Rabevel ou le mal des ardents/02/02

Gallimard — Éditions de la « Nouvelle revue française » (Tome iip. 81-139).

CHAPITRE DEUXIÈME

Ce n’était point son heure. Mais la peur de Bernard avait été si violente, il s’était senti en cette noire minute si près du naufrage total, qu’une volonté de tout surmonter et de vaincre même le destin se saisit de lui et qu’avec une sorte d’ardeur frénétique il courut Paris, ramena en consultation les médecins les plus réputés pour leur chance et leur audace. La faiblesse de la jeune femme, son état de grossesse, alarmèrent les praticiens. Peut-être cependant une transfusion de sang, rapidement opérée… « Tout de suite, tout de suite », dit Bernard qui s’offrit aussitôt. Il n’eut de cesse que tout fût immédiatement préparé et qu’on opérât le jour même. Abraham lui céda son lit qu’on roula près de celui d’Angèle et il installa pour soi un matelas dans son bureau. L’opération réussit pleinement ; deux jours après on pouvait tenir la jeune femme pour hors de danger. Elle commençait à revivre ; elle marquait sa gratitude par de tendres paroles au jeune monstre à qui elle devait la mort et la vie ; affaibli et languissant, il l’écoutait vaguement dans le nirvanâ où s’assoupissaient ses désirs.

Il eût voulu que cette vie végétative durât des années tant il lui semblait bon d’exister et de ne plus calculer. À peine s’il observait l’attitude bizarre d’Abraham, qui, au chevet d’Angèle, se faisait avidement instruire de la religion catholique. Il le vit un jour porteur d’un catéchisme tout neuf et comme il l’interrogeait en riant : « Je prépare, lui répondit-il, un travail sur la psychologie des religions comparées ». — « Eh bien ! répondit Bernard, va donc trouver le Père Régard de ma part, il te renseignera. » Toutefois, il remarquait une certaine gêne à peine sensible mais déjà bien réelle dans l’attitude d’Angèle. Ces conversations sur la religion ne valaient rien à leur amour. L’angoisse morale, l’obsession du péché, les fantômes théologiques qui rôdent autour de la faute et en tirent vengeance faisaient leur œuvre dans l’âme de la jeune femme. « Rien n’est plus contagieux que ça, se disait Bernard ; ça va me reprendre aussi. Alors, adieu le bonheur, l’amour et la tranquillité. » Il déclara très sérieusement à Abraham qu’il lui interdisait formellement d’aborder de nouveau de tels sujets et le jeune juif se le tint pour dit.

Or, à quelques jours de là (on était alors à la fin du mois de Février de cette année 1887) le comptable qui tous les jours portait du bureau le courrier de Bernard et prenait ses ordres, lui apprit que Mr. Georges venait d’arriver le matin même et désirait s’entretenir avec lui d’urgence. Il était dans la rue et n’attendait qu’un signe pour monter.

— Qu’il monte donc, fit Bernard.

Monsieur Georges introduit s’expliqua aussitôt à voix basse avec un grand air de mystère. Blinkine et Mulot avaient obtenu la réunion d’une session extraordinaire du Conseil Général. Au cours de cette session comment avaient-ils opéré ? On n’en savait rien. Toujours est-il qu’ils avaient enlevé de l’Assemblée l’option ferme d’achat sur tous les terrains départementaux et communaux contenant de l’asphalte, contre versement d’un acompte de 300,000 francs désormais acquis. Le prix des terrains était d’un million et demi. Les trois cent mille francs devaient être versés avant la session normale d’avril. L’option était valable trois mois et prolongeable d’autant. Mr. Georges finissait son récit en s’écriant sur un ton désespéré : « Ils nous tiennent bien ! Toutes nos concessions sont cernées par ces terrains., Nous sommes fichus ! »

La figure de Bernard était devenue de la couleur des cendres. Il ne dit pas un mot, sauta du lit, et bien que la faiblesse et la réaction brutale, après ces quelques jours de station allongée, le fissent tituber, il repoussa du geste M. Georges qui voulait l’aider, se vêtit rapidement, baisa le front d’Angèle sans desserrer les dents et sortit. Dehors, dit enfin à son employé :

— Et cette vieille crapule de Soudouli n’est donc pas intervenue ?

— Il était malade, on ne l’a pas vu à la séance.

— Bien. Il est trop malin pour moi celui-là. Je vais fui régler son portefeuille. Retournez tout de suite à Clermont et renvoyez-moi Bartuel et Faugnasse. Je ne sais pas encore ce que je ferai de ces deux drilles, mais j’en aurai sûrement besoin. Et vous, ne vous faites pas de mauvais sang, ne vous affolez pas. Vous me faites marcher tout ça très bien là-bas ; le travail va, les rentrées s’effectuent bien ; la situation de caisse est excellente. Continuez à m’envoyer des rapports semblables à ceux que vous m’avez faits et je me charge du reste. Ni Mulot ni Blinkine ne nous mangeront, vous pouvez être tranquille.

Mr. Georges s’en fut rasséréné.

— « Il est plus content que moi, se disait Bernard, c’est beau la confiance. Qu’est-ce que je vais pouvoir faire pour me débarrasser de ces deux oiseaux ? » : c’était à Blinkine et à Mulot qu’il pensait avec colère. Pas une minute l’idée ne lui vint de s’accorder ou de transiger avec eux. Ils l’avaient roulé comme il les avait roulés lui-même. « Oui, ils m’ont envoyé à Bordeaux pour m’endormir et se débarrasser de moi. Les circonstances les ont servis. Voilà près de trois mois que j’ai perdus ». Perdus ? Il songea à Angèle… Il reprit en serrant les dents : « Oui, perdus à des sottises qu’il va falloir réparer maintenant. Ces gens-là ont une option qu’ils lèveront ; ils vont m’empêcher de passer sur ces terrains désormais à eux et qui cernent les miens ; ils vont me mettre dans l’impossibilité d’exploiter si je ne les empêche d’abord de lever l’option, c’est-à-dire de payer les trois cent mille francs. Que faire, Bon Dieu, que faire ?… » Il réfléchissait en se rendant à son bureau, il ne sentait pas la fatigue. Il s’enferma, se plongea dans un fauteuil de cuir profond, la main sur les yeux : à plusieurs reprises il vint à sa table, calcula, crayonna ; enfin, il soupira : « Rien à faire. Et j’ai la tête lourde comme un melon. » Il sortit pour prendre l’air. « Évidemment, se disait-il, ces deux saligauds veulent ma peau et ils y mettent le prix ; il faut reconnaître qu’ils ont bien joué. Comment les empêcher ? » Il avait gagné les quais, suivait la berge de la Seine, laissant son regard errer distraitement sur les eaux. La sirène d’un remorqueur le fit soudain tressaillir. Son visage s’illumina et il s’arrêta sur le coup. « Un seul moyen. Un seul. Leur créer dans leurs affaires de bateaux un empoisonnement qui puisse les détourner des asphaltières ». Il se rembrunit « pas facile… pas facile… » Il se rémémora la répartition des actions de la société Bordes. Oui, il pourrait à la rigueur disposer des voix de la veuve Boynet. Mais, pour bien faire, il faudrait que Bordes et Maselier acceptassent de marcher avec lui. Mais ceux-là étaient trop malins, ayant à jouer leur rôle d’arbitre, pour ne pas se faire payer cher leurs services et les vendre au plus offrant. Rien à faire de ce côté. À moins de démunir Blinkine et Mulot de leurs titres. Il se mit à rire. Comme si on pouvait songer à cette folie sans rire ! Mais son rire se figea : Abraham possédait une partie de ces titres. Ne les lui céderait-il pas s’il lui proposait une monnaie d’échange avant qu’il fût averti du péril que courrait son père par cet échange ? Oui, mais quelle monnaie d’échange ? Rien qui l’intéressât, ce Pascal juif, ma parole, qui devenait de plus en plus mystique. À moins que… Il rougit, pâlit, fit un geste comme avec effort, regarda autour de lui…

« De toute manière, puisque je ne trouve rien, il faudrait commencer par quelque chose qui me paraît important, sinon nécessaire, me procurer de l’argent. » Cela, il connaissait bien le moyen : se faire ouvrir un crédit de banque sur son actif des asphaltières. Mais quelle banque ? Il était un inconnu partout. Son affaire était ignorée. Une banque l’éconduirait ; si elle ne l’éconduisait pas, elle ferait examiner l’affaire, voudrait tout connaître, se trouverait fatalement en contact avec Blinkine et Mulot, refuserait ; si elle ne refusait pas, elle procéderait à un nouvel examen, technique cette fois : il y aurait des envois d’ingénieurs, tracas, soucis, pots-de-vin, temps perdu, peut-être une nouvelle concurrence à craindre ; si enfin elle marchait, ce serait au compte-gouttes, par une ouverture de crédit dérisoire. À ce moment il pensa à Orsat. Oui, c’était là la solution. Plus il y songeait, plus il en était persuadé. Orsat pouvait lui faire donner, par sa caution personnelle auprès de sa banque, un crédit qu’il n’obtiendrait pas autrement. Et Orsat ainsi engagé serait lié par son propre bienfait, attaché à la fortune de Bernard. Blinkine ne pourrait le conquérir. De plus Orsat avait de l’argent à lui, pourrait l’aider peut-être dans l’affaire Bordes. Seulement quel intérêt Orsat avait-il à faire tout cela ? — « Il ne le fera pas évidemment pour mes beaux yeux », ricana Bernard. Mais pour ceux de sa fille ? Peut-être. Sans doute. Déjà le jeune homme s’en sentait sûr. Seulement il aimait Angèle… Triste débat… Il se dirigea vers la demeure des Orsat.

On l’introduisit dans un petit salon orné de peintures impressionnistes qui lui firent horreur. Drôle de goût, tout de même. Sur une petite table des revues inconnues de lui, la Conque, le Centaure,… Il ouvrit l’une au hasard, lut un poème qui le laissa perplexe. On entendait à côté courir sur un piano une pluie légère « de notes musicales, une mélodie ravissante et toute défaite qui s’arrêta tout à coup. La voix de Reine à peine assourdie par la cloison répondant au valet de chambre : « Vous savez bien que Monsieur est sorti avec Madame. Vous n’avez qu’à poser la carte à ce visiteur sur le plateau du vestibule ». Et la mélodie reprit.

Le domestique revint. « Voulez-vous demander, dit Bernard, à quelle heure Monsieur sera de retour. Vous direz que c’est son ami, Monsieur Rabevel, qui voudrait le voir aujourd’hui… » Un instant après, la jeune fille le rejoignait toute rougissante.

— Que je m’excuse, s’écria-t-il, de n’être pas venu vous rendre visite encore ! mais ce n’est guère de ma faute. J’ai dû passer près d’un mois dans le Sud-Ouest pour mes affaires et j’en suis rentré avec une terrible grippe qui m’a anéanti.

— Comme vous êtes pâle, en effet, répondit la jeune fille.

Elle le regardait adossé à son fauteuil. Les cheveux rebelles encadraient le front très beau. La pâleur du visage, la pâleur de la main l’impressionnaient, la ravissaient. Elle les trouvait adorables, peu communs. Elle sentait bien que ce n’était point la figure de l’anémie mais l’écran d’un feu dévorateur.

Ils devisèrent un moment, puis Bernard fit mine de se lever. Elle le retint. Son père allait rentrer et serait si content de le voir.

— Si content ? demanda-t-il.

— Oh ! oui, fit-elle avec chaleur.

Il sourit à peine et elle s’émut de s’être trahie. Insensiblement il l’inclinait aux confidences. Elle avoua qu’elle s’ennuyait un peu bien qu’elle suivit assidûment des cours, des conférences et des manifestations artistiques de toutes sortes. Il lui raconta sa vie telle qu’il imaginait qu’elle pût le mieux la toucher ; il lui dit qu’il vivait loin de sa mère remariée, qu’il avait toujours été seul comme un orphelin, qu’elle ne pouvait savoir ce qu’était une solitude pour un cœur comme le sien. Il avait une voix belle et touchante, d’un timbre rare qu’on n’oubliait pas. Ils furent interrompus par le domestique qui annonçait un Monsieur Goutil.

— Oh ! dit-elle, je l’avais tout à fait oublié. C’est un jeune poète fort riche, très timide, plein de talent et bien gentil, vous savez. Il vient nous voir tous les jeudis à cinq heures. Mes parents devraient être rentrés.

— Il n’est que quatre heures et demie.

— C’est cela, fit-elle en riant, il est toujours en avance. Et, déjà d’un ton complice : « On le fait attendre ? »

— Bah ! qu’il entre !…

Louis Goutil portait sur son petit corps chétif, une tête romantique régulière et charmante, illuminée de beaux yeux rêveurs. Il bégayait un peu et Bernard se rendit tout de suite compte qu’il était amoureux de Reine. Il faisait la cour avec ses yeux, avec l’accent de sa voix, la tournure de ses phrases les plus indifférentes toutes dédiées à l’objet de sa flamme ; il les entretint des dernières créations du symbolisme, du vers libre, de Wagner et de Debussy. Bernard ne l’écoutait guère, il songeait au but de sa visite, il surprit un regard que lui jetait Reine à la dérobée. « Je ne puis plus retourner ici, se dit-il, ou il faudra me déclarer,… se déclarer, épouser Reine… Ou la catastrophe… mais Angèle… » Il se leva. « Écoutez, Mademoiselle, dit-il, d’un ton subitement glacé, vraiment je ne puis plus attendre ». Il la sentit bouleversée. Elle l’accompagna sans mot dire, laissant là son visiteur, jusqu’à la porte d’entrée. Alors elle osa lui demander : « Mais, nous vous reverrons, Monsieur Rabevel ? » — Elle levait vers lui un regard clair et soumis. Cette soumission l’émut, fit dilater son âme impérieuse. Il ne réfléchit pas davantage et il comprit que c’était à cette minute même qu’il prenait la décision capitale de sa vie. Il la contempla avec douceur et répondit : « Je reviendrai demain, pour voir votre père ». Puis il ajouta : « Et surtout pour vous voir, si vous le permettez ». Elle lui fit une moue heureuse. Il dit enfin : « Il me tarde déjà, Mademoiselle Reine ». Elle baissa les yeux. « On m’attend » fit-elle. Elle se détourna ; et il se demandait s’il n’avait pas trop brusqué les choses quand, du seuil du salon, elle revint et sans toutefois arriver jusqu’à lui, lui dit à mi-voix et toute confuse : « Venez de bonne heure comme aujourd’hui ?… »

Il se rendit aussitôt chez Abraham. Angèle reposait : « Tant mieux, se dit-il, il n’y aura pas de crise. » Et s’adressant à son ami : « J’ai réfléchi, il vaut mieux que je me réinstalle chez moi ; ici, je compromettrais Angèle ; les gens sont méchants ; qu’il y ait une histoire quelconque, que la famille ait vent de ce qui s’est passé, tu vois d’ici le scandale. Il faut éviter cela. Quand elle sera guérie, je l’installerai dans un petit appartement, nous commencerons la procédure du divorce et nous ne vivrons ensemble que quand la situation sera bien réglée. En attendant, je viendrai la voir aussi souvent que je pourrai. »

— Je crois, répondit Abraham, qu’il est sage en effet de ne pas rester ici pour le moment. Quant à la suite de tes projets c’est affaire à vous deux, c’est surtout affaire entre toi et ta conscience. Tu as péché contre ton Dieu, contre ton amitié. Tu sèmes la désunion dans un ménage, tu y jettes les germes d’un enfant adultérin, tout ça n’est pas très beau.

— Ah ! je t’en prie, pas de morale. Et puis, je viens de te faire connaître mes intentions. Puisque je compte réparer, tout est pour le mieux.

— Bien entendu. Tu feras le malheur de François et plus tard celui d’Angèle car tu l’abandonneras quelque jour. Tu pèches contre toutes les lois divines et humaines pour satisfaire ton vice et ton caprice et il ne faut rien te dire.

— Tu parles comme un curé. Il me semble pourtant que tu n’as pas détesté les femmes il n’y a pas si longtemps.

— Oui, j’avoue que j’ai vécu bien mal moi aussi, j’en ai assez de remords, va, crois-le et je ferai tout pour réparer cela, je ne désire qu’une chose, vivre le plus saintement qu’il sera possible à ma pauvre nature.

— Eh bien ! mon vieux, mes compliments. Tu prieras Jéhovah pour moi.

— Tu n’es pas spirituel, Bernard, on ne rit pas de telles choses. Tu sais où je veux en venir.

Rabevel eut une idée soudaine.

— Toi, tu as vu le Père Régard et il t’a converti !

— Oui, Bernard, tu ne peux pas savoir combien je suis heureux.

— Si, je connais ça. Seulement ça ne dure point. Quand on est sincère on plaque tout là, fortune, amis, situation ; on prend le froc et on consacre sa vie à la pénitence et à la conversion des autres.

— J’y pense, dit simplement Abraham.

— Eh bien ! répondit Bernard en riant, quand tu seras décidé, tu me donneras ta fortune et je te donnerai mon âme en échange.

Il réfléchit une seconde ; tout d’un coup, il venait de trouver : « En attendant, je te dis sérieusement une chose sérieuse : Ne t’avise pas de conduire ici le Père Régard ni de faire toi-même de la morale à Angèle, car cela tournerait mal. Que ce soit bien compris, n’est-ce pas ? »

Abraham ne répondit pas. « Tu m’entends ? » insista Bernard. Alors l’autre : « J’ai idée que nous pourrons nous arranger un jour. Ne disons rien de définitif, veux-tu ? »

Il était presque suppliant. Bernard réprima un sourire victorieux et s’en alla. « Véritablement, la religion rend idiot », se disait-il en descendant l’escalier. Il dîna sobrement et rentra chez lui toujours songeant à ses affaires. Comment attaquer ses adversaires sur le flanc Bordes ? Il fallait agir avec prudence, ne pas donner l’éveil. Vingt combinaisons se présentèrent, dans son imagination créatrice, qu’il écarta ; toutes à un moment de leur développement se révélaient impraticables ; l’attaque, la mise en mouvement qui devait déterminer la catastrophe devait avoir pour caractères essentiels d’être invisible, (c’est-à-dire d’apparence toute normale), définitive et enfin de ne pouvoir se développer que d’une seule manière fatale et nécessaire, sans bifurcation possible. Comment provoquer le déclenchement ? Comment lier ses adversaires simultanément sur les asphaltières et sur l’affaire Bordes pour les étrangler ensuite par là. Du côté des asphaltières évidemment ils auraient besoin d’argent pour lever l’option ; si on leur en offrait du côté Bordes ? Oui, sans doute, mais sous quel prétexte ? Voilà à quoi il revenait toujours. C’était là le nœud de la question. Il se coucha de bonne heure et continua de méditer dans la pénombre que faisait la lampe voilée de gaze. Et, enfin, la bonne idée se présenta. Il se rappela à propos l’ambition qu’avait toujours manifestée le Conseil d’Administration de Bordes et Cie : troquer ses voiliers contre des vapeurs. Il fallait leur acheter des voiliers, c’était la solution, leur verser de l’argent tout de suite et engager Blinkine et Mulot dans quelque sale aventure d’emploi de fonds injustifié. Mais par qui faire acheter ces voiliers ? Comment tendre la souricière aux deux acolytes ? Cela, c’était facile ; Bernard ne s’en inquiétait pas beaucoup, il avait confiance en son génie d’invention. L’essentiel était de trouver une base de départ solide, normale, rationnelle : il l’avait, le reste irait tout seul ; c’était un jeu. Il resta une partie de la nuit à échafauder des plans, à examiner toutes les éventualités et la possibilité de les réduire ou de les résoudre à sa convenance. À un moment, il crut tout perdu : « Oui, marmonna-t-il, entre ses dents, je n’ai pas songé à cela ; le conflit entre l’acheteur et le vendeur peut tourner au procès qui donnera à mes adversaires le temps de se retourner. Il faudrait là quelque fait franc, net, coupant, qui pût interdire toute chance à un procès et faire sauter nos zigotos. Mais quoi ? » Vraiment il se sentit découragé : « l’idée était si bonne » se disait-il. Il se leva, alla à sa bibliothèque, prit le Code, feuilleta longuement, médita, le reprit, le jeta avec dépit : « Rien, pas une suggestion dans ce bouquin idiot ». Il songea à l’époque si proche et si lointaine où il commentait la Gazette des Tribunaux. « Le petit frère Maninc ne serait pas embarrassé, lui, se dit-il, avec un sourire perdu, pour trouver une solution. Voyons, comment rendre un tel procès impossible ? » Il se remémora ses cours, reprit le Code, le compulsa de nouveau longuement. « Rien. Évidemment je suis dans l’anormal, l’impossible. Il ne faudrait rien moins que d’avoir affaire à des étrangers. Et même non ! On peut toujours par la voie diplomatique. À moins que les relations diplomatiques ne soient rompues ? » Il se mit à rire : « Tiens, si on se faisait déclarer la guerre pour plaire à Bernard Rabevel ? Je deviens tout à fait stupide. Car, même en cas de guerre, il y a le séquestre et nos tribunaux ne se gêneraient pas pour trancher dans le cas d’un litige avec un étranger ». Il se souvenait du regard malin du frère Maninc pour ses élèves étrangers. « Rien à faire pour l’étranger sur le sol français » Et, tout d’un coup, il eut presque un cri de joie : « Ça y est, je tiens ma combine. Ça y est. » Il regarda son réveil, il marquait trois heures ; il mit la petite aiguille de la sonnerie sur le chiffre six, éteignit sa lampe, se retourna deux ou trois fois dans ses draps en soupirant, puis s’endormit profondément.

À six heures, il fut debout. « Il faut que je le pince au lit, ce bougre, » disait-il à mi-voix. Il s’habilla, descendit dans la rue, héla un fiacre et arriva, comme sept heures sonnaient, à l’École de la rue des Francs Bourgeois. Le portier le reconnut et le salua ; il semblait tout intimidé par l’élégance du jeune homme. « Dites-moi, demanda celui-ci, je voudrais que vous me montriez tout de suite le registre des Anciens Élèves. Il me faut l’adresse de Ramon Sernola. Je sais qu’il fait son droit mais j’ignore où il habite ».

— C’est facile », répondit l’homme. Il sortit et revint au bout d’un moment. « Tenez, dit-il, voilà l’adresse demandée, je l’ai marquée sur ce papier ».

Bernard remercia, tendit un pourboire et reprit son fiacre. Vingt minutes après, il s’arrêtait devant un petit hôtel d’assez piètre mine au fond d’une ruelle du Quartier Latin. Une grosse bonne dépeignée et dépoitraillée s’empiffrait, sur le seuil, d’un quignon trempé de café. « Mossieu Sernola ? C’est au cintièrme, luméro 27. Pas besoin de vous presser. Il est toujours au plumard jusqu’à dix heures. Z’avez le temps ». — « Il n’a pas changé » pensa Bernard. Sernola était un grand garçon, mince, charmant, plein de finesse et d’astuce, mais indolent au possible. Fils d’un grand négociant du Vénézuela, il avait dès l’enfance été séduit par l’image de la France que lui décrivaient les missionnaires ; il avait aisément obtenu d’y venir faire ses études et, au sortir des Francs-Bourgeois où les missionnaires l’avaient directement expédié, il s’était trouvé avec ivresse, libre et seul, dans cette ville qu’il adorait sans la connaître. Il s’était installé dans cet hôtel médiocre, économisant sur le logement pour ne se priver ni de voyages, ni de maîtresses, ni de livres, ni de théâtre, ni de plaisirs. Il avait envie de tout comme un enfant. Presque tout son temps lui appartenait, ses études de droit ayant été singulièrement facilitées par les cours du Frère Maninc. Il ne redoutait qu’une chose, c’était de repartir bientôt pour son pays natal.

Cette crainte, Bernard l’eut tôt pénétrée. C’est là qu’il fallait frapper. Il lui dit :

— Mais pourquoi ne resterais-tu pas en France, puisque tu t’y plais ?

— Parce que le papa me couperait les vivres dès que mes études de droit seraient terminées.

— Ah ! oui. La raison est bonne. Prolonge tes études.

— En me faisant blackbouler ? Le bonhomme a prévu le cas. Diplômé ou non, je reviendrai au bout du temps normal.

— Eh bien ! essaye le contraire ; prépare ton agrégation au titre étranger et tu rentreras à trente-cinq ans pour enseigner le droit à la Faculté de Caracas.

— Figure-toi que j’y ai pensé ! Mais le paternel ne se laisse pas éblouir. Je te dis qu’il n’y a rien à faire.

— À moins évidemment que tu ne trouves une situation en France.

— Allons, vas-y. Tu es venu pour ça, toi. Tu as quelque combine étonnante, à faire bondir Maninc, pas ? Et où mes qualités personnelles peuvent t’aider ?

— On ne sait rien te cacher, répondit Bernard. Écoute-moi. Je m’occupe d’engrais. Notre fournisseur de guanos, une maison colombienne, a résilié avec son transporteur ; elle cherche un armateur et des bateaux. C’est une affaire superbe ; un contrat de dix ans ; un bénéfice assuré d’un million par an. Mais je ne puis faire cela moi-même, ma société encaisserait tout. Je sais où sont les bateaux ; je sais où trouver les fonds ; il me faut une société pour la façade simplement. J’ai pensé à toi.

— Comme c’est gentil et pas compliqué, dit Ramon d’un ton railleur. Mais pourquoi as-tu pensé à un Vénézuélien ?

— Oh ! Vénézuélien, Chilien, Argentin, cela n’a pas d’importance. L’essentiel c’est que ce ne soit pas un Européen ; voici pourquoi : le vendeur des bateaux est armateur et ne consentira pas à favoriser un concurrent c’est-à-dire un Européen qui relâcherait dans nos ports.

— Tiens, c’est vraisemblable, cela ! mais cependant ce transport de guanos…

— Oui. Aussi la société prendrait-elle l’engagement de ne faire que la ligne Caracas-Bordeaux, sans autres escales ni transport qui pussent concurrencer le vendeur.

— Mais pourquoi le vendeur se débarrasse-t-il de ses bateaux ?

— De quelques-uns, rectifia Bernard, parce qu’il veut les remplacer par des bateaux à vapeur.

— Ah ! il s’agit de voiliers ?

— Oui, car les voiliers nous suffisent pour notre genre de transports.

— Bon. Naturellement, dit Ramon, tu as pensé aussi que la société serait constituée sous le régime de la loi vénézuélienne, avec siège à Caracas, administrateurs idem et directeur interchangeable français, toi menant l’affaire par dessous derrière les rideaux d’un vague bureau. Et en cas de difficulté, rien à faire quant au procès, le Vénézuela ayant depuis longtemps rompu toutes relations diplomatiques avec la France en raison de certaines discussions sur des délimitations et des arbitrages.

— Oui, dit Bernard froidement.

— J’aime cette franchise tardive, répondit Ramon. voyons ça de plus près.

— Eh bien ! je prévois que nous pourrons avoir quelques difficultés avec le vendeur ; c’est un personnage assez peu recommandable et processif ; il faut que nous puissions couper court à ses premières velléités de chicane. C’est le seul procédé que nous ayons. Bon. Ceci dit, je continue. Il s’agira d’une société anonyme constituée sous le régime vénézuélien, au capital d’un million de francs, de deux s’il le faut ; nous ne serons limités que par l’impôt à payer ; un quart versé : le commissaire aux apports sera qui nous voudrons ; la société étant faite pour acheter les bateaux avant tout actions, si un capital de cent mille francs par exemple et le complément en obligations se présentaient comme plus pratiques, nous le choisirions : à toi de voir les textes et de me soumettre les solutions. Dès que nous aurons arrêté les statuts, tu expéditeras ça à un notaire de Caracas et à tes amis du futur Conseil d’Administration ; je souscris pour eux ; ils n’ont pas un sou à dépenser. Tâche de trouver de braves garçons, de bonne réputation et pas trop intelligents. Il faut que ton notaire n’ait rien à faire d’autre qu’à recopier l’acte et à recueillir les signatures. Si cela te paraît mieux, on peut déposer les pièces chez le Consul du Vénézuela à Barcelone ou à Bruxelles puisqu’il n’y en a pas en France. Enfin, tous les papiers régularisés doivent être de retour avant un mois et demi. Est-ce possible ? Tu le crois. Bien. Nous arrêterons plus tard les détails. Je te dirai ce que tu auras à faire par la suite. Pour le moment, il est entendu que tu toucheras six cents francs par mois et que tu n’auras rien à faire. Si tout marche bien, je ne serai pas étonné que tu te mettes cent mille francs de côté avant la fin de l’année. Je t’expliquerai comment. Il est également compris que tu ne me connais pas, que je ne te demanderai jamais rien de malhonnête et que tu ne seras jamais inquiété de mon fait ni du fait de la société dont tu es l’un des fondateurs. Est-ce que ça va comme ça ?

— En principe ça va.

— Il n’y a pas de « en principe ». C’est oui ou c’est non.

— C’est oui.

— Alors mets-toi au travail tout de suite et porte-moi ton projet dès demain.

— Disons après-demain.

— Après-demain si tu veux, bien que tout cela soit pressé ; au revoir.

Bernard rentra à son bureau. Il passa la matinée avec son comptable et établit sa position. Elle était belle. On pouvait compter un bénéfice moyen apparent de 20,000 francs par mois pour les asphaltières en raison des grosses commandes nouvelles prises par Mr. Georges ; évidemment il faudrait prévoir là dessus un déchet car dès que les adversaires démasquant leur jeu, attaqueraient, iraient devant les tribunaux, ils obtiendraient certainement quelque chose sur les bénéfices, mais non pas la moitié que leur avait dès le début proposé Bernard. Ce qu’il pouvait craindre était une opposition faite sur les paiements de ses clients ; mais sur quoi ses ennemis fonderaient-ils leur opposition ? Sur l’emploi du matériel leur appartenant ? Il déclarerait qu’il leur abandonnait ce matériel qu’il considérait comme hors d’usage (déjà il avait acheté, pour une somme dérisoire, au marché à la ferraille du matériel semblable hors d’usage qu’il comptait présenter comme étant celui de Blinkine ; un fournisseur complaisant lui avait, par contre, facturé fictivement le matériel de Blinkine encore en bon état et dont il se servait). Sur la dépossession dont ils avaient été victimes ? Bernard pouvait démontrer qu’il n’avait jamais été l’employé de Blinkine-Mulot ; n’avait jamais touché un sou d’eux et n’avait donc fait qu’user du droit de concurrence en obtenant des propriétaires des terrains qu’ils renouvelassent à son propre nom les baux précédemment établis au nom de ses adversaires. Rabevel se sentait donc à peu près tranquille. Le pis qu’il eût à craindre était un procès dont l’issue lui serait favorable certainement, mise à part une concession fatalement faite à Mulot-Blinkine. Pour le moment, tout marchait à peu près ; mais, par suite de l’échelonnement des paiements, des frais généraux, des salaires avancés et de l’indolence des clients, point d’argent disponible. Il fallait coûte que coûte obtenir une avance de banque ; pas d’autre solution qu’Orsat. « Adieu, Angèle » dit-il à haute voix avec un soupir devant le comptable stupéfait. Et dans l’après-midi, il se rendit chez celui que, d’ores et déjà, il considérait comme son beau-père,

Comme il s’y attendait, Reine était seule ; il lui remit une gerbe de roses blanches et tandis qu’elle les admirait, il lui demanda : « À quoi songez-vous ? »

— À rien, dit-elle et sa joue devenait cerise.

— Moi je songe que cette gerbe est la dernière ou la première.

— Que voulez-vous dire ? eut-elle la force de demander.

— Vous me comprenez. Et vous seule pouvez me répondre.

Il lui sembla divinement puissant, éloquent et beau. Elle répondit comme malgré elle : « la première » et cacha sa confusion contre son épaule. Il la prit dans ses bras et la baisa chastement au front. La peau lui sembla fine et odorante ; les traits vus de près restaient jolis ; elle lui parut charmante. Et vraiment cette docilité lui était souverainement agréable.

Ils causèrent longuement ; elle l’étonnait ; il la taquina sur ses goûts artistiques ; elle, déjà plus assurée, lui répondit et il comprit que ses goûts n’étaient pas l’effet d’un snobisme ; elle s’expliqua, elle lui découvrit des vues toutes nouvelles pour lui et où il pénétra avec une sorte de méfiance ravie. Il devina que la jeune fille était fine, sensible et qu’elle n’avait pas d’autre naïveté que celle de l’innocence ; point romanesque ; seulement raffinée à l’extrême, au point, songea-t-il tout à coup, de l’aimer lui pour ce qu’il avait de force, de malice, de simplicité aussi, de différent enfin de tous ces artistes qu’elle connaissait jusque dans le secret de leur cœur et dont elle devait être excédée.

Le temps passa très vite et il ne put se retenir de dire : « Déjà ! » quand Orsat arriva. Il n’aborda pas le sujet qui lui tenait au cœur et se borna à un entretien tout amical. Il demanda la permission de revenir le lendemain pour parler affaires ; mais le lendemain, entraîné par la conversation avec Reine, il s’aperçut vers les six heures qu’il n’avait pas entrepris son sujet. Il s’en excusa :

— Ce n’est pas que j’aie des choses bien importantes à vous dire et peut-être les savez-vous. Il s’agit du couple Blinkine-Mulot ?

Mr. Orsat fit signe qu’il était au courant.

— Naturellement, il n’y a pas à s’affoler de tout cela, je les ai dans ma main…

— Eh bien ! dit Mr. Orsat je serais bien curieux de voir comment vous vous tirerez de là.

— Vous le verrez, vous le verrez. Mais j’aurais voulu causer avec vous de la situation en général. Tout cela n’est pas pressé. Au contraire.

— Au contraire ?

— Oui, je veux dire (et Bernard se sentit tout de même embarrassé) que, plus souvent vous m’autoriserez à venir ici, plus j’en serai heureux…

— Ah ! par exemple, ah ! par exemple, fit le père qui comprit tout à coup. Mais, écoutez, vous me prenez an dépourvu. Madame Orsat n’est pas là. Et toi, qu’est-ce que tu dis, Reine ?

— Mais, rien, papa, répondit la jeune fille en baissant la tête, fort émue.

— Revenez me voir demain, conclut Mr. Orsat encore tout interloqué

— « C’est un peu brusqué » se disait Bernard un instant après, « mais, tout compte fait, cela vaut mieux. Une seule chose à craindre maintenant, c’est la conduite scandaleuse de ma mère. Il faudra que j’aille voir Noë demain matin et que je me procure son adresse. Je mettrai les pieds dans le plat ; elle ne me mangera pas, l’ogresse. » Il se rendit chez Abraham. Comme il tournait au coin de la rue il vit sortir de chez son ami une silhouette qu’il reconnut. Il ne put retenir un mouvement de colère, puis il fit un sourire satisfait : « C’est moi qui l’ai voulu, c’était fatal. Il a marché ce pauvre Abraham, mais c’est le moment d’agir. »

Dès qu’il fut devant son ami, il lui dit :

— Je suis très ennuyé. Je me trouve dans une situation assez difficile. Ton père m’a fait entrer dans la Société Bordes et Cie mais je n’ai pas un titre, aucune autorité, Bordes et les autres se fichent de moi. Ne pourrais-tu me prêter tes titres ? Tu en as 80, n’est-ce pas ?

— Oui, mais ils sont dans le coffre paternel.

— C’est juste. Tu peux pourtant me donner ton pouvoir pour te représenter pendant une période de X années aux assemblées.

— Écoute, c’est bien délicat ce que tu me demandes là ; j’ai l’habitude de donner tous les ans mon pouvoir à mon père qui y tient beaucoup et ne m’a donné des actions de cette société qu’à cette condition.

— C’est bon, n’en parlons plus.

Il entra dans la chambre ; Angèle l’embrassa puis se mit à pleurer. Il démêla la gêne, la crainte, l’amour, le repentir dans le désarroi de la jeune femme ; il lui parla tendrement évoqua un avenir de tendresse, une vie pleine de béatitude et la calma peu à peu. Elle était encore très faible et s’endormit tandis qu’il la berçait de mots câlins. Quand il la vit assoupie, il se tourna vers Abraham : « Allons dans ta chambre », lui dit-il.

Dès qu’ils furent entrés, il remarqua un prie-Dieu devant un Christ : « C’est fait, demanda-t-il, tu es baptisé ? » L’autre aquiesça de la tête. « Ta sincérité envers toi-même, ton courage t’honorent, dit Bernard gravement. Sans doute iras-tu plus loin ? »

— Oui, répondit Blinkine, je pense à faire comme Ratisbonne.

— C’est très bien, fit Bernard qui lui serra la main. Il répéta encore :

— C’est très bien.

Puis il ajouta :

— Seulement, tu comprends, chacun ne voit pas la vie à ta manière. Ce qui te réjouit m’ulcère. Le Père Régard sort sûrement d’ici, l’attitude d’Angèle à mon égard le montre. On retourne le cœur et l’esprit de l’être que j’aime le mieux au monde, on me la prend. Cela, je ne peux pas le supporter. Aussi je préfère te le dire tout de suite : demain, je viens chercher ma maîtresse et je l’emmène chez moi.

— Tu ne feras pas cela ! cria Abraham douloureusement. Comment, avec l’éducation que tu as reçue et les sentiments qui restent au fond de toi certainement, tu aurais le courage d’enlever cette âme qui revient peu à peu à Dieu ?

— Ah ! je t’en prie, assez de prêche.

Mais Abraham ne se laissait pas ainsi imposer le silence. Avec une éloquence farouche qui frappa Bernard sans le convaincre, avec les accents d’une conviction illuminée, il lui dépeignit la laideur de ses actes, le suppliant de se racheter, de changer de conduite, de se souvenir qu’il était chrétien.

— Si tu n’es pas encore mûr pour le sacrifice, au moins, lui dit-il, n’entraîne pas dans ta perte une âme si belle et qui ne demande qu’à reprendre le droit chemin.

— Moi je veux vivre, dit Bernard, je veux vivre.

— Mais as-tu besoin d’elle ? Manque-t-il donc de filles perdues pour te servir d’amusement, que tu aies justement le désir d’enlever à ses devoirs un être noble et droit. Quoi ! tu l’as prise, tu l’abandonneras. Laisse-la donc maintenant, tu sais bien que tu ne désires que gagner de l’argent et jouir de tous les plaisirs.

— C’est possible. J’ai quelquefois ces idées, c’est vrai. J’ai cru tenir à un certain moment le moyen de faire fortune : tiens, encore tout à l’heure, quand je te demandais tes titres. Mais tout me claque dans la main. Alors, pour être un simple employé, j’aime autant vivre avec celle que j’aime et qui porte un enfant de moi.

— Oui, et combien de temps vivras-tu avec elle ? Tu veux être riche, tu as besoin que je te prête mes titres ? Tu laisseras Angèle ? Eh bien ! tiens, je vais te les donner ces titres.

Avec une exaltation de néophyte le jeune Blinkine fouilla dans son secrétaire.

— Les voilà, dit-il. Ils n’étaient pas chez mon père, je te le disais pour pouvoir te refuser. Que veux-tu que nous fassions ?

— Ah ! tu me prends au mot, dit Bernard qui feignait l’hésitation. Qu’est-ce que ce fatras de papier auprès d’Angèle ?

Il simula par le geste et l’expression une violente lutte intérieure.

— Hâtons-nous, dit Abraham qui s’énervait et craignait de le voir revenir sur sa parole. Voilà le mieux, je crois : je te prête ces titres, je te donne une option pour deux ans par exemple, soi-disant contre la somme de cinq mille francs dont je te délivre gratuitement reçu. Tu as la jouissance du droit de vote ; les coupons me restent, bien entendu. Ça va comme ça ?

— Oui. Et je serai possesseur de ces titres contre versement entre tes mains de leur valeur au cours du jour où il me plaira de lever mon option, à n’importe quelle époque durant ces deux années ?

— Entendu. Prépare un papier tout de suite et que ce soit fini. J’ai ta parole au sujet d’Angèle ?

— Oui. Toutefois je te demande de me permettre de venir la voir jusqu’au moment où elle me chassera d’elle-même.

— C’est ce qu’il faut. Il est nécessaire que la rupture vienne d’elle : c’est la condition de la contrition.

Comme beaucoup d’hommes d’affaires de ce temps, Bernard avait toujours sur lui des feuilles de papier timbré. Sur le champ, il rédigea le contrat en double exemplaire sous seing privé. Il quitta Abraham sans vouloir remarquer sa grimace de dégoût : « Fais le beau, se dit-il, toi qui m’appelais autrefois curé, va tâter du séminaire. Et quand tu en auras assez, reviens demander ta galette au Bernard ; on verra si tu seras aussi dégoûté à ce moment-là. »

Une demi-heure après, en fermant son coffre où il avait mis en sûreté les actions, il songeait à Angèle : « Elle n’est pas perdue pour moi, nous nous retrouverons. » Vraiment le moment était trop dur, le danger grand et l’occasion belle, il en était à la chance de sa vie, il fallait pour l’instant consentir aux sacrifices nécessaires. Il pensa à Reine, il se sentit du désir pour cette enfant précieuse. Pourtant l’idée soudaine qu’Angèle pourrait ne pas l’accompagner toute sa vie, le vida de son sang. Il tomba sur un fauteuil. Mais non, Angèle était à lui, rien ne prévaudrait contre cet amour.

Sernola le surprit comme il était encore plongé dans sa méditation : « Je t’apporte un avant-projet avant d’aller plus loin, lui dit-il, je reviendrai te voir demain matin pour prendre tes instructions. » Bernard serra les papiers dans un tiroir et, jetant les yeux sur son camarade, sifflota admirativement.

— Que vois-je sous ce manteau ? Un bel habit tout neuf et à sept heures du soir ! Tu dînes chez un satrape ?

— Non, à mon restaurant habituel. Mais je vais ensuite au spectacle et à un souper de centième présidé par la plus jolie femme de Paris. Veux-tu venir ? J’ai le droit d’emmener un ami, l’auteur est un copain.

— Non, mon vieux, J’ai sommeil, je vais me reposer.

— Tu as tort, tu as tort.

— Non, je vais me reposer. En attendant, dîne donc avec moi ; Florent va nous faire griller une entrecôte et tu ne risqueras pas de poisser ton habit dans un restaurant. D’ailleurs, nous pourrons parler de notre société. Veux-tu ?

— Ma foi, oui, avec plaisir.

Ils bavardèrent un peu, puis, reprenant l’un après l’autre tous les articles du projet, ils les discutèrent et mirent au point une rédaction nouvelle tout en dînant. Quand ils eurent achevé, Ramon insista de nouveau pour emmener son ami.

— Tu verras ce souper, ce sera sûrement très amusant. Bardy, l’auteur de cette comédie, Le Coup de Foudre, dont on fête la centième est très spirituel ; et Rollinette, la vedette, est aussi fort drôle. Viens donc.

— Non, j’aime mieux aller au lit. C’est cette Rollinette qui préside, bien entendu ?

— Mais non, mon vieux, je te dis que c’est la plus jolie femme de Paris.

— Ah ! elle joue là dedans cette jolie femme ?

— Non ; elle se contente d’être la maîtresse du commanditaire du théâtre.

— Ah ! fort bien. Quelles mœurs étranges.

— Alors, tu ne viens pas ?

— Non, je vais me coucher.

— Tant pis pour toi, tu ne verras pas la Farnésina.

— Tu dis ?

— Oui, la Farnésina, la plus belle femme de Paris.

— La maîtresse du commanditaire ? Comment s’appelle-t-il ce commanditaire ? s’écria Bernard.

— Je ne sais plus, il a un nom d’oiseau ; ou de poisson naturellement.

— Mulot ?

— Tout juste, Mulot. Il ne sera pas là d’ailleurs, sans quoi elle n’aurait pas pu venir. Il paraît que c’est un tigre.

— Je viens, mon vieux, je viens. Et je lui ferai la cour à la Farnésina. Tu me présenteras comme le conte de « Pézenas et aultres lieux ». Prends un cigare, mon vieux, et passe dans ma chambre avec moi. Florent, chemise blanche, chaussettes soie, souliers vernis, gibus, habit, au trot, petit Florent. Et pendant que je m’habille allez me dégoter un gardénia. Un peu de gaieté, bon Dieu ! on va cocufier Mulot.

— Tu le connais donc ?

— Si je le connais, cet infâme rat ! Je te raconterai tout cela quand tu seras plus grand ; pour le moment faisons-nous beau : il faut plaire à la Raphaelita.

— Farnésina.

— Raphaelita, Farnésina, ce que tu voudras. Allons, mon petit, il y a encore de beaux jours à vivre. Ramon contemplait les manifestations de cette gaieté subite avec étonnement. Mais Bernard ne se méprenait pas lui-même sur cette explosion de joie ; il en sentait les racines amères et sauvages au moment même où elles le perçaient au cœur ; c’était, subitement déchaînée à la première occasion, la manifestation de sa haine, le désir vivifiant de la vengeance contre ses ennemis ; toute la rage qui couvait depuis quelques jours et que son intelligence avait refoulée pour se garder libre arrivait en flux grondant ; tous les griefs dont la cuisante morsure le persécutait se formulaient simultanément et comme d’une seule voix ; on voulait la ruine de ses espérances, de son orgueil, de sa jeune force ; on l’obligeait à renoncer à ses projets d’avenir, à marcher malgré lui dans des voies qu’il n’avait pas tracées d’abord, à abandonner le grand amour de sa vie, à se lier pour la durée de l’existence avec une femme dont il savait bien qu’il la supporterait avec plus ou moins d’agrément mais sans jamais pouvoir l’aimer ; on le poussait à entreprendre des combinaisons téméraires à cheval sur le bien et le mal, à disposer de ses amis ; déjà il portait un premier coup à l’innocent Abraham et dans quelles conditions ! Le mépris de son ami, le dégoût qu’il avait lui-même de sa conduite lui faisaient venir des gouttes froides à la racine du poil ; il prévoyait qu’Abraham n’avait pas fini d’être sa victime, que la veuve Boynet n’avait pas commencé et qu’Angèle était son hostie. Il prévoyait qu’il allait connaître les sentiers étroits et dangereux, les jours difficiles, les pièges, les lames à deux tranchants, il sentait passer le vent de la défaite possible, il entendait le pas des huissiers, des juges ; il réalisait avec intensité tous les risques qu’il allait courir. Tout cela, il le devait à Mulot et Blinkine ; ah ! les cochons ! Il déglutit péniblement sa salive ; qu’il les haïssait ! mais il ne songeait pas à se soumettre, à s’accorder, à se restreindre, à ne pas courir tous les dangers, à être heureux ! l’humiliation ? la médiocrité ? ah ! non ! mais se venger ! Et de nouveau lui vint l’idée qui avait fait cristalliser soudain tous ses sentiments et ces images, l’idée de voir la Farnésina, de la séduire, de l’envelopper et quelque beau jour, de tenir enfin l’occasion, la belle occasion… Un rêve sanglant le happait ; il se souvenait du galant de Flavie roulant dans l’escalier de pierre. Ah ! bon dieu ! crever Mulot comme ça, par accident ! il défit son col, il étranglait de bonheur à cette idée. « Allons, répéta-t-il, il y a de beaux jours à vivre. Filons ! »

La soirée était belle ; ils allèrent à pied jusqu’aux Variétés. L’éclat des lumières, le bruit, le mouvement joyeux de la foule s’accordaient à la frénésie heureuse de Bernard ; toutes ses tendances secrètes arrivaient à leur épanouissement ; il lui semblait qu’il allait enfin pouvoir se venger, rejeter le fardeau pesant que les conventions sociales et la nécessité de feindre lui imposaient pour vaincre. Le besoin physique de triompher par le corps, par l’exaltation de la force venait à lui du fond des âges, conseil obscur et tenace de l’instinct atavique, souvenir de la sylve primitive ; sa nature si foncièrement charnelle ne concevait pas de vengeance plus humiliante que celle qui consistait à bafouer son adversaire dans sa chair, dans son orgueil de mâle, das son orgueil d’homme, dans la puissance vaniteuse de son corps. Ah ! ce malheureux Mulot était jaloux comme un tigre ? Eh ! bien, il verrait ! Ce n’en serait que plus gai. Il se mit par la pensée à la place de ce Mulot et se supposa impuissant devant l’outrage, il trembla d’imaginer sa colère et l’enragement de son désespoir. Mais était-il bien prouvé que Mulot réagirait comme il aurait réagi lui-même ? Après tout, il ne le connaissait guère cet homme. Il se le figura de nouveau grand, fort, sanguin, d’une carrure semblable à la sienne, d’un visage altier de même mine que le sien à la pâleur près ; le type général était le même : « Tous les requins se ressemblent », se dit-il et il se mit à rire tout haut.

— Qu’est-ce qui te fait rire tout seul, égoïste, demanda Ramon qui marchait toujours à ses côtés le nez en l’air, sa curiosité jamais lassée du spectacle des boulevards.

— Le plaisir d’être avec toi, répondit-il. Nous arrivons ; si nous prenions une loge, hein ?

— À ton gré.

Ils s’installèrent dans une avant-scène. Bernard suivait, avec son application habituelle à toute chose, l’intrigue d’une pièce écrite selon la recette de ce théâtre ; une intrigue grivoise menée par des pantins tout artificiels dans une langue où fusaient à chaque instant des mots drôles. « Dieu que c’est bête ! » se disait-il, mais il ne pouvait s’empêcher de sourire.

Ramon le toucha au coude :

— « Je crois que ton visage de Werther révolté fait son petit effet, dit-il, tourne-toi vers l’avant-scène en face, il en vient des regards qui s’attardent sur toi assez complaisamment.

— Ils sont pour toi, rétorqua Bernard sans même jeter les yeux du côté qu’on lui indiquait.

— Mais non, je suis dans l’ombre, invisible. Oh ! oh ! on prend des lorgnettes. Te voilà sur le chemin de la gloire parisienne.

Bernard se mordit les lèvres pour ne pas rire. C’était un Vénézuélien qui lui disait cela ; elle était jolie la gloire parisienne, la réputation dans un cercle de demi-mondaines, de cabots et de rastas ! Mais Ramon poursuivait :

— Ça ne t’émeut pas ! La Farnésina te regarde et tu t’en moques !

— « La Farnésina ! »… Il se retourna ; il vit une belle femme aux traits de Junon, un peu durs, au menton ferme, à la chair mate et dont les yeux très noirs aussitôt détournés suivaient maintenant le jeu des acteurs.

— Elle est assez romaine, l’enfant, dit-il ; mais elle n’est plus jeune.

— Elle doit friser la quarantaine ; que veux-tu ? c’est l’âge des femmes à la mode ; mais pas une ride ; et un corps ! C’est une femme extraordinaire.

— Elle n’a pas l’air commode. (Il commençait à sentir déjà en lui le désir de la briser, de la voir pantelante à ses pieds).

— Il paraît qu’elle est assez impérieuse, oui ; on raconte des scènes homériques entre elle et Mulot ; elle trouve fort bien l’accent et les mots de la poissarde quand il le faut ; mais enfin l’allure est d’une princesse et, regarde-la, elle atteint vraiment à la grandeur par l’attitude et l’expression.

Ramon s’était un peu penché et la Farnésina l’ayant soudain reconnu lui fit, la première, un gracieux sourire.

— Quelle mémoire étonnante, dit-il, c’est ce don-là qui permet à ces femmes de réussir ; elles n’oublient rien et parlent à chacun comme si elles le connaissaient intimement ; ainsi se maintiennent-elles une cour de flatteurs et de dévots ; je ne l’ai vue que deux fois dans des circonstances comme celles de ce soir et à quelques mois d’intervalle ; la première fois elle a appris mon nom et mon histoire, la seconde fois elle m’a demandé des nouvelles de la Maria Doré avec qui j’avais à ce moment-là une intrigue (tu vois si elle était renseignée !) et ce soir, tu vois, elle m’a bien reconnu.

— Quel métier ! dit Bernard. Qui est avec elle ?

— L’auteur, René Bardy et sa maîtresse, Esmeralda ; le vieux, derrière eux, qui vient d’entrer, c’est Ezechiel, le directeur du théâtre.

Le rideau tombait sur la dernière réplique du premier acte. Bernard contemplait la courtisane. Encore une fois sans qu’il la désirât mais avec une violence prodigieuse il eut l’envie de la serrer dans ses bras à lui faire craquer les os puis de la jeter à terre comme une poupée ; il se vengeait obscurément de Mulot, des difficultés, des travaux de son existence et de son échec possible dans la lutte où il était maintenant engagé.

— Veux-tu que je te présente tout de suite ? demanda Ramon qui suivait son regard.

— Comme tu voudras, répondit-il ; seulement pas sous mon nom, hein ? Je serai un de tes compatriotes si tu veux, un senor Marquis del Vomito-Negro par exemple ! Tu comprends, comme je ne la reverrai jamais, ça n’a pas d’importance et cela fait très bien.

Il pensait que, peut-être, Mulot avait, au cours de la conversation, parlé de ses démêlés avec lui et il ne voulait pas éveiller la méfiance de la demi-mondaine.

— Soit ; tu seras mon cousin, Luis de Calenda. Allons.

Ils firent le tour de la salle et frappèrent à la porte de l’avant-scène. Une dizaine de personnes s’y pressaient et ils eurent quelque peine à approcher la déesse :

— Ah ! vous voilà, Ramon, dit-elle en l’enveloppant de cette œillade professionnelle qui veut être invite, confidence et abandon, comment vont vos amours avec Lilian Fragonard ?

— Comment, vous connaissez déjà… Hélas ! très mal. Lilian m’est bien cruelle, vous savez.

— Elle sera là ce soir, je l’ai fait inviter pour vous dès que j’ai appris que vous seriez des nôtres, et vous serez voisins. Voyez comme je suis gentille.

Ramon regarda Bernard d’un air qui signifiait : Hein ! quelle maîtresse femme ! je te l’avais bien dit ! » et il se confondit en remerciements, en flatteries et en galanteries que la Farnésina buvait d’un air gourmand. « Quelle maquerelle ! » se dit Bernard. Cependant Sernola le présentait :

— Voici mon cousin qui est aussi mon ami d’enfance et camarade d’études, le marquis Luis de Calenda.

— Oh ! si jeune et déjà marquis ! dit la Farnésina en minaudant.

— Et d’une des plus vieilles familles espagnoles émigrées au dix-septième siècle. Son père est mort voici deux ans et il a hérité le titre.

— Jamais titre ne saurait être porté avec plus d’élégance » fit la demi-mondaine. Bernard se sentit des nausées. Mais la Farnésina l’entreprenait et il dut raconter une existence imaginaire qu’il inventait à mesure. L’entr’acte s’achevait. « Déjà », dit-elle ; mais Bardy et sa maîtresse proposèrent de céder leur place, ils iraient eux-mêmes dans la loge du marquis ; d’ailleurs ils avaient à faire sur le plateau et chez Ezechiel. Bernard resta seul avec la courtisane et Ramon. Ils bavardèrent jusqu’à la fin de la pièce à voix basse. Ce fut pendant le dernier acte qu’elle lui dit toute sa vie ; elle lui fit une sorte de conte bête, sentimental et roublard où il devina toutes les nuances secrètes de son caractère en voyant à la fois ce qu’elle aurait voulu être et l’impression qu’elle désirait donner.

— Elle ment aussi bien que moi, se dit Bernard, mais ma supériorité sur elle c’est qu’elle ignore que je mens.

Elle glissa à des confidences plus précises, en vint à l’ennui de sa vie gâchée avec un tyran jaloux et avare, sans séduction ni allure. Et comme Bernard lui objectait qu’elle ne devait pas manquer de soupirants, elle haussa les épaules avec un air de dédain excédé ; elle avait fait de bien tristes expériences, allez ! avec des gens qui n’avaient qu’un sentiment, l’orgueil, et une ambition, celle de satisfaire cet orgueil. Mais elle avait toute sa vie cherché un cœur vierge, un adolescent, naïf, tendre, beau et doux. Elle finissait par désespérer, par douter qu’il y en eût encore.

— « Ne croyez-vous pas ? » lui demanda-t-elle pour finir. Elle lui dit cette phrase d’un ton profond, en posant familièrement la main sur son genou ; elle avait incliné la tête et lui parlait tout près du visage ; il ne voyait bien que deux yeux très grands levés vers lui et qui exprimaient la mélancolie et l’innocence.

Il s’éloigna sans affectation, un peu troublé ; le faisceau d’un projecteur qui avait pour rôle de donner au dialogue indigent « l’atmosphère d’amour » de la scène finale, effleura rapidement le visage de la Farnésina ; la patte d’oie apparut à la tempe sous l’artifice des fards. « Cette pauvre chère chose, ce n’est qu’une femme usagée, une vieille chochotte », se dit-il avec la cruauté de son âge. Son regard glissa jusqu’aux épaules : « Elle reste tout de même belle » ; mais, assez étrangement, comme si elle eût deviné ses pensées et qu’elle en fût maintenant gênée, la courtisane ramena une écharpe qui la voila. Le rideau tombait. On se leva. Bernard n’eut plus devant lui qu’une femme agacée qui accepta de méchante humeur l’aide qu’il lui offrait pour remettre son manteau. Le jeune homme fut vexé. Il fut partagé entre le désir de s’en aller et celui de se venger. Zut, après tout, pour cette vieille grue qui après lui avoir fait la cour posait maintenant à la reine offensée. Il prit ostensiblement congé de Ramon. Mais avant que celui-ci put ouvrir la bouche :

— Quoi ! dit la Farnésina, est-il désagréable celui-là ! Il fait de la neurasthénie, alors ? Il vient, il bavarde, il fait l’aimable ; après ça, il prend des mines renfrognées d’examinateur et parle de fiche son camp. Mon petit, tout marquis que vous êtes, vous pourriez vous montrer plus galant. Quant à vous, Ramon, si votre cousin s’en va, vous pouvez le suivre et que je ne vous voie plus. En voilà un genre, alors ! C’est la première fais qu’on me laisserait tomber.

Ah ! non, très peu, une belle paire de mufles que ces Grands d’Espagne

Elle éclatait de dépit. « Allons, allons, ça ne va pas mal », se dit Bernard. Il s’excusa très gentiment et Ramon expliqua à mi-voix que son ami avait une maîtresse exigeante. La Farnésina fit des coquetteries : « On ne me la sacrifiera pas une pauvre petite fois ? »

— Qu’as-tu donc ? dit Ramon à voix basse. Tu ne vois pas qu’elle est folle de toi ?

Alors Bernard joua le grand jeu. Il feignit le coup de foudre, l’affolement. Il avait l’air de sacrifier son passé, ses projets, ses plus chères amours à la passion soudaine, baisa la main de la courtisane et relevant la tête lui offrit un visage si exalté qu’elle le repoussa dans l’ombre de la loge sans plus savoir ce qu’elle faisait et le baisa sur les deux joues à pleines lèvres comme un enfant : « Oh ! chérubin ! » s’exclama-t-elle « comme il me plaît ce gosse, il est adorable ».

Chez le directeur, au souper, qui, contrairement à la coutume, fut extrêmement gai, elle le voulut à ses côtés. Ils burent beaucoup de champagne ; à la fin du repas quand la réunion tourna à l’orgie, Bernard se dit vaguement : « Voilà le moment de tenter quelque chose ». Les hommes assez débraillés fouaillaient les femmes demi-nues qui poussaient des cris discordants. Certains couples s’étaient retirés dans un salon proche. Ramon et Lilian enlacés montraient l’œil terreux et la pâleur de la luxure. La bestialité des attitudes, le désordre de la table, cet assemblage de reliefs de repas, de fruits écrasés, de fleurs fanées déjà, de vin répandu et de chairs, loin d’exciter ses appétits le gênaient. « Si nous partions ? » dit-il à sa voisine. Elle le regarda, un peu hagarde, puis se leva. Ils enjambèrent un couple ; comme ils quittaient la salle, Bernard entendit la voix enrouée de Ramon : « Voilà le marquis qui va s’offrir la plus jolie femme de Paris » et il vit frissonner devant lui les belles épaules de la Farnésina.

Le temps s’était refroidi ; le froid les saisit et les dégrisa. Dans la voiture qui les conduisait à la rue Marbeuf où habitait la courtisane, ils ne dirent pas une parole. Ni l’un ni l’autre n’avait aucun désir. La femme de chambre mal éveillée fut renvoyée d’un geste ; ils s’assirent l’un auprès de l’autre, gênés, glacés. Bernard se gourmandait intérieurement. Six heures sonnèrent. Enfin elle le prit dans ses bras, l’embrassa sur le cou et, tout d’un coup, il sentit ses larmes sur la peau.  Tous deux se dégoûtaient un peu, pris d’une vague tendresse et d’une immense lassitude. Hébétés, engourdis, ils sentaient passer les minutes ; ils distinguèrent vaguement le bruit d’une clé dans la serrure. Et ils ne reprirent pleinement conscience d’eux-mêmes qu’en entendant des imprécations furibondes et en voyant devant eux Mulot en costume de voyage, couvert de poussière, étranglé de fureur.

— Qu’est-ce que c’est que cette paire de cochons en tenue de soirée à sept heures du matin sur mon canapé, criait-il. Ah ! on ne m’attendait pas et on faisait la bombe hein ! la vieille garce ? On amène son amant chez moi maintenant ? Qu’il fasse voir sa gueule celui-là ?

Il alla à la fenêtre, tira les rideaux et poussa un cri de colère :

— Rabevel ! Nom de Dieu ! Bernard Rabevel ! Bernard s’était dressé aussitôt, toute sa colère et sa résolution ressuscitées ; il devinait que Mulot arrivait de Clermont, venait d’achever ces négociations qui devaient le perdre, le ruiner ; il tressaillit de joie à l’idée de la confusion que faisait cet homme : « Le résultat sans le sacrifice : il est cocu par moi sans l’être ! » Réflexions qui durèrent l’instant d’un éclair. Il ne dit mot, serra les dents : « Qu’il bouge, qu’il me donne un prétexte, pensait-il avec une impatience folle du meurtre, je le fous par la fenêtre ». Mais Mulot était tombé sur un fauteuil, touchait sa gorge, sa poitrine. « Il est emphysémateux ou cardiaque, ce paquet, se dit Bernard avec regret, ça va le sauver ». L’autre déboutonnait son col fébrilement : « Bernard Rabevel, Bernard Rabevel, ah ! nom de Dieu » et il roulait des yeux désorbités. Ce fut au moment où il répétait le nom du jeune homme que la Farnésina qui avait paru anéantie, se leva brusquement et, comme folle s’écria : « Idiot, idiot, c’est notre fils, notre fils, tu entends ? Oui, notre fils ! » prenant Bernard par le cou, elle le couvrait de pleurs et de baisers. Soudain, elle s’arrêta, ils se regardèrent fixement, mesurèrent l’horreur du trou où ils avaient failli descendre, baissèrent les yeux. Elle se rassit, dit à Mulot qui revivait :

— Oui, notre fils que j’ai retrouvé hier et dont tu n’as rien su jamais. J’ai été mariée avec un Rabevel, tu n’as jamais connu que mon nom de jeune fille. Quand tu croyais que je vivais avec ma mère, je vivais avec ce mari, je t’ai caché ma grossesse quand tu es allé au Portugal. Je t’ai toujours caché l’existence de ce fils qui devait me vieillir. Tu veux des preuves : je t’en donnerai des preuves. Mais regarde comme il te ressemble d’abord ! Et puis je sentais bien quelque chose aussi. Ah ! quelle émotion !

Mais Bernard était déjà sorti, hors de lui-même. « Quelle catastrophe, disait-il avec colère, qu’est-ce que je vais faire ? » arriva chez lui, prit un bain, changea de vêtements. Comme il nouait sa cravate devant la glace, il fit un mouvement de recul. « Elle n’a pas menti cette garce, s’écria-t-il, ce que je ressemble à son amant ! » Même front élevé, même mâchoire de dogue, mêmes cheveux rebelles ; seuls les yeux, les joues et le nez étaient ceux de la Farnésina : « Beau rejeton d’un beau couple ! » se dit-il avec découragement. À cette heure, à se savoir fils des deux êtres qui le dégoûtaient le plus au monde, il ressentait une envie de pleurer, une faiblesse totale, un besoin immédiat de se confier à un ami, avec des larmes. Mais il ne se voyait pas d’amis, François était bien loin, et puis François… Blinkine, mais Blinkine… — Il eut conscience de ses trahisons, une amertume, un regret… S’il allait voir sa tante Eugénie ? mais un sursaut d’orgueil le secoua : Non, Eugénie, il ne pouvait pas ; elle le croyait un Rabevel ; il fallait qu’il le demeurât pour elle. Cette évocation d’une chère tendresse féminine le troubla ; et il décida aussitôt d’aller parler à Angèle. Il passa dans son bureau ; une lettre de Mr. Georges l’y attendait ; le comptable lui annonçait l’arrivée par deux trains successifs de Fougnasse et de Bartuel à qui il s’était permis de donner rendez-vous avec Bernard à onze et à trois heures, à son bureau le vingt-sept février. « Il est intelligent ce garçon, il a compris que ces deux drôles devaient s’ignorer. Bon. Le 27 Février, mais c’est aujourd’hui. Bon. » Il se hâta vers la maison d’Abraham. Angèle était à demi étendue sur une méridienne. Il sentit en la voyant cette émotion qui l’étreignait dès que le cher visage florentin lui apparaissait ; il murmura pour lui-même : « Mon amour, mon amour » et après l’avoir longuement embrassée il demeura un instant à genoux devant elle dans un besoin plus grand que jamais d’adoration. Elle le regardait avec l’expression d’une tendresse immense et désolée et laissait sa main contre sa joue. Ils gardèrent le silence et il leur semblait à tous deux d’un prix tel qu’ils n’eussent pas voulu le rompre. Pourtant, comme elle toussait un peu, il l’interrogea :

— Je serai bientôt tout à fait guérie », lui dit-elle ; elle se dégrafa, montra sous le sein gauche une trace rosée, la cicatrice ; il y posa ses lèvres avec passion tandis qu’elle rougissait de pudeur et de joie. Elle reprit avec embarras : « bientôt guérie, tout à fait forte grâce à cette transfusion qui doit t’avoir bien affaibli, mon amour… » Il fit un geste, mais elle : « Ne dis pas un mot, ne parle pas, ne prononce pas une phrase qui puisse m’arrêter ; j’ai une chose à te dire qui me fait peur ; il me faut beaucoup de courage… »

Il comprit tout de suite ; il ébaucha un geste de désespoir ; à ce moment juste où il sentait le prix de cette affection, il allait donc perdre le seul être qui lui eût donné à jamais et sans restriction son cœur ; et le perdre par sa faute ; « Je l’ai vendue, se disait-il avec désolation, je l’ai vendue à Abraham ! » Rien ne subsistait maintenant de l’espoir qui le soutenait au moment du troc ; qu’Angèle retournât à La Commanderie dans son petit bourg natal du Rouergue et la reverrait-il jamais ? Ah ! qu’allait-elle dire ! Il espéra un instant qu’elle ne parlerait pas : il espéra qu’elle allait dire autre chose que ce qu’il craignait ; vains subterfuges de son cœur à son cœur : « Tu comprends, faisait la pauvre voix prête à sombrer dans les larmes, nous nous sommes aimés comme des enfants. Il était bien évident que la vie devait nous séparer fatalement ; notre situation ne serait pas possible vis-à-vis du monde, de ma famille, de la tienne, de celle de François ; déjà, j’ai du mal à conserver une légende auprès des miens. » Elle s’arrêta exténuée, fit quelques sanglots déchirants : « Et puis, reprit-elle, nous avons péché si gravement ; j’ai été folle, mon Dieu, c’est ma faute, je t’ai entraîné. Toute ma vie pour expier cela ! » Les pleurs lui hachaient la voix ; Bernard distinguait mal ses paroles ; il entendait les noms de François, du Père Régard, d’Abraham ; il comprit qu’elle parlait de pénitence, du Bon Dieu, de sa contrition. Il baissait la tête, impressionné par cette grande crise de désespoir, d’honnêteté, de piété qui tentait à déraciner à jamais leur amour. Et il admirait en même temps qu’elle fût si courageuse. Il se sut abandonné des dieux et des hommes. créature il perdait ! Puis il songea à l’enfant qu’elle portait dans ses entrailles, à son enfant. Elle y pensait aussi, elle dit que ce petit être serait pour la vie l’image de son péché, sa punition ; mais elle n’en pouvait plus, et poussant un cri où expirait le bonheur de son existence, elle clama : « Mon Dieu, mon Dieu, que je suis malheureuse ! » et retomba comme pour succomber ; Bernard eut le sentiment de leur détresse commune, il crut que tous deux atteignaient à l’extrême de la douleur humaine ; toute grande désolation s’accompagne de cette terrible impression de l’unique qui désespère la créature en lui laissant tout de même l’orgueil de se croire sans pareille. Il ne pouvait plus maintenant se taire, il fut sur le point d’aller chercher Abraham, de lui dire : « Je reprends ma parole, voilà tes titres, ta signature, je reprends Angèle, je l’emporte ». Il savait bien que s’il le voulait il parviendrait tout de même à la persuader, à vaincre l’influence du Père Régard, toutes les puissances divines ou terrestres. Il balança ; mais il vit les deux requins qui le poursuivaient : tout plutôt que d’abandonner la lutte ; Angèle, il la reprendrait un jour, grâce à l’enfant.

— « Tu ne peux pas m’enlever cet enfant à jamais ? dit-il. Que tu ne veuilles plus me voir cela te regarde ; tu ne m’aimes plus, je n’essaierai pas de violenter ton cœur ; mais cet enfant, j’y tiens à cet enfant autant que toi-même.

— Il dit que je ne l’aime plus ! » Elle se roula, de nouveau prise de désespoir. Puis, avec véhémence : « Mais tu ne me comprends donc pas ? Tu ne sens donc pas qu’il faut maintenant sauver nos âmes ?… »

Il fut effrayé de son exaltation, jugea opportun de ne pas insister, la rassura… Puis il en vint à sa grande douleur, à son isolement, et finit par lui raconter en pleurant lui aussi, quelle triste trouvaille il avait fait et ce qu’étaient ses parents. Elle l’écoutait maintenant avec une attention maternelle, le consolait à son tour, lui conseillait l’affection, la douceur. « Certes, la conduite de ta mère n’est pas belle, mais sans doute à cette heure s’en repent-elle et ne demande-t-elle qu’à t’aimer. Et lui, il doit être fier de son fils ; voilà la solution de vos ennuis. Va, tu retrouveras un foyer, un doux endroit de bien-être et de bonheur. Tes parents ne demandaient sans doute que cette occasion de rentrer dans une vie régulière. Va les rejoindre, témoigne-leur ta soif d’affection, ton désir de remplir le quatrième commandement. Tu vas les convertir et te rendre heureux en faisant d’eux et de toi des êtres meilleurs. Va, mon amour, obéis à celle qui t’adore plus que tout. » Il écoutait cette voix mouillée dont toutes les inflexions lui rappelaient une caresse physique, cette chère voix de perle et de cristal. Elle l’apaisait, le réconfortait, faisait pénétrer peu à peu en lui la certitude de la tranquillité future, d’une sorte de bonheur nouveau, de cette tendresse familiale qui lui était inconnue. Mulot ne lui parut plus si odieux, ni sa mère si coupable. Il était déjà convaincu qu’ils l’attendaient pour reconstruire une vie régulière, calme, parfaite aux yeux de tous. Il sentit pour la première fois le besoin de dire : « Papa, maman » ces mots qui lui avaient toujours été interdits.

Il quitta Angèle tout transformé et gagna la rue Marbeuf. Sa mère le reçut aussitôt. Tous deux étaient bien embarrassés.

— Vous êtes seule ? demanda Bernard pour rompre le silence.

— Oui, dit-elle, votre père,… mon mari est chez Blinkine. Il fronça les sourcils :

— Votre mari ?

— Nous sommes mariés, Bernard. Monsieur Mulot a voulu régulariser la situation il y a quinze ans au moment d’une grave maladie, pour que je ne fusse pas inquiétée par sa famille au cas où il disparaîtrait.

— Vous n’avez guère songé à votre fils à ce moment, dit Bernard.

— Ah ! pardonnez-moi, vous ne savez pas ce que j’ai parfois dans l’esprit. J’étais alors la divette à la mode, je chantais dans tous les cafés-concerts, je créai même une pièce aux Variétés ; dire que j’étais Madame Mulot, avouer un enfant déjà grand…

— Oui, les apparences d’une vie normale vous eussent porté tort dans votre carrière, répliqua Bernard ironiquement.

— Ne m’accablez pas, Bernard. Maintenant c’est fini. J’avoue que j’aime le luxe, la toilette, les soirées, le théâtre, je crois que je n’accepterai jamais de vieillir mais, allez, je serai la plus droite, la plus raisonnable des femmes. Restez avec nous ; et vous serez ma joie, ma sauvegarde. Vous allez voir, votre père va rentrer, il saura arranger les affaires que vous avez ensemble ; il vous aidera dans la vie, il vous adoptera. Vous savez qu’il a une situation considérable dans le monde financier, il vous préparera à lui succéder, il vous donnera son nom. Bernard réfléchissait ; sa mère était depuis quinze ans Madame Mulot de la Kardouilière ; qui donc irait chercher la Farnésina sous ce nom ? le dernier obstacle à son mariage avec Reine disparaissait : il était le fils que Madame de la Kardouilière, une personne titrée et fort respectable, avait eu d’un premier lit ; nul ne soupçonnerait jamais l’indignité de la courtisane que cachait trop bien ce beau nom. Il se sentit bien aise, tout disposé à l’indulgence, à la tendresse, à cette vie familiale sans heurt qui l’attendait. Il embrassa sa mère avec gentillesse.

— Et moi, on ne m’embrasse pas ? dit Mulot qui rentrait, Ah ! mon petit Bernard, qui aurait cru cela ? il y a encore des miracles.

Il posa sa serviette bourrée de papiers sur un fauteuil.

— Tout ça, dit-il, va d’ailleurs transformer la situation. Nous qui te cherchions noise dans le Puy-de-Dôme, nous abandonnons la dispute. J’en ai parlé à Blinkine, il est d’accord là-dessus. Voilà, je prends mon fils avec moi, je l’introduis comme directeur général dans l’affaire avec 10 % sur les bénéfices. Après, nous verrons. Tu t’installeras à mon bureau de la rue Mogador et tu te mettras au courant de mes affaires ; je vais lâcher les voyages, tu les feras pour moi et aussi bien que moi et je pourrai me reposer un peu et me consacrer à ta mère, pas vrai, cocotte ? Je t’abandonnerai pour ça quinze fafiots de mille par an. Te voilà content, hein ? Ai-je bien arrangé tout ça… ? E t puis, j’oubliais, je t’adopte, tu deviens Rabevel-Mulot de la Kardouilière. On va te préparer une chambre ici, tu vivras avec nous ; on te retiendra la pension comme de juste sur tes appointements, j’arrangerai cela aussi. Voilà l’affaire. Allons, c’est entendu. Et maintenant, au travail.

Bernard immobile et silencieux avait, pendant ce discours, senti se lever et peu à peu croître en lui la colère et le désappointement. C’était ça la famille ? Ce tutoiement, ce ton autoritaire, cette intention cynique de le tenir, de le conduire et de l’exploiter, l’avaient exaspéré. Il se contint et répéta simplement en prenant son chapeau :

— Et maintenant, au travail !

Puis il se dirigea vers la porte :

— Où vas-tu donc ? demanda Mulot qu’abasourdissait cette attitude singulière.

— Où il me plaît, répondit-il en serrant les dents.

— Mais enfin, qu’est-ce que tu as ? Causons. Si ce que je t’ai offert ne te convient pas, dis-moi au moins ce que tu en penses ?

— Je pense, répondit-il d’une voix sourde, que je ne sais pas ce qui me retient de vous flanquer ma main sur la figure.

Il sortit aussitôt. « La plus belle déception de ma vie, se disait-il. Et Angèle qui m’envoyait embrasser le papa. Joli, le papa ! Je lui apprendrai qui je suis à celui-là aussi. Allons voir d’abord notre sympathique Fougnasse

Celui-ci l’attendait assez agité dans le vestibule de son bureau. Bernard lui jeta un regard noir qui l’effraya. Il le fit asseoir en face de lui et, sans un mot, comme si le visiteur n’existait pas, ouvrit son courrier, inscrivit ses mentions de classement, ignora tout du pauvre bougre qui s’agitait sur sa chaise timidement se demandant ce que lui voulait ce jeune homme dont il avait peur maintenant.

— Monsieur Fougnasse, finit par dire Bernard, j’ai toujours dans mon coffre-fort certain papier que vous avez bien voulu signer et que vous n’êtes pas sans vous rappeler.

L’homme inquiet hocha la tête.

— J’ai aussi, dûment recueillies, signées et légalisées, les dépositions des fournisseurs, de la cantinière, du contremaître et de quelques ouvriers établissant d’une manière irréfutable la nature de vos agissements.

L’avocat se sentit tout à fait gêné.

— J’ai enfin un rapport me donnant le détail de vos négociations récentes avec Mulot et Blinkine, avec certains membres du Conseil Général, etc. Cette trahison imprudente ne témoigne pas en faveur de votre intelligence. Elle me décide à me servir de mes armes. Je vous ai invité à venir me voir pour vous annoncer que j’allais porter plainte contre vous. Vous allez être brisé, mon garçon, comme du verre.

Maître Fougnasse s’écria avec agitation :

— C’est un chantage que vous préparez !

— Attention, répondit Bernard avec calme, il y a dans l’antichambre un Corse capable de vous faire dégringoler deux étages le cul sur les marches. Mesurez donc vos expressions.

L’avocat fit un geste découragé.

— Allons, à quoi cela vous servira-t-il de me faire mettre en prison ?

— À me débarrasser de vous pour toujours. N’est-ce pas assez, cela ? Vous conseillez Blinkine et Mulot, vous me jetez ces deux acolytes dans les jambes, fort adroitement et opportunément je le reconnais ; et, ayant le moyen de vous faire disparaître, je ne le ferais pas ? Mais, mon garçon, vous me jugez trop sot !

— Excusez-moi, dit Fougnasse, mais le délit pour lequel vous voulez me faire chanter a été commis au préjudice de ces Messieurs et non au vôtre et ces Messieurs ne portent pas plainte.

— Gros malin ! il y a pensé. Mais les ouvriers et la cantinière porteront plainte. Vous comprenez.

L’avocat soupira.

— C’est bien votre faute, fit-il, si j’ai renoué avec vos adversaires. Pourquoi ne m’avez-vous pas utilisé ? Il faut que je vive ; à Clermont, pas de causes à plaider, il y a plus d’avocats que de clients ; Blinkine m’a apporté le pain.

— Ma foi, dit Bernard, votre remarque n’est pas sans valeur. Mais je ne vous ai pas utilisé parce que je n’ai rien dans vos cordes ; à quoi pouvez-vous m’être utile ?

— À ce que vous voudrez, fit l’autre avec ferveur, à ce que vous voudrez. Employez-moi, je vous en supplie, vous n’aurez pas de meilleur auxiliaire

— Je ne vois rien, dit Bernard qui feignait de réfléchir. Non, rien… À moins que… Mais je ne sais pas si vous pourriez faire cela.

— Quoi ? quoi ? demanda Fougnasse qui sentait renaître l’espoir.

— Il s’agit d’un journal financier que créent des amis à moi ; ils voudraient bien m’en voir assumer la charge, mais je suis très occupé, il me faudrait un rédacteur en chef actif, intelligent.

— Je pourrais…

— … et fidèle, Fougnasse, et fidèle ! vous comprenez ?

— Ah ! monsieur, est-ce que vous ne me tenez pas ? Et puis, si je gagne bien ma vie, croyez-vous que je sois assez bête pour vous trahir ?

— Enfin, c’est à voir, c’est à voir. Voilà le dossier, étudiez-le, préparez un plan et revenez demain à la même heure.

Il lui tendit une chemise qui contenait divers documents et les grandes lignes d’une sorte d’avant-projet de ce journal financier dont il rêvait depuis longtemps et dont il sentait l’opportunité depuis tout à l’heure. Monsieur Fougnasse saisit les papiers et retourna à son hôtel.

L’après-midi ce fut le tour de Bartuel.

— Avant tout, dit Bernard, connaissez-vous Blinkine et Mulot et vous connaissent-ils ?

— Je les connais de vue mais ils m’ignorent totalement.

— C’est parfait. Je vous ai fait venir pour me débarrasser d’eux et faire votre fortune et la mienne. Voyez que je n’y vais pas par quatre chemins. Je vais vous proposer une combinaison inédite où vous n’aurez qu’à m’obéir entièrement et sans chercher à comprendre ce que je ne vous expliquerai pas. Il y a des risques à courir. J’estime que ce que nous allons faire ensemble n’est nullement malhonnête ; malheureusement les choses les plus correctes sont toujours susceptibles de mauvaises interprétations. Il est donc nécessaire de prendre toutes ses précautions. Tâchez de vous rendre méconnaissable. Vous m’avez dit un jour incidemment que vous parliez l’espagnol. Vous changerez donc de nom et devenez un senor vénézuélien du nom qu’il vous plaira, Monsieur Ranquillos par exemple : ça va ? Vous allez être directeur général d’une grosse affaire. Il faut commencer par vous installer à Paris, chercher des bureaux et le personnel que je vous indiquerai ; vous êtes heureusement célibataire ; coupez tous liens avec le pays natal. Annoncez à vos proches que vous partez pour l’Espagne afin d’y étudier une affaire ; nous ferons envoyer vos lettres de ce pays aux quelques parents et amis que vous ne pouvez laisser tomber. Pour que la confiance nécessaire entre nous dans la grosse affaire que nous allons entreprendre règne totalement, il ne faut pas que je puisse craindre que vous me trahirez. Alors, vous allez m’écrire une petite lettre de menace que je vais vous dicter. C’est ma sauvegarde, vous comprenez…

Bartuel hésitait visiblement. Rabevel ne parut pas s’en apercevoir ; il préparait du papier et de l’encre.

— Du papier acheté dans une petite épicerie de Montrouge bien entendu. Tenez, voici la plume. Ah ! une belle affaire, je ne serais pas étonné qu’il y eût cent billets de mille pour vous. Et, bien entendu, avec un peu de prudence, cela sera sans aucun risque.

Bartuel s’était assis. Il écrivit sous la dictée de Bernard et signa. Le jeune homme serra la lettre dans son coffre-fort.

— Vous avez eu confiance, dit-il, c’est très bien. J’ai beaucoup exagéré pour voir si vous étiez homme à vous effrayer. Vous allez voir que tout cela se passera d’une manière tout à fait normale. Rien de plus grave que ce que j’ai fait aux asphaltières. Seulement ici les lapins sont sur leurs gardes ; c’est pourquoi je vous demande d’opérer à ma place. Mais votre conscience peut être tranquille. Il s’agit d’une société d’affrêtement en formation qui va passer de gros marchés pour les transports d’engrais de Colombie et du Chili et qui veut d’abord se constituer une flotte ; on essaye de lui faire payer les prix forts et nous allons tâcher de payer seulement ce que ça vaut, vous saisissez ? Vous verrez plus tard comment. Pour le moment, un bureau et du personnel.

Il expliqua ce qu’il désirait comme appartement et comme employés, entra dans les plus petits détails et donna rendez-vous à Bartuel pour la semaine suivante après s’être assuré qu’il s’était bien fait comprendre.

— Et maintenant, dit-il, en se frottant les mains, à la Tour de Nesle !

Les Orsat l’attendaient et à l’accueil qui lui fut fait, quelque réservé qu’il dût être protocolairement, il comprit tout de suite qu’il était agréé. Il en fut heureux et sut le dire et le montrer, tour à tour disert, enjoué, empressé ; il plut beaucoup à ses futurs beaux-parents qui découvraient enfin un coin de jeunesse dans cet être sur qui seul les chiffres, l’argent et les combinaisons entortillées de lois et de papier timbré semblaient avoir une prise. La petite Reine ravie de voir ses parents si parfaitement surpris et conquis était aux anges. Quand Bernard parla de se retirer :

— Nous ne nous sommes pas entretenus de certaine chose qui a son importance, dit Mr. Orsat.

— La question d’argent et de famille ? Allons-y. Mr. Orsat, en ce qui vous concerne, je vous dirai immédiatement ceci : primo, je ne sais rien de votre lignée ni de celle de Mme Orsat et il m’est indifférent d’en rien savoir ; secundo, je ne sais pas quelle dot vous comptez donner à votre fille et il m’est indifférent de le savoir ; ne lui donnez rien si vous voulez ; exigez le régime dotal qu’il vous plaira ; tout cela est pour moi zéro : j’aime votre fille et cela me suffit, le reste ne compte pas. Vous avez assez fait en me donnant votre enfant. En ce qui me concerne, c’est très simple : Je suis le fils d’un patron menuisier qui est mort pendant mon enfance, mais d’une famille de la plus parfaite honorabilité ; vous pourrez demander dans tout le quartier de l’Hôtel-de-Ville des renseignements sur mon grand-père et mes oncles ; ma mère a épousé en secondes noces Mr. Mulot de la Kardouilière avec qui je suis en désaccord parce que j’estime qu’il m’a dépossédé de ce que m’avait laissé mon père ; ceci vous donne le mot de notre mésentente dans l’affaire des asphaltières. Vous saurez cela plus tard par le menu. Quant à ma situation de fortune, vous la devinez à peu près. Venez demain matin à mon bureau ; je vous mettrai tous les documents en main ; je vous ouvrirai ma comptabilité et vous verrez que tout est pour le mieux dans le Puy-de-Dôme. La seule chose que je désire actuellement c’est d’obtenir des fonds de roulement et je négocie présentement l’ouverture d’un compte d’avances en Banque. Mais c’est long et j’enrage de perdre mon temps. Enfin, ça, c’est un détail.

Ce petit discours plut beaucoup. Mr. Orsat, enchanté, sut toutefois se réserver pour le lendemain. On retint Bernard à dîner et il ne rentra que fort avant dans la nuit.

Le lendemain matin, Mr. Orsat était chez lui ; il examina avec attention tous les documents que lui soumit Bernard. À la fin, posant ses lunettes :

— Mais tout cela est excellent, dit-il. Évidemment, il vous faudrait des fonds de roulement pour mieux marcher. Quel crédit sollicitez-vous de votre Banque ?

— J’ai des marchés avec de grosses administrations de l’État pour un million ; je suis en train de conclure avec les entrepreneurs de la Ville de Paris pour un nouveau million gagé sur leur contrat avec la Ville ; il me semble que sur des garanties de cet ordre on pourrait bien m’ouvrir un crédit de seize cent mille francs.

— Cela ne me paraît pas excessif ; je serais prêt d’ailleurs à vous donner mon aval. Voulez-vous me laisser m’occuper de cette question ?

Bernard lui serra les mains avec effusion.

— Quant à ma fille, continua Mr. Orsat, je lui donne cinq cent mille francs et je vous propose le régime de la communauté réduite aux acquêts.

— Ce qu’il vous plaira, dit Bernard. Mais à quand le mariage ?

— Il faudrait bien compter un couple de mois, n’est-ce pas ? Fin avril ? Enfin vous déciderez tout cela avec ces dames. Allons, à ce soir. Bien entendu, votre couvert sera toujours mis à notre table.

Quand Mr. Orsat fut parti :

— Heureusement, se dit Bernard, que je n’ai jamais compté sur l’argent de la dot ; elle m’arrivera trop tard pour m’être utile ; mais le beau-père m’aura bien aidé pour le compte d’avances ; sans lui j’étais fichu d’attendre six mois et d’obtenir seulement cent ou deux cent mille francs. Maintenant, nous voilà tranquilles. Il ne s’agit plus que de bien tisser notre toile, nous avons encore un mois devant nous : que dis-je, ajouta-t-il, en consultant son agenda, près de deux mois ; la session du Conseil Général tombe fin Avril. Il y aura du travail de fait à ce moment là ou j’y perdrai mon nom.