Rabevel ou le mal des ardents/02/01

Gallimard — Éditions de la « Nouvelle revue française » (Tome iip. 9-79).

TOME II


CHAPITRE PREMIER

— Je crois, dit Bernard en descendant du train que le mieux sera de vous installer à votre hôtel ; je vous y conduirai si vous le permettez. Pendant que vous vous reposerez je me rendrai au port et je vous rapporterai des nouvelles toutes fraîches. Peut-être même, ajouta-t-il d’un ton glacé, vous ramènerai-je François.

Elle se rapprocha de lui et il la sentit tremblante. À l’hôtel il l’accompagna jusque dans la chambre qui lui était réservée ; il n’était guère ému sachant que François était loin encore ; mais elle frissonnait : ce mari qu’elle connaissait si peu, qu’elle n’aimait point sinon d’une bonne affection de camarade, ce mari était son maître ; elle ne se rappelait pas sans répugnance l’assaut maladroit et brutal de la nuit de noces ; il allait venir ; l’évocation de son image aurait pu suffire à chasser le bien-aimé Bernard ; et lui, il ne s’inquiétait pas, il demeurait paisible et fort : Comme elle l’admira ! Elle le prit dans ses bras, le serra de tous ses muscles en murmurant : « Mon amour, mon amour » et elle retomba sans force sur le lit. Il s’assit contre elle et tint son visage entre ses mains avec douceur ; il adora les yeux brillants qui ruisselaient de pleurs ; il devina son regret, sa colère, son désespoir et encore la peur qui la tenaillait. Un bruit de pas dans le couloir la dressa toute roide : « Partez, dit-elle en l’étreignant sauvagement ; c’est peut-être lui… Partez ! » Mais il ne l’écoutait pas ; il la dévêtait en gestes rapides et légers ; elle ne fut bientôt plus qu’une pauvre petite chose implorante, transie d’angoisse et de désir ; et enfin, parmi les supplications, les pleurs, les cris de remords et de plaisir, il connut cette chair délicieuse de tout temps prédestinée à son empire.

Il se rajusta sans hâte et la quitta muette et exangue ; il n’exultait point mais se sentait comblé d’une satisfaction parfaite ; il jouissait de cette espèce de sérénité qui accompagne le corps dispos et l’âme insoucieuse : « Évidemment nous nous convenons fort bien » se dit-il avec un sourire cynique. Il se rendit à la succursale de la maison Bordes où on l’attendait. Le directeur, ce Garial dont il avait, sans le connaître, emprunté la signature, était un ancien commissaire de la marine, sec, noir et peu loquace, qui chiquait. Il jaugea tout de suite Rabevel : « Net, ferme, méchant, avare : un aspirant qui sera vite Commandant. Il va tous les bouffer dans notre turne » et, vieux fonctionnaire, s’appliqua aussitôt à lui faire la cour.

— Avez-vous, demanda Bernard, un autre trois-mâts actuellement disponible ?

— Pas exactement, répondit Garial ; mais la Jamais Contente qui fait le Maroc doit arriver en principe le 26 ; on aura le temps de la décharger pour le 3 janvier ; d’ailleurs jamais la Scintillante ne pourra être ici avant le 15 Janvier.

— Vous dites ?

— Mais oui ; le torpilleur 108 nous câblait hier matin de Dakar qu’il l’avait rencontrée le 17 au sud d’Agadir où elle a dû être drossée par la tempête ; les vents sont contraires et elle va tirer des bordées pendant quelques jours.

— Pendant quelques jours ? dit un scribe en levant une belle tête rasée de vieux capitaine, au moins deux semaines elle va y rester ; toutes les tempêtes dans ce coin-là finissent par quinze jours de noroît ; j’en sais quelque chose, j’ai fait La Rochelle-Dakar pendant dix ans.

— Cela me donnera près d’un mois avec Angèle, pensa Bernard soudain saisi d’un vertige qui enflamma son front. Mais la pensée ne fit que passer et il revint aussitôt à ses calculs.

— Mais alors, dit-il, ça ne va pas du tout : la Jamais Contente ne peut rester inactive du 26 Décembre au 16 Janvier ! il faut trouver autre chose. Faites-moi voir vos graphiques.

— Comment ? demanda Garial.

