Rabevel ou le mal des ardents/03/01

Gallimard — Éditions de la « Nouvelle revue française » (Tome iiip. 9-91).

TOME III


CHAPITRE PREMIER

En réalité, Bernard était ainsi constitué qu’il ne pouvait entreprendre une chose quelle qu’elle fût sans la mener à son terme quel qu’il dût être. Il ne pouvait concevoir le suspens ni le provisoire ; une sorte de logique active, véritablement empirique, entraînait et enchaînait ses gestes comme ses méditations. Chaque affaire entreprise s’inscrivait dans son esprit sous une forme imaginaire ; elle pesait de ses divers éléments sur ses décisions ; les échéances, les risques créaient un amoncellement nuageux, la disponibilité d’un orage, non point qu’il se les figurât sous cette forme, mais il en ressentait mentalement et même nerveusement la même sorte de tension qui le tenait attentif et éveillé. Il consacrait la sollicitude la plus patiente, la plus inattendue de sa part, à l’ensemble de détails les plus ordinaires, les moins surveillés d’habitude et où il prétendait que résidaient les antennes fragiles des entreprises. Celles-ci lui formaient ainsi une prison perpétuelle dont la voûte éteignait les échos et bornait l’horizon. Tout ce qui n’avait pas rapport avec elles, tout ce qui ne lui proposait pas une ressource immédiatement assimilable se heurtait à sa distraction totale. L’unique direction de cet esprit en travail était celle de sa réussite ; sa contention appliquée à ce grand dessein opposait à tout le reste une indigence sans appel ; la seule passion qui demeurât chez lui rendant son travail était celle de l’ordre ; celle-là ne pouvait en aucun cas être submergée. Bernard ouvrait lui-même son courrier, répondait à toutes les lettres importantes, notait sur les autres le sens de la réponse à faire, indiquait sur toutes le titre du dossier où elles devaient être classées. Ce goût de l’ordre n’était qu’une forme de son tempérament ; il annonçait la coutume de prévoir l’avalanche ou la crue, d’y pourvoir, de lui ménager ses canaux, de n’en être jamais recouvert ni même surpris ; mieux encore, d’y savoir retourner, pour reprendre aux bassins où s’en décantaient les laisses ce qu’on en pouvait utiliser. Cette clairvoyance, cette instante vigilance, cette tenue parfaite de soi, éliminaient l’épuisement des contractions réticentes, combinaient les facilités d’une pensée qui pouvait librement disposer d’elle-même. Bernard, s’étant défini les valeurs qu’il poursuivait, allait à son but avec imperturbabilité, avec cette sorte de sécurité que donnent à une troupe en marche le bon gouvernement de ses unités, la certitude tactique de ses cheminements, les mesures qui la couvrent de gardes en avant, en arrière, sur les flancs, enfin ce que les états-majors appellent justement les sûretés. Ainsi orienté, il semblait offrir un front d’airain ou, plus exactement, une absence spirituelle, qui avait raison de tout. Bien des financiers n’ont pas d’autre secret qu’un semblable tempérament.

Sans doute ce ferme propos qui maintenait Bernard à sa tâche ne lui imposait-il pas des œillères. Le cœur vivait toujours, et plus volcanique que jamais. Mais le jeune homme avait hiérarchisé irrésistiblement les appels de son être ; rien ne le pouvait faire dévier de sa direction. Pourtant, Dieu sait comme il souffrait, justement à cause de son horreur des choses mal terminées, de ce suspens où était restée sa liaison avec Angèle. Car, bien qu’il eût promis à Blinkine d’ignorer désormais sa maîtresse, il ne s’y sentait pas tenu ; nul serment ne le pouvait enchaîner. Il se rendait cette justice qu’il avait essayé de faire l’oubli en lui-même sur la petite partie de ce sentiment que le tracas des affaires n’avait pu tout à fait noyer. Il avait d’abord essayé de trouver en sa femme ce que lui avait si merveilleusement donné Angèle. Mais Reine était toute douceur, tout charme, toute soumission ; abandonnée à son désir, flottante et en admiration devant lui, elle laissait, lorsqu’il l’enlaçait, une âme de poète enivré aller à la dérive ; elle ne lui révélait rien du cœur, ni des sens ; elle ne le troublait, ni ne le comblait : comme dans les auberges d’Espagne il ne trouvait plus en elle, suivant le mot si souvent cité, que ce qu’il y apportait. Car il se moquait du site, et pour la nourriture spirituelle qu’elle aurait pu lui donner, il se sentait, le soir venu, trop fatigué, le cerveau encore trop plein de chiffres, pour la suivre dans ses récréations d’artiste. Le malaise l’envahit donc très vite auprès de cette femme délicieuse qui n’avait d’autre défaut que d’être sage. Mais cette sagesse, cette simplicité ne faisaient que l’agacer quoi qu’il en eût et bien qu’il s’en gourmandât. Il n’était pas encore perverti pourtant ; et même il résistait aux rafales de sauvagerie qui, certains jours, remontaient en tempête des horizons de son enfance. Mais parfois il l’eût voulu mordre, pincer, quereller bassement au risque de recevoir la leste et violente gifle qu’Angèle ne lui eût pas marchandée en de telles occasions. Mais il n’osait la disputer ; dès qu’il prenait un ton plus élevé, elle s’alarmait, ses yeux se mouillaient. Il en était venu à la traiter comme une enfant ; là était le climat de cette jeune femme rêveuse et tendre qui devait rester toute sa vie au stade de l’adolescence. Il crut une fois avoir trouvé un prétexte qu’il s’empressa d’exploiter avec une rare perfidie : ce fut l’assiduité de Louis Gontil. Le poète continuait à faire une cour simple, tranquille, sans ambition et sans espoir, à la jeune femme. Il semblait ignorer le mari ce qui ne laissait pas de vexer Bernard. Il composait, suivant les fantaisies de son inspiration, des poèmes exquis et des impromptus badins et il tenait davantage à ceux-ci qu’à ceux-là ; plein de talent, l’orgueil d’un gamin lui tenait lieu de génie. Au demeurant, il était pour Reine la compagnie la plus sûre, la plus éperduement dévouée et la moins compromettante qui pût être. Il l’accompagnait dans ses courses, aux expositions, chien fidèle, drôlatique et constamment en alarme devant l’objet de son admiration. Bernard le trouva trois soirs de suite en rentrant chez lui ; impatienté, fatigué d’une longue journée de travail, irrité de ce que sa femme ne le fût pas venu rejoindre au bureau, il feignit de croire à autre chose qu’à une simple camaraderie, fit une scène terrible, ameuta les domestiques et jeta le poète dehors par les épaules. Resté seul avec sa femme, il évoqua le divorce, lui souhaita le bonsoir d’une voix glacée et sortit. « Je la tiens, ma dispute, se disait-il ; elle va vivre, réagir, bon Dieu ! » Quand il revint, Reine était couchée en proie à la fièvre ; elle fut malade comme une bête ; on pensa qu’elle ne s’en remettrait point. Elle pleurait, suppliait ainsi qu’un chien battu et qui ne sait pourquoi ; et ces supplications, comme il arrive, irritaient davantage son mari, lui imposant, pour qu’il pût se contenir, un effort qui lui causait un insupportable malaise. Quand elle alla mieux, il voulut faire renaître sa confiance, lui dit qu’elle pouvait rappeler l’Apollon. Mais elle eut encore une crise de désespoir et il dut l’amener lui-même, impavide et protecteur, au pied du lit de Reine. Il comprit, ce jour là, qu’ils n’étaient point faits pour s’accorder. Il reprit auprès de sa femme l’attitude d’un grand frère indulgent, fut son mari sans dégoût ni plaisir lorsqu’il le fallait, vécut sevré de la femme telle que la bouche d’Angèle lui en avait laissé l’unique et spécifique saveur.

Il espéra aussi en son fils. L’enfant grandissait, sain, alerte, vif et d’un joli visage. Le fils de Noë Rabevel, le petit Marc, de quelques mois plus âgé, était son compagnon de jeux. Eugénie venait parfois, avec Reine et les deux enfants, jusqu’au bureau de Bernard. Celui-ci gardait de la tendresse à sa tante, comme dans une sorte de cellier secret ; elle restait la lumière de son enfance : il l’interrogeait, elle lui répondait avec ce sourire qui la faisait belle. Noë allait bien, le travail croissait tous les jours ; dame ! c’était rude, mais ils étaient si heureux tous les deux ; dommage qu’on ne pût s’agrandir faute de capitaux. Bernard avait proposé d’avancer l’argent nécessaire, mais Noë n’avait rien voulu savoir, méfiant et orgueilleux. On n’était pas riches, c’était sûr, mais on était à l’aise et contents ; de quoi bien vivre et un gosse obéissant et intelligent, que désirer de mieux ? Et, en effet, le petit Marc, sage, attentif, rayonnait d’intelligence. Il fallut bien que Bernard se rendît compte de la différence avec son Jean ; celui-ci ne promettait que des dons médiocres. Il en fut horriblement mortifié : « Quelle consolation aurai-je dans la vie ? Ni femme, ni enfant, du moins tels que je les avais souhaités ! » Cette idée lui devint de plus en plus présente à mesure que ses affaires faisaient leur ornière, apprenaient à marcher seules dans leur voie sans cahots, lui laissaient peu à peu la liberté d’esprit. Cette liberté ne lui serait donc donnée que pour se ronger le foie ? Il le semblait ; Jean allait atteindre ses douze ans et à peine savait-il lire : « Travail moyen, conduite bonne, intelligence médiocre, fait ce qu’il peut ». Quelle rage humiliée possédait le père qui lisait de telles notes ! Quelle rage impuissante, de celles qui le secouaient, le faisaient tour à tour blêmir et noircir et le laissaient finalement écœuré, écumant et sans force !

Cette liberté peu à peu revenue ouvrait l’espace à son imagination. Les préoccupations des affaires se retiraient comme des eaux d’inondation et dans cet espace longtemps recouvert se montraient de nouveau les êtres qui n’avaient jamais cessé de le solliciter sourdement mais qu’il n’avait jamais consenti à entendre ; à leurs voix, à celles d’Angèle et d’Olivier, se mêlaient les lamentations contraires de Reine et de Jean. En vérité nul ne l’appelait, nul ne lui demandait de changer un iota à sa conduite mais, lui, il voyait maintenant avec une netteté totale que le souvenir de sa maîtresse le sollicitait d’autant plus vivement que ni sa femme ni leur enfant ne lui donnaient ce qu’il en avait attendu. Et puis, il avait aussi une affaire à régler avec le père Mauléon ; il se félicitait maintenant d’avoir engagé celui-ci dans cette affaire séduisante dont il présentait dès cette époque les complications et les difficultés. Le malheureux, les doigts pris dans l’engrenage, n’avait plus pu s’en tirer ; il mangeait son temps et dépensait son bien en démarches, en essais ; à plusieurs reprises, Bernard lui avait avancé de l’argent, lui avait fait signer des traites avait dû consentir à les renouveler. La distribution d’électricité allait à peu près, cahin-caha, grévée d’ailleurs de toutes sortes de frais ; les terrains irrigués ne se vendaient pas. Les Caussenards, malins, ne se pressaient pas ; on se disait à l’oreille que le père Mauléon tirait le diable par la queue et devrait lâcher bientôt tout ce qu’il tenait, pour un morceau de pain. Le pauvre homme faisait à Bernard le signe de détresse, le supliant de venir sur place ; et même il s’était rendu à Paris pour le voir. Mais Rabevel avait toujours prétexté le souci de ses affaires qu’il ne pouvait abandonner d’un pas, pour ne pas se rendre à la Commanderie ; il avait prodigué les bons conseils, suggéré des solutions qui eussent été fort bonnes appliquées par lui, mais que Mauléon n’avait pas les qualités nécessaires pour mener à un heureux terme. Le brave homme finit par croire que Bernard ne voulait pas venir et avait décidé de l’abandonner à son malheureux sort. « Qu’en penses-tu, Angèle, toi qui le connais ? » La jeune femme ne savait quoi répondre. Elle avait eu d’abord une vie d’hallucinée. Il fallait taire à François, lorsqu’il revenait tous les deux ans, les ennuis de son beau-père, il fallait taire les manœuvres bizarres de ce Bernard dont le silence lui paraissait une menace plus effrayante que les cris, il fallait taire surtout l’horrible secret qui tourmentait sa tempe, ses lèvres, son cœur, et même toute sa chair ; laisser son mari embrasser ce bel Olivier déjà ardent comme son père, lui laisser croire qu’il serrait entre ses bras orgueilleux le fruit du plus pur de son sang.

Puis elle avait fini par se convaincre qu’elle obtiendrait enfin, grâce à la religion, le salut et l’oubli ; de la Trappe voisine de Belle-Combe où il s’était retiré, le Père Blinkine la venait voir entre deux missions. Le verbe enflammé du converti l’enivrait. Abraham lui racontait les étapes de sa propre conversion, réveillait en elle le sentiment du divin et la faisait passer par toutes les transes et toutes les larmes, des plus douces aux plus amères. Elle fut vraiment pendant les jeunes années d’Olivier semblable à un ange ; une grande sérénité avait succédé aux extases, aux jeûnes et aux macérations ; son corps n’existait plus tant il demeurait profondément endormi ; son cœur était tout entier pris par l’affection échangée avec son fils ; elle l’embrassait longuement dans son petit lit le matin et, sur le coup de six heures, par tous les temps, se rendait à la première messe. Un vieux curé obscur officiait dans le lointain céleste, sa tête blanche seule visible, allant et venant, suspendue comme à des ailes dans la vague lumière des cierges et ainsi qu’on voit les figures de chérubins sur les peintures anciennes. L’église toute longue, étroite, écrasée, percée de meurtrières, semblait une galère sans rames. La paix régnait sur les âmes de bonne volonté unies là dans ces prières matinales ; Angèle s’y retrouvait telle qu’en ses jeunes années : elle s’élançait vers Dieu avec le même désir d’éternité ; elle goûtait dans les sacrements la même consolation ; elle y puisait un réconfort sans pareil.

Quand elle retournait à la petite maison qui était devenue la sienne depuis le retour de son frère. Olivier était déjà éveillé, les yeux grands ouverts sur les objets hétéroclites que François avait rapportés de ses voyages. L’enfant, dès son bas âge, avait marqué sa dilection pour toutes ces choses dont on ne se servait point, dès qu’il avait été en âge de comprendre, il s’en était émerveillé. À l’école, il avait appris tout seul à lire et à écrire en regardant sagement les autres alors que sa mère ne le menait là que pour qu’il y fût surveillé, tandis qu’elle vaquait aux soins du ménage. Maintenant, il composait d’étonnantes histoires qui remplissaient Angèle d’admiration, d’orgueil et lui serraient le cœur. Il s’échappait avec ses camarades, les conduisait, toujours le premier, à la découverte des nids de faucon, à l’exploration des cavernes. À chacun de ses retours, François débordait davantage de joie : « Quel étonnant clampin ! Ah ! il tient de son père, celui-là ! Eh ! la maman, qu’en penses-tu ? » Elle répondait : « Oui » en hochant la tête.

Déjà elle craignait tous les périls pour son enfant. L’ardeur précoce d’Olivier dans l’étude et dans le jeu lui apparaissaient terrifiantes, elle se rappelait sa propre enfance si turbulente mais surtout les épouvantables histoires qu’elle savait sur l’enfance de Bernard. Elle s’était ouverte de ses appréhensions au Père Blinkine qui l’avait écoutée pensivement. « Il faut le mener avec douceur, avait-il répondu, ne pas le briser ». « Ah ! pensez-vous que je sois mère à le briser ». — « Je sais. Est-il bon ? » — « Oui, je crois qu’il a du cœur ». Elle racontait avec ravissement comment, dès ses sept ans, il l’entourait de douces prévenances au retour de ses pires escapades. Ses colères, ses méchancetés d’enfant ne résistaient pas aux larmes de sa mère.  Il l’écoutait avec une avidité d’amour dont elle ne pouvait parler sans qu’un sanglot d’attendrissement remontât à sa gorge. Tous les soirs à quatre heures, il organisait la course au sortir de l’école ; il partait le dernier, fougueux, les mâchoires serrées, dépassait tous ses camarades l’un après l’autre et arrivait essouflé à la maison. Il embrassait cent fois sa mère, la serrait, la mordait, la pinçait, puis s’asseyait avec de grands rires de triomphe. Ensuite, il allait au tiroir, tirait le chanteau de pain, s’y taillait un quignon et le dévorait en l’accompagnant de saucisson, de miel noir, ou de ces fromageons de chèvre qui sentent la fleur de genêt. Et de nouveau il sortait pour jouer sur la place, se dépenser, jeune animal plein de sève et de puissances secrètes. Quand le soir tombait, Angèle se penchait à la fenêtre entre la lavande et le basilic. Le cœur de l’enfant s’arrêtait d’amour et de bonheur ; ses mains lui envoyaient des baisers. Il la rejoignait. Ils montaient ensemble vers l’église, dans le silence : « Appuie-toi sur moi, maman », disait le petit homme. Elle lui laissait sentir le poids de son bras avec délice pour qu’il se pût enorgueillir de soutenir sa mère. À l’église il était dans ses bras, perdu, noyé, sauvé, envolé, à l’aventure, sur cet esquif merveilleux ; quel mystère, quel prodige ! « Oui, il a du cœur » disait la mère.

Le Père Blinkine en concluait que tout était bien. Il fallait l’élever dans le respect des lois divines et humaines, dans l’obéissance et l’amour de ses parents, et surtout le soustraire aux influences pernicieuses. Les enfants du bourg n’étaient pas mauvais, mais, plus tard, au collège…

— Et s’il devenait marin comme son père ? » Sa tendresse maternelle ne pouvait envisager une telle hypothèse sans frémir. Cet enfant sans peur lâché dans les bordées de matelots…

Le Père Blinkine l’invitait à se rassurer. Et pourquoi serait-il marin, cet enfant ? intelligent, travailleur, il pouvait faire ses études secondaires ; le père gagnait assez pour tenir son fils au Lycée, en faire un ingénieur ou un médecin… sa mère ne le quitterait que lorsque, marié, il lui aurait donné à sa place un autre enfant de son sang à aimer.

Elle se calmait, se sentait heureuse de cette seule joie qui lui fût permise : aimer son fils et le garder. Il lui semblait qu’elle aurait voulu le voir petit ainsi indéfiniment ; elle aurait consenti à vieillir auprès de cet enfant que nul ne songerait à lui enlever tant qu’il serait un bambin. Elle vivait toute à lui. Le souvenir de Rabevel ne la troublait plus ; elle y pensait parfois avec une sorte de sérénité indifférente ; il était le passé, l’orage définitivement éloigné ; en vain se penchait-elle pour en saisir un grondement attardé et lointain.

Pourtant, l’occasion ne lui avait pas manqué d’évoquer son visage. Elle connaissait par le menu les difficultés où se débattait son père ; seul, disait celui-ci, celui qui m’a engagé dans cette affaire peut m’en tirer avec honneur. Mais, tout occupée par son fils, elle n’apportait plus à ces combinaisons malencontreuses qu’une attention distraite. Aussi fut-elle fort étonnée lorsqu’un jour, dans la petite maison où elle vivait depuis le retour de son frère à la demeure paternelle, son père arriva et lui déclara tout à trac que si Rabevel ne venait pas arranger la situation, « il était dans le lac » ; la situation semblait désespérée : les créanciers montraient les dents, l’usine marchait mal, ne rapportait plus rien, avant six mois c’était la faillite ; le pauvre homme pleurait et se lamentait. Angèle désolée lui demanda ce qu’il comptait faire.

— Il faut que Rabevel vienne ici, tu comprends. On réunira les créanciers ; lui, il peut les faire attendre : il jouit d’un assez grand crédit. Il verra aussi l’usine : sûrement j’ai été mis dedans pour cette affaire par le fournisseur ; il saura s’en rendre compte et arranger cela. Quand on verra que tout remarche et qu’il n’y a plus d’espoir de faillite, les gens qui tergiversent pour racheter les terres à jardin n’hésiteront plus. S’il ne vient pas, c’est fichu. Et puis, à lui aussi je dois de l’argent, j’ai des traites à échéance dans six mois ; pourvu qu’il ne les ait pas mises en circulation ! Je lui ai tellement dit qu’il pouvait compter que je ne les renouvellerais plus !

— Écris-lui de venir.

— Il ne viendra pas. Tu sais bien que mes lettres n’arrivent pas à le déranger.

— Va le chercher.

— Il ne viendra pas ; il faut que tu viennes avec moi… Elle poussa un cri : « Moi ! » Les cieux tournèrent. Elle ferma les yeux et les rouvrit aussitôt ; il lui sembla que la vie venait de changer ; la menace était revenue la chargeant d’un poids infini.

— Oui, toi, disait placidement le père. Tu le connais depuis l’enfance, tu es la femme de son meilleur ami. Si tu le supplies de me sauver, il t’écoutera.

Elle fit ses bagages plus morte que vive. Mais Olivier ne voulait pas la laisser partir ; elle tremblait elle-même de le laisser sans mère, ce petit qu’elle n’avait jamais quitté. « Prenons-le donc avec nous, dit Mauléon, on peut le montrer, il n’est pas vilain ; je lui paye le voyage ». Ils partirent le lundi de Pâques après que Rabevel eut répondu à leur télégramme qu’il les attendait.

Bernard n’avait pu se dispenser d’annoncer à sa femme que Madame Régis, son fils et son père allaient venir passer quelques jours à Paris. Reine connaissait un peu François dont l’exotisme faisait vibrer en elle les cordes que les romans de Loti lui avaient révélées ; le Capitaine était, à chacun de ses voyages depuis douze ans, passé en météore et chaque fois Rabevel l’avait prié à dîner tant pour causer avec lui des détails d’exploitation de la compagnie dans le Pacifique que pour complaire à sa femme dont il savait la faiblesse tout esthétique pour les récits des pays de la perle et du corail. Reine ne cacha pas le plaisir que lui causait la venue d’Angèle et proposa même à son mari de la recevoir chez eux : « Nous préparerons deux chambres, dit-elle ; puisque nous avons de la place chez nous, profitons-en pour donner l’hospitalité aux gens sympathiques : ils sont si rares ! » Mais Rabevel hésitait ; tout de même recevoir sous le même toit sa femme et sa maîtresse ! Bah ! songea-t-il, préjugés tout cela. Et aussitôt son esprit travaillait. Il dit, comme pensant tout à coup à un détail : « Eh ! mais, deux chambres, deux chambres, ma petite Reine, tu te trompes il en faut trois ». « Tu plaisantes, nous mettrons un lit pliant dans la chambre de Madame Régis ; un enfant de douze ans peut bien dormir dans la chambre de sa mère… »

Il ne put celer un mouvement de contrariété qui n’échappa point à Reine : « Que de pudeur ! dit-elle en riant, nous ajouterons un paravent puisque tu t’offusques ».

Elle voulut qu’ils allassent tous deux chercher leurs hôtes le mardi matin. Dès que Bernard les vit apparaître il les lui indiqua : « Les voilà, là-bas, dit-il, tu vois : la brune au chapeau gris avec le monsieur à grand feutre près du pilier, » — « Mais l’enfant ? » — « Nous ne pouvons pas le voir, il est dans la foule. Je m’en vais, je sais que les femmes n’aiment pas qu’on les aperçoive à l’arrivée d’un train de nuit, après quinze heures de voyage. Je vous rejoindrai à l’heure du déjeuner ». À la vérité, il se sentait tout drôle, secoué d’une émotion oubliée depuis douze ans ; il prit un fiacre et rentra à son bureau, mais il ne put fixer son attention sur aucun travail et passa quelques heures inutiles, désordonnées et des plus irritantes qu’il eût connues.

Quand il rentra chez lui, il alla d’abord dans son cabinet de toilette, ce qu’il ne faisait jamais ; il s’examina longuement : était-il changé ? Mais non ; certes, plus homme ; deux rides barraient horizontalement son front, deux rides verticales à la naissance du nez marquaient l’habitude de la réflexion et la nature impérieuse du tempérament ; quelques cheveux blancs aux tempes. Dame, se dit-il, nous ne sommes plus jeune, ma foi : trente-quatre ans ! Mais il était resté svelte, souple et droit ; l’œil étincelait de malice derrière le lorgnon. Allons, il pouvait se présenter. Angèle devait être plus marquée que lui. Il se donna un coup de peigne et se rendit au salon. Sa femme venait au devant de lui : « Quelle belle personne cette madame Régis, lui dit-elle à mi-voix ; et qu’elle est gentille ! » Il eut froid au cœur ; il se sentait coupable d’avoir permis le rapprochement de ces deux femmes. Il ouvrit la porte du salon ; les trois visiteurs se levèrent ; il ne vit d’abord, il ne voulut voir que Mauléon, lui serra la main, se détourna légèrement vers Angèle pour la saluer, donna une tape amicale à Olivier sans le regarder et entama immédiatement une conversation cordiale avec le bonhomme. « Quel accueil charmant ! se disait celui-ci ; il est probable que ce Rabevel a quelque remords de ne m’avoir pas secouru plus tôt. » Il voulut essayer d’attaquer la question qui lui tenait au cœur, mais Bernard lui coupa la parole en riant : « Rien du tout ici, dit-il, rien qu’un bon déjeuner. Évidemment nous ne serons pas aussi bien traités que par la tante Rose, mais nous ferons de notre mieux pour que vous ne regrettiez pas trop la Commanderie pendant votre séjour. Quant aux affaires nous verrons cela tout à l’heure à mon bureau. Pour l’instant, à table. » Cependant le petit Jean était venu chercher Olivier très intimidé et tous deux s’installaient à l’office aux soins de la Miss qui servait à l’enfant de gouvernante, de femme de chambre et de répétiteur. Un instant après, Marc invité spécialement venait les rejoindre sous la conduite d’Eugénie qui se présentait rougissante comme une jeune fille tandis que les enfants heureux de cette réunion anormale qui avait des airs de fête et de liberté entreprenaient des bavardages éloquents.

— Ah ! ma tante, dit Rabevel, tu ne connais pas Angèle, toi ; c’est une amie de toujours pourtant. Nous nous tutoyions étant enfants. Maintenant, tantôt on se laisse aller à ce tutoiement, tantôt on se retient. On devient timides avec l’âge.

— Mais, dit Eugénie, je me souviens très bien de vous, Madame, je vous ai souvent vue de ma fenêtre quand vous rentriez de l’école. J’ai même deux souvenirs très précis : le premier c’est que vous aviez un cartable en cuir vert. Est-ce vrai ?

— Mais oui, répondit Angèle surprise.

— Alors mon second souvenir est véridique aussi, dit Eugénie avec une pointe de malice. Le voici : c’est que, tous les soirs, malgré la personne qui vous accompagnait et malgré les gestes de coq en colère de Bernard, vous vous arrangiez pour l’embrasser avant de le quitter.

— Cela, je ne m’en souviens pas, dit Angèle confuse.

— Avouez, avouez, fit Reine ravie de ce roman d’enfants ; avouez, je n’ai pas de jalousie rétrospective.

— Oui, je m’en souviens aussi, déclara Bernard ; j’étais noir de honte ; Blinkine qui devait devenir le confesseur et Régis le mari de mon flirt se moquaient de moi il fallait voir comme. Ah ! c’est loin ! J’avais douze ans ; et vous neuf, petite Angèle.

— Neuf ans ! fit comiquement Mauléon, voyez comme la vertu de ma fille était bien gardée !

— Mais comment avez-vous pu me reconnaître ? demanda Angèle à Eugénie.

— Vous êtes la même. Cela paraît ridicule ce que je vous dis, mais c’est exact : même figure d’ange…

— Qui couvait de terribles ardeurs d’après ce que je vois, fit Reine taquine.

— Oh ! dit le père en riant ; elle est de bonne race.

— Ces figures ne bougent guère que pour s’empâter, je l’ai remarqué, observa Reine ; et vous, vous n’êtes pas de celles qui s’empâtent. Quand je dis ces figures, je veux signifier ce genre de visages exquis qui sont parents de ceux que peignait Léonard de Vinci ; on a dû vous le dire assez souvent que vous aviez le visage de la Sainte Anne, n’est-ce pas ?

— Une fois, une seule fois, répondit Angèle rêveuse.

— Mais vous ne l’avez pas oublié, fit remarquer Bernard. Elle dit malgré elle :

— Je n’ai rien oublié ; je crois avoir oublié et puis, tout d’un coup, tout me revient, là, présent, comme si… Elle s’arrêta, s’apercevant tout à coup qu’elle disait à haute voix ce qu’elle venait de ressentir, et un courant glacé coula dans sa nuque. Mais personne n’avait compris que Bernard.

— C’est très curieux ces phénomènes de faux oubli, dit l’intelligente Reine ; ils s’apparentent certainement aux phénomènes de fausse mémoire. Qu’en penses-tu, Bernard ? Rabevel répondit, disserta, heureux de faire dévier une conversation que le trouble d’Angèle jusqu’alors visible seulement pour lui pouvait d’instant à l’autre rendre périlleuse.

Quand le repas fut terminé, Reine proposa qu’on fit entrer les petits. Eugénie annonça que son mari qui n’avait pu déjeuner avec eux s’arrangerait peut-être pour venir prendre le café. Et en effet, Noë arriva en même temps que les enfants. Du seuil, il resta un moment à les regarder, puis, avec sa franchise habituelle :

— C’est le petit Olivier Régis ? Qu’il est beau ! Viens ici, petit bonhomme.

Il l’examina.

— Comme il ressemble à sa mère, s’écria-t-il, tous les traits, tous les traits : le nez, le menton, cette bouche mystérieuse, les pommettes, les yeux, les oreilles : je détaille, hein ? Mais pourquoi les cheveux lui cachent-ils le front ? Pourquoi te coiffe-t-on ainsi, petit bonhomme ? Est-ce que tu aurais un front vilain, par hasard ?

Il releva la frange, découvrit un beau roc lumineux, regarda la mère.

— Il est aussi beau, mais ce n’est pas celui de ta mère : elle te veut tout à elle, c’est pourquoi elle le cache, hein ? Son regard qui comparait revint à Angèle, s’arrêta sur Bernard distraitement, puis s’en détourna avec une sorte de stupeur et de vivacité tandis qu’il lissait de nouveau hâtivement la frange de l’enfant. Les deux amants seuls avaient saisi le geste fugitif. Ils se regardèrent à la dérobée avec angoisse ; que peu de chose pouvait donc suffire à les trahir !

Le petit Jean racontait le déjeuner à sa mère. Olivier les avait remplis d’admiration ; il leur avait dit les plantes, les animaux, tout ce qui poussait et qui respirait dans son pays et dans les pays que son père avait visités.

— La vie est sa passion, dit Angèle ; il passe des heures à observer les abeilles, les fourmis, les hirondelles. Il n’est que trop exalté ; quand il ne lit pas des récits de voyages ou d’explorations, il en invente et vient me les conter.

— Il raconte bien, dit Marc, il raconte bien.

Habitué aux abstraites leçons des écoles parisiennes, le petit Marc avait senti tout de suite combien Olivier le dépassait dans la connaissance réelle des choses. Les parents les faisaient parler tous trois, avides de saisir à leur éclosion les divergences, les prémisses et les espérances de ces jeunes esprits. Olivier l’emportait de beaucoup par une sorte de rayonnement divinateur, un sens évident de la nature des êtres et une capacité de tout comprendre et de tout embrasser.

— Il te ressemblerait, dit doucement Noë à Bernard, s’il n’était pas bon.

— Oui, répondit celui-ci en riant, c’est sa tare.

Marc attentif et solide, d’un caractère plus assis, promettait de maintenir les grandes choses qu’Olivier pourrait créer si ses penchants ne contrariaient pas son intelligence. Le petit Jean de quelques mois plus jeune semblait leur cadet de cinq ans. La bouche de Reine se crispa ; elle crut qu’elle allait pleurer ; elle regarda son mari. Mais celui-ci ne paraissait pas le moins du monde humilié ; il contemplait et écoutait Olivier avec une admiration non dissimulée et sans paraître ruminer d’arrière-pensées.

— Il faudrait nous le laisser ce petit, finit-il par dire ; il tiendrait bien compagnie à Jean et à Marc. Jean gagnerait beaucoup à leur fréquentation. J’ai bien envie de vous le confisquer, Angèle, qu’en dites-vous ?

Elle le regarda avec inquiétude : si cette idée s’ancrait en lui maintenant, quelles luttes en perspective contre une telle tête de fer ; instinctivement elle attira l’enfant à elle.

Tout le monde se mit à rire.

— Quel joli geste de lionne blessée, fit Reine.

— Et quel joli groupe, dit Eugénie, ce serait dommage de le disjoindre.

— Eh bien ! je garde le groupe, conclut Bernard en riant ; ou vous toute seule, si vous aimez mieux ; vous savez que je vous préférerais encore à votre fils.

Elle eut la force de répondre sur le même ton badin :

— Tant pis pour vous, il est trop tard ; il fallait me dire cela quand je vous embrassais par force, rue des Rosiers.

On se levait. Il lui dit vite et bas :

— Tu aimes encore être prise par force ?

Elle lui tourna le dos, rejoignit Reine qui fit des exclamations :

— Par exemple ! Voilà Madame Régis qui a peur qu’on lui enlève son Olivier. Si ! Si ! C’est certain ! J’avais fini par suivre ton conseil, Bernard, et mettre dans deux chambres séparées la mère et l’enfant. Tous deux trouvaient cela très bien. Maintenant, ça ne va plus ? Enfin, à votre guise.

— C’est d’elle-même, se dit Bernard, c’est d’elle-même qu’elle a peur.

Rentré à son bureau quelques instants après, il écoutait les explications de Mauléon en prenant des notes avec son attention habituelle : « Tout ça n’est pas très brillant, conclut-il. Et que comptez-vous faire ? »

Mauléon fut abasourdi ; c’était la question même qu’il voulait, de son côté, poser. Il jeta un regard angoissé vers Angèle : « Bon, se dit Bernard, Angèle est chargée du plaidoyer. Offrons-nous donc ce régal. » En effet, la jeune femme à la torture, à la limite de l’humiliation et de la crainte, le suppliait de sauver son père de la faillite. Il savourait les accents de cette voix merveilleusement délicieuse et pathétique, la suavité de cette incomparable figure toute, et mystérieusement, et toujours, chargée d’une tragédie dormante dont il avait connu d’inoubliables réveils. Le refrain de sa vie, le refrain de cette femme retrouvée, que ce soit à chaque instant lorsqu’ils vivaient ensemble, que ce soit tous les jours lorsqu’elle était malade chez Abraham, et que ce soit maintenant au bout de douze ans, le même refrain divinement simple et définitif lui montait aux lèvres doué du timbre de l’éternité : « Qu’elle est belle ! Qu’elle est belle ! » Que ces traits fondus lui rappelaient de caresses, de douceurs, de phrases extraordinairement émouvantes et simples, d’amours qu’elle seule pouvait donner, que nul autre ne connaîtrait, qu’il ne connaîtrait avec nulle autre. Il la persécutait de son silence, l’écoutait tâtonner, se reprendre, hésiter, se répéter, se désespérer ; il cherchait, puisqu’enfin elle était revenue tomber docilement et volontairement dans ce piège tendu depuis douze ans, il cherchait comment il allait la prendre. Une commotion rapide zébra ses nerfs ; il eut le désir bref et puissant de s’en saisir tout de suite, le soir même ; impossible. La faire rester à Paris quelques jours ?… Il sentit, malgré l’inconsciente bassesse du désir charnel, comme le chantage serait net et qu’elle le mépriserait ; elle ne céderait pas peut-être et, en tous cas, il ne la reverrait plus. Non, il valait mieux l’accompagner ces quelques jours, ranimer les espoirs, les souvenirs, et les feux éteints, la laisser respectueusement libre d’elle-même et qu’elle partît ; il fixerait une date, irait à la Commanderie dans quelques mois ; ainsi vivrait-elle dans la fièvre et l’attente et n’aurait-il qu’à cueillir ce fruit tourmenté de l’orage et fermentant de son tourment. Il la ferait revenir à Paris pour élever son fils, son Olivier (si splendide, ce petit !) il l’installerait ; la vie redeviendrait enfin possible ; ou plutôt il aurait la seule existence digne de porter ce nom, car, enfin, il ne pouvait songer à vivre toujours sans cette femme qui était tout pour lui (il le sentait maintenant plus fort que jamais) et sans cet enfant. Cet enfant. Il sourit d’attendrissement ; vraiment, quelle douceur, il se sentait amant et père comblé.

— Vous souriez, dit Angèle.

— Non. C’est un tic », répondit-il, aussitôt à la parade comme avec un adversaire. Il se reprit.

— Je plaisante. Je souris de tant d’efforts dépensés en pure perte…

Mauléon fit un geste de désespoir, Angèle baissa le front, accablée.

— En pure perte. Il était bien inutile d’user tant d’éloquence pour persuader un converti.

Le bonhomme douta s’il avait bien entendu.

— Voyons, dit Bernard, croyez-vous que je vous laisserai noyer si je peux vous sauver ? Ah ! ajouta-t-il, prévenant un geste de reconnaissance de Mauléon, pas de gratitude anticipée. L’affaire est embrouillée, se présente très mal : on ne peut être encore sûr de rien. Mais enfin, on peut certainement éviter la faillite ; ou, alors, c’est que Bernard Rabevel et Cie n’aurait plus aucun crédit.

Il prononça son propre nom avec une superbe involontaire où déjà l’on sentait s’annoncer et poindre l’orgueil, vice essentiel de la quarantaine proche, père de tous les autres vices de cet âge.

— Quand viendrez-vous ? interrogea Mauléon.

Il réfléchit ; il fallait qu’Angèle eût le temps de macérer…

— Pas de danger avant six mois, dit-il, donc cela nous donne jusqu’à Novembre.

Mais Angèle le devinait.

— Venez plutôt en Septembre, la saison est belle à la Commanderie.

— « Elle joue mon jeu » se dit-il, ravi. Il consulta son agenda ; rien de prévu pour cette époque ; il réfléchit encore ; ma foi, c’était celle qui convenait le mieux. Eh bien ! il acceptait, c’était dit et réglé, entendu ; la première quinzaine, n’est-ce pas ?

— Très bien, dit Angèle et j’en suis d’autant plus contente que François sera là à ce moment.

— La fine mouche ! » pensa-t-il vexé mais amusé tout de même. Il dit, en riant à cause de Mauléon : « François sera là, à condition qu’il n’ait pas reçu l’ordre imprévu de changer de destination ».

Elle fut suffoquée une seconde, puis, tranquillement :

— Impossible, puisqu’il revient sans escale des Marquises avec un voilier de coprah.

— C’est, ma foi, vrai. D’ailleurs ce que j’en ai dit c’était pour plaisanter.

— Je le sais bien, allez. Alors, dès l’arrivée de François, on vous espérera ?

— Attendez, dit Mauléon, ça ne va pas comme ça. J’aimerais autant, moi, que tout fût arrangé quand François arrivera ; je n’ai pas besoin d’avoir l’air d’un serin devant mon gendre. Quel est le jour prévu pour son arrivée ?

— Normalement le 5 Septembre, répondit Bernard après avoir consulté son tableau de mouvements des navires.

— Eh bien ! venez donc vers le Ier ?

— Je veux bien mais c’est mon ancien béguin qui n’a pas l’air enthousiaste ; vous étiez plus gentille il y a vingt ans ! Allons, est-ce que cette date vous convient ? ajouta-t-il, prenant comiquement un ton de gosse rechigné.

— Il faut bien », répondit-elle de même en lui tirant la langue, tandis que le père loin de se douter du drame que cachait cette comédie jouée pour lui, se félicitait du liant et de l’heureuse issue qu’avait amenée l’évocation des souvenirs d’enfance.

Reine arrivait : « C’est arrangé ? demanda-t-elle. Oui ?

À la bonne heure ! » Ils se mirent à deviser dans cette sorte de détente que créait la conclusion heureuse de leur conseil ; à un moment la voix d’Olivier s’éleva timidement dans le petit bureau voisin où Reine avait conduit les enfants en leur recommandant d’être sages :

— Je vais vous la chanter, la chanson du rat blanc, disait-il, mais vous ne vous moquerez pas de moi ?

Abi Abirounère
Qui que tu n’étais donc ?
Une blanche monère,
Un joli goulifon…

Marc et Jean poussèrent des cris de joie, reprirent en chœur, exigèrent une autre chanson :

— Celle du chat, alors, dit Olivier.

Il saut’ sur la fenêtre
Et groume du museau
Pasqu’il voit sur la crête
S’amuser les oiseaux,
Tirelo ![1]

— Mais c’est délicieux, cela, dit Reine. Qui lui a appris ces petites merveilles ?

— Personne, répondit Angèle ; il en invente tous les jours de semblables ; il a fait la chanson de la fourmi, celle du faucon, du bœuf, du chien, que sais-je encore ! chacune sur un air qu’il compose aussi à sa façon.

On fit entrer Olivier ; il finit par accepter de chanter son répertoire, mais non sans quelque gêne. Reine battait des mains, enthousiaste.

— Il faut le mettre dans un lycée ici, où il soit bien conduit, c’est un prodige, ce petit. Il faut nous le confier, Bernard avait raison. Songez qu’il y va de son avenir. Vous ne pouvez pas laisser s’éteindre une flamme pareille !

— En voilà bien d’une autre ! se disait Angèle un peu ahurie. Mais ce n’est pas de la poésie, cela, ni du génie ! » Elle soupçonnait vaguement Reine d’une complicité avec Bernard pour lui ravir le petit. Pourtant, non, ce n’était pas possible, cette jeune femme semblait trop candide. Alors un nouveau débat s’ouvrait en elle ; si Reine avait raison, si vraiment son devoir lui commandait de faire donner à l’enfant une éducation exceptionnelle ?

— Il sera marin comme tous les Régis, dit-elle mélancoliquement. Il ira finir ses jours quelque part dans les eaux du Pacifique…

— Comme La Pérouse, dis, maman ? demanda l’enfant avec exaltation.

— Comme La Pérouse…

— Ah ! que je voudrais !…

Il ne savait pas encore très bien expliquer pourquoi mais déjà on percevait sous ses mots et malgré leur maladresse, une nostalgie de l’infini, de la solitude, de la grandeur et de cette immense extension de la vie qui ne la distinguerait plus bien de la mort si l’intelligence ne la gouvernait avec sévérité.

— Un romantique, dit Reine, qui l’interrogeait avidement. Mais quel romantique musclé et contenu ! » Elle l’embrassa passionnément : « Qu’il me plaît, votre Olivier, chère Madame, que je le voudrais avec mon petit Jean »

Angèle comprit bien qu’elle était sincère ; elle leva les yeux, vit le visage radieux de Bernard, son œil aigü attaché sur elle ; elle se trouvait émue et tremblante ; elle avait un peu froid. Elle s’évada : « Nous avons le temps de songer à tout cela, dit-elle ; son père décidera en Septembre ce qu’il veut en faire ».

Elle commençait à pressentir que l’heure était venue où la lutte qu’elle redoutait tant depuis la naissance de cet enfant allait s’imposer à elle. Sous quelle forme et dans quels termes ? Rien encore qui pût la fixer sur ce point. Mais il ne faisait point de doute que Bernard n’abdiquait rien de ses prétentions, que le désir restait intact en lui malgré l’écoulement de douze années, que, d’autre part, son amour paternel était éveillé, surexcité par l’orgueil et qu’il tenait désormais doublement à la mère et à l’enfant en raison même de ce qu’il retrouverait de l’enfant dans la mère et de la mère dans l’enfant. Et voilà que, par surcroît, cette Reine s’intéressait à son petit, voulait le voir auprès d’elle ! c’était un comble ! Ah ! celle-là ! Angèle se rappelait le bref moment d’émotion qu’elle avait ressentie lorsque lui était parvenue la lettre imprimée lui faisant part du mariage de son amant. Quels sentiments subits de jalousie, de déchirement, de haine ! Quelle tempête ravageante tout à coup déchaînée ! Le prudent Rabevel s’était abstenu de lui écrire ; depuis douze ans elle n’avait rien appris que la naissance du petit Jean et toujours par cette voie quasi-anonyme des lettres de faire-part. Son mari lui avait bien décrit vaguement Madame Rabevel, mais sans insister autrement ; elle avait cru comprendre que Bernard n’avait pas trouvé le bonheur et que sans doute il ne l’avait pas cherché ; et une préoccupation sournoise, un sentiment bizarre et confus demeurait en elle-même depuis qu’elle s’était crue définitivement libérée de l’empreinte de son amant. À cette heure, elle jugeait avec une espèce de terreur désespérée que Reine ne tenait dans le cœur de Bernard qu’une place minime et que le fauve conservait sa liberté, son intégrité redoutable de puissance et d’appétit. Et elle n’osait pas descendre au fond d’elle-même pour se consulter. Rabevel l’observait, la devinait : « Il faudrait, se disait-il, que je pûsse arriver à dissiper cette terreur méfiante… » Il cherchait… Il sut trouver.

Il sut arriver, de ces quelques jours passés à Paris et desquels le petit Olivier devait rapporter des souvenirs merveilleux, à faire pour Angèle le comble de la torture et de l’enchantement. Elle sortait parfois avec Reine, parfois avec son père, parfois avec lui, emmenant d’ailleurs toujours son fils qu’elle considérait presque superstitieusement comme sa sauvegarde. Elle revivait sa prime jeunesse et les souvenirs les meilleurs de ses amours en se promenant dans des rues jadis familières ; cette délicate provision de délices que constitue certaine forme de la mémoire lui permettait de jouir à l’extrême de son passé le plus aimé. Une crainte aigüe pourtant la traversait en flèche quand Bernard l’accompagnait, celle qu’il se permit d’un mot, d’un geste, d’empiéter sur son domaine intérieur passionnément gardé clos. Sa piété repoussait toute tentative avec horreur ; elle vivait sur le qui-vive ; et, par une contradiction naturelle, si elle souhaitait que la présence de Bernard fût innocente, elle s’avouait désirer cette présence innocente. Bernard se conduisait en grand frère ; pas un mot, pas une attitude qui pût rappeler le passé et entamer l’avenir ; pas même ces quelques intentions voilées par un regard ou une intonation, et dont elle avait eu tant de peur le premier jour ; et, bien entendu, rien qui fit allusion aux mots prononcés à voix basse ce même jour… Que de supplices exquis pourtant ! à certaines minutes, à ce moment, par exemple, où leur voiture s’arrêta (la gourmette d’un cheval s’était accrochée au timon, le cocher était descendu pour remettre les choses en ordre) sur le quai de l’Horloge, juste devant la porte de ce petit appartement d’Abraham où ils avaient passé ensemble des heures si douloureuses et si tendres, elle ne sut pas s’empêcher de le guetter. Qu’allait-il dire ? Mais il regardait paisiblement la rue. Elle crut d’abord à une sorte de manœuvre taquine : puis à l’indifférence, à l’oubli ; elle poussa un soupir malgré elle, le cœur gros de tant d’ingratitude.

— Qu’avez-vous ? dit-il d’un ton étonné.

— Rien, répondit-elle, courroucée, rien du tout. Ne trouvez-vous pas que certaines femmes sont bien bêtes de se donner à des hommes qui se moquent d’elles ?

— À propos de quoi dites-vous cela, chère amie ? Vraiment, je ne vous comprends pas.

— Eh ! reprit-elle avec colère, regardez donc où vous êtes !

Il pensait : « La voilà, la vraie Angèle, la mienne ». Il se pencha à la portière :

— Ma foi, dit-il, je ne faisais pas attention. Nous sommes devant l’ancien appartement d’Abraham.

— Ah ! tout de même ! et ça ne vous fait rien, à vous ?

La voiture s’ébranlait. Olivier qui avait voulu monter auprès du cocher, leur faisait des signes d’amitié à travers la glace. Elle lui envoya un baiser, puis retourna vers Bernard son beau visage toujours courroucé. Mais il avait fermé les yeux et paraissait dormir.

— Ah ! mufle ! lui dit-elle, mufle ! mufle !

Il ne bougea point, mais fit à mi-voix, comme en rêve :

— Elle n’a pas changé. Petit animal orgueilleux et colérique qui ne devient toute douceur qu’au plus doux de l’amour.

Elle ne trouva pas un mot, interdite :

— Ne vois-tu pas, reprit-il, que si je n’étais pas plus raisonnable que toi il me suffirait de te suivre dans cette évocation de souvenirs pour m’amollir de nouveau, pour retomber au péché ? » Ce mot de péché la fit frissonner ; mais quel droit un tel homme avait-il de le prononcer ? Il la comprit.

— Je sais bien, poursuivait-il, que cela ne me va guère de parler du péché ; je n’en parle que pour t’épargner. Car, pour moi… Vois-tu, il vaut mieux que je ne cherche pas à pénétrer ce qui se passe au fond de moi…

Ces paroles énigmatiques irritaient davantage la jeune femme. Elle se sentait enfermée entre sa religion, sa foi conjugale, son amour-propre, cette espèce de désir de savoir ce qui restait encore dans le cœur de cet homme. Elle n’osait le deviner habile à se taire ; le danger pour elle était justement son silence à lui. Qu’il avouât l’aimer encore et elle serait perdue pour lui. Qu’il déclarât ne l’aimer plus et, après le sursaut de la colère orgueilleuse, elle répondrait par un mépris mal célé sous le masque du devoir. Mais il ne disait plus rien à la suite de ces paroles ambiguës. Il la contemplait en silence, tout énervée, prête à le secouer, à le griffer pour se soulager en lui criant : « Parleras-tu ? Parleras-tu ? » et se retenant à grand peine et comme par miracle. Qu’il l’aimait ainsi ; cette nature noble, d’une extraordinaire dignité, si belle, si tendre, si douce, ne le comblait que par la permanence en elle de ces puissances d’orgueil, d’ironie et de violence. « Ainsi, dit-il, l’Amour naît des combats : le dieu Mars est son père… »

— Vous dites ? demanda-t-elle d’un ton bref.

— Je répète deux vers qu’un poète nouveau, nomme Toulet répétait à un autre poète de nos amis, Louis Gontil qui nous l’avait amené, il y a quelques jours…

Elle haussa les épaules ; le calme revenait ; les yeux violets, sombres dans la colère, pâlissaient insensiblement. Bientôt le visage de la sibylle redevint celui de Sainte Anne. Elle fit un mouvement suppliant, implora Bernard avec une sorte de pudeur timide et charmante : « Pardonnez-moi. » Et elle ne sut pas comprendre toute la difficulté qu’il avait en l’écoutant à maîtriser l’élan qui le poussait vers sa bouche, à lui dire d’une voix distraite : « Bah ! chacun a ses moments d’humeur. » Elle restait étonnée qu’il eût nommé moment d’humeur ce terrible et inconscient appel à la volupté dont elle ne se remettait qu’à peine. Elle se rencogna, inquiète désormais de l’indéfinissable sentiment qu’il éprouvait pour elle. Bernard concevait à peu près quelle sorte d’agitation bouleversait sa compagne ; il n’en était pas mécontent ; il n’y avait qu’à laisser germer, fleurir et mûrir une semence si prometteuse… Il s’appliqua à faire persister, perdant les quelques jours qu’Angèle devait encore demeurer, l’équivoque qu’il avait réussi à créer et qui la maintenait indécise. Il eut l’air de vivre dans une nonchalance d’où elle le tirait mais sans qu’il parût se rendre compte lui-même de la nature de l’influence qu’elle exerçait sur lui ; feignant l’hésitation, il la persuadait davantage de la sincérité d’un émoi qui se discernait mal lui-même et il l’entraînait à mettre fin d’un geste ou d’un mot à cet intolérable suspens ; il la jugeait d’après soi, la connaissant bien, sachant que ces situations irrésolues l’agaçaient à l’extrême et qu’elle en souffrait dans sa fierté d’autant plus qu’elle avait cru en arrivant avoir à se défendre contre des entreprises forcenées ; elle se trouvait sans s’en rendre compte dans une situation analogue à la situation de celui qui, montant un escalier obscur et se croyant à la dernière marche alors qu’il est déjà au palier, se jette de tout son poids dans un vide insoupçonné ; le sol résistant qui doit subir sa réaction lui est retiré, c’est son seul jarret qui plie et s’effondre en absorbant la force vive destinée à maintenir, sur la marche inexistante et dont il croit qu’elle s’est dérobée, le mouvement de sa masse…

Mais Bernard ne se contentait pas de la soumettre à ces excitations décevantes. Avec une finesse attentive qui éludait le soupçon de la plus légère affectation, il s’appliqua à faire à sa femme une cour discrète qu’Angèle crut surprendre et qui l’exaspérait : « Je ne sais pas ce que j’ai, se disait-elle le soir en sanglotant dans son lit, un mouchoir entre les dents pour étouffer les gémissements, je ne sais pas ce que j’ai. Qu’il m’horripile, mon Dieu, ce sale Bernard ! » Mais elle n’avait point de cesse que sa torture ne recommençât. Et elle se fit répéter avec des détails, à plusieurs reprises, les confidences que Bernard avait faites à Mauléon un soir que celui-ci était arrivé au salon juste à point pour surprendre, embrassant sa femme, Rabevel qui venait de rentrer avec Angèle. « Oui, je suis bien heureux, lui avait-il dit, j’ai connu, dans ma jeunesse, tant de coquettes et de soi-disant amoureuses qui ne savent pas ce que c’est que l’amour ! à qui il suffit de quelques années d’absence ou de quelques mots d’un curé pour renoncer sans regret aux douceurs du cœur ! Tu n’es pas ainsi, toi, n’est-ce pas, Reine ? » La jeune femme disait non et le croyait ; elle était heureuse, elle riait aux anges. « Ah ! un bon ménage ! » concluait le père Mauléon convaincu. « Oui, un ménage comme on en voit peu. » Angèle excédée et muette arpentait le parquet, ne tenait plus en place, filait soudain dans sa chambre, donnait libre cours à son égarement, répétant mille fois en grinçant des dents : « Ah ! ce qu’ils m’agacent ! ce qu’ils m’agacent ! » sans se préciser ce ils même pour elle seule, et finissait par s’écrouler anéantie, à bout de nerfs et de forces, dans quelque fauteuil.

Quand arriva l’heure de quitter Paris, ce départ lui fut un désespoir et un soulagement ; elle ne put dormir pendant toute cette nuit que dura le voyage ; elle ne cessa d’égrener son chapelet. Dès le lendemain de son arrivée à la Commanderie, elle s’imposa la fatigue d’aller à pied jusqu’à Bellecombe à sept kilomètres de là ; elle raconta en toute humilité au Père Blinkine les affres où elle se débattait. Le confesseur l’écouta avec patience mais il s’épouvantait en silence ; l’incurabilité de la vieille blessure si prompte à se rouvrir, à étaler de nouveau tant de venimeuses gangrènes génératrices de toutes les puanteurs prochaines du péché, ébranlait sur le moment sa confiance dans la grâce divine ; cette pauvre âme était pourtant pleine de bonne volonté, pourquoi Dieu l’abandonnait-il ainsi au moindre signe de péril ? Quand il sut que Rabevel devait venir au mois de Septembre il s’inquiéta davantage encore. Quel traitement saurait cautériser cette âme dévorée et la rendre impénétrable aux aiguillons délicieux de la tentation prochaine ? Aussi tourmenté que sa pénitente, quand il l’eut, avec une douceur infinie, conseillée et consolée, il l’exhorta aux prières, à la méditation, aux dures travaux et à l’examen régulier de son âme ; il lui promit de prier lui-même tous les jours et de célébrer à son intention le saint sacrifice. Elle le quitta passagèrement pansée, mais Abraham ne se berçait d’aucune illusion sur le danger qu’elle courait encore ; il demanda au Prieur, comme la règle l’y autorisait, de consacrer à certaine de ses pénitentes les prières de la communauté pendant quelques jours et, désormais, aux heures des offices, le matin, le soir, tandis qu’elle travaillait ou méditait, la nuit, à Ténèbres ou Matines, tandis qu’elle dormait ou que l’angoisse la retournait cent fois dans son lit, durant toute une semaine les voix monacales psalmodièrent sur l’exhortation de leur Prieur les prières répétées du Rosaire, intercédant auprès de la Vierge « pour une pauvre âme en danger »,

Mais Angèle ne retrouvait pas la paix ; Abraham ne la revit plus qu’en proie aux mêmes inquiétudes désordonnées. Ainsi que Rabevel l’avait souhaité, ces premiers jours de Septembre étaient devenus pour elle un terme redoutable qui fascinait son esprit sans cesse tourné vers lui. Elle ne se connaissait plus. À ses moments les plus purs, elle se rendait compte tout à coup qu’une partie d’elle-même demeurait réservée, disponible aux atteintes d’une immense espérance clandestine encore informulée ; la vie quotidienne, les menus soins, l’essentiel de l’existence lui paraissaient des riens devant cet infini qu’elle ne s’avouait pas. Parfois, du milieu de sa conscience informe, jaillissaient des élans d’une sauvagerie telle qu’elle en restait interdite. Dans cette solitude où elle vivait et qui eût dû l’orienter au calme, certaines images, venues elle ne savait d’où, apparaissaient, plongeaient dans son abîme et y trouvaient toujours, à son désespoir sans cesse renouvelé, un tremplin sans pareil, une élasticité intacte et dirigée qui les faisait immanquablement rebondir vers les désirs voluptueux. Absente et présente à elle-même, abandonnée aux mains d’un passé qui la traînait comme une forme sans visage, elle laissait le persécuteur affermir son empire et devenir peu à peu son grand remords et son grand délice. Hélas ! à quels périls courait-elle ? Ses réserves de courage fondues d’un coup, remises à l’ennemi par tant d’intelligences sournoises qui palpitaient dans la place, il lui arrivait quelquefois de percevoir subitement l’emblée déroutante d’une panique ; gémissante sur son lit, tout écartelée dans le demi-sommeil des nuits d’été, elle se livrait enfin aux supplices de la vertu et de l’orgueil vaincus et à la souveraineté triomphante de l’abandon.

Aux premiers jours du mois d’Août, Mauléon reçut une lettre de Rabevel. Le financier lui soumettait un résumé de l’affaire du moulin telle qu’il l’avait comprise et, après lui avoir demandé de relever les omissions ou les erreurs qui auraient pu se glisser dans l’exposé, le priait de répondre à un certain nombre de questions qui concernaient une multitude de détails dont l’importance lui était apparue à la réflexion. Le bonhomme fut enthousiasmé de la clarté et de la précision de l’exposé ; mais il dut prier Angèle de l’aider pour la rédaction de la réponse. Après avoir en vain sué sang et eau sur ses brouillons, il finit par obtenir qu’elle écrivit elle-même directement à Bernard. Elle ne le fit pas sans répugnance et tint à ne paraître avoir joué que le rôle d’un scribe sous la dictée de son père. Mais Bernard ne s’y méprit pas et lui adressa de sa main un billet de remerciements et d’éloges qu’elle ne cessait de relire en cachette et finit par enfermer dans un sachet sur son cœur comme une lettre d’amour. Son anxiété engendrant sans cesse de tels élans et de telles terreurs contradictoires ne fit que croître pendant tout le mois, puis, sans raison apparente, au moment même où le péril s’approchait à grands pas, elle disparut. Ce fut une période d’immense soulagement, de surprise et aussi, un peu, de déception. Elle se raconta naïvement à son confesseur qui, après l’avoir pressée de questions, finit par se convaincre de la fermeté de cette paix subitement reconquise et adressa à Dieu des actions de grâces ferventes auxquelles elle joignit les siennes avec un redoublement d’humilité et de contentement ; l’ombre de déception avait fui et il ne restait qu’une bonne chrétienne, simple, candide, et froide ; une servante inaccessible du Seigneur.

Le 28 Août, une lettre de Rabevel annonça son arrivée pour le 2 Septembre. « Nous le logerons dans la même chambre que la dernière fois » dit Mauléon. Ce même jour un arrêté du Préfet fut affiché à la mairie et annoncé à son de trompe ; en raison d’une épidémie qui courait les campagnes, il était ordonné de procéder à la désinfection de tous les locaux. Un service départemental se chargeait des opérations. Le maire demandait à ses administrés de se concerter et de s’entendre pour une hospitalité mutuelle pendant la durée de ces opérations.

— Voilà qui va bien nous déranger, dit Mauléon à Angèle. Si tu reviens chez nous, nous ne pourrons pas loger Rabevel. Où mettrions-nous ton frère et sa femme ?

— Il est pourtant nécessaire de s’arranger ; sans doute serait-il froissé si on l’envoyait à l’hôtel ?

— Ce serait inadmissible, dit le jeune Mauléon ; il n’y a qu’une solution, c’est que je retourne pour quelques jours avec ma femme chez mes beaux-parents ; ils n’en seront pas fâchés. Qu’en penses-tu ? ajouta-t-il en s’adressant à sa femme.

— Mais oui, dit celle-ci, une paysanne accorte et toujours de belle humeur qu’Angèle intimidait beaucoup.

Pas une minute, Angèle ne songea qu’une solution plus simple encore aurait consisté en son propre éloignement. Elle devait plus tard s’étonner de n’y avoir pas pensé. Mais déjà il semblait qu’à travers le temps et l’espace les pensées de son amant la guidâssent inexorablement. Il fut entendu qu’on livrerait la petite maison d’Angèle aux agents de la salubrité publique et qu’au bout de huit jours, lorsqu’elle serait redevenue habitable, toute la famille y émigrerait pour permettre à ces agents de pratiquer la même opération dans la demeure paternelle. Angèle s’installa donc de nouveau dans son ancienne chambre sur les remparts ; le petit demanda à coucher dans la chambre de son grand-père et sa mère ne s’y opposa pas ; elle participa à la besogne de nettoyage que la tante Rose, suivant son habitude à chaque visite que l’on recevait, décidait d’exécuter ; et ce fut elle qui, le matin du 2 Septembre, tira du placard les draps roides et parfumés pour le lit de Bernard. Elle achevait à peine de préparer sa chambre lorsqu’il arriva.

Il avait l’air de fort belle humeur et quand, après avoir changé de vêtements et fait ses ablutions, il redescendit, ses premiers mots furent pour déclarer que, s’il ne se trompait pas, tout allait s’arranger : « D’après les renseignements que vous m’avez donnés, je crois pouvoir prétendre que nous allons découvrir tout à l’heure quelque chose de beau. Est-ce que le fournisseur de vos machines vous a écrit ?

— Qui ? la Compagnie Carrézas ? Pas du tout.

— Je lui ai adressé une lettre recommandée lui faisant connaître que j’étais chargé de vos intérêts et que je la priais de nous envoyer aujourd’hui à deux heures un représentant muni de pleins pouvoirs.

— Je n’ai vu personne.

— Eh bien ! attendons. Je crois que je vais pouvoir vous sauver ; je n’en suis pas sûr : Cela peut être la prospérité ou la faillite ; il n’y a pas de milieu. Mais pour vous montrer mon dévouement je vous propose l’association. Lisez ce projet… Il vous plaît, hein ? Oh ! ne me remerciez pas, j’ai l’air de vous faire des cadeaux là-dedans mais j’espère bien que la Cie Carrézas les payera. Alors nous signons ? Oui. Eh bien ! maintenant si nous allions prendre l’apéritif ? je meurs de soif.

— Mais, s’écria la tante Rose d’un ton désolé, il va être midi, le déjeuner est presque à point. Ne sortez pas, je vous en prie. Tenez, nous avons du quinquina ici ; mettez-vous là et prenez votre apéritif dans la maison.

— Ah ! ces cuisinières ! dit Mauléon.

Ils s’assirent ; Mauléon annonça à Rabevel que les créanciers avaient été convoqués comme il l’avait demandé pour six heures, il donna des détails que Bernard écoutait distraitement en fumant sa cigarette, le regard fixé sur Angèle qui préparait les hors-d’œuvre sur une table, lui tournant le dos. Elle s’était vêtue simplement ; une blouse à peine échancrée aux épaules ne livrait d’elle qu’un triangle de peau. La belle nuque infléchie et vivante ! se disait Rabevel, colonne d’un beau temple sans artifice, simple et nu ! Elle s’offrait à la caresse. À la limite de leur domaine il lui semblait que les petits cheveux ne pûssent quitter qu’à regret la fossette où ils l’invitaient au baiser.

— Que l’innocence fleurit en elle avec éclat, pensait-il comme Angèle se retournait, elle est toujours aussi fraîche, aussi candide qu’une vierge !

Ils achevaient de déjeuner quand se présenta un homme poussif et bougon qui demandait Rabevel ; on l’introduisit et Mauléon le reconnut aussitôt : c’était M. Béral, fondé de pouvoirs de la Cie Carrézas. À maintes reprises, cet individu qui s’était montré patelin pendant les négociations préparatoires à l’achat des machines, avait, depuis la signature du contrat, fait preuve d’une grossièreté qui terrifiait le bonhomme. Il croyait à l’efficacité de la bousculade ; il existe un bluff de la brutalité qui peut en effet avoir ses vertus en certaines circonstances et Monsieur Béral prétendait dans le secret des conseils d’administration que ce bluff lui avait toujours réussi.

Il se laissa tomber sur une chaise que lui offrait Mauléon timide et déjà décontenancé, n’écouta pas les présentations et avala coup sur coup deux verres de vin doux en clappant de la langue.

— Il est bon, dit-il, c’est de chez vous ? Oui ? Eh ! Eh ! il sera peut-être bientôt nôtre alors ?…

Il fit un gros rire satisfait, puis :

— Dites donc, Mauléon, c’est vous qui convoquez maintenant, il paraît ? Oui, j’ai reçu ce poulet d’un Rebavel, Barevel, Rabevel, je ne sais qui enfin, qui se dit votre représentant. Qu’est-ce qu’il veut celui-là ? Payer ce que vous nous devez ? Si c’est ça, il sera le bienvenu ; sinon, hein ? nous n’avons besoin de personne dans nos affaires, il peut aller se faire foutre. Pas de tiers entre nous…

Il prépara son effet :

— Sauf, ajouta-t-il en levant le doigt, l’huissier, s’il en est besoin…

— Ou le juge d’instruction, dit Rabevel avec calme.

Le sieur Béral eut un haut-le-corps, regarda Bernard.

— Oui, reprit celui-ci, le juge d’instruction. Savez-vous ce qu’on appelle un escroc ?

— Monsieur, fit l’autre avec arrogance, je ne vous connaîs pas.

— Prenez garde d’avoir à me connaître trop bien. D’abord tâchez de prendre une autre attitude ; vous êtes ici en invité et non en seigneur et maître ; tenez-vous comme il faut. Si vous êtes décidé à ignorer les lois de à politesse, vous êtes libre ; filez ; je n’ai pas besoin de vous, je ferai mes constatations tout seul, ou plutôt avec cet huissier que vous évoquiez tout à l’heure. Allons, vous restez ou vous filez ?

— Mais enfin, dit Béral, on peut tout de même causer. Quoi ? Moi je suis brutal comme ça dans mes manières, mais c’est sans méchanceté, monsieur Mauléon le sait bien. Vous êtes trop vif ; s’il fallait toujours se fâcher on ne ferait jamais d’affaire.

— Enfin ! vous voilà redevenu raisonnable, conclut Bernard. Buvez votre café s’il vous plaît, et ne parlons de rien jusqu’à ce que nous arrivions au moulin où je pense que vous nous ferez l’honneur de nous accompagner.

— Mais je n’ai rien à y faire, monsieur

— Si, dit Bernard avec fermeté et sur un ton singulier. Si, monsieur Béral, si.

Le petit cheval tarbais piaffait devant la porte. Mauléon monta dans la voiture, prit les guides. Monsieur Béral s’effaça devant un inconnu qui se préparait également à monter.

— J’oubliais de vous présenter, dit Bernard ; Monsieur Béral, négociant ; Me Samin, huissier. Voyez, cher Monsieur, que si vous avez besoin de son ministère vous n’aurez pas à courir.

Après une demi-heure de route effectuée en silence, les quatre hommes arrivèrent au moulin transformé en usine productrice d’électricité. Bernard sauta à terre, pénétra en trombe dans la salle des machines, examina celles-ci, et montra aussitôt un visage rayonnant de joie et de malice, Il alla au tableau de distribution, demanda au mécanicien de mesurer devant lui les intensités et les voltages sur les appareils et se tourna vers Béral.

— Monsieur Béral désirez-vous que Me Samin ici présent enregistre les termes de la conversation que nous allons avoir, oui ou non ?

— Mais…

— Je dis : oui ou non ?

— Non, non, » s’écria hâtivement l’homme, « cela me paraît inutile » ajouta-t-il aussitôt en manière d’explication, « nous sommes entre honnêtes gens ».

— Pas sûr, pas sûr, fit Bernard. Bien, Désirez-vous maintenant que je fasse exécuter un grattage du vernis de ces dynamos, que je montre le martelage des numéros de série et le maquillage des machines ? Oui ou non ?

— Monsieur, dit Béral sur un ton solennel, vous insinuez là des…

— Oui ou non ?

— Non. Bien sûr que non. Enfin, s’écria Béral avec éclat, que me veut-on ici ?

— Vous devenez sage, vous savez comprendre les choses, je vois ça, c’est très bien. Vous avez droit à une petite histoire. Lorsque je reçus le dossier de Monsieur Mauléon, je constatai qu’il était rempli de lettres de contestation de ses clients, de refus de paiement, d’assignations et de chicanes ; tout le monde se plaignait d’un éclairage défectueux. J’y trouvai vos lettres déclarant que cette défectuosité devait évidemment provenir de la faiblesse du voltage subséquente à des pertes en ligne que vous ne pouviez vous occuper de faire disparaître vous-même. Ce malheureux Mauléon avait fait venir à grande frais des monteurs électriciens qui avaient constaté en effet une tension de 170 volts aux lampes ; après examen de la ligne, petite réparation, réisolements, Mauléon avait regagné 5 volts et perdu 1500 francs. De plus, à son grand désespoir, Mauléon n’avait pu éclairer que le cinquième des lampes dont vous lui aviez promis l’alimentation ; donc déchet d’intensité comme déchet de tension. Bien, me dis-je, voyons plus avant. Je lus votre contrat : vous promettiez du 220 volts, vous fixiez également vos intensités et un de mes ingénieurs, après calculs, m’a déclaré qu’aux conditions arrêtées, Mauléon devait en effet pouvoir alimenter d’une façon excellente toutes les lampes prévues.

— Ah ! vous voyez ? fit Béral.

— Je vois très bien. Le contrat prévoyait un essai de réception.

— Qui a donné satisfaction.

— Dont le procès-verbal a indiqué en effet les intensités et les voltages promis.

— En bien ! alors ! reprit Béral. D’ailleurs, ajouta-t-il, tenez, mettons ce voltmètre directement aux bornes. Vous lisez bien 225 volts, hein ? Faisons la même expérience avec l’ampèremètre pour l’intensité…

— J’ai fait cela tout à l’heure, vous l’avez bien vu, dit Bernard rudement. Je vous en prie ne m’embêtez pas, hein ? J’ai bien voulu vous raconter comment j’avais été conduit à deviner votre escroquerie mais je n’ai pas décidé de discuter avec vous. La vérité, il n’y en pouvait avoir qu’une : c’est que vous avez truqué les appareils de mesure. Et la preuve, la voici :

Il tira de sa serviette un ampèremètre et un voltmètre, appela le mécanicien : Viens ici, toi… Tenez, pour la tension cinquante volts d’écart avec les appareils que vous avez fournis.

— Qui prouve que ce sont encore les appareils que j’ai fournis qui sont installés là ?

— Nom de Dieu ! s’écria Mauléon furieux et que la fripouille n’intimidait plus.

— Attendez, dit Bernard ; pour faire le métier que vous faites, Monsieur Béral, vous n’êtes pas assez malin. Et les machines qui sont trop faibles, les machines ? prétendez-vous que ce soient là d’autres machines que celles que vous avez fournies ?

— Prouverez-vous que ce soient là celles que j’ai fournies ? gouailla Béral.

— Eh ! oui, mon pauvre Rocambole, eh ! oui. Par un heureux hasard, sur les feuilles d’expédition des machines, votre service a indiqué exactement pour chacune (turbine ou dynamo) la mention entière, description comprise, que vous portiez d’autre part sur la facture. Et, en face, la gare expéditrice a marqué le poids. Vous comprenez. Or, ce poids fait un écart de près d’une tonne avec le poids indiqué sur vos catalogues pour le groupe générateur d’électricité que vous prétendiez mensongèrement fournir. Aucun constructeur n’est capable d’ailleurs de fournir au poids constaté par la gare expéditrice un groupe de la puissance que vous avez facturé. Vous voilà pris et bien pris ; que voulez-vous ? on ne saurait penser à tout. Or, écoutez bien : nous pouvons maintenant prouver que cette substitution si bien démontrée d’un groupe de puissance plus faible au groupe promis et facturé, que cette substitution n’est pas une erreur, mais qu’elle est une escroquerie. En effet 1o) Les essais ont donné malgré cette substitution les chiffres que vous vouliez obtenir, chiffres impossibles à réaliser avec ces faibles machines ; donc c’est vous qui avez truqué les appareils d’essais ; 2o) Les machines portent des plaques de puissance supérieures aux vraies. Elles ont donc été truquées. Et par vous. Escroquerie, Monsieur Béral, escroquerie.

L’individu s’était effondré. Il avoua lamentablement.

— Nous avions voulu enlever l’affaire ; on a fait un prix trop bas, on n’a pas pu livrer, on a truqué…

— On paiera…

— Vous dites ?

— J’achève raisonnablement votre phrase. Ça va vous coûter cher : réfection de l’usine, amende, dommages-intérêts, prison. Ah ! ah ! » fit Bernard ; il se frottait les mains tout joyeux de sa perspicacité. « Voilà tous vos créanciers payés et l’installation refaite à neuf, père Mauléon. Pas vrai, Monsieur Béral ? »

— Arrangeons ça sans procès, voulez-vous, gémit le gros homme.

— C’est à voir, on va préparer un petit papyrus.

— Permettez, dit Me Samin avec solennité, permettez Monsieur Rabevel, qu’un modeste magistrat de province vous félicite et vous serre la main ; voilà ce qui s’appelle réfléchir et agir. Ah ! Monsieur, si notre pays était mené par des hommes de votre trempe !

— Il est piqué, pensa Rabevel.

La voiture remonta la côte. Bernard arrêtait avec Béral les clauses de l’arrangement. Ils étaient d’accord en arrivant à la Commanderie, bien que le fournisseur déclarât que ce qu’on lui demandait en retour constituait un véritable chantage.

— Pas de mauvais sang, déclara Rabevel avec bonne humeur, soyez tranquille. Le chantage a une définition légale. Le petit papier que nous allons arranger ne contiendra rien qui puisse de près ou de loin rappeler cette définition.

— Dites donc, observa Béral quand il eut signé, la mort dans l’âme, vous m’avez appelé Rocambole tout à l’heure. Qu’est-ce que vous êtes donc vous, alors ?

— Mandrin, mon cher, Mandrin. Vois êtes Rocambole chez Mandrin. Vous comprenez ?

— Crapule, fit Béral entre ses dents.

— Non, répondit sans se fâcher Bernard qui avait entendu, pas crapule : malin. Ce n’est pas la même chose. La crapule c’est vous qui pouvez aller en prison demain. Le malin c’est moi. Et le malin joyeux, car « c’est double plaisir de tromper un trompeur ». Maintenant, allons prendre un bock dans ce patelin béni des dieux. Et abandonnez cette longue figure. Une petite mention au chapitre des profits et pertes et voilà tout. Vous avez joué. Vous avez perdu. Vous allez payer. C’est régulier. Un galant homme n’insiste pas. Et maintenant tâchez de tenir vos engagements car je vous aurai à l’œil.

Il se retourna vers Mauléon, regarda Angèle qui venait d’entrer.

— Voilà, Monsieur Mauléon, voilà votre honneur sauvé, dit-il en lui tendant le papier. Votre station centrale sera refaite suivant les spécifications que m’a données mon ingénieur-conseil, la canalisation entièrement revue et complétée, les conditions de réception conformes à des prescriptions sévères.

— Vous pouvez le dire, interrompit Béral amer.

— … Réception dont je viendrai moi-même m’occuper avec mon conseil technique. Et une petite indemnité de quarante mille francs ; voilà ma part d’associé presque payée. Je vous disais bien que la Cie Carrézas ferait les frais de mon cadeau.

— Ah ! vous me sauvez la vie, s’écria Mauléon. Comment vous en remercier ?

— Ne parlons pas de ça », fit Bernard ; il passa à côté d’Angèle qui, au cri de reconnaissance poussé par son père s’était sentie véritablement troublée ; elle lui prit la main et lui dit avec une émotion réellement venue des profondeurs d’elle-même :

— Moi aussi, je vous remercie.

Il se contenta de baiser sa main sans la regarder et sans mot dire.

— Nous allons revenir, tout à l’heure, fit Mauléon pour le rendez-vous avec les créanciers. Pourvu que ça se passe aussi bien ! » Il était tremblant de joie et d’espoir. Bernard lui dit à voix basse comme ils rejoignaient Me Samin resté devant la porte : « Donnez cinquante francs à l’huissier pour l’indemniser de son dérangement et congédiez-le tout de suite ; il faut qu’il ait le temps d’aller bavarder avec vos créanciers qui doivent baguenauder déjà dans les rues ; il les préparera, sans s’en douter, mieux que personne, à ce que nous leur dirons. »

Il ne se trompait pas. Quand, à six heures, ils rentrèrent à la maison, les quelque vingt personnes qui causaient en groupes devant la porte leur firent des saluts empreints d’une considération qu’ils n’eûssent pas témoignée la veille à Mauléon. Celui-ci les fit entrer dans la grande cuisine où furent apportées toutes les chaises de la maison. Bernard l’avait voulu ainsi ; la tante Rose s’empressait autour des fourneaux qui dégageaient une odeur appétissante. Le financier prétendait que le contentement de l’estomac étouffe toutes les revendications. Il se rappela tout d’un coup une scène analogue à Cantaoussel, quatorze ans auparavant ; là, s’était décidée la grande affaire de sa vie…

« Messieurs, dit-il avec bonhomie, ni Mauléon ni moi n’aurions eu l’idée de vous faire entrer dans cette cuisine pour respirer le fumet d’un repas qui sent bougrement bon, si nous ne comptions absolument que vous serez ce soir des nôtres pour faire honneur à ce repas. Nous avons en effet l’intention de fêter dignement le succès que nous venons de remporter aujourd’hui en démasquant l’escroc dont nous, et vous avec nous, avons été victimes et qui a failli tuer dans l’œuf une affaire véritablement destinée à la prospérité la plus grande. Mais je vous tiens plutôt pour des associés que pour des créanciers et je vais me faire un plaisir de vous raconter la petite comédie à laquelle s’était livré notre fournisseur. » Il leur raconta, en effet, avec son brio habituel, la scène de l’après-midi et conquit son auditoire déjà prévenu en sa faveur par l’admiration communicative de l’huissier. Il entra ensuite dans l’exposé des possibilités de l’affaire et proposa un système de paiements échelonnés et sans intérêts. Son astuce oratoire toujours en éveil, apte à saisir les interruptions ou les velléités d’interruptions pour les tourner à l’avantage de l’interrupteur flatté et s’en faire un partisan, eut tôt obtenu l’assentiment général : « Monsieur Bétournel, disait-il par exemple, me pose une objection qui est en effet fort grave et que je le remercie de signaler, car nous allons la résoudre de manière à ne pas laisser de doute dans nos esprits… Monsieur Pigasse, dont on voit bien qu’il doit avoir une grande habitude des affaires, me fait observer avec juste raison… Monsieur Caraman est plus perspicace que moi, j’avais en effet négligé le côté de la question qu’il nous éclaire ; heureusement qu’à l’examen ce côté, qui aurait pu être grave, apparaît secondaire…

— En somme, déclara-t-il en terminant, vous avez deux solutions : ou bien tuer la poule pour avoir les œufs qui se forment dans son ventre : ou bien laisser s’engraisser la poule pour avoir des œufs plus gros. Je dis des œufs plus gros et voici comment : je concède un privilège d’option aux prix actuels aux créanciers qui voudront s’assurer des terrains irrigués, jusqu’aux cinq sixièmes de leur créance, le sixième en sus devant être payé au comptant. Si vous en voulez, hâtez-vous ; je suis en effet en pourparler avec le Syndicat agricole du Morbihan qui est acheteur pour une colonie de Bretons à un prix supérieur du tiers. Voici la correspondance échangée… Pour ceux qui ne veulent ni attendre pour être payés, ni profiter de cette occasion de terrains, je propose de les régler à la minute même contre un escompte de dix pour cent ; ah ! évidemment, il faut bien que je m’y retrouve. Vous pouvez être tranquilles, si nous allions au tribunal (je dis ça, je sais bien qu’aucun de vous n’est assez chicanier pour ça, vous laissez la bêtise aux gens de Pampelonne) le tribunal me donnerait bien les dix pour cent et termes et délais pour m’acquitter en raison de l’escroquerie dont j’ai été victime. Et vous mangeriez de l’argent au delà de ces dix pour cent. Alors, Messieurs, trois solutions et à votre service. 1o) — de l’argent tout de suite soit neuf dixièmes de votre créance ; 2o) — de l’argent d’ici trois ans pour la totalité de votre créance ; 3o) — des terrains. Et maintenant, allons à table. La tante Rose s’impatiente et on réfléchit mieux devant un bon dîner. Nous signerons tout ça tout à l’heure. »

Pendant le repas, Bernard étudiait, en les faisant parler, le caractère de ses convives. La plupart, cultivateurs riches, avaient avancé des fonds à Mauléon, quelques-uns avaient fourni des matériaux ; le charpentier, le maçon qui avaient construit les massifs des machines et les réservoirs d’irrigation se trouvaient là aussi. Mais tous, quel que fut leur métier restaient, avant tout, petits propriétaires terriens, attachés à un domaine et toujours désireux de l’arrondir. Ils convoitaient, cela transparaissait dans leurs propos, les terrains irrigués ; et l’allusion au Syndicat du Morbihan (invention du rusé Bernard) les avait considérablement troublés. Rabevel y ramena négligemment la conversation quand ses hôtes commencèrent à être échauffés par le vin. L’un d’eux, Joindou, gros propriétaire des environs, s’écria à haute voix :

— Mais enfin, sans vous commander, Monsieur Rabevel, qu’est-ce qu’ils viennent faire ici vos sales têtes de pioches de Bretons ? On n’a pas besoin d’eux, vous savez. Ils nous boufferont la laine et la peau, ces gens-là. Ça travaille comme du monde gueusard, ça ne mange pas, ça fait pelote et puis ça grouille d’enfants qui vont à l’ouvrage pour rien et tirent le pain du pauvre monde ; je les connais, moi, ces gars ; j’ai fait mon service à Lorient. Y a pas à tortiller ; c’est des étrangers qui ne sont pas d’ici. On a pas besoin d’eux.

— Vous, vous n’avez pas besoin d’eux, répliqua doucement Rabevel ; moi, j’en ai besoin. Le Syndicat Agricole du Morbihan, suivant une combinaison financière opérée avec son Département et approuvée par l’État, envoie des familles, d’ailleurs choisies parmi les meilleures au point de vue de la moralité, dans les départements plus riches et moins peuplés…

— Oui, dit un autre, j’ai un de mes amis qui a fait son temps avec moi et qui est du Gers ; il paraît qu’il en est déjà arrivé là-bas de ces Bretons.

— Ce Syndicat m’offre des prix avantageux, je serais trop bête de refuser ; n’est-ce pas votre avis ?

— Dame, oui, répondit Joindou. Mais, tout de même, nous autres, vos créanciers, nous vous avons aidés au moment où ça n’allait pas fort. Maintenant vous nous virez l’échine. Il me semble, quand même, que, du monde comme il faut, il serait un peu plus de reconnaissance, en parlant par respect.

— Écoutez, fit Bernard d’un air embarrassé, moi, je vous ai proposé tout à l’heure une combinaison que je trouve avantageuse pour vous ; je ne sais pas ce que vous voulez de plus.

— Eh ! pardieu ! s’écria Joindou, ce que nous voulons c’est rester entre caussenards ; on a pas besoin de monde d’autre pays.

— C’est très joli ça, mais je ne peux pas laisser mes terrains improductifs uniquement pour vous éviter le désagrément d’un voisinage de Bretons. D’autant plus, vous comprenez, que c’est moi qui aurais l’entreprise des bâtisses pour leurs maisons. J’ai des propositions de maîtres-maçons déjà pour tout ça, je suis sûr d’un gros bénéfice… Servez le cognac, ma fille…

— Ça, c’est pas trop joli, non plus, dit l’entrepreneur de maçonnerie, tombant dans le piège ; moi, je disais trop rien, je pensais : ce monde qui va venir faudra bien qu’il demeure en quelque endroit et qu’on fasse des maisons ; c’est toujours des sous de ramassés. Voilà que vous voulez donner ça à des Parisiens.

— Ah ! non, dit Bernard, pas des Parisiens, le déplacement me coûterait trop cher ; mais un entrepreneur des environs qui a eu vent de l’affaire m’a écrit et je lui ai donné option pour le cas où je traiterais avec le Syndicat.

— Et d’où est-il cet entrepreneur, sans vous commander ? demanda le charpentier

— De Pampelonne.

— Ben, c’est du joli ! s’écria le maître-maçon. Les convives firent chorus. Des Pampelonnais ! On voulait donc mettre la discorde et la bataille dans le pays !

— Mais, sapristi ! répliqua Bernard feignant la consternation, proposez-moi autre chose, si vous avez mieux, vous autres.

— Eh ! bien, dit Joindou, alors vous croyez que pour les écus on ne peut pas s’aligner avec vos Bretons, nous autres caussenards ? Et si nous vous les achetions tous d’un lot vos terrains irrigués, vous nous donneriez bien la préférence et même un petit rabais sur ces pioches du Morbihan ?

Bernard se fit prier. La servante repassait le cognac. Joindou et ses amis dépensaient pour le convaincre des trésors d’éloquence.

— Enfin, dit-il paraissant se décider tout d’un coup, tout ça ce sont de bonnes paroles. On dit ça à la fin d’un bon dîner et, après, c’est fini. Si j’accepte ce soir, demain vous ne serez pas de la même humeur, vous viendrez tergiverser, et alors, naturellement, moi, je traiterai avec les gens du Morbihan et ceux de Pampelonne. Ce n’est que lorsque vous verrez arriver ces paroissiens que vous vous mordrez les doigts. Seulement c’est à moi que vous en voudrez. Non, merci, je connais trop cette manière de procéder. Allez, n’en parlons plus et restons bons amis.

De voir Bernard rompre et s’évader acheva d’amener les hésitants. Il ne fallait pas laisser travailler et s’installer des étrangers, ni manquer une telle affaire. Le monsieur craignait des volte-faces, eh bien ! pourquoi ne signerait-on pas un papier tout de suite ? Comme ça, on le tiendrait, lui aussi ; et il n’y aurait plus qu’à aller régulariser en passant l’acte chez le notaire. Il voulait son argent comptant ? On pourrait le lui donner le lendemain, s’il acceptait les obligations du Gouvernement ou du Foncier. Le cognac circulait toujours. Bernard vaincu enfin céda. On envoya chercher des timbres au bureau de l’enregistrement : « Le receveur n’est pas encore couché, il les donnera, il est bien complaisant cet homme », dit la tante Rose. Bernard eut vite arrangé les choses :

— Les terrains sont en plaine, bien desservis, toutes les parcelles se valent et seront pareillement irriguées. Si vous voulez, nous faisons cent parts identiques. Vous êtes vingt ; arrangez-vous entre vous, voilà la carte, la superficie. Nous allons calculer le prix de la part. Et chacun suivant sa bourse pourra prendre le nombre de parts qu’il voudra. Après cela, le géomètre fera le tracé sur le terrain ; pour la situation de chaque lot, à l’amiable ; sinon, le tirage au sort. Ça va ? Oui ? Eh ! bien, à vous de calculer vos disponibilités. Voyons, Joindou, combien de parts prendrez-vous ?

— Moi ? toutes celles qui resteront. Demandez d’abord aux autres.

— Et s’il n’en reste pas ?

— Ah ! Mille dieux ! Eh ! bien, disons dix, si vous voulez.

— Et vous, Bétournel ?

— Moi, je suis maçon, j’ai juste le temps de cultiver mon jardin le soir. Avec deux parts, je serai assez riche.

— Et vous Pigasse ?

— Ma foi, je crois bien que si vous acceptez aussi les obligations des chemins de fer pour le paiement, je prendrai sept parts.

— Sept parts. Et vous, Caraman ?…

Quand il eut fini le recensement, le total arrivait à cent vingt-huit parts. Il fallut procéder à une répartition que l’orgueil et l’émulation rendirent assez laborieuse mais à laquelle on arriva enfin. Un beau contrat sous seing privé fut établi alors par Bernard pour servir de base aux actes notariés. Une clause innocente y prévoyait, pour la fourniture de l’eau d’irrigation, des conditions extrêmement rémunératrices. Les convives très gais, très bruyants et comptant l’un sur l’autre, signèrent successivement sans se faire prier après avoir fait mine de lire mais chacun d’eux n’ayant jeté les yeux que sur le chiffre qui le concernait personnellement. Quand le dernier des convives fut sorti, Bernard, accablé de fatigue mais rayonnant de joie et de vanité, put dire à Mauléon : « Voilà une journée bien remplie ! nos créanciers sont devenus nos débiteurs. Sur ce, mon bon ami, constatons qu’il va être minuit et permettez-moi d’aller me coucher. Je tombe de fatigue. » Il alla souhaiter le bonsoir à Angèle et à Tante Rose qui s’affairaient dans la cuisine avec les domestiques pour remettre tout en ordre et il monta dans sa chambre. La fenêtre était restée entrebâillée ; quelques bouffées de brise entraient par instants. La nuit était noire, orageuse, ouverte parfois dans le lointain en lueurs subites de cratère par des éclairs de chaleur. Il distinguait à ses pieds une confuse masse de feuillage inerte au fond de l’abîme. Plus encore que l’ombre, le Viaur serpentait, à peine miroitant aux intervalles où la lune dégagée un instant des nues y pouvait baigner sa lumière. « Quelle température étouffante ! » murmura Rabevel. Il se dévêtit entièrement, passa sa robe de chambre sur son corps nu. Il ne se sentait pas à l’aise, nerveux et mal disposé au sommeil. Il fit quelques pas de long en large, revint à la fenêtre, attendant il ne savait quoi. Enfin, il entendit le murmure de prières qui l’avait tant frappé à son premier séjour ; il en fut irrité, ferma la croisée. « Elles m’agacent, ces bougresses, avec leurs mômeries », fit-il de mauvaise humeur. Il s’allongea sur son lit, mais les paroles de nouveau lui parvinrent après un instant : « Étoile du Matin… Maison d’Or… » Elles lui furent vraiment insupportables : « Ah ! non, dit-il, faisant un retour sur lui-même, alors quoi ? Je deviens neurasthénique ? » Mais ces mots bourdonnants le cernaient toujours. Il eut l’idée de quitter la chambre, de descendre. « Non, voyons. » Il sortit pourtant sur le palier, arriva jusqu’à l’escalier ; mais les prières y avaient encore meilleur accès, montaient plus claires avec une sorte de tranquillité paisible et familiale. Il se jugea ridicule, pensa à retourner chez lui ; puis il eut l’idée, ou plutôt il crut avoir l’idée d’une farce, il ne voulut pas se sonder davantage et entra tout doucement dans la chambre d’Angèle. Il y avait derrière la porte un immense placard rempli de robes : il s’y logea tant bien que mal et attendit.

Ce fut seulement lorsque le pas de la jeune femme résonna dans l’escalier qu’il prit conscience de l’acte qu’il venait d’accomplir ; il en trembla presque. Comment avait-il pu se donner à lui-même (et y croire ?) le prétexte d’une farce ? Mais Angèle entrait ; il ne songeait plus à rien ; il était là immobile et désormais passif, haletant d’il ne savait quelle espérance et quelles craintes. Son ancienne maîtresse était donc enfin tout près de lui, seule, ignorant sa présence. Elle tourna le commutateur, dit à mi-voix : « Suis-je sotte, il n’y a plus de courant, passé minuit ». Elle posa son bougeoir sur le marbre de la cheminée, resta quelques secondes à la fenêtre, puis s’assit toute pensive. Bernard lui trouvait l’air fatigué et dégoûté de toutes choses, une mine de Cassandre ; il en fut remué et la plaignit obscurément sans pouvoir démêler les motifs de sa pitié. Elle commença de se déshabiller lentement, l’esprit visiblement ailleurs : elle pliait avec soin ses vêtements, les déposait sur le dossier d’une chaise ; à un geste qu’elle fit, Bernard crut qu’elle allait venir au placard et trembla comme un enfant pris en faute. Il se sentait indiscret, coupable, extraordinairement intimidé ; au fond de lui-même il craignait d’être surpris dans sa retraite et de paraître ridicule et odieux. Cependant Angèle était maintenant en chemise et il devinait les formes de son corps à travers l’étoffe transparente. Elle alla vers la fenêtre et s’apercevant au passage dans la glace de l’armoire, se retourna après l’avoir dépassée, mit le bougeoir au-dessus de son visage qu’elle examina un instant ; Bernard apercevait son image, goûtait cette expression brusquement tendue et presque cruelle de la femme qui se critique dans un miroir ; mais celle-ci pouvait sourire ; ses trente ans restaient intacts. Elle soupira pourtant, revint à la fenêtre, s’y pencha attentivement, tournée vers celle de la chambre de Bernard ; elle fut un instant aux écoutes, puis se rassit en soupirant encore. Elle avait l’air chagrin d’une petite fille abandonnée, la posture lasse, ses deux avant-bras allongés sur les cuisses. Elle se leva de nouveau, laissa tomber sa chemise et apparut toute nue. Elle prit sur le lit sa chemise de nuit ; au moment où elle allait la passer, un souffle d’air frais monté de la vallée pénétra dans la chambre : elle frissonna, murmura : « Ah ! qu’il fait doux ! » et reposa sur le lit sa chemise de nuit sans la mettre. Elle décrocha du mur une grande cuvette de tôle émaillée, s’y assit les jambes croisées, renversa le broc sur ses épaules, s’abandonna au ruissellement de l’eau froide avec délices. Le vent entré par quelque lucarne dans le couloir fit battre une fenêtre. La jeune femme se leva aussitôt apeurée, courut à sa pote et la ferma à double tour. Puis elle s’essuya, se frictionna, et s’assit sur son lit. Bernard considérait cette nudité adorable que la maternité avait respectée. Comme à Saint-Cirq, quatorze ans auparavant, il voyait de nouveau aux lueurs vacillantes de la bougie deux fleuves d’ombre et de lait rôder et s’affronter sur ces roches tendres d’un mouvement agile, élastique et coordonné. Angèle polissait ses ongles distraitement. Ses beaux seins fermes à peine ébranlés par le mouvement du buste. Bernard en crut sentir la chair entre ses lèvres fondue, la masse brûlante et lourde dans ses paumes. Enfin, la jeune femme allongea sur le lit ses hautes cuisses de chasseresse et s’étendit tournée vers lui : son corps ne fut plus qu’une immobile statue d’ivoire dorée de lueurs pâles, d’ombres plus chaudes que ces lueurs, et, dans ces ombres transparentes, fleuri d’autres ombres opaques, comme le mystère qu’elles célaient. Rabevel la contemplait avec l’attendrissement respectueux que l’amour ajoute au désir en lui ôtant son caractère animal. Le même refrain lui revenait toujours où il qualifiait à la fois l’être bien aimé tout entier : « Qu’elle est belle ! » cri de reconnaissance, cri de l’admiration vouée par lui au cœur, à l’esprit et au corps de cette créature passionnée. Une heure sonna ; la jeune femme se dressa, parut hésitante, alla jusqu’à la perte, écouta ; on eût dit qu’elle attendait. Le silence régnait. Elle réprima un sanglot que Bernard perçut à peine, et, tout doucement, fit tourner la clef dans la serrure, ouvrit, écouta un instant, le cou tendu, puis repoussa la porte sans bruit. De nouveau, elle sembla hésiter, la main sur la serrure ; mais elle se décida, ne tourna pas la clef et, après avoir soufflé la bougie, se mit au lit. Dans l’obscurité, elle se laissa enfin aller et pleura longuement. Les sanglots s’entrecoupaient de paroles indistinctes où Bernard crut reconnaître son nom. Puis les pleurs cessèrent peu à peu et il perçut enfin le souffle régulier de sa maîtresse endormie.

Nul raisonnement, nulle volonté qui lui frayât pourtant un chemin vers elle. Ce doux être le magnétisait comme par une onde de délice obéissante au rythme de son sein. Elle était nue, ouverte à son caprice sans nul rempart opposé au désir. Et cependant il avait beau s’apparaître à lui-même, véhément, embrasé d’amour, éperonné de mille flèches, nimbé de cette imminence mystérieuse qui ne laisse à l’âme antagoniste que l’alternative de l’égarement ou du repli ; il avait beau éprouver à l’extrême de l’évidence que sans elle la vie ne pouvait plus être autre chose qu’un gouffre vertical vertigineusement fuyard sous son pied déjà posé… toutes ces velléités de piège ou d’audace se serraient dans une embâcle inattendue. Sa joie de retrouver au bout de douze ans, seule et parfaite, la créature de son sang, s’exaltait et s’exténuait des ivresses de sa famine ; un vagabondage de souvenirs, une contamination foissonnante de mirages le poussaient au délire. Il écarta les rideaux de son placard, sortit à pas de loup, étouffant de chaleur, de fatigue et d’une fièvre subite, tituba, se retint aux couvertures du lit proche et s’abattit enfin sourdement contre la table de nuit.

Éveillée en sursaut, mais muette, et l’œil aigu, Angèle scrutait l’ombre. La respiration de Rabevel toute proche la rejeta en arrière. Elle n’osait crier craignant le scandale si vraiment c’était lui qui approchait. Elle souffla à voix basse : « Qui êtes-vous ». Point de réponse. Alors, courageusement, elle frotta une allumette et aperçut le corps de Bernard sur la descente de lit. Elle alluma la bougie, se pencha sur son visage ; il portait une blessure au-dessus du sourcil : « Il a dû glisser, se dit-elle, tomber, le front sur l’encoignure du marbre ». Elle le souleva péniblement, l’étendit sur son lit, nettoya la blessure qui lui sembla superficielle et qu’elle baisa longuement : « Quel grand fou ! » se répétait-elle. « Quel grand fou ! » Elle fit une compresse d’eau fraîche qui le ranima ; il ouvrit les yeux, eut pendant une grande minute un air perdu qui la bouleversa, la mit tout de suite, toute affolée, contre lui, de tout son corps, rongée d’une inquiétude sans nom ; et il ne reprit enfin ses sens que pour la posséder, sanglotante d’amour, de remords et de la joie de l’avoir retrouvé.

Elle resta quelques heures dans le flot du bonheur et de l’abandon. Tout était oublié qui n’était pas Bernard. Immense puissance du don corporel ! Une suavité dévalante l’alanguissait ; l’indulgence, la douceur, la tendresse, toutes les émotions et tous les sentiments harmonieux de la plénitude la plus parfaitement comblée, l’envahissaient ; elle n’était plus qu’une créature extasiée et qui désormais s’ignorait mortelle. La bougie éclairait faiblement son divin visage et Bernard se sentit orgueilleux de la voir enfin heureuse : « Tu ne m’en veux pas ? » dit-il. Elle leva la tête suivant le mouvement instinctivement onduleux de son cou, appointa un peu ses lèvres, le contempla sans autre réponse qu’un sourire et laissa tomber le visage sur son épaule. Depuis douze ans elle n’avait connu que les étreintes de François, étreintes brèves de nomade dont elle avait la crainte et l’horreur, persécutée du souvenir de leurs premières nuits où le mari s’était maladroitement montré lubrique et brutal. Avec Bernard, elle retrouvait enfin le délice insensiblement conquis, la pudeur réservée, l’absence chaste de l’intention précise ; et pourtant quelle ardeur autrement violente calcinait leur couple adultère ! Quelle douceur de feu !

Ils causèrent à voix basse, se retrouvèrent, firent enfin le point de leur voyage. Il lui raconta sa vie ; il lui dit sa solitude et son indifférente fidélité à Reine ; il avait dû édifier sa fortune ; pas une journée, pas une heure où le désir d’un corps de femme l’eût visité. Qu’il eût songé à elle, certes ! en pouvait-elle douter ? Mais c’était avec résignation, l’œuvre essentielle étant d’abord de devenir riche pour disposer à son gré des êtres et des choses. Il l’entretint longtemps ainsi ; elle aimait l’entendre, lui faire conter ses roueries et ses combinaisons, riait tout bas en le traitant de rusée canaille avec un doux roucoulement de la gorge où semblait s’avancer et s’attarder le désir. Il finit par conclure : « Et maintenant il n’y a plus qu’une chose à faire : venir à Paris sous prétexte d’élever notre Olivier. Je t’installerai un gentil nid. Nous serons heureux, si heureux ! » Olivier ! elle n’y songeait plus. Son fils lui apparut aussitôt, si beau ! et si plein d’une amoureuse et naïve admiration ! Il l’appelait quelquefois Maman-Petite-Sainte et soudain, revenant en coup de bélier, tous les remords l’envahirent à gros bouillons et la submergèrent de dégoût. Elle ne sentit plus de son vertige que son entraînement horriblement sexuel, se mit sur son séant, blanche et réellement secouée d’une nausée. Elle repoussa Bernard du bras, la figure bouleversée de crainte et du déchirement intérieur. L’image de la Tante Rose, humble et vertueuse, l’image de Blinkine ardemment repenti et qui peut-être priait pour elle à cette heure dans une cellule, l’image du petit Olivier soudain prévenu de son indignité et ruisselant de larmes, lui apparurent, insupportables, la rejetant avec mépris dans une irrémissible honte. Ce fut une crise de désespoir étouffé, affres silencieuses qui craignaient l’éveil de la maisonnée muette, de larmes ravalées, de hoquets qui la secouaient à la briser ; la mise en œuvre, pour la destruction et le détraquement, de tous les ressorts prodigieux d’une incomparable machine vivante.

Bernard essayait en vain de la calmer mais il semblait que ses paroles ne fissent que l’exciter davantage. Presque à voix haute, sauvagement, elle faisait : « Mourir, ah ! mourir ! » Il lui disait tendrement : « Angèle, mon Angèle ». Mais elle répétait encore : « Mourir ! Je veux mourir… » Et le repoussant avec violence, elle finit par ajouter : « Tu es la cause de tout, toi, crapule ! » puis par le secouer, le mordre à pleines dents. Il se laissait faire, serrant les mâchoires, résistant à l’envie de la rouer de coups, espérant qu’elle allait enfin se taire. Et, en effet, elle retomba haletante, les yeux clos. Elle demanda : « Quelle heure peut-il être ? » Il répondit : « Je ne sais pas, mais l’Angélus sonne ». — « Alors, il est quatre heures ; quelle nuit ! » — « Je vais te laisser », dit-il. Il se leva, passa sa robe de chambre, chaussa ses mules. Elle ne parut l’entendre ni le voir, répéta d’une voix qu’il ne lui connaissait pas « Quelle nuit ! » Puis elle ajouta : « Quel désastre ! » et, tout doucement, regardant soudain vers lui avec crainte « Mourir ! » Lui, à peine guidé par les lueurs de la bougie mourante, se dirigeait à tâtons vers la porte. Au moment où il l’entre-baïllait, un courant d’air brusque le fit retourner, il aperçut Angèle qui, descendue silencieusement de son lit, avait ouvert la fenêtre et l’enjambait. Il eut le temps de sauter, de la saisir aux pieds, de maintenir ce corps nu tout entier déjà projeté dans l’espace et verticalement renversé contre le mur, s’égratignant au crépi. Avec quelle peine surhumaine il put remonter cette masse qui se défendait et voulait mourir, altérée de vertige, de vide, de l’appel des roches basses où écumait le Viaur ! Il la tint enfin dans ses bras, épuisée, pourpre, farouche et muette. Il la remit au lit, referma la fenêtre. La bougie s’était enfin éteinte, la chambre était noire ; seule, la tache livide de la croisée trouait les ténèbres. Il alla à la porte, l’ouvrit, la referma en restant à l’intérieur, immobile et invisible. Aussitôt que le loquet fut retombé, Angèle se redressa comme un fantôme. Elle descendit du lit en gémissant, revint à pas brisés vers la fenêtre. Comme elle mettait la main sur le bouton, Bernard l’empoignait de nouveau, la couchaït, la bourrait de coups de poings qui meurtrissaient ses muscles et la laissèrent endolorie, incapable d’un mouvement. Il dévissa le bouton de l’espagnolette, retira la clé de la porte, sortit, ferma à double tour et rentra dans sa chambre. Il se vit dans la glace, les yeux agrandis, le teint de plomb. Il se lava hâtivement, s’habilla, descendit. Il consulta sa montre. Quatre heures et demie. Il sortit. Le bourg dormait ; une pluie de fin de nuit automnale le transperça tout de suite et le fit grelotter. Il traversa le village, consulta les plaques indicatrices, trouva enfin ce qu’il cherchait et partit d’un pas accéléré sur la route.

Au bout de trois quarts d’heure, il arrivait à Bellecombe ; le Père Blinkine sortait de l’office et le reçut tout de suite. Bernard ouvrit la bouche, s’aperçut qu’il ne pourrait pas s’expliquer ; il avait une boule dans la gorge, il dit : « C’est grave. Viens à la Commanderie tout de suite ». — « C’est bien, répondit Abraham, en route ». Ils retournèrent par le même chemin jusqu’au pont de Faussergues. Là le moine indiqua un raccourci sur la rive du Viaur. L’eau rapide et noire coulait le long d’eux. L’indifférence, le mystère, le silence de cette nature qu’il n’avait jamais vue à une heure aussi matinale serraient le cœur de Bernard. Il dut demander à Abraham une pause de quelques minutes. Ils arrivèrent enfin et trouvèrent Mauléon et les valets qui descendaient dans la cuisine.

— Je n’ai pas pu dormir, dit Bernard, je suis allé chercher mon ami Blinkine.

— Et vous avez bien fait ! Mais, sapristi, je n’aurai jamais cru voir un Parisien debout à six heures. Et il a bien fallu partir à quatre heures, hein ! pour être de retour à six !

— Oui, quatre heures et demie.

— Le lit n’était donc pas bon ? Un peu d’énervement peut-être ?…

— Oui, oui. Je monte chercher un mouchoir. En attendant, tu vas t’asseoir, Abraham, je redescends tout de suite ou, si tu venais voir ma chambre ?

Ils montèrent, il entra chez Angèle : « Le Père Blinkine est là, dit-il, il veut te voir. Habille toi tout de suite et rondement. » Il la prit, la mit debout. Elle se laissait faire comme une somnambule. Il dut lui passer sa chemise, ses bas, un jupon, un peignoir. Il l’emmena dans sa chambre ; elle vit le moine, baissa la tête ; enfin, elle se jeta à ses pieds en pleurant. Bernard poussa un soupir de soulagement et redescendit :

— Angèle a trouvé le Père dans le couloir et elle en profite pour se confesser, on me congédie.

— Se confesser ? dit Mauléon. Et en quel honneur ?

— Tu ne sais donc pas, fit la Tante Rose, que c’est dimanche la fête de la Sainte Vierge. Mécréant, va !

— Ah ! bon, ne te fâche pas.

Le facteur entrait, porteur d’un télégramme pour Angèle.

— Je devine ce que c’est, dit Mauléon.

— Bien sûr, répondit la Tante Rose, ce n’est pas très difficile. N’est-ce pas, monsieur Rabevel ?

— Je crois deviner aussi, fit Bernard.

Un instant après, un pas retentit dans l’escalier. Le Père Blinkine descendait, suivi par la jeune femme.

— Comme tu as l’air défait, ma pauvre petite ! s’écria la Tante Rose.

— Oui, je ne suis pas très bien.

— Tu as voulu trop en faire hier au soir, tu vois ; je te disais que tu pouvais monter, qu’on achèverait le travail sans toi ! Tu es belle, va, avec ce pauvre petit museau de quatre sous, pâle comme un rat blanc !

Elle lui tendit la dépêche et ajouta :

— Qu’est-ce qu’il va dire de te voir comme ça, celui-là ?… car c’est bien de lui, hein ?

Angèle avait ouvert le télégramme d’un geste vif ; elle le lut à haute voix :

« Viens d’arriver Bordeaux bonne santé. Serai Commanderie demain matin. Bons baisers à tous. François. »

Elle ajouta, regardant successivement Bernard, Abraham et Rose :

— Oui, qu’est-ce qu’il va dire en me voyant ainsi ?

Et elle se mit à pleurer avec un véritable désespoir.

— Accompagne-moi un peu, Bernard, demanda le Père Blinkine.

Ils descendirent sans rien dire au long de la colline. Quand ils arrivèrent dans la vallée, ils s’assirent pour se reposer un instant sur la rive du Viaur.

— Je n’ai pas besoin d’exprimer, fit le moine d’une voix basse, toute la tristesse que me cause ta conduite. Tu es conscient du mal que tu fais. Ne crains-tu pas de lasser un jour la patience de Dieu ?

Rabevel ne répondit pas. Le calme, l’accent douloureux de son ami d’enfance le troublaient.

— Comment peux-tu donc, reprit-celui-ci, persister dans ton péché ? Tu trahis ton camarade le meilleur et le plus cher. Tu fais échouer les efforts d’une malheureuse qui ne t’a pas appelé. Tu trahis ta femme. Tu sèmes le scandale et le désordre. Tu manques à la parole que tu m’avais donnée, tu compromets ton salut éternel. Que tu me fais de peine, Bernard !

Il le vit ébranlé. Il continua.

— Est-il donc possible que tu aies oublié ton enfance, ta jeunesse si proche de Dieu, les enseignements de notre pauvre Père Régard ? Dis, ne sens-tu donc pas la déficience de l’être humain ?

Bernard soupira.

— Ne sens-tu pas, poursuivait Abraham, comme nous sommes peu de chose ? Tu as voulu la richesse, tu l’as. Tu as voulu la puissance, tu l’as. Partout la vie te sourit. Il suffit que tu souhaites quelque chose pour que tu possèdes cette chose. Et que tu la possèdes de la façon qui t’agrée. C’est à dire en la conquérant toi-même, avec cette satisfaction pour ton orgueil qui est de constater que seul, toi, tu pouvais par ton astuce la conquérir au nez des concurrents. Tu as voulu les délices de la chair, celle de l’esprit, tu les as eues toutes à ton gré. Ne sens-tu pas pourtant combien tout ce que tu as obtenu est vide ?

— Hélas ! s’écria Bernard. Si ! Je ne le sens que trop ! Mais ce qui me manque à moi, c’est Angèle. Voilà le nom de ma déficience. Tu me méprises ? Mais dis-moi donc un mot, un seul mot, Abraham, toi qui es le fils de la race qui a toujours aimé avant tout la justice dans le Seigneur. Dis-moi s’il est juste que je souffre sans savoir pour qui ? et s’il serait juste que je cherche partout en m’humiliant et en pleurant, et toujours vainement, le remède à cette déficience ?

— Le problème du mal, répondit Blinkine, toujours le problème du mal. Pourquoi se noie-t-on en tombant dans la mer ? pourquoi s’écorche-t-on les genoux en tombant dans les rochers ? Veux-tu la solution métaphysique du problème ?

— Eh ! non, fit Bernard, je la connais ; elle satisfait mon intelligence ; ce n’est pas sur elle qu’échouerait ma foi ; elle échoue sur la vanité de mes efforts. Avoue que si la guerre éclatait, ta foi chancellerait en ce Dieu bon ? Non ? Tu le crois ; je te connais, Abraham. Eh ! bien, j’ai constamment la guerre en moi ; j’ai douté, j’ai tremblé ; jamais la grâce que je sollicitais de toute ma ferveur ne m’est venue secourir…

— « Abêtissez-vous, faites dire des messes… »

— Je sais, Abraham. Mais je ne suis pas Pascal : ce n’est pas ma raison qui se révolte contre la Divinité ; encore une fois ma tempe est prête à l’accueillir, à ne pas s’insurger contre le mal. Elle s’étonne seulement de ne pouvoir accueillir ce Dieu en le voulant. La grâce me manque je te dis, la grâce ! et ne manque-t-elle pas aussi à Angèle ? Si nous sommes entraînés dans ce tourbillon qui nous roule si terriblement, n’est-ce pas cette parenté de damnés qui nous a unis étroitement ? Elle s’abêtit pourtant, Angèle, elle ne manque pas sa messe quotidienne, elle a la crainte du péché et l’horreur. Et pourtant. Tiens, tu l’as confessée, tu sais donc que cette nuit elle a commis l’offense la plus grave envers le Créateur, la tentative de suicide, le crime qui s’appelle : Désespoir… Eh ! bien, pourquoi est-elle désespérée, sinon parce que, de tous ses efforts, elle appelle Dieu et que celui-ci, après lui avoir clairement montré la gravité du péché, l’abandonne sans sa grâce… Que diras-tu, Abraham, homme d’équité ?

Le moine répondit que c’était sa propre faute :

— Sans doute, dit-il, ai-je mal dirigé cette âme si délicate, si complexe. Il faut que je change ma thérapeutique, que je prie et que je veille pour que Dieu m’éclaire sur la voie que je dois suivre moi-même. Mais, encore une fois, promets-moi de ne plus tenter cette âme.

— Promets-moi, Abraham que je pourrai vivre sans elle !

— Ah ! fit le moine en se levant, pécheur qui te complais dans ton péché ! que la colère divine t’épargne… Je reviendrai demain à la Commanderie, ajouta-t-il avec un grand air de tristesse, pour te dire au revoir, peut-être adieu. Tu auras été la grande douleur de mon existence. Cette conscience persévérante dans le mal est effroyable.

— Rends-moi heureux, dit Rabevel.

Abraham hocha la tête avec accablement. Ils ne se comprendraient jamais. Ils se quittèrent, se tournèrent le dos, reprirent, chacun de son côté, le chemin du pays où on parlait leur langue.

Pour Bernard, la journée se passa rapidement ; quand le soir arriva, c’est à peine s’il avait achevé avec Mauléon, leurs co-contractants et le notaire, de tout mettre en règle. Ils n’avaient vu, de la journée, Angèle qu’une forte migraine retenait à la chambre. Le repas du soir fut triste sans elle. Les deux hommes très fatigués se taisaient. La Tante Rose les servait elle-même en silence. Le petit Olivier, qui n’était pas bavard, mangeait et rêvait ex même temps. Ils montèrent se coucher de bonne heure. « Je monte avec vous, Monsieur Rabevel, dit l’enfant. Maman veut que je couche dans sa chambre cette nuit parce qu’elle est un peu malade. »

Séparés et, pour combien de temps ? ils l’ignoraient, Angèle voulant que ce fut pour toujours, Bernard voulant que ce ne fut que pour quelques jours. Ils passèrent, chacun dans son lit, une affreuse nuit : Angèle, le cœur écartelé de ses remords, de la crainte de la rechute, du désespoir de n’être pas soutenue de Dieu, et, enfin de l’horrible approche de François dans sa couche ; à cette approche allaient toutes les appréhensions et les colères de Bernard… Le jour se leva sur leurs cauchemars. Jamais ni l’un ni l’autre n’avait plus secrètement apporté soin plus attentif à sa toilette. Quand François arriva, il trouva belle mine à tous. Lui-même était alerte, sain, hâlé, respirant la joie et la force, visiblement étranger aux complications mentales et sentimentales. Olivier s’était emparé de lui aussitôt, l’interrogeait, l’embrassait, le couvrait de mille caresses, le pressait de mille questions. Le père, heureux, goûtait dans cette affection et cette curiosité le plus parfait encens qui le put flatter.

Après le déjeuner, Blinkine arriva et les trois camarades revécurent de nouveau les heures de l’enfance. Puis ils allèrent bavarder sur les remparts au soleil adouci de Septembre, emmenant Mauléon, Angèle et Olivier. L’enfant ne cessait de les étonner par son intelligence :

— Que vas-tu faire de ce petit ? demanda Bernard.

— Eh ! que veux-tu que j’en fasse ?… Un marin comme son père, son grand-père, son arrière grand-père, et cœtera… N’est-ce pas, Angèle ? Bon sang ne peut mentir.

— Oh ! oui, fit Olivier, tu veux bien, maman ?

— Mon pauvre petit ! s’écria la mère, le prenant dans ses bras.

— Eh ! dit François en riant, je suppose que tu n’aimes pas mieux ton fils que ton époux ? Va, il ne risquera pas davantage que moi ; il n’y a plus de naufrages aujourd’hui.

— Des années sans le voir…

— Et moi ?

— Toi, ce n’est pas pareil ; tu es un homme fait, tu as toujours été sérieux et fort. Ah ! que je m’inquiéterais de cet enfant quand il partirait !

— Bah ! il va partir avec moi comme mousse le mois prochain…

L’enfant battit des mains.

— Tu n’y penses pas, s’écria Angèle. Comme mousse, le mois prochain ! Ce petit qui n’a que treize ans !

— C’est l’âge, dit Rabevel. Je dois même dire que la plupart des mousses qui s’embarquent sur nos voiliers ont moins de douze ans.

— Tu vois, fit François, je ne le lui fais pas dire. D’ailleurs, voyons, raisonnablement, que risquera ton Olivier avec son père ?

— Voyons, François, ne songes-tu pas que cet enfant aura des camarades, qu’il ne sera pas constamment avec toi, que les matelots dans les ports…

— Il est bien jeune pour penser à ce que tu penses. Et quant à cela, tu es bien comme toutes les mères ; quand l’instant sera venu, ma pauvre Angèle, il faudra en faire ton deuil. Le Père Régard lui-même qui était, au dire de ces Messieurs, un être extraordinaire, n’en a point sauvé Bernard… Ne t’inquiète donc pas de ton fils. Il sera comme un coq en pâte. Il grandira, forcira, deviendra audacieux et solide. Et puis, tu sais, dans un bateau, il y a de tout, il ne sera privé de rien. Que crois-tu qu’il lui manquera ?

— Sa mère, répondit Angèle. Tu veux donc m’abandonner, Olivier ?

L’enfant lui sauta au cou :

— Viens avec nous ? dit-il.

— Ce n’est pas possible, cela, déclara Rabevel ; je ne puis m’engager dans cette voie. Tous mes commandants de bateau me demanderaient aussitôt pour leur économie ou leur agrément d’emmener leur femme et je ne pourrais m’y refuser après ce précédent.

— Soyez tranquille, dit Angèle, j’ai l’horreur du voyage en bateau, qui me rend malade ; je ne demanderai donc rien. Je veux garder mon fils jusqu’à vingt ans. Quand il sera grand, alors, s’il veut être marin, il le dira. Si non, il restera avec sa mère.

— Il sera marin, fit François, et par conséquent, mousse pour commencer.

— Allons, François, interrompit Blinkine, du calme. Il me semble qu’il y a un moyen de tout arranger. Que l’enfant soit marin s’il le veut quand il sera en âge de choisir ; tu es tranquille là-dessus puisque tu te dis sûr de sa vocation. En attendant on pourrait lui faire donner une instruction où serait soigneusement prévu tout ce qui est nécessaire à cette carrière : l’étude de l’anglais, des mathématiques, de certaines sciences. On pourrait également lui faire pratiquer assidûment certains sports ; le préparer en somme largement pour le métier de Capitaine au long cours tout en réservant l’avenir par une instruction classique qui lui permit de choisir une autre carrière s’il s’y décidait.

— Il n’y a rien à faire, dit François, buté. Rien. L’enfant partira avec moi.

— Sois donc raisonnable, reprit Blinkine. Nous mettrons l’enfant au collège de St Joseph de Rodez qui est très bon, pour…

— Oui. Vous le dégoûterez de la mer. Vous me donnerez à dix-huit ans un et monsieur incapable de faire quoi que ce soit, qui choisira le droit ou la médecine et que je devrai entretenir de ma sueur toute ma vie, avocat sans causes où médecin sans pratiques. À moins qu’il ne devienne receveur ou rat-de-cave ou percepteur. Non, merci, mon vieux. Que ma femme ait des idées comme celles-là, elle est excusable, mais un homme !

— Alors tu veux me séparer de mon fils, s’écria Angèle d’un accent tragique. Tu veux me rendre malheureuse pour le reste de mes jours ?

— J’aurais peut-être une solution qui contenterait tout le monde, dit Rabevel doucement. L’enfant est très intelligent, bon et travailleur ; cela est incontestable. Je propose de le prendre à Paris où je surveillerai moi-même ses études et les dirigerai dans le sens voulu pour qu’à vingt ans il puisse entrer dans ma flotte auprès de son père et devenir Capitaine au bout d’un ou deux ans, ou bien, si la mer ne l’attire plus, pour qu’il puisse devenir mon second ; car j’aurai besoin d’un bras droit. Mon fils ne sera jamais ni très intelligent, ni très actif ; bon à faire un secrétaire de Conseil d’Administration. Marc qui promet beaucoup s’orientera très probablement vers la partie technique ; Olivier pourrait à mes côtés se mettre au courant de la tâche administrative et me remplacer quelque jour. Qu’en penses-tu, François ?

— Ah ! dit celui-ci ébloui, cela, c’est autre chose ! Si, au lieu d’un capitaine, tu fais d’Olivier un armateur, ce n’est pas moi qui m’en plaindrai !

— Bien. Et, vous voyez, cette solution a l’avantage de convenir à la mère qui ne saurait être désormais inquiète de son fils. N’est-ce pas Angèle ? Olivier pourra être interne ou, si vous le permettez, vivre chez nous avec Jean. Vous le verrez aux vacances et à Paris quand il vous plaira d’y venir.

François s’écria, tout Joyeux :

— Que tu es gentil, Bernard ! Quel chic type ! T’occuper ainsi de mon fils !

— Mais, mon petit, c’est la moindre des choses. Tu es mon ami de toujours, je t’aide parce que j’ai eu plus de chance que toi ; en somme je ne fais que remplir mon devoir. D’ailleurs, note que j’y ai mon avantage : Olivier m’apporte un capital d’intelligence et de volonté c’est-à-dire ce qui manque le plus. Je découvre cette pépite et je l’adopte tu comprends. Allons, mon vieux, si ta femme est d’accord, la chose est faite.

Angèle et Abraham avaient échangé des regards effrayés. Bernard voulait-il donc enlever l’enfant ?

— Moi, je ne demande pas mieux, dit Angèle, mais Olivier n’a pas besoin d’aller à Paris, n’est-ce pas ? Vous pourriez indiquer avec exactitude et précision la matière de l’enseignement que vous voulez lui voir suivre. Je suis sûre que les Frères de St Joseph de Rodez ne demanderaient pas mieux que de se conformer à votre programme. Qu’en pensez-vous, Abraham ?

— je m’en porte garant

— Ah ! dit Rabevel, il ne faut pas exiger de moi l’impossible. Si je prends Olivier, c’est que je veux en faire un garçon capable de me remplacer. Il faut donc que je suive ses études jour par jour pour les diriger et en modifier les directions à ma guise. Cela je ne puis le faire de Paris à Rodez. Si vous ne pouvez vous sentir séparée de votre fils par six ou sept cents kilomètres, alors abandonnons le projet, embarquez l’enfant et mettons que je n’ai rien dit.

— Évidemment, repartit François, tu n’es pas raisonnable, ma pauvre Angèle. Il me semble pourtant qu’à ta place j’aurais aimé cette solution !

— Faisons mieux, dit Bernard. Venez à Paris. J’ai dans un de mes immeubles, un petit appartement toujours disponible où je reçois les membres de mes Conseils d’Administration ; il me sert de garde-meubles car ma femme change souvent son décor. Venez vous installer. Vous n’aurez aucun loyer à payer et Reine sera heureuse de vous avoir auprès d’elle. Et votre fils, externe au Lycée, ne vous quittera que pour ses cours. »

Ah ! le piège astucieux, inévitable ! Blinkine crut qu’il allait haïr Bernard. Angèle se sentit perdue. Elle consulta Abraham. Que faire ? Mais déjà François accablait son ami de protestations de gratitude. Il se retourna vers sa femme, s’étonna qu’elle ne se montrât pas plus enthousiaste et plus reconnaissante. Angèle ne put se tenir de le mépriser, à cette minute, tant il lui parut imbécile. Encore une fois, elle se sentit, sous le ciel immense et tranquille, abandonnée de Dieu, privée de la grâce, mal défendue par ceux-là mêmes qui la souhaitaient la plus pure ; un infini désir de cette mort qui lui était interdite emplit de nouveau son cœur. Elle dit avec difficulté : « Je vous remercie ».

Puis elle se leva, prit la main d’Olivier et descendit l’escalier des remparts, droite, sombre, muette comme Andromaque s’allant livrer à Pyrrhus.

  1. Ces couplets sont un jeu de mon ami Léon Paul Fargue.
    (Note de l’auteur).