune homme de vingt ans qui est venu m’emprunter ce matin mon exemplaire de Malthus, et que je vois débuter dans la carrière politique, même vertueuse ? Il va s’occuper dix ans de discussions politiques sur le juste et l’injuste, le légal et l’illégal.

Dois-je approuver davantage ce sage philosophe qui, retiré du monde à cause de sa faible poitrine, passe sa vie à trouver de nouvelles raisons de se mépriser soi-même ainsi que les autres hommes ? — Un tel être ne peut rire. Que voit-il dans le charmant récit du combat de nuit que Falstaff fait au prince Henri ? — Une misère de plus de la pauvre nature humaine, un plat mensonge fait pour un vil intérêt d’argent. Dès qu’on est là, l’on voit juste, si vous voulez ; mais l’on n’est plus bon qu’à orner le banc des marguilliers d’une église puritaine, ou à faire un commentaire sur le Code pénal, comme Bentham.

Mais, me dira un rieur alarmé, en perdant la cour, avons-nous perdu tout ce qui est ridicule, et ne rirons-nous plus parce qu’il n’y a plus d’Œil-de-Bœuf ? — D’abord, il est possible qu’on nous rende l’Œil-de-Bœuf ; on y travaille fort. En second lieu, heureusement, et par bonheur pour les intérêts du rire, nous n’avons que déplacé l’objet de notre culte ; au lieu d’être à Versailles il est sur le boulevard : la mode, à Paris, remplace la cour.

Je disais hier soir à un petit bonhomme de huit ans et demi : « Mon ami Edmond, voulez-vous que je vous envoie demain des meringues ? — Oui, si elles sont de chez Félix[4] ? Je n’aime que celles-là, celles qui sont prises ailleurs ont un goût détestable… » J’embrassai mon ami et le pris sur mes genoux ; il était parfaitement ridicule. Je fis comme une grande dame pour Rousseau, je voulais voir de plus près son ridicule. En l’examinant, je remarquai qu’il était vêtu d’une casaque bleue avec une ceinture de cuir, je lui dis : « Vous voilà en Cosaque ? — Non, monsieur, je suis en Gaulois ; » et je vis que la mère, jolie femme sérieuse de vingt-cinq ans, me regardait de mauvais œil, pour avoir eu la maladresse de ne pas reconnaître l’habit gaulois ; c’est qu’il faut être en Gaulois.

Comment veut-on que mon petit ami songe à vingt ans à autre chose au monde qu’à ses éperons et à sa mine militaire et bourrue entrant au café ? Me voilà tranquille pour la génération qui s’élève ; le ridicule n’y manquera pas, ni la comédie non plus, si nous savons nous défaire de la censure et de la Harpe. Le premier est l’affaire d’un instant ; le bon goût à acquérir est une chose plus longue : il faudra peut-être trois cents pamphlets et six mille articles littéraires signés Dussault.

Molière savait aussi bien et mieux que Regnard l’art de tirer du comique des choses les plus odieuses ; mais la dignité que Louis XIV avait fait passer dans les mœurs s’opposait à ce qu’on goûtai ce genre. Pour ridiculiser les médecins, il faut les représenter ordonnant des remèdes ab hoc et ab hâc à leurs malades. Mais ceci se rapproche du rôle de l’assassin : c’est de l’odieux ; on est indigné ; partant plus de rire. Que faire ? — Charger, malgré lui, du rôle de médecin, un bon vivant, le plus insouciant des hommes, et partant le plus éloigné possible, à nos yeux, du rôle d’assassin. Cet homme sera forcé de prescrire des remèdes au hasard ; les personnages qui l’entourent le prendront pour un véritable médecin ; il en aura toutes les apparences, et un peuple malin et spirituel ne pourra plus voir de médecin véritable auprès d’une jeune personne sans rappeler par un mot Sganarelle ordonnant une prise de fuite purgative avec deux dragmes de matrimonium en pilules[5]. Le but du poëte sera rempli ; les médecins ont un ridicule, et la savante absurdité de la fable a sauvé de la noire horreur.

J’ouvre les trois volumes qu’on nous donne pour les Mémoires de madame de Campan. « Pendant la première moitié du règne de Louis XV, les dames portèrent encore l’habit de cour de Marly, ainsi désigné par Louis XIV et qui différait peu de celui adopté pour Versailles. La robe française, à plis dans le dos, et à grands paniers, remplaça cet habit et fut conservée jusqu’à la fin du règne de Louis XVI, à Marly. Les diamants, les plumes, le rouge, les étoffes brodées et lamées en or, faisaient disparaître la moindre apparence, d’un séjour champêtre. » (Je crois lire la description d’une cour chinoise).

« Après le dîner et avant l’heure du jeu, la reine, les princesses et leurs dames, roulées par des gens à la livrée du roi, dans des carrioles surmontées de dais richement brodés en or, parcouraient les bosquets de Marly, dont les arbres, plantés par Louis XIV, étaient d’une hauteur prodigieuse. »

Cette dernière ligne a été écrite par madame Campan ; il est peu probable qu’elle fût tombée sous la plume d’un écrivain du siècle de Louis XIV ; il eût pensé à quelque détail sur les broderies du dais des carrioles plutôt qu’aux grands arbres touffus et à leur ombrage. Cela n’avait aucun charme pour des grands seigneurs qui venaient d’habiter la campagne et les bois pendant un siècle.

Outre le genre sentimental qui jette un si bel éclat dans le Renégat[6] et le Génie du Christianisme, nous avons le sentiment véritable. Ce peuple-ci a découvert tout nouvellement les beautés de la nature. Elles étaient encore presque entièrement inconnues à Voltaire ; Rousseau les mit à la mode, en les exagérant avec sa rhétorique ordinaire. On en trouve le vrai sentiment dans Walter Scott, quoique ses descriptions me semblent souvent longues, surtout lorsqu’elles viennent se placer au milieu de scènes passionnées. Shakspeare a admis en de justes proportions la description des beautés de la nature : Antoine, dans son discours au peuple romain, sur le corps de César, et Banco dans sa réflexion sur la situation du château de Macbeth, et les hirondelles qui aiment à y faire leurs nids.

Comme, du temps de Molière, l’on n’avait pas encore découvert les beautés de la nature, leur sentiment manque dans ses ouvrages. Cela leur donne un effet sec ; c’est comme dans les tableaux de la première manière de Raphaël, avant que Fra-Bartholomeo lui eût enseigné le clair-obscur. Molière était plus fait qu’un autre pour peindre les délicatesses du cœur. Éperdument amoureux et jaloux, il disait de celle qu’il aimait : « Je ne puis la blâmer si elle sent à être coquette le penchant irrésistible que je sens a l’aimer. »

C’est un beau spectacle, bien consolant pour nous, que de voir l’extrême philosophie vaincue par l’amour. Mais l’art n’osait pas encore peindre cette nature-là. Racine l’eût peinte ; mais gêné par le vers alexandrin, comme un ancien paladin par son armure de fer, il n’a pas pu rendre avec netteté les nuances du cœur qu’il sentait mieux qu’un autre. L’amour, cette passion si visionnaire, exige dans son langage une exactitude mathématique ; elle ne peut s’accommoder d’un langage qui dit toujours trop ou trop peu (et qui sans cesse recule devant le mot propre).

Une autre cause de l’effet de sécheresse des comédies de Molière, c’est que de son temps on commençait seulement à faire attention aux mouvements de l’âme un peu délicats. Molière n’eut jamais fait les Fausses confidences ou les Jeux de l’Amour et du Hasard, de Marivaux, pièces que nous blâmons avec hypocrisie, mais qui donnent à tous les jeunes gens le sentiment délicieux de s’entendre dire : « Je vous aime ! » par la jolie bouche de mademoiselle Mars.

Molière faisait péniblement le vers alexandrin ; il dit souvent trop ou trop peu, ou bien emploie un style figuré, ridicule aujourd’hui. Chez nous, c’est le naïf qui, en vieillissant, n’est jamais ridicule. L’emphase est contraire au génie de la langue. Je vois dans Balzac[7] le sort futur de MM. de Chateaubriand, Marchangy, d’Arlincourt et leur école.


  1. Allusion au forfait de l’abbé Maingrat, curé de Saint-Quentin, département de l’Isère. — Voir le pamphlet ayant pour titre :

    « Réponse aux anonymes qui ont écrit des lettres à Paul-Louis Courier, vigneron, no 2, datée de Véretz, le 6 février 1823. »

    Voilà une tendance immorale. Ô hommes puissants ! puisque vous avez le front de parler d’immoralité, voyez trente mille jeunes gens attendant aux derniers rayons du soleil d’une belle soirée de printemps…, dans une boîte, au fond de ce temple solitaire !…

  2. Voir la France de 1620 dans le premier volume des Mémoires de Bassompierre. Les changements politiques ne passent dans les mœurs qu’après cent ans. Voyez la tristesse sombre de Boston.
  3. L’un des champions de la liberté politique en Angleterre. Né à Londres en 1727, mort en 1797.
  4. Pâtissier dans le passage des Panoramas.
  5. Le Médecin malgré lui, acte III, scène VI.
  6. Titre d’un roman de M. le vicomte d’Arlincourt.
  7. Membre de l’Académie française. Né en 1594, mort en 1655.