— Ah ! bon ; vous ne savez pas ce que c’est. Donnez-moi l’état de votre flotte ; au port, disponible, en mer, etc… avec les caractéristiques de tous vos sabots ; l’état des services de transports normaux, l’état des services variables ; les tonnages de marchandises en attente de chargement, de départ ou de déchargement, et leurs destinations ; l’état des équipages… Tout y est ?… Ça va : voyons maintenant comment établir le plus commodément nos graphiques. Tenez : nous pourrions faire un tableau à double entrée qui comporterait d’une part une, deux, … huit colonnes verticales, d’autre part…

Il était lancé, heureux, en pleine fièvre d’organisation. Tous les employés l’entouraient, suivaient avec admiration le travail de sa pensée. Quand il eut fini :

— Voilà, il ne reste plus qu’à mettre tout cela au net et naturellement à le tenir à jour. D’ores et déjà, vous voyez d’un seul coup d’œil tous les trous de la situation : Vous n’avez pas de fret du tout pour ce bateau qui est signalé de Cherbourg sur lest au départ d’Amsterdam ; cherchez-en, trouvez-en à n’importe quel prix : que font vos représentants ?  Voilà un bateau, Le Tourny, qui venant de Riga à Bordeaux, doit entrer en cale sèche à Anvers par suite d’avaries : cale sèche cela veut dire long séjour, il faut le désarmer, inutile de payer un équipage ; à côté de cela, je vois le Bel-Ami qui va de Glasgow à la Haye avec du charbon ; qu’il embarque la cargaison du Tourny à Anvers.

Il continua ainsi près d’une heure, clair, précis, autoritaire. Garial notait ses ordres. Quand il eut fini :

— Fichtre ! midi un quart ! je m’en vais… Ah ! dites-moi, Mr. Garial, je quitte Bordeaux pour quelques jours, je vais aller me reposer dans la région ; je vous donnerai mon adresse par télégramme et, le cas échéant, à chacun de mes changements de résidence ; toutes les nouvelles que vous pourriez avoir de la Scintillante doivent m’être télégraphiées aussitôt.

— Celles-là seulement ? demanda Garial.

— Oui, ce sont les seules qui m’intéressent », répondit Bernard. Puis, voyant un peu de déception apparaître sur le visage du Directeur : « Tiens, tiens, se dit-il, celui-là aurait aimé se sentir conduit, soutenu ; ça manque d’hommes là-dedans ». Il parut réfléchir et se raviser : « Ma foi, fit-il, je voulais me reposer tout à fait ; mais puisque la situation est délicate et que vous ne me paraissez guère secondé, envoyez-moi donc un rapport journalier, succinct et clair et soumettez-moi vos embarras ; je vous donnerai mes directives, assez brièvement, bien entendu, mais d’une façon suffisante pour vous conduire et vous couvrir… Oui, je trouverai quelques heures pour cela ; vous aurez une lettre tous les deux ou trois jours ; et un télégramme pour les cas urgents ».

Il quitta Garial ; il était tout guilleret : « Il y aurait peut-être à faire dans cette boutique, pensait-il ; le tout est de connaître exactement leur situation et les conventions qui existent entre Bordes et nos excellents amis Blinkine, Mulot et Cie ». Il fut sur le point de rebrousser chemin : puis il se rappela qu’il était tard et qu’il ne trouverait plus personne au bureau : « J’y reviendrai tout à l’heure », décida-t-il et il rentra à l’hôtel. Le vestibule était vide. « Tiens, Angèle n’est pas descendue » ; il dit au concierge : « Voulez-vous prévenir Madame Régis que je suis arrivé et que je l’attends au salon ? » — « Oui, Monsieur, j’envoie le gamin tout de suite ».

Bernard entra aussitôt au salon tandis que le concierge appelait le chasseur. Il feuilleta distraitement les illustrés ; de beaux vocables retentissaient à ses oreilles : La Scintillante, la Jamais Contente, le Tourny, le Bel-Ami… Les rêves de son enfance prenaient figure ; en quittant le bureau sur le quai, il avait enregistré sur sa rétine les belles images de vaisseaux balancés ; posséder une flotte qui promènerait sur toutes les mers du globe le pavillon de Rabevel ! ça ce serait beau. Il commençait à avoir confiance en lui-même ; il sentait bien que s’il voulait il y arriverait un jour ou l’autre ; alors, quelle grandeur ! Quelle magnificence : être le maître de ces navires ; il te les ferait produire, lui, allez ! on verrait ça ; et il faudrait que ça marche à la baguette tous ces zigotos, ces capitaines. François comme les autres. François !

Et justement il lui sembla que ce nom était répété distinctement derrière lui. Il se retourna, un peu altéré. Sur la porte, Angèle se tenait, pâle, comme défaillante. Elle répéta d’un air égaré : François ! Puis, comme les yeux désillés : c’est toi, Bernard ? où est François ?… « Elle est folle ! » se dit Rabevel avec inquiétude. Il ajouta à voix haute : « Mais qu’as-tu donc ? François ?… Il est à deux mille kilomètres d’ici en plein océan ». Elle eut la force de refermer la porte et de venir tomber dans ses bras en sanglotant de bonheur. « Ah ! oui, elle m’aime » pensa Bernard ; et il sentit à ce moment dans sa plénitude une impression de puissance, d’orgueil et de sécurité. En mots entrecoupés, Angèle lui expliquait : « C’est le chasseur…cet imbécile… Il m’a dit : Monsieur Régis est arrivé… il vous attend au salon… quelle émotion inutile… » — « Pas inutile, dit Bernard, elle me prouve que tu m’aimes et m’attache davantage à toi ». — « Ah ! fit-elle d’une voix inconsciemment pathétique, te faut-il donc encore des preuves de mon amour ? »

Ils passèrent à table ; il voulut une petite fête, commanda des mets exquis et, sur la nappe, fit porter des fleurs, si rares en cette saison ; il la contraignit à boire du champagne qu’elle adorait mais dont elle se défiait ; et elle fut vite étourdie. Alors seulement il lui parla de François et vit qu’elle n’y pensait déjà plus. Il lui expliqua qu’il y avait eu une confusion au sémaphore et que son mari ne rentrerait pas avant le 15 Janvier. Elle l’écoutait vaguement, sans pensées bien précises, un peu ennuyée de cette évocation, heureuse auprès de lui. Mais quand il ajouta : « Et nous deux, qu’allons-nous faire ? » elle sursauta ; elle n’y songeait plus : c’était si simple de vivre ainsi, toute la vie, tous deux. Bernard l’observait de son œil aigu ; tout en ce visage continuait de l’attirer : pas une beauté de ces traits, pas un défaut qui ne lui plût ; il eût voulu la boire, la sentir fondre dans sa bouche comme un fruit. Et l’émoi même de la jeune femme à cette minute le ravissait ; il le laissa se prolonger pour son plaisir ; elle avait les sourcils légèrement relevés dans une expression de désarroi et d’inquiétude encore mal définis, elle le regarda profondément, mit, avec un peu de timidité sa main sur la main du jeune homme ; il savoura quelques secondes et par avance l’impression qu’il allait ressentir et qu’il prévoyait, l’impression divine de puissance, d’autorité, l’encens délicieux de la gratitude, et il lui dit enfin : « Nous ? c’est bien simple, nous avons un train à 5 h. 10, nous serons pour dîner à Montauban où nous coucherons ; et demain nous partirons pour le Quercy… Cela te va-t-il ?

— « Ah ! mon amour ! » dit-elle radieuse.

— Eh bien ! va te reposer et te préparer. Il est deux heures. Je retourne chez Bordes et, à quatre heures et demie, je t’attendrai devant l’hôtel avec une voiture. C’est entendu.

Ils étaient seuls dans la salle à manger. Elle lui sauta au cou. — « C’est entendu » répéta-t-elle, et elle se sauva, légère dans l’escalier.

Quand il arriva au bureau de Garial il le trouva en conversation avec un jeune homme fort élégant qui pouvait avoir vingt-six ans environ et qui se présenta lui-même.

— Louis Mazelier, secrétaire général de la maison Bordes.

— … et neveu de Mr. Bordes, ajouta Garial, avec un sourire complice.

Bernard s’excusa : il revenait parce qu’il avait oublié de noter certains chiffres qui lui avaient paru intéressants. Mais Mazelier lui dit qu’il bénissait ce contretemps ; Mr. Garial était justement en train de lui expliquer tout leur travail du matin et il trouvait cela tout bonnement merveilleux.

— Ah ! ajouta-t-il, quel dommage que je n’aie pas un animateur comme vous pour me débrouiller le service des titres et de la comptabilité.

— Mais, dit Bernard, je croyais que Mr. Blinkine et Mr. Mulot…

— Oh ! Mr. Blinkine et Mr. Mulot qui ont le titre de conseils de la société s’occupent l’un de la partie technique : travaux, réparations, chantiers, ateliers ; l’autre de la trésorerie : courtages, mouvements de fonds, changes. Et encore voient-ils cela de très haut.

— Ma foi, dit Bernard, si je puis vous être utile, disposez de moi.

— Mais comment ? vous connaîtriez les questions de titres et de comptabilité ?

— C’est ma partie.

— Vous êtes extraordinaire ! Voulez-vous entrer dans mon bureau…

Bernard fut vite mis au fait de la situation par le jeune Mazelier. Celui-ci était l’unique neveu et l’héritier présomptif du vieux Bordes qui l’avait installé à ce poste pour le mettre au courant de tout ; il était plein de bonne volonté, d’ailleurs intelligent et nanti de connaissances étendues ; mais la complication des affaires de la société réclamait mieux que cela ; Mazelier s’en rendait compte et l’avouait avec une modestie charmante.

— Tout tire à hue et à dia, dit-il. Si j’entre dans le détail de chaque service, je vois que les choses y sont faites régulièrement, qu’il n’y a rien à reprendre du point de vue des principes généralement appliqués dans les exploitations du même genre. Le plan de notre comptabilité a été dressé par un expert ; celui de nos services de trafic, de titres, de… tous, quoi ! ont été établis par des idoines. Et l’ensemble ne va pas ; il y a tiraillement, désaccord constants. Avec cela des frais généraux énormes qu’il est impossible de réduire. Tenez, par exemple, (ajouta-t-il avec un sourire) vos patrons Mulot et Blinkine nous coûtent cent cinquante mille francs par an et ne nous les rapportent pas.

— Il faut les flanquer à la porte, répondit Bernard en riant.

— Vous savez bien que c’est impossible, répliqua Mazelier, riant aussi.

— Évidemment, murmura d’un air convaincu Bernard qui n’en savait rien du tout.

— Tout cela constitue un ensemble de charges héritées de mauvaises années et qui grèvent lourdement notre exploitation. Et pourtant l’affaire est bonne. Voilà une Société au capital d’un million dont 500.000 francs versés ; les actions d’un nominal de 1000 frs cotaient hier en Bourse 4. 316 frs. Et je pourrai vous faire voir de beaux bilans ; mais on tue la poule aux œufs d’or.

— Voyons, dit Bernard, vous vouliez me demander quelques suggestions au point de vue comptable, je crois.

— Oui, revenons à nos moutons. Vous avez un moment ?

Bernard tira sa montre :

— Quatre heures. Eh bien ! mais, fit-il placidement, nous avons jusqu’au dîner.

Ils travaillèrent en effet jusqu’à sept heures. Bernard ébaucha une esquisse de comptabilité qui permit le contrôle constant d’un grand nombre d’opérations incontrôlables en l’état présent. Quand ils se levèrent :

— Tout cela, dit-il, ne peut se faire proprement qu’à condition d’étudier tous les services à fond ; mais je prévois qu’on peut arriver à un mécanisme très souple et qui permette de faire le point à volonté. D’ailleurs, le système de coordination est gouverné par la nature du résultat à faire apparaître, c’est-à-dire par le type du bilan à obtenir, et, en fin de compte, par les articles des statuts relatifs à la répartition et par la géographie présente de vos titres.

— C’est bien juste ce que vous dites là, répondit Mazelier songeur.

— C’est la philosophie pratique des affaires. Où peut-on dîner ici ?

— Vous êtes seul ?… Mais si vous êtes seul, dînez donc avec moi, nous continuerons de causer.

Bernard eut une hésitation imperceptible. Angèle… Mais non, il eût été impardonnable : ce garçon allait lui raconter tout ce qu’il voudrait connaître, c’était clair ; et peut-être apercevrait-il un biais, un chemin pour… pour quoi faire au juste ?… Il ne savait pas bien encore ; mais sous ses yeux, au clair de lune, des vagues et des mâts peuplaient le ciel, et il rêvait d’un grand pavois dominé par un immense pavillon brodé d’un R. Une seconde n’avait point battu qu’il répondit :

— Avec plaisir. Mais c’est moi qui vous invite.

— Mais non, mais non, puisque je…

— Non, j’impose mes conditions, dit-il en riant. Il pensait que Mazelier voudrait rendre la politesse et qu’ainsi il le reverrait et par lui, peut-être, connaîtrait son oncle Bordes… Les événements les plus importants de la vie sont des perles inestimables que relie un misérable fil sans valeur ; il faut pourtant le tisser ce fil si on ne veut pas que le hasard le tresse à sa façon.

Il examina son compagnon. « Il a la lippe gourmande, constata-t-il, ce doit être une fine gueule ». Il dit tout haut : « J’ai entendu parler d’un restaurant du Caneton Fin, est-ce que c’est bien ? »

— Il n’y a pas mieux à Paris, répondit Mazelier avec une moue rieuse qui feignait la délectation, mais c’est une caverne de voleurs.

— Bah ! allons-y tout de même.

Quand ils furent assis, Bernard composa le menu avec une attention extrême, il était lui-même infiniment porté sur ce que Rabelais nomme les « harnois de gueule » et traitait, quand il le pouvait, son estomac et son palais en grand seigneur. Il remarquait d’ailleurs que ce genre de jouissance était fort apprécié dans les milieux où il était appelé à évoluer. Il choisit les vins et fut satisfait de recevoir les marques d’approbation d’un maître d’hôtel et d’un sommelier qui n’en étaient pas prodigues.

Il voulut connaