Rabevel ou le mal des ardents/02/04

Gallimard — Éditions de la « Nouvelle revue française » (Tome iip. 209-261).

CHAPITRE QUATRIÈME

Comme il entrait dans le manège où se tenait la réunion, Bernard fut abordé par Mazelier.

— Vous ici ! lui dit le Bordelais ; je suis ravi de vous revoir ; on nous avait dit que vous aviez définitivement quitté notre Société ; Monsieur Mulot à son dernier passage à Bordeaux nous a expliqué vaguement que vous vous intéressiez exclusivement à d’autres affaires qui absorbent tout votre temps.

— C’est presque vrai, répondit Bernard ; mais je vois votre Société dans de telles difficultés que je viens assister en dilettante à ses dernières convulsions.

— En dilettante ?

— Oui ; j’ai acheté deux actions ; elles ne coûtent pas cher, vous savez.

— Vous ricanez. C’est vraiment effrayant cette baisse. Et dire qu’on ne peut comprendre ce qui a déclenché la campagne contre nous !

— Moi, je ne vois pas de campagne. Je crois tout uniment que vous avez eu, je veux dire Blinkine et Mulot ont eu tort de répondre à un article initial du journal que vous savez ; article qui ne touchait pas la Société mais les touchait eux seuls ; c’est sur le dos de la Société que s’est opérée la bataille. C’est regrettable. Qu’allez-vous faire ?

— Eh ! que voulez-vous faire ?

— Oh ! moi, rien.

— Je veux dire : que croyez-vous qu’on puisse faire ?… Peut-être tout de même allons-nous avoir l’occasion de moderniser notre matériel et, ainsi, de clore le bec à nos assassins. Ah ! voilà l’état-major qui s’installe. Asseyons-nous, voulez-vous ?

Une cinquantaine de personnes remplissaient la salle. Tous petits actionnaires dont la mine inquiète apitoyait Bernard. Le bureau se constitua. Bordes présidait assisté de Blinkine, de Mulot et de quelques comparses vagues et muets. Quand les formalités d’usage eurent été remplies, Bordes prit la parole :

— Je n’ai pas besoin, dit-il, de condamner devant vous les calomnies dont on a rempli les colonnes de divers journaux. La comptabilité de notre société est claire, saine, vos commissaires le diront. Rien ne saurait prévaloir contre ce fait. Je n’ai pas besoin non plus de m’élever contre les sottises qu’on a imprimées au sujet de l’intrusion des banquiers dans notre administration. Ceux qui ont pu écrire de telles choses sont totalement ignorants de notre affaire et de notre manière de procéder. La maison Bordes n’est pas une société réellement anonyme, elle est une grande famille dont les membres travaillent dans la communion la plus parfaite. Nous pensons donc que vous renouvellerez le conseil sortant tout entier, et nous passerons tout à l’heure aux diverses résolutions. Je tiens à vous faire remarquer cependant que le léger fléchissement dans les bénéfices est normal en raison de la crise des frets dont tout armateur souffre actuellement, et ce fléchissement ne saurait justifier la baisse incompréhensible des titres, que rien n’explique, que rien d’honnête ne peut expliquer. Avant de passer au vote des résolutions, je vous dois de nouvelles explications sur certaines d’entre elles. Toutefois je donnerai volontiers la parole à ceux d’entre vous qui auraient quelques observations à présenter sur la gestion de la société et le rapport qui vous a été soumis.

Bernard leva la main.

— Je suis, dit-il, un modeste actionnaire et le plus modeste de tous probablement. Je ne viens donc pas avec l’intention noire de semer des embûches sous les pas d’un conseil d’administration que la possession d’un certain nombre de titres solidement tenus assure d’ailleurs de la perennité. Il me paraît toutefois nécessaire de prononcer ici quelques mots.

« Je tiens à dire en effet au Conseil que les actionnaires qui savent lire un bilan n’ont plus aucune confiance en lui. Ce dernier bilan où l’on constate une descente toujours plus précipitée, un abaissement de 40 % des profits sur le bilan de l’an passé, qui lui-même accusait une baisse de 30 % sur le précédent, serait déjà fort attristant malgré l’euphémisme présidentiel du « léger fléchissement des bénéfices » ; mais ce bilan lui-même est truqué. Voyez en effet au poste Matériel figurer la somme de seize cent mille francs ; l’an passé, le même poste ne portait qu’un million…

— L’honorable actionnaire ignore sans doute que nous avons acheté pour six cent mille francs de matériel neuf cette année, dit Bordes.

— Je ne l’ignore point. Je conclus simplement que, primo vous ne prévoyez aucun amortissement cette année pour une partie de ce matériel, secundo que vous ne prévoyez aucun amortissement pour le matériel ancien. L’an passé, vous aviez acheté pour huit cent mille francs de matériel mais vous en aviez amorti immédiatement deux cent mille. Et vous amortissiez également pour deux cent mille francs d’ancien matériel. Donc, à la différence entre les bénéfices de l’an passé et ceux de cette année il faut ajouter 400.000 francs, ce qui indique une baisse réelle de 60 % sur les bénéfices au lieu de la proportion apparente et mensongère qui semblerait résulter, à première lecture, de la comparaison des bilans. Il est impossible à un honnête homme d’accorder sa confiance à un Conseil capable de nous offrir des bilans si fallacieux.

— Monsieur, dit Blinkine, le Conseil ne vous a pas induit à établir des pourcentages ; il n’a pas jugé bon de faire des amortissements cette année et il a donné un bilan véridique en accord avec ses intentions. Cela d’ailleurs ne doit pas vous inquiéter à l’extrême car, si je me reporte au registre, je vois que vous n’avez déposé que deux actions.

— Mais, Monsieur, répondit Bernard, combien en avez-vous déposé vous-même ?

— Je pourrais vous répondre que vous n’êtes pas scrutateur et que cela ne vous regarde pas. Je vous dirai néanmoins que je possède pour ma part vingt actions et que mon fils en possède quatre-vingts.

— Je représente plus d’actions que vous, puisque j’ai le pouvoir de monsieur votre fils.

— Comment dites-vous ? s’écria Blinkine, bégayant de colère.

— Oui. Le voici. J’ai jugé inutile de le déposer pour ne pas vous causer de désagrément, mais vous m’y forcez. Vous savez bien que votre fils ne vous l’a pas donné, vous comprenez bien qu’il a quitté Paris pour éviter une explication avec vous à ce sujet ? D’ailleurs, ce sont là des affaires particulières et assez ennuyeuses pour les tiers. N’en parlons plus. À l’avenir, Monsieur Blinkine, que cela vous revienne en mémoire et vous empêche de parler avec dédain à un actionnaire qui représente peut-être plus de voix que vous, bien que possédant personnellement moins d’actions.

— L’incident est clos, se hâta de dire Monsieur Bordes…

— Permettez, Monsieur le Président, reprit Bernard ; il n’est pas clos. Je représente ici, en dehors de mes idées propres et de celles de Monsieur Abraham Blinkine mon mandataire les sentiments de beaucoup d’autres porteurs d’actions. Ils sont comme moi dans l’impossibilité de faire prévaloir ces sentiments puisque leur vote qui vous blâmera ne saurait l’emporter sur la majorité que vous formez. Nous ne cherchons donc pas à remplacer ce conseil qui nous mène à la ruine ; mais nous désirons connaître comment ce conseil compte parfaire sa besogne, c’est-à-dire à quelle sauce nous devons être mangés. Satisfaction platonique, direz-vous. Oui, que voulez-vous, la seule qui nous soit permise !

Une rumeur approbative salua ce petit discours. Évidemment tous les petits actionnaires qui étaient là déploraient leur impuissance et cachaient mal leur colère. Bordes le comprit et répondit posément.

— Monsieur Rabevel, permettez-moi d’être surpris que la campagne à laquelle je faisais tout à l’heure allusion ait pu trouver chez vous une oreille complaisante ; vous êtes trop averti des affaires pour…

— Du tout, du tout, ne déplacez pas la question. J’ai suivi « la campagne » dont vous parlez, comme tout le monde, et j’ai été frappé au contraire de son ton impartial ; mais ce n’est pas cela qui m’inquiète ; ce qui m’inquiète c’est la diminution constante et progressive des bénéfices, le mouvement singulier de la trésorerie, la proportion énorme des frais généraux et des gratifications allouées à certains membres du Conseil que MM. Blinkine et Mulot me sauront gré de ne pas nommer, et enfin l’inertie de vos services. Je ne vois chez vous aucune initiative apparaître pour redonner à votre société le rang qu’elle avait auparavant.

— Votre critique tombe tout à fait à faux en ce qui concerne tout au moins le dernier point ; j’allais justement entretenir votre assemblée de nos nouveaux projets. Ces messieurs à qui vous venez de contester si acerbement quelques gratifications qui ne représentent guère que leurs débours, ont mis sur pied une magnifique combinaison que nous allons faire connaître à votre assemblée. Elle consiste à remplacer dix de nos voiliers du type Tourny par deux vapeurs faisant ensemble un tonnage sensiblement égal au tonnage total de ces voiliers ; et cela sans bourse délier. Voici comment : une compagnie sud-américaine, dont vous me permettrez de taire le nom pour l’instant, nous a proposé l’achat de ces dix voiliers et nous sommes d’accord, prêts à conclure au prix inespéré de deux millions.

— Très bien, dit Bernard sarcastique, mais que sont ces gens là ? Ce prix mirifique vous sera-t-il payé ?

— Permettez, dit Blinkine, nous ne sommes pas des enfants, et nous n’avons pas de leçons à recevoir de petits jeunes gens. Nous avons pris nos renseignements et d’ailleurs nous exigeons près de la moitié du prix comptant, le privilège du vendeur nous couvrant largement pour le surplus. Que voulez-vous de mieux ?

— Je réserve ma manière de voir ; je regrette de n’avoir aucune confiance en vous.

— Je reprends, dit Bordes. Avec ces deux millions nous pensons pouvoir acheter la créance que possède un de nos grands chantiers navals sur certaine autre société d’armement actuellement en liquidation ; le gage de cette créance est précisément constitué par les deux vapeurs dont je vous parlais à l’instant et dont partie est payée ; je ne vous donne pas certains détails qu’il vaut mieux laisser ignorés. Vous comprenez aisément que, d’une part, l’acquéreur défaillant consente des sacrifices comme le vendeur ennuyé, en sorte que nous allons avoir pour ce prix un matériel qui vaut près du double. Au point de vue de l’utilisation nous pouvons considérer que, en raison du tonnage égal, ces deux vapeurs nous feront un service triple de celui des voiliers vendus. De plus, ils nous permettront de retenir ou de rappeler une clientèle pour qui la rapidité prime toute autre considération et enfin de prétendre à un taux de fret plus élevé que celui que nous pouvons actuellement exiger.

Mulot se leva.

— Je comprends qu’une telle combinaison puisse déplaire à certains pessimistes et à certains ambitieux pressés. Nous ne la réaliserons pas moins pour le plus grand bien de l’affaire.

— Je suis convaincu au contraire que, si vraiment cette combinaison se présente sous l’aspect riant que vous lui prêtez, vous ne serez pas capables de la réaliser, dit Bernard. Et je vous offre une belle partie à jouer. Puisque vous avez la majorité dans cette enceinte, voulez-vous, je vous prie, décider d’ores et déjà la convocation d’une assemblée extraordinaire dans le but exprès de lui exposer les résultats de vos négociations.

Les membres du Conseil se consultèrent du regard. Puis :

— Nous sommes prêts à accepter la date du 5 Mai pour cette assemblée, dit Mulot.

— On va inscrire cela, répondit Bernard. Et croyez bien, Messieurs, que les pessimistes et les ambitieux seront les premiers heureux de vous applaudir et de vous donner enfin leur confiance si vous vous montrez capables de faire la prospérité de leur société.

Quand il se rassit :

— Qu’avez-vous donc contre nos patrons ? lui dit Mazelier ?

— La certitude qu’ils mènent cette affaire à la ruine. Je ne comprends pas que Bordes et vous continuiez à les suivre. Vous ne voyez donc pas que c’est Canaille, Fripon et Compagnie ?

— Mais vous savez que cette affaire du troc de voiliers et de vapeurs n’est pas un bluff ?

— Je n’en crois rien, c’est une blague ; ils sont incapables de saisir une occasion magnifique si réellement elle s’est présentée.

— Mais si, mais si, je vous assure, dit Mazelier, vous verrez.

— Alors, qu’attendent-ils ? Est-ce que cela ne devrait pas être déjà signé ?

En quittant Mazelier, Bernard le vit se diriger vers le groupe des dirigeants et leur parler avec volubilité ; il feignit d’allumer une cigarette en les regardant du coin de l’œil ; il constata que les autres se détournaient légèrement de son côté.

— Bon, se dit-il. Il leur raconte notre conversation, ça va. Leur amour-propre est piqué au vif par mon défi. Leur intérêt est éveillé par la nécessité de payer le département. Leur réputation est mise en jeu par l’obligation de rendre compte à l’assemblée extraordinaire d’ici un mois. S’ils ne traitent pas cette affaire en huit jours j’en serai bien surpris. De plus, la position que j’ai prise leur démontre à n’en pas douter que je suis totalement étranger à ces transactions. Attendons les événements ; le piège n’est pas mauvais et la bête est sans méfiance et pressée.

Le surlendemain, l’Œil écrivait :

« On a lu d’autre part le compte-rendu de l’Assemblée Générale de la Cie Bordes ; compte-rendu qui a été publié dans les journaux financiers d’hier et que nous insérons gratuitement ; car cette Cie nous l’adresse en nous défiant de l’insérer. On y lit que l’assemblée a renouvelé sa confiance au Conseil : parbleu ! la majorité des voix appartient à celui-ci. On y lit également que le Conseil a communiqué à l’assemblée un projet qui a enthousiasmé celle-ci ; termes sibyllins ! De quoi s’agit-il ? Peut-être MM. Blinkine et Mulot lui ont-ils abandonné gratuitement ces belles asphaltières du Centre dont Monsieur le Préfet du Puy-de-Dôme semble leur avoir fait cadeau, puisqu’on n’a pas encore de nouvelles de leur paiement ? »

La réaction ne tarda guère. Le 5 Avril, Blinkine trouvait dans son courrier une lettre du Préfet qui lui rappelait ses engagements :

« La session du Conseil Général s’ouvre le 28 Avril et nos conventions prévoient que vous devez avoir opéré le versement des trois cent mille francs entre les mains du caissier départemental avant le 15 Avril. Nous vous serions reconnaissants de bien vouloir nous faire connaître si vous avez toujours l’intention de vous porter acquéreurs, et, dans l’affirmative, de vous acquitter dans le délai convenu. »

Les deux associés eurent un sourire : « T’en fais pas, va, petit vieux, tu les auras tes trois cent mille francs ».

Le matin même, en effet, ils s’étaient mis d’accord avec les dirigeants des Chantiers de l’Atlantique. Ceux-ci consentaient à négocier leur créance au prix de deux millions dont six cent mille francs payables à la signature du marché : ils offraient même de préparer et de signer tout de suite le marché ; mais les deux associés par prudence voulaient attendre ; ils préféraient être eux-mêmes couverts. Ils demandèrent rendez-vous à Ramon pour le lendemain, mais celui-ci faisait des difficultés ; on avait trop tardé à traiter ; il avait des propositions par ailleurs ; à dire vrai, il pensait avoir son avantage à traiter avec une autre maison. « Et puis, pour ne rien vous cacher, ajoutait-il, je n’en suis pas à un mois près ; j’aime autant voir venir ». Les deux compères étaient attérrés ; tout était donc compromis ?

Le 11 avril au matin, ils se trouvaient au siège de la compagnie de navigation. Ramon les reçut avec sa politesse coutumière, mais leur fit sentir ce que leur insistance pouvait avoir de déplacé.

— J’ai une proposition meilleure que la vôtre, qui me fait gagner deux cent mille francs ; alors pourquoi traiterais-je avec vous ?  Il fallait vous hâter quand nous étions d’accord.

Les deux associés se regardèrent ; pouvaient-ils engager leur société dans la voie d’une réduction de prix ? C’était bien difficile après cette assemblée générale ; bien difficile aussi de ne pas faire l’affaire. Mais la situation se trouvait extraordinairement changée ; les rôles se renversaient ; de sollicités ils devenaient solliciteurs. S’ils avaient pu deviner la main de Bernard dans cette étonnante aventure, ils ne se fussent point tenus de l’admirer en le maudissant ; mais ils étaient loin de se douter que le hasard n’était là qu’une figure du jeune homme. À quoi se résoudre ? Le Señor Sernola s’impatientait visiblement. Ils demandèrent à réfléchir et à revenir le voir. Mais il s’y refusa sèchement ; il serait absent. Ils se firent doucereux et humbles ; sans doute ne leur interdirait-il pas d’entrer s’ils passaient devant la maison. Ramon les congédia sans répondre.

Quand ils revinrent après une longue délibération, on leur annonça que le Señor Sernola n’était pas à son bureau. Ils se sentirent perdus et demeurèrent un instant hésitants et immobiles dans le vestibule sous l’œil ironique de l’huissier. Blinkine eut tout à coup une idée : « Si on demandait le Señor Ranquillos ? » — « On peut essayer », répondit Mulot sans grand espoir. Le Señor Ranquillos leur fit répondre qu’il ne pouvait les recevoir pour le moment et serait absent également le lendemain et le surlendemain ; il les recevrait le 14 avril à 9 heures du matin si ce rendez-vous pouvait leur convenir. Le 14 Avril ! Ils s’en allèrent penauds. Il fallait avoir versé les trois cent mille francs au Trésorier du Puy-de-Dôme à cette date ; il fallait avoir traité avec les Chantiers de l’Atlantique. Et puis, pendant ce temps, les dix voiliers restaient à ne rien faire, Sernola ayant déclaré dès le premier jour que, s’il achetait, il fallait que les bateaux fussent en état de prendre la mer le lendemain du paiement, c’est-à-dire demeurâssent armés : équipages à payer, frais de toutes sortes, immobilisation inféconde et coûteuse. Ils ressassèrent leurs craintes, leurs tracas, leur embarras : les titres qui étaient maintenant tombés à 180 frs, les déposants qui retiraient les fonds de la banque (heureusement qu’ils avaient pu se dégager à temps d’une position importante en Bourse et qu’ils avaient les espèces liquides ; mais, seulement des dépôts à vue, ils ne pouvaient songer à rien en distraire !) Eux-mêmes avaient tout leur disponible en titres de société dont ils étaient administrateurs et qu’ils ne pouvaient guère liquider sans risquer de perdre des majorités péniblement réunies.

Ces huit cent mille francs de la compagnie Vénézuelienne leur étaient donc maintenant devenus nécessaires pour payer le Département et s’emparer de cette affaire des asphaltières qui promettait de si beaux profits, pour traiter avec les Chantiers de l’Atlantique et remonter le crédit défaillant de la Cie Bordes. Ils supputèrent de nouveau la valeur de ces affaires. « Il faut savoir s’amputer au bon moment, dit Mulot, il faut coûte que coûte enlever l’affaire des voiliers, dussions-nous les abandonner à dix-sept-cent mille francs au lieu de deux millions ». — « Jamais Bordes ne marchera, l’Assemblée générale non plus, surtout avec ce sacré roquet de Bernard ! » — « Nous l’avons mal jaugé celui-là, gronda Mulot, avec tout de même une pointe d’orgueil ; il nous coûtera cher ! Que faire ? Faut-il tout lâcher ? » — « Vous n’y pensez pas ! » — « Alors, plus d’hésitation. Les asphaltières et le renflouement de Bordes représentent pour nous plus de trois cent mille francs, n’est-ce pas ? » — « Ce sont les affaires de notre existence, mon cher, vous savez bien. » — « Eh bien ! il n’y a qu’à traiter à dix-sept-cent mille et à mettre les trois cent mille de notre poche si Bordes ne marche pas. Ces trois cent mille n’étant exigibles que dans un an on les aura récupérés d’ici lors. » — « C’est dur tout de même », dit Blinkine. Mais ils avaient beau tourner et retourner l’affaire sous toutes ses faces ils ne purent arriver à trouver mieux.

Ils attendirent le 14 avril avec impatience. À l’heure fixée ils étaient introduits chez Ranquillos. Celui-ci, muet, les laissa parler. Finalement, il leur déclara :

— Je ne vois qu’un moyen de traiter l’affaire. Le prix est ramené à dix-sept-cent mille francs dont huit cent mille comptant mais, fictivement, nous disons deux millions dont onze cent mille comptant. Vous me remettez un reçu de onze cent mille contre versement des huit cent mille. Si vous êtes d’accord sur ces conditions, je vais voir le Señor Sernola tout de suite, nous traitons et vous avez votre argent tout à l’heure. Le temps d’aller à la Banque. C’est oui ou c’est non ?

Il n’y avait plus qu’à consommer le sacrifice.

— C’est oui, dit Mulot en soupirant.

— Je vais voir l’Administrateur-Délégué, répondit alors le Señor Ranquillos.

Il sortit, les laissant seuls, et revint presque aussitôt. — Monsieur Sernola est d’accord, déclara-t-il. Je vais préparer le marché en double exemplaire, passer à la Banque et je vous ferai signer l’accord en vous portant l’argent tout à l’heure.

Un instant après, les deux associés télégraphiaient au Préfet du Puy-de-Dôme qu’ils comptaient envoyer les trois cent mille francs demandés par le courrier du soir. Ils passèrent aux Chantiers de l’Atlantique, demandèrent un rendez-vous pour l’après-midi à l’administrateur-délégué « afin d’échanger les signatures et verser les six cent mille francs prévus au contrat » et rentrèrent chez eux : « En somme ce Sernola et son Ranquillos, se disaient-ils, voulaient tout simplement le pot-de-vin de trois cents billets. Ils vont fort tout de même, du 15 % ! »

Une émotion les attendait à leur bureau. Le Señor Ranquillos qui venait d’arriver s’écria à leur entrée :

— Encore un contre-temps fâcheux ! Je crois qu’il va falloir remettre la signature à une huitaine,

— Comment ? s’écriaient-ils.

— Oui. Je viens de notre banque et j’ai constaté que, par suite d’un oubli, nos banquiers ont négligé de procéder à la vente des huit cent mille francs de titres que nous avions ordonnée depuis une quinzaine. Il n’y a donc pas moyen de vous donner la somme.

Les deux acolytes s’affolaient. Le Département, les Chantiers, l’Assemblée de fin de mois les pressaient comme des êtres vivants. Mulot se remit le premier.

— Quels titres avez-vous donc ?

— C’est de la Rente Française. Mais il faut bien compter une huitaine pour négocier un pareil paquet.

— De la Rente ! mais nous la prenons telle quelle votre Rente, au cours du Jour », dit Blinkine rasséréné. Il savait que les paiements au Département se peuvent faire légalement en titres de rente, pris au cours du jour. Et sûrement les Chantiers accepteraient aussi ce mode de paiement.

— Justement, j’ai les titres dans ma serviette, dit Ranquillos. Oui, j’étais tellement mécontent que j’avais décidé de les reprendre à mes banquiers et de donner notre compte à quelqu’un d’autre.

— Avez-vous aussi les deux exemplaires du marché ?

— Oui, Mais ils indiquent la somme comme versée en espèces et non en titres. Il faut rectifier et faire approuver la rature par les signataires. Le mieux sera que je revienne demain. D’ailleurs tout cela est bien précipité et je me ferais sérieusement attraper par le Señor Serrola.

Encore un jour perdu ! et pour une telle bêtise ! La malchance s’en mêlait décidément. Mulot s’en rongeait les doigts.

— Écoutez, dit-il, tout cela est bien peu de chose à arranger. Le contrat porte que le comptant doit être payé en espèces, le surplus en trois traites échelonnées à six, neuf et douze mois. Naturellement, pour la bonne règle, vous ne voulez pas que je vous fasse un reçu en titres si le contrat porte un versement en espèces. Mais, pour moi, la Rente c’est de l’argent. Je ne vois aucun inconvénient à vous faire un reçu espèces. Qu’en pensez-vous, Blinkine ? »

— Certainement.

— Dans ces conditions, dit Ranquillos, tout est régulier. Faites-moi mon reçu d’onze cent mille francs espèces, signez l’exemplaire du marché que je dois garder et nous serons quittes. Je m’embarque demain sur un de vos voiliers. Télégraphiez-leur d’être prêts.

— Mais ils sont prêts, ils sont sur lest.

Quand les titres eurent été minutieusement vérifiés et que Ranquillos s’en fut allé, Mulot demanda :

— Dites-moi, Blinkine, voilà bien huit cent mille francs, mais il nous en faut neuf cent mille : six cent pour les Chantiers, trois cent pour le Département. Avez-vous pu réunir les cent mille complémentaires sans que nous ayons à craindre qu’ils nous fassent besoin pour des échéances ?

— Oui ; mais pas sans mal, je vous assure !

— Eh bien ! le mieux à mon avis c’est que vous alliez aux Chantiers, vous leur proposerez cinq cent mille en Rente et les cent mille espèces ; je filerai par le train de neuf heures ce soir porter les trois cent mille de Rente au Trésorier de Clermont où je serai demain matin. Qu’en pensez-vous ?

— Ça va.

— Que diriez-vous d’une petite note à cet Œil qui nous poursuit de ses assiduités, note lui annonçant que, sans dépenser un sou, les dirigeants de cette Cie Bordes qu’il vilipende vont avoir deux cargos du tout dernier modèle qui leur permettront de s’aligner avec les armateurs les plus redoutés ?

— Bonne idée ! ça ne ferait pas mal au cours de nos actions, cela.

Deux jours après, le Conseiller de l’Épargne publiait en effet la note suivante :

« Messieurs Mulot et Blinkine nous annoncent que la Cie Bordes vient d’acquérir deux unités toutes neuves du type Cargo-Rapide lancé par les Chantiers de l’Atlantique. Nous ne contestons pas que ce type de bateau ne soit actuellement le meilleur à flot ni que cette acquisition ne mette la Cie Bordes dans une situation privilégiée vis-à-vis de ses concurrents. Nos correspondants ajoutent qu’à la suite d’une combinaison heureuse cet achat ne coûtera pas un sou à la Cie qu’ils dirigent ; nous voulons les croire et les féliciter. Ils déclarent également que, en réponse à nos insinuations malveillantes, ils veulent bien nous informer du fait que le Département du Puy-de-Dôme est depuis longtemps couvert des trois cent mille francs qui lui sont dûs. Tout serait donc pour le mieux. Mais l’Œil ne partage pas cet optimisme ; il prétend que l’examen du dernier bilan l’a édifié et que, plus que jamais, il estime néfaste le mode de direction de la Cie Bordes ; il ne voit pas encore comment se manifestera le vice de l’institution mais il persiste à croire que tout cela finira par une catastrophe. Il est prêt à faire amende honorable si le bilan de l’an prochain lui donne tort. »

Cependant Bernard se frottait les mains. Tout allait comme il l’avait voulu ; ses deux ennemis engagés jusqu’au cou dans l’aventure, les actions au plus bas cours possible, tous les fils noués dans sa main. Il écrivit le jour même deux lettres. Dans la première il annonçait à Abraham qu’il levait son option et ainsi devenait acquéreur de ses quatre-vingts actions au prix de 150 frs l’une, cours du jour, soit 12,000 frs. « Et d’un : se dit-il. Peut-être la trouvera-t-il saumâtre, l’aventure, le petit camarade ? Il pensera que le salut d’Angèle lui coûte cher. » Il eut un gros rire : « Bah ! ajouta-t-il, il n’a plus besoin d’argent s’il devient curé. »

La seconde lettre adressée à la veuve Boynet annonçait à celle-ci que la catastrophe était imminente ; que pour lui il avait eu la chance de trouver une « poire » qui lui achetait ses actions et qu’il comptait s’en débarrasser, que, si elle voulait en profiter, il pourrait lui faire acheter également les siennes si elle n’avait déjà eu le flair de les vendre avant la dégringolade. Il joignit à sa lettre quelques exemplaires de la Cote Financière pris à diverses dates et qui montraient la baisse rapide et continue du titre. Par retour du courrier il reçut une réponse affolée de la pauvre femme ; elle se lamentait de sa ruine ; elle ne disposait plus maintenant que d’une rente viagère de trois mille huit cents francs ; heureusement encore que dans cette calamité elle avait été secourue par Bernard ! Elle lui envoyait les titres et le remerciait d’avance d’avoir bien voulu se charger de les négocier. « Pauvre bougresse, dit-il, elle va avoir de la peine à nouer les deux bouts avec ça ». Il lui expédia immédiatement les vingt-deux mille cinq cents francs que représentaient les titres : « Cela va lui faire tout de même douze cents francs de rente en plus. Bah ! avec cinq mille francs de rente, une maison, une basse-cour, un jardin, des armoires bien garnies et peu de besoins, on peut tenir son rang à Saint-Circq-la-Popie ! » Puis il calcula pour lui-même : « Quatre-vingts actions d’Abraham, cent cinquante de la veuve Boynet, douze que j’ai pu acheter en Bourse, égalent deux cent quarante-deux… Si Bordes et Mazelier avaient été intelligents j’aurais pu compter faire la majorité avec eux ; mais rien de moins sûr que ces gars-là ; il faut donc nous résoudre à la sale petite combinaison qui est en train de mijoter tout doucement. En attendant, ce dont je suis certain, c’est que l’entreprise est bonne et que le titre remontera à quatre mille dès qu’elle sera réorganisée ; donc, indépendamment de tout traitement pour moi et de la combinaison que j’ai organisée, j’ai à l’heure actuelle un gain assuré de près de neuf cent cinquante mille francs. Ça va. Attendons tranquillement maintenant notre coup de théâtre. »

Le 28 Avril, jour d’ouverture de la session du Conseil Général, il se trouvait dans l’auditoire, non loin de Mulot et de Blinkine, écoutant attentivement la lecture du rapport : « …En ce qui concerne les asphaltières situées sur les terrains communaux, nous avons obtenu du Ministère l’autorisation d’aliéner ceux-ci dans les conditions que nous avions envisagées. L’option sollicitée par Mrs. Mulot et Blinkine a été levée par eux suivant paiement, effectué le 15 avril entre les mains de Monsieur le Trésorier-Payeur-Général, de la somme de trois cent mille francs représentés par des titres de Rente française dont nous donnons ci-après le détail et les numéros. En conséquence, nous proposons à votre assemblée l’adoption pure et simple du projet, la partie contractante ayant satisfait à ses engagements. Pas d’opposition ?… Adopté. »

— Ça y est, se dit Bernard, les voilà pris et bien pris, mes rats empoisonnés.

Mulot et Blinkine coulaient vers lui un regard moqueur et satisfait.

— Oui, riez bien, mes agneaux, ricana-t-il en sourdine. Attendez la fin de la journée que tout cela soit bien signé, paraphé et entériné. Rira bien qui rira le dernier.

Monsieur Georges l’attendait à l’hôtel. Tout allait bien à l’exploitation de Cantaoussel, les commandes s’exécutaient normalement, les agents se démenaient suffisamment pour qu’il n’y eût pas de morte-saison à craindre. Mais Mr. Georges redoutait cependant une chose : ces manœuvres des adversaires. Quand Bernard arriva, il était déjà prévenu du résultat et avait une mine consternée. Mais Bernard se mit à rire. Quoi ? N’aurait-il donc jamais confiance en son patron ? « Voyons, mon petit Georges, vous comprenez bien que ces gens-là ont quelque chose qui ne va pas pour que les titres de l’affaire Bordes prennent si vite le chemin du marché aux pieds humides ; ils ont une voie d’eau quelque part. Tout va sauter un de ces jours. Ne vous inquiétez pas. » La belle assurance de Bernard convainquit son employé qui se sentit ragaillardi. « Tenez, ajouta Rabevel, allez donc trouver le Conseiller de notre canton de Cantaoussel et priez-le de nous prêter son exemplaire du rapport officiel. »

Les Conseillers déjeunaient par groupes sympathiques dans la même grande salle à manger qu’eux-mêmes. Mr. Georges revint aussitôt ; il remit le papier à Bernard ; celui-ci se reporta immédiatement au texte annexé du projet de contrat qui venait d’être approuvé et le fut à mi-voix, le discutant avec son directeur : « Évidemment, conclurent-ils, ce marché est extrêmement avantageux pour nos concurrents ; ils l’ont bien travaillé, les fripons ! » Ils examinèrent la carte qui montrait les concessions. « Nous sommes presque partout encerclés. Il va falloir se tirer de là ». Il sifflota un air de chasse, le front barré tout de même. « C’est égal, dit-il, comment avec leurs ennuis chez Bordes ont-ils pu distraire trois cent mille francs comme cela… Tiens, ajouta-t-il au bout d’un instant, ils ont payé en titres de Rente ; je n’avais pas remarqué le détail à la lecture. » Il parlait maintenant assez fort. À la table voisine, les Conseillers se tournaient, guettant curieusement la réaction du vaincu de la journée : « Oui, reprit-il toujours à voix haute, comment ces gens-là ont-ils pu, malgré toutes leurs difficultés, trouver trois cent mille francs ? À moins que les titres n’appartiennent à des déposants ?… Ce serait rigolo qu’un de ceux-ci y trouvât le numéro de quelques-uns de ses titres, hein ? » Il lut machinalement quelques-uns de ces numéros, et, tout d’un coup s’écria : « Je ne me trompe pas ? Ah ! par exemple… par exemple… » Il tira son calepin, répéta : … « Par exemple… par exemple… » Il donnait les signes de l’émotion la plus violente. Les Conseillers intrigués le regardaient avec étonnement, attendant une explication, mais il retrouva son calme, dit à Monsieur Georges : « Je pars tout à l’heure pour Paris ». Il ajouta à voix basse : « Le temps de passer chez moi et de reprendre le train. Je serai de nouveau là demain soir à six heures. Demandez, demain, pour vous et moi, une audience au Préfet et au Président du Conseil Général pour cette heure-là. Vous leur direz qu’il s’agit d’une affaire extrêmement grave ».

Il prit un train, en changea à St Germain-des-Fossés, coucha à Vichy où il passa, le lendemain, une journée délicieuse, et fut de retour à l’heure dite. Le Préfet et le Président du Conseil Général, mis au fait de son attitude mystérieuse de la veille, l’attendaient.

— Je m’excuse, Messieurs, leur dit-il posément, d’avoir à vous faire une communication qui n’est pas pour causer de l’agrément à l’Assemblée Départementale ; mais vous verrez tout à l’heure que je ne puis agir autrement.

Le Préfet, grand homme glabre, maigre et froid, ne répondit rien. Il avait l’air perpétuellement absent, détaché de l’humanité, et les choses les plus essentielles ne paraissaient lui parvenir qu’avec un long retard ; cette attitude peut-être préméditée lui était fort utile dans l’harmonieux développement d’une carrière assez réussie. Par contre, le Président du Conseil Général, Monsieur Touffe, ancien ingénieur des Ponts et Chaussées, chu soudain dans la politique et devenu sénateur depuis qu’un viaduc construit par lui s’était écroulé sous un train, ne tenait pas en place. C’était un gros drille à plastron plat et col rabattu qui dégageait les fanons ; un ample gilet donnait l’aisance au ventre, le fond de pantalon dépassait le pan de la redingote ; il représentait un gugusse vivace, acariâtre et quinteux.

— Allez donc au fait, jeune homme, bougonna-t-il ; et pas de blagues, pas de manœuvres pour tirer quelque chose du Conseil en raison du contrat qu’on a signé hier au soir et qui doit vous nuire, hein ?

— Vous avez signé ? c’est définitivement arrêté ? s’écria Bernard qui feignit la contrariée la plus vive. Quelle histoire cela va faire dans les journaux ! Ah ! que n’avez-vous au moins vérifié les titres avant de les accepter en paiement !

— Que voulez-vous dire ? » demanda Monsieur Touffe tout haletant ; car son avis prépondérant à la Commission des Finances avait seul déterminé l’acceptation immédiate des titres sans qu’il eût été procédé à la vérification habituelle jugée par lui superflue.

— Je veux simplement dire que ces titres sont des titres volés.

Monsieur Touffe s’assit, s’épongea le front. Le Préfet revint des limbes :

— Nous vous écoutons, dit-il, pesez vos paroles. Prenez garde aux conséquences de vos accusations.

— L’histoire n’est pas compliquée, Monsieur le Préfet. Je suis adjudicataire de fournitures et de travaux de réfection de voies et d’asphaltage à la Ville de Paris, et cela pour une somme fort importante dont le chiffre exact importe peu pour l’instant. Vous n’ignorez pas que la Ville de Paris a coutume d’exiger un cautionnement de ses entrepreneurs ; cautionnement qui peut être représenté par des titres de Rente nationaux, communaux ou fonciers. Les travaux doivent commencer en Juillet et le cautionnement doit être déposé d’ici lors. Vous êtes au courant de la baisse considérable que les agissements de l’Allemagne ont provoqué en Bourse au mois de Mars ; j’ai cru habile de profiter de cette baisse pour demander à ma Banque, qui est la Banque Générale, rue de la Chaussée d’Antin, de procéder à l’achat des titres qui m’étaient nécessaires ; cela représente huit cent mille francs. Ces titres devaient être achetés progressivement entre le 28 Mars, jour où j’ai passé mon ordre, et le 10 avril, date à laquelle je désirais pouvoir disposer de mes fonds ; cet échelonnement était prévu de manière à éviter par une demande brusque le relèvement subit des cours qui m’aurait été préjudiciable. Voici l’ordre d’achat original et la confirmation du banquier. Le 10 avril, mon banquier m’écrit la lettre que vous voyez et qui m’informe du bien effectué des opérations. « Les titres, écrit-il, sont à votre disposition dans mes bureaux où vous pourrez les retirer à partir d’aujourd’hui ». Cette lettre me parvint le 11 avril et, dès le lendemain vers onze heures, c’est-à-dire le 12 avril, j’allai retirer les titres. L’employé me les remit en me priant de vérifier leur nombre et d’en prendre les numéros pour collationner ceux-ci avec la liste qu’il en avait lui-même dressée. Je m’installai dans le hall, à une table et procédai à mon travail. Le nombre des titres était juste ; je remis ces papiers dans ma serviette que je laissai sur la table et je me retournai vers le guichet qui était exactement derrière moi, à deux pas. Je collationnai les numéros avec l’employé ; puis, je restai à bavarder quelques instants avec le fondé de pouvoirs de la Banque qui est un de mes amis personnels. À un moment donné l’employé me dit : « Vous laissez votre serviette sur la table ; ce n’est pas prudent ; voyez, il y a pas mal de monde dans le hall ». — « Vous avez raison », répondis-je et, me retournant, je pris la serviette et la mis à côté de moi sur la tablette du guichet. J’allais m’en aller quelques instants après quand le chef du service des comptes-courants m’ayant aperçu me demanda de venir régler avec lui quelques détails. C’est en prenant de nouveau la serviette que je crus remarquer sur les plis de celle-ci des traces jaunes d’usure : « Tiens, dis-je, mon portefeuille s’éraille. » L’examinant plus attentivement, je fus surpris de ne pas reconnaître ma serviette : la couleur était légèrement différente, le grain n’était pas le même, les dimensions me paraissaient autres. C’est à ce moment-là seulement que je soupçonnai le vol. Et, en effet, ayant ouvert le portefeuille je vis qu’il ne contenait que de vieux journaux. La chose a été faite si adroitement que ni l’employé ni moi-même n’avons compris comment elle a pu se faire pour être exécutée si rapidement et si bien. Vous jugez de l’affolement dès que le vol a été découvert ; les portes ont été fermées aussitôt, le commissaire mandé immédiatement ; l’enquête commencée sans délai. Résultat : néant. Personnellement, la chose ne me touche guère, je suis assuré contre le vol, et la Cie d’assurances ne fait aucune difficulté pour me rembourser, bien que la somme soit grosse. Mais enfin j’aurais été heureux de tenir mon voleur. Or, en lisant hier, à table, le rapport du secrétaire du Conseil général, jugez de ma stupéfaction quand j’ai cru reconnaître les numéros de mes titres. Je suis parti immédiatement pour Paris, j’ai pris le dossier chez moi et me voici. Vous pouvez vérifier avec moi : voilà le rapport du Commissaire, les conclusions de l’enquête, les témoignages des employés de la Banque, les bordereaux d’achat ; il n’y a pas de confusion possible : les trois cent mille francs qui vous ont été versés par MM. Mulot et Blinkine font bien partie des huit cent mille francs qui m’ont été volés.

Monsieur Touffe, pendant ce récit, rajustait ses lunettes, touchait son nez, grattait son derrière, donnait les signes de l’agitation la plus désordonnée. Quand Bernard eut terminé il se jeta sur les documents avec une sorte d’avidité et les examina méticuleusement.

— Oui, soupira-t-il, le doute n’est plus possible. Ces titres ont bien été dérobés à Monsieur. Quel scandale ! Il regarda le Préfet. Quel scandale !

— Évidemment, dit Bernard, car la Cie d’assurances va tout naturellement porter plainte en vol et recel contre le président du Conseil Général représentant cette assemblée et contre le Préfet qui en est le tuteur, tous deux tenus comme conjointement et solidairement responsables. Je sais bien que votre honorabilité ne sera point discutée. Mais évidemment on discutera votre compétence ou tout au moins votre application. C’est pourquoi avant d’annoncer ma découverte à âme qui vive j’ai tenu à m’en entretenir avec vous.

Le gugusse serra les mains à Bernard de toutes ses forces et dit mélodramatiquement :

— Soyez-en béni, Monsieur. Mais à présent il s’agit d’aviser avant que l’opposition ait vent de l’affaire. Et d’abord, Monsieur, seriez-vous prêt à nous garder le silence total ?

— Cela m’est Lien difficile. Je suis obligé évidemment de tout dire au Directeur de la Cie d’Assurances, de retirer ma plainte ; il faudrait avant tout que je fusse remboursé immédiatement. D’autre part, je ne vous cacherai pas que la conduite du Département à mon égard n’a pas été sans m’aigrir profondément contre ses représentants. Par amour du lucre vous avez consenti à des conditions d’usure une opération dont le but évident était de me ruiner et de ruiner avec moi le Syndicat des Propriétaires d’asphaltières et les ouvriers asphaltiers ainsi réduits au chômage ; intérêt mal compris de vos administrés et exploitation usuraire de gens qui sont eux-mêmes des maîtres chanteurs, voilà le vrai résultat de cette combinaison.

— Oh ! vous abusez, dit assez doucement Monsieur Touffe. Exploitation usuraire…

— Eh ! oui. La preuve c’est que, seul, de l’argent volé pouvait vous payer. Enfin, vous voilà dans une situation extrêmement pénible ; si je vous en tire, en vous permettant de refaire cette combinaison avec Mulot ou un autre, je n’en suis pas moins ruiné puisque vos terrains encerclent les miens…

Monsieur Touffe l’interrompit.

— Honnêtement, dit-il, le Conseil a cru que ce qu’il donnait valait deux millions. Vous dites que non et que, seuls, des voleurs à qui l’argent ne coûte rien pouvaient payer ces deux millions. À combien, vous, estimez-vous cette valeur ?

— À cinq cent mille, pas un sou de plus. Et alors, je vois un moyen d’arranger les choses. Le contrat n’est valable qu’une fois approuvé par le Ministère de l’Intérieur, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Eh bien ! que ce contrat parte pour Paris accompagné d’une lettre confidentielle de Monsieur le Préfet qui demande au Ministre de désapprouver ce contrat en raison de l’indignité du contractant. Il sera d’autre part facile d’obtenir une renonciation pure et simple de Mulot et Blinkine qui ne seront pas sur un lit de roses tout à l’heure. Quant à moi, je vous laisse les trois cent mille francs de titres et je vous payerai les deux cent mille francs complémentaires sous six mois à condition d’être intégré aux lieu et place de ces Messieurs dans leur contrat et de ramener le prix de deux millions à cinq cent mille francs. Encore une fois cela ne vaut pas plus ; et d’ailleurs vous défendez bien mieux ainsi les droits de vos administrés, la cause de l’équité, et vous n’aurez aucun ennui, je vous en donne ma parole.

— Il est habile ce garçon, se disaient les deux hommes. Comment faire autrement sans y perdre notre situation ? Ils tentèrent de l’amener à consentir un prix plus élevé que celui qu’il offrait. Et, contre quelques avantages dont ils ne mesuraient pas la portée mais qui compensaient largement sa concession, il accepta de leur payer six cent mille francs au lieu de cinq cent mille.

— Il peut se faire cependant, dit Monsieur Touffe, que ces messieurs ne soient eux-mêmes que des victimes.

— Sans doute, répondit Bernard, mais je les connais assez pour être sûr que, s’ils ont touché les 800,000 francs des mains du voleur, ces huit cent mille francs sont déjà engagés et qu’ils seront totalement incapables de les rembourser. En tous cas, ils ont à faire la preuve qu’ils ne sont pas les voleurs. Ne pensez-vous pas qu’il serait bon de les faire appeler tout de suite ? Ils n’ont certainement pas encore quitté Clermont-Ferrand.

— Je les ai aperçus, en effet, déclara Monsieur Touffe ; ils entraient à l’Hôtel de Jaude où ils doivent être descendus.

— Eh bien ! on va les y faire chercher, conclut le Préfet.

C’est l’heure du dîner, on les y trouvera certainement.

Vingt minutes après, Mulot et Blinkine assez étonnés arrivaient à la Préfecture. Leur stupeur fut immense lorsqu’ils eurent été mis au courant. Ils se refusèrent d’abord à admettre les faits mais l’évidence les contraignit bien à en reconnaître l’exactitude.

— Oui, fit enfin Mulot, je me rends bien compte de la manière dont les choses se sont passées.

Il raconta la suite des négociations entreprises avec Sernola et conclut en disant :

— Il n’y a pas de doute ; c’est bien le jour où le vol fut commis que le Señor Ranquillos vint m’apporter ces titres ; les heures coïncident à merveille ; et, d’autre part, la Banque se trouve comme la Cie de Navigation rue de la Chaussée d’Antin sur le chemin même qu’a suivi le voleur. Nous avons eu affaire à des escrocs.

— Que comptez-vous faire ? demanda le Préfet.

— Rentrer à Paris tout de suite, faire arrêter mes escrocs…

— Pardon, dit Bernard. Ce qu’il faut faire immédiatement : c’est me rembourser les huit cent mille francs. Le pouvez-vous ?

— Huit cent mille francs ! cela ne se trouve pas ainsi du jour au lendemain. Mais nous pouvons vous donner des gages : d’abord les voiliers sur lesquels nous conservons notre privilège de vendeur.

— Où sont-ils ces voiliers ?

— Ils sont partis pour l’Amérique du Sud…

— Ou pour ailleurs. Alors ?

— Eh bien ! nous pouvons toujours faire télégraphier opposition par le consul entre les mains de la justice du port d’arrivée.

— Il faut un jugement de la justice française, entériné par la chancellerie du pays en question. Quel est ce pays ?

— Le Venezuela.

— Le Venezuela ! Vous avez été bien floués. Le Venezuela a rompu toutes relations diplomatiques avec la France depuis l’affaire d’arbitrage au sujet de ses frontières. Rien à faire de ce côté. Vous savez bien, voyons.

Les deux associés pâlirent.

— Mais on peut les rattraper ces bateaux. Les équipages sont à nous. On peut leur câbler des ordres à l’arrivée. Il suffit d’avoir un jugement.

— Comment l’obtiendrez-vous ce jugement ? Avez-vous une preuve du vol ?

— Il faudra bien que Sernola produise le reçu que nous lui avons donné.

— Ah ! bon, je respire. Vous avez donné un reçu en bonne et dûe forme portant le numéro des titres ?

— Bon dieu de bon Dieu ! cria Mulot, nous sommes foutus ! Non ! Figurez-vous que, sans méfiance et pressés, nous avons été conduits par le hasard des circonstances à donner un reçu pour la somme espèces. Ah ! cré nom !

— Mais alors, dit Bernard, vous ne pouvez même pas prouver que toute l’histoire que vous venez de nous raconter n’est pas imaginée ? Nous ne doutons pas de votre honnêteté mais, en somme, les faits sont exactement les mêmes que si vous étiez vous-mêmes les voleurs.

Les deux hommes étaient anéantis.

— Pour moi, reprit Bernard, je ne veux pas la mort du pécheur. En ce qui concerne les trois cent mille francs versés par vous au département je suis prêt à me substituer à vous dans certaines conditions que nous avons arrêtées avec ces Messieurs ; si vous acceptez, ça va. Si non, je porte plainte.

Monsieur Touffe expliqua que Bernard ne voulait payer que six cent mille francs ce que Mulot et Blinkine avaient accepté de payer deux millions.

— Il y aurait donc à vous faire payer la différence, dit le bonhomme, mais, nous non plus, nous ne voulons pas abuser de la situation. Le département acceptera de perdre un million et de laisser l’affaire au prix d’un million : six cents mille francs payés par Monsieur Rabevel, quatre cent mille francs par vous. Vous nous signerez une reconnaissance ou nous arrangerons cela d’autre manière ; on vous laissera cinq ans pour vous libérer.

— Mais c’est quatre cent mille francs donnés pour rien, cela ! gémit Blinkine accablé.

— Il n’est pas bête, ce Touffe, se dit Bernard.

Il fallait en passer par là. Les deux compères demandèrent d’abord à surseoir jusqu’à ce qu’ils eussent vu Sernola.

— D’accord, dirent leurs interlocuteurs.

— Ce n’est pas tout, fit remarquer Bernard. Il faut me rembourser tout de suite les cinq cents autres mille francs. Ceux-là vous les avez entre les mains de la Cie Bordes, n’est-ce pas ?

— Hélas ! non, ils ont été versés aux Chantiers de l’Atlantique comme somme à valoir.

— Quel gâchis, dit Bernard. Vous ne croyez pas qu’il eût été plus simple d’opérer régulièrement ? Enfin, il serait cruel d’insister. Qu’allons-nous vous dire à l’assemblée Bordes du 5 Mai prochain ?

— Dire que c’est mon fils ! » songeait Mulot. Il l’aurait tué.

— Conclusion, reprit Monsieur Touffe, rendez-vous ici dans deux jours. Si vous n’y êtes pas, couic ! » Il fit le geste de tourner une clé.

— Oui, répéta Bernard doucement, couic !

Les deux hommes sortirent presque hébétés ; ce qui leur arrivait était incompréhensible. En vain cherchèrent-ils la faille, l’anormal dans la série de faits qui venaient de se succéder si rapidement. Rien qui y parût préparé ni concerté ; il n’y avait de toute évidence là-dedans qu’une fripouille, le Señor Ranquillos, qui, sans doute, entré à la Banque Générale par hasard avait profité de l’occasion qui s’était fortuitement offerte à lui. Et que pouvait-on contre ce Ranquillos ou contre ses patrons ? Ils avaient un reçu en règle de la somme. Enfin, il fallait tâcher de voir Sernola. Ils prirent le train du soir et, dès leur arrivée à Paris dans la matinée ensoleillée se rendirent au bureau de Sernola sans même prendre le temps de procéder à leurs ablutions. Sernola les reçut tout de suite et, à leur mine, devina qu’il y avait quelque chose de grave. Il s’inquiéta :

— Qu’y a-t-il donc de cassé ?

— Monsieur, dit Blinkine, nous avons été indignement escroqués par votre Société. Vous nous avez payés avec des titres volés.

— Que me dites-vous là ? s’écria Sernola. Monsieur Ranquillos a pris trois cent mille francs en espèces dans notre coffre, est allé retirer huit cent mille francs à notre Banque, la Colombian (tenez : voici le relevé du banquier) et a dû passer chez vous aussitôt après, vous remettre les onze cent mille francs ; il m’a rapporté le marché et le reçu espèces signé de vous. Je ne comprends pas de quels titres vous me parlez|

— Évidemment. Tout cela est fort bien joué. Vous êtes couvert.

— Comment ? Mais je vous prie de mesurer vos paroles et d’accepter de les répéter devant témoins. Je ne tolérerai pas que vous veniez me traiter d’escroc !

— Vous reconnaîtrez bien entre nous que vous étiez d’accord avec Ranquillos pour une commission de trois cent mille francs ? Nous l’avons bien vu ce matin-là entrer dans votre bureau pour régler la chose avec vous.

— Comment cela ? Mais je n’étais pas à mon bureau à cette heure-là et je peux vous le prouver. Mais si vous ne mentez pas vous-mêmes vous avez été indignement joués ! Ce Ranquillos en qui j’avais toute confiance serait une fripouille ! Pour ma part, je puis vous dire que j’hésite à le croire ; vous venez ici accabler un absent en route pour le Vénézuela ; vous n’apportez aucune preuve, rien, rien.

C’était trop évident. Les deux hommes baissèrent la tête. La catastrophe s’accomplissait. Personne ne les croirait, ni ce Sernola, ni Bordes, ni Rabevel. La peur de la prison les secoua.

À leur bureau, le fondé de pouvoirs des Chantiers de l’Atlantique les attendait. Il leur remit un papier sans dire un mot ; c’était une lettre de Bernard datée de Clermont (« elle a voyagé avec nous, se dit Mulot, ce garçon ne perd pas de temps »).

« Monsieur, disait la lettre, je suis informé que vous avez été couverts d’une somme de six cent mille francs par Mrs Blinkine et Mulot dont cent mille espèces, et cinq cent mille en titres de Rente portant les numéros… Si vous voulez bien vous reporter au bulletin spécial des oppositions en date du 12 Avril vous y trouverez ces numéros. Ces titres m’ont en effet été volés. Je vous prie de faire dès à présent le nécessaire pour m’en opérer le retour ».

Le silence des deux hommes était éloquent. Le visiteur n’insista pas. Il se contenta de dire :

— Nous avons mobilisé déjà tous ces titres en nantissements et fait le remploi des fonds. Cette affaire nous cause le plus gros ennui. Nous allons déposer une plainte dès aujourd’hui.

— Attendez encore trois jours, je vous en conjure », supplia Blinkine. Tous deux insistèrent tant et si bien que l’homme accepta. Il fallut repartir pour Clermont, continuer de gravir le calvaire, s’incliner devant le Préfet, devant Touffe, devant Bernard. Quand ils eurent achevé leurs arrangements, ils étaient ruinés. Rabevel faisait payer son silence, se couvrait avec les titres qu’ils possédaient dans diverses sociétés où ils leur assuraient la majorité ; en somme, il se substituait à eux dans la plupart de leurs conseils d’administration. Quand il en eut fini avec eux, il alla aux Chantiers de l’Atlantique, réclamer son argent.

— Nous allons porter plainte contre Bordes et Cie, lui dirent ces gens.

— Cela ne me donne pas mon argent. Écoutez, sachez raisonner, je saurai raisonner moi-même. J’achète votre créance au prix de douze cent mille francs et tout est dit. Si vous acceptez, tout est fini, pas de scandale, rien. Si vous refusez, je vous poursuis : scandale, baisse des titres, vous-mêmes administrateurs dégommés, votre situation compromise. De plus, vous aurez beau vous retourner contre Bordes, qu’aurez-vous ? Rien, la faillite. Alors ?

Ils se mirent d’accord à quinze cent mille francs. Le jour de l’assemblée extraordinaire arrivait. Bordes reçut tout affolé le jeune homme. Il venait d’apprendre que Blinkine avait été enfermé la veille dans une maison de santé et que Mulot avait été trouvé mort dans l’express de Bruxelles. « Il devait finir comme ça », dit Bernard tranquillement. « Maintenant il faut recoudre. Votre Société me doit de l’argent. Vous le savez. J’ai entre les mains la créance des Chantiers de l’Atlantique, soit deux millions. Vous n’avez plus ni voiliers ni vapeurs. Voici ce que je vous propose : je vous rapporte pour leur prix de quatre millions vos voiliers et vos vapeurs ; je puis en effet m’arranger avec les Chantiers de l’Atlantique et la Cie de Navigation. Si vous acceptez, voici la combinaison : j’évalue le matériel qui vous reste à six cent mille francs, le fonds à deux cent mille…

— Ça vaut plus, s’écria Bordes.

— Bon ! disons un million et n’en parlons plus. Nous refondons la société : les actions actuelles y représenteront un million ; l’apport de la Cie Vénézuelienne et le mien y représenteront quatre millions, cette compagnie ayant à vous payer ce qu’elle vous doit encore, soit neuf cent mille francs et moi-même faisant mon affaire du paiement des vapeurs. Le capital social sera donc de cinq millions en cinq mille actions si vous voulez : mille pour les actionnaires actuels, deux mille pour les Vénézueliens, deux mille pour mes commanditaires. Si la chose vous va, nous pouvons facilement décider tout cela tout à l’heure ; à nous trois : vous, Mazelier et moi, nous avons actuellement la majorité dans l’assemblée.

Bordes réfléchit, fit ses calculs : il n’y avait qu’à marcher. Le soir même, en rentrant à son bureau, Bernard supputait les chances de son affaire ; elle devait faire un chiffre d’affaires égal à son capital dans l’année, donc, normalement un million de bénéfices ; en capitalisant les actions à cinq pour cent cela les mettait à 4,000 francs ; trois mille francs de gain par action. Que devait-il ? Il devait neuf cent mille francs aux chantiers de l’Atlantique et, en tant que compagnie de navigation, il devait également neuf cent mille francs à la Cie Bordes soit dix-huit cent mille francs. Là dessus, il avait huit cent mille francs en Banque. Restait à trouver un million dans douze mois ; eh bien ! il vendrait 250 actions dès que celles-ci seraient montées à quatre mille francs. Combien en avait-il d’actions ? quatre mille représentant ses apports, plus 250 anciennes environ. Il pouvait largement tenter l’opération. La combinaison était incontestablement saine ; l’échafaudage solide. Que de chemin parcouru ! Il refit par la pensée tout le travail de ces six mois et s’y attarda complaisamment ; oui, tout cela n’était pas mal combiné. Évidemment, pour quiconque aurait été au courant du processus exact de ses actes, il y avait de quoi l’envoyer aux galères ; mais où commence l’escroquerie, où finit-elle ? Et quelles armes pouvait-on avoir contre lui ? Aucune, aucune. Pas une ligne de son écriture, pas une confidence, par un conciliabule. Ranquillos, Sernola, Fougnasse avaient agi sans rien comprendre. Pour Sernola, Ranquillos avait bien remis l’argent à Mulot et Blinkine ; ou alors il avait trompé à la fois Bernard et lui-même ; pour Ranquillos, les deux associés étaient des canailles à qui il fallait faire rendre gorge sous forme d’une commission des trois cent mille francs réclamés en sus. Aucun ne pouvait soupçonner les conséquences tragiques de la substitution des titres aux espèces ; là encore le génie de Bernard avait réussi à obtenir le silence de tous les intéressés de la façon la plus simple et la plus irrésistible. Et tous eûssent-ils parlé à la fois, de quelle preuve de quel commencement de preuve eussent-ils pu appuyer leurs allégations ?

— Ma parole, finit-il par dire, je crois que, à la place de Mulot et de Blinkine, j’aurais marché comme ils l’ont fait.

Pourtant ces deux hommes n’étaient pas les premiers venus. Fallait-il donc qu’une machination parfaitement ourdie suffit à briser la situation acquise par de nombreuses années de patience, de ruses, et d’efforts ? Ces financiers, s’ils avaient disposé de huit cent mille francs tout de suite, étaient sauvés. Non, tout de même, car Bernard les eût accusés de vol et rien ne les aurait pu blanchir de cette accusation. Mais enfin… Du coup la pensée du jeune homme en vint à son prochain mariage. Un instant il avait hésité, repris par le désir de vivre toute sa vie avec Angèle. Mais non ; le mariage avec Reine c’était cette sécurité d’argent liquide que n’avait pas eue Mulot, c’était la seule solution à envisager.

Il passa dans sa chambre, s’habilla. Justement, ce soir-là, Monsieur Orsat devait venir le prendre avec sa fille au sortir d’il ne savait plus quelle exposition. Il achevait de se préparer quand ils arrivèrent. La jeune fille l’enveloppa l’un regard admiratif ; lui aussi, il la trouvait belle. Ils décidèrent d’aller tout doucement à pied jusque chez eux ; le soir attiédissait les dernières heures du jour d’un printemps déjà brûlant.

Il faisait bon vivre.

— Eh bien ! demanda Mr. Orsat, où en sommes nous depuis huit jours que vous trottez par voies et par chemins ?

— J’ai gagné sur toute la ligne, mon cher beau-père. Les terrains du Puy-de-Dôme ne sont plus à Mulot-Blinkine, ils sont à moi ; je les apporte au Syndicat pour quinze cent mille francs alors que le Département les a vendus à mes adversaires deux millions. (Si le Syndicat marche, se disait-il, et il ne peut pas ne pas marcher puisque c’est moi maintenant qui cerne ses terrains, voilà neuf cent mille francs de gagnés et le Département payé).

— Mais le Syndicat va vous voter des félicitations. Ne vous en occupez pas. J’en fais mon affaire ; je vais le convoquer en assemblée générale ; nul doute qu’il accepte.

— D’autant plus que sur les quinze cent mille je vous demande seulement deux cent mille comptant, le reste échelonné sur un an. Le Syndicat comprend quatre cents parts, cela fait un peu plus de deux mille francs pour chacune ; effort dérisoire en douze mois.

— Au lieu des deux millions en trois mois que le Département avait exigé de nos adversaires. Au fait, comment êtes-vous arrivé à cet extraordinaire résultat ? Rien n’a transpiré des délibérations du Conseil.

— Encore n’y a-t-il rien d’officiel pour le moment et tout ce que je vous en dis doit-il rester secret, mais enfin ça y est. Peu importe la manière, je vous en dirai le détail plus tard.

— Et l’affaire Bordes ?

— Eh bien ! il va y avoir une refonte du capital ; les quatre cinquièmes des actions et un peu plus vont être entre mes mains. Veuillent les dieux que je me porte bien et d’ici un an je ne devrai plus rien à personne et je serai propriétaire de plusieurs millions. Comment j’ai fait ? Ah ! que vous êtes curieux, mon cher beau-père, je vous raconterai ça quand vous serez plus grand.

— Voilà la force de l’intelligence, dit Mr. Orsat.

— Oui, pensa Bernard ironiquement, et de l’escroquerie et du chantage dirait le petit frère Maninc ; mais escroquerie et chantage que je défie bien la loi de réprimer. À propos, ajouta-t-il à haute voix, vous savez que Monsieur Mulot est mort ? Oui, il a cassé sa pipe, le pauvre homme. Je veux espérer que ma mère ne le remplacera pas. Allons, assez parlé de tout cela, parlons un peu de vous, petite Reine.

Le mariage eut lieu un mois après. Les jeunes époux ne firent pas de voyage de noces. Bernard, bien qu’il se montrât extrêmement empressé auprès de sa jeune femme, lui fit comprendre qu’il ne pouvait pour le moment abandonner l’œuvre de réorganisation à laquelle il s’était attelé. Il y dépensait des trésors de patience, d’ingéniosité et d’intelligence, et une somme extraordinaire de travail. Il avait liquidé la Cie Vénézuelienne ; Sernola, mouche bourdonnante, nanti de quelques actions, recevait, pour ne rien faire qu’amuser son maître, des subsides qu’il dépensait dans les bars et les petits théâtres. Les voiliers dont l’ordre secret était de s’embosser à Lisbonne étaient revenus sur un télégramme de Bernard ; le personnel dirigeant avait été à peu près entièrement renouvelé ; des agents actifs, surveillés, traités avec largesse et sévérité réussissaient à ramener la clientèle à la vieille maison qui prenait figure nouvelle ; après bien des méditations, Bernard avait fini par donner à la société la forme de la commandite ; elle s’appelait maintenant Rabevel et Cie ; les pavillons rouges portaient brodé en bleu, le nom de Bernard. Le trafic croissait sans cesse ; ce créateur d’affaires se montrait, chose bien rare, bon administrateur.

Cette vie le ravissait. Il était arrivé peu à peu à enlever les meilleurs agents du monde entier aux compagnies rivales ; il les payait ce qu’il fallait sans lésiner ; il les intéressait au trafic, aux bénéfices, ce qui ne s’était jamais fait à cette époque. Il put bientôt dire que les affaires qu’il ne faisait pas, c’est qu’il les avait refusées ; et, en effet, toutes lui étaient proposées avant de l’être à aucun autre armateur. Cela avait paru étonnant d’abord. Cela ne l’était pas. Cela ne l’eût pas été pour qui eût pu connaître dans leurs détails les manœuvres qui avaient conduit Bernard à sa victoire sur ses adversaires. La lutte pour assurer la prospérité de sa Cie ne demandait pas le dixième des qualités qu’il avait montrées à ce moment là. Mais comme il en jouissait ! Recevoir tout le jour des télégrammes de tous les ports du monde, piquer chaque matin chaque navire à son nouveau point sur la mappemonde, calculer les jours de route, régler la répartition du fret quelle occupation excitante !

— Yokohama a deux cents tonnes pour San Francisco. Le Suffren va arriver demain à Chang-Haï. Qu’est-ce qui l’attend là ? Cinq cents tonnes pour Vancouver. Il faut qu’il les prenne tout de suite, se complète par les huit cents d’Haïphong pour Nagasaki. Télégraphiez tout de suite dans ce sens à notre agent à Chang-Haï. Prévenez Yokohama que le Suffren sera à son quai dans neuf jours et demandez-lui de trouver un complément de trois cents tonnes même à taux réduit pour arriver à balancer le déchargement de huit cents tonnes à Nagasaki. Et ça qu’est-ce que c’est ? Douze cents à Dakar pour Bordeaux ? Qui avons-nous de ce côté-là ? le Montcalm va y arriver. Télégraphiez que nous acceptons. Ah ! c’est vrai, on avait prévu qu’il devait prendre là trois mille pour Alger. Ennuyeux cela ! Des arachides pour Bordeaux, dites-vous, et du coton pour Alger. Eh bien ! il faut faire Dakar-Bordeaux-Alger, on ne peut pas refuser à la Société Cotonnière du Sénégal, ce sont de trop bons clients. Écrivez à Bordeaux de se procurer une douzaine de cents tonnes de fret pour l’Algérie afin de compléter le Montcalm à son arrivée à Bordeaux, dès après le déchargement d’arachides…

Un matin qu’il travaillait ainsi, l’huissier lui présenta la carte de Madame Veuve Mulot. Qu’est-ce qu’elle voulait, celle-là ? Il la fit attendre un moment, termina ce qu’il était en train de faire, puis donna l’ordre de l’introduire.

Madame Mulot s’attendait à trouver un fils : elle fut reçue par un étranger. Elle s’assit, fort gênée, ne sachant comment attaquer l’entretien. Lui, silencieux, immobile, la regardait à travers ses paupières mi-closes ainsi qu’en usait autrefois avec lui le Père Régard : toute sa seconde nature avait été ainsi façonnée par un mimétisme inconscient chez lui mais dont ses éducateurs n’ignoraient point la puissance. Madame Mulot s’arma enfin de courage et dit :

— Vous savez, Bernard, que votre père est mort subitement. Je n’ai pas besoin de vous dire que, étant la cause de sa ruine, vous êtes aussi la cause de sa mort. J’ai aussi par votre faute un gros remords ; peut-être, en effet, aurais-je pu empêcher cette ruine et cette mort.

Bernard se pencha vers elle. Rien ne pouvait davantage l’intéresser. Comment ? dans son système si précisément et méticuleusement ourdi il y avait eu une faute que le cerveau d’une femme aurait discerné et qui était suffisante pour le perdre ? Il eut un frisson rétrospectif. Puis il haussa les épaules. Allons donc ! à d’autres !

— Mon mari m’avait en effet parlé, continua la veuve, des difficultés qu’il avait avec vous et m’avait confié comment il espérait en avoir raison. Il m’avait également fait connaître l’occasion providentielle qui s’était offerte à lui sous la forme de cette compagnie vénézuelienne de navigation. Je vous ai vu perdu ; je vous aime tant, Bernard, permettez-moi de vous le dire, que j’ai failli vous écrire, vous raconter tout pour vous sauver.

— Ce n’est que cela ? dit le jeune homme qui ne put réprimer un sourire.

— Attendez. Un jour, dans la conversation, mon mari, au moment même où je venais de me décider à vous écrire, prononça le nom de l’administrateur de la Cie de Navigation, Ramon Sernola. J’eus la force de ne rien dire. Mais j’étais fixée. Sernola est votre ami ; j’ai compris tout de suite que c’était vous qui tiriez les fils de l’intrigue et, sans me rendre compte comment, j’ai deviné que mon mari allait trouver sa perte là où il croyait provoquer la vôtre.

Bernard ne répondit rien. Et songeait profondément. Oui, la faille était là ; si cette femme n’avait pas été sa mère elle l’aurait perdue d’un seul mot. Comment n’y avait-il pas pensé ? « Je comprends, se dit-il. Si j’avais profondément aimé ou détesté ma mère je l’aurais imaginée vivant avec Mulot ; leur intimité m’aurait été sensible ; j’aurais réalisé d’emblée le mal qui pouvait en advenir pour moi ; j’aurais évité Sernola ou je lui aurais fait choisir un autre nom. Cette indifférence vis-à-vis de mes parents aurait donc pu m’être fatale ? Comme quoi le sentiment peut jouer un rôle aveuglément utile dans les affaires. À retenir, cela. »

— Vous vous embarquez dans des hypothèses, dit-il à haute voix. Sernola ne m’avait jamais parlé de rien.

— Admettons que vous n’ayiez rien combiné, répondit-elle ; la méfiance de mon mari une fois éveillée eût suffi à le rendre circonspect. Et après qu’il connut ce vol étrange qui vous donnait à son égard une position si forte, qu’eût-il fait si je l’avais informé des liens d’amitié qui vous unissaient à ceux qui avaient effectué ce vol ou en avaient profité ?

— Quel roman vous bâtissez, fit Bernard, qui cachait son émotion sous un sourire. Et d’ailleurs, tout cela est bien loin déjà, quatre mois !

— Je sais bien que vous n’avez rien à craindre ; après ce que j’ai fait, vous comprenez que je ne viens pas pour vous menacer. Certes, j’aurais bien voulu avoir le mot de vos combinaisons secrètes ; comment vous y êtes-vous pris exactement pour serrer dans vos collets deux hommes d’une pareille valeur ? Je sens bien qu’il est inutile pour moi de vous presser davantage. Je vais donc en venir au second et au plus important objet de ma visite. Mon mari m’a laissé des affaires fort embrouillées. D’après ce que j’ai pu débrouiller jusqu’ici, je me suis rendue compte qu’il y avait deux sortes d’affaires : les prospères et les autres ; les prospères, elles ont servi à vous payer ; les autres restent. Il y a aussi cent six actions de la Cie Bordes qui ne sont pas cotées pour le moment. Que vais-je faire ?

— Si vous ne le savez pas, dit Bernard avec le plus grand calme, comment voulez-vous que je le sache moi-même ?

Madame Mulot fondit en larmes ; il n’était pas ému et la considérait curieusement. Elle se leva :

— J’aurais voulu, dit-elle, mener une vie tranquille et simple, pouvoir vous voir, être Madame Veuve Mulot digne de mon fils, et non plus la Farnésina ; vous me rejetez à la noce.

Il fut touché dans son orgueil. Aïe ! Devait-il admettre qu’on pût dire d’une catin qu’elle était sa mère !

— Asseyez-vous, répliqua-t-il. Écoutez, je vais réfléchir à ce que je peux tenter pour vous. Envoyez-moi tous les dossiers de votre mari, j’étudierai cela et je vous ferai une proposition. Il ne sera pas dit que je vous ai rejetée à votre vie de débauche par ma ladrerie à votre égard, malgré tout ce que vous avez fait contre moi. Je veux aussi vous témoigner ma reconnaissance de l’inaction manifestée par votre silence sur mes relations avec Sernola, bien que l’efficacité de ce silence me paraisse encore avoir été bien faible. Revenez demain.

Il s’inclina devant elle comme devant une étrangère.

L’étude des dossiers devait l’occuper plus longtemps qu’il ne l’avait prévu. Il constata aussi que la présence de sa mère lui était nécessaire pour compléter les renseignements quelquefois fort succints que lui donnaient les documents. Froide et calculatrice, la Farnésina avait beaucoup retenu. Il en vint à l’interroger plus qu’il n’avait l’intention de le faire d’abord. La rapidité avec laquelle elle le comprenait le frappa. Habile, elle-même sut lui témoigner une admiration qui le flattait. Leurs relations qui ne seraient jamais devenues affectueuses furent tout de même peu à peu adoucies et même agréables. Un soir, Reine, passant au bureau de son mari, y trouva la veuve et elles entrèrent en conversation. Assez contrainte d’abord, cette conversation prit bientôt un tour plus aisé ; Reine sentait dans sa belle-mère une expérience des hommes et de la vie qui l’étonnait (elle n’en pouvait heureusement deviner la cause). Comme elle disait :

— Ne trouvez-vous pas que Bernard travaille trop ?

— Souhaitez qu’il en soit toujours ainsi, répondit la mère, à de telles natures il faut de tels travaux ; craignez pour lui le désœuvrement. »

Bernard fut frappé de cette réflexion : « Dit-elle vrai ? » se demanda-t-il.

Au bout de quelques jours, quand il eut enfin terminé son dépouillement, il en arriva aux conclusions :

— Voyons, dit-il à sa mère, finissons-en. Il n’y a pas beaucoup d’argent à tirer de tout cela. En somme, vous ne possédez de bon que les actions Bordes et encore que valent-elles, c’est le secret de l’avenir ; elles ne sont même plus cotées en Bourse ! Au dernier cours coté de 150 frs, votre paquet représente quinze mille francs environ. Que désirez-vous ?

— Je désire vivre sans demander d’argent.

— Que vous faut-il ?

— Vingt mille francs par an.

— Fûû ! mazette, vous allez fort, vous !

— Si vous ne me les donnez pas, il faudra bien que je les trouve. Si vous me les donnez je vous abandonne tous ces titres…

— …dont vous ne sauriez d’ailleurs rien faire…

Il supputa mentalement la valeur des titres : « Les actions Bordes vaudront de nouveau quatre mille francs l’an prochain et rapporteront les vingt mille francs demandés. Le reste contient du bon, du mauvais et du douteux qui peut donner zéro ou devenir extraordinaire. Il faut accepter ; d’ailleurs, tout plutôt que de voir reparaître la mère Mulot en Farnésina ».

— Eh bien ! conclut-il à voix haute, je vais préparer le contrat.

Ainsi peu à peu la vie s’organisait, prenait sa figure nouvelle. Les années allaient se suivre toutes semblables. Bernard les devait vivre tout entier pris dans la fièvre du travail et de l’élaboration de sa fortune. Rien ne comptait désormais pour lui que les combinaisons des affaires. Il rapportait à son foyer un cœur calme mais distrait. Il avait appris sans choc la naissance d’Olivier Régis, fils d’Angèle, ce fils qu’elle avait conçu de lui à Saint-Cirq au temps de leurs amours ; la mort des vieux Rabevel, la naissance de Marc Rabevel, fils de Noë, le laissèrent indifférent. Deux ans après, en 1889, lui-même devenait père d’un petit Jean sans que son cœur tressaillit. La première messe d’Abraham Blinkine, le retour de François en congé pour quelques mois, la mort du Père Régard et de Lazare ne le touchèrent pas davantage. La douce Reine avait souffert d’abord de cette obsession du travail qui le faisait indifférent à tout ce qui n’était pas ses affaires mais la parole de sa belle-mère lui revint et s’imposa à son esprit : « Craignez pour lui le désœuvrement ». Elle se résigna. L’ardeur des grandes amours lui était refusée, mais elle sentait tout de même l’affection de son mari ; il lui offrait tout ce qu’elle souhaitait : robes, bijoux, livres, argent. Il lui témoignait de la tendresse ; il lui avait donné une petite chose vivante à chérir ; que demander de plus à la vie ? Elle allait quelquefois le chercher à son bureau où il semblait, par la vivacité des ordres et de la colère une sorte de génie déchaîné ; tour à tour silencieux, attentif, mielleux, grognon ou furieux elle le voyait vivre d’une vie dévoratrice, aux prises avec tous les hommes, amis, serviteurs ou adversaires qui collaboraient de gré ou de force à sa fortune. Et quand il rentrait avec elle, absorbé encore dans des méditations muettes et des projets, elle lui secouait amoureusement le bras. Même dans la rue, il n’hésitait pas alors à l’embrasser sur le front en souriant supérieurement. Mais elle trouvait tant de douceur à ce baiser et à ce sourire qu’il lui semblait avoir épousé un héros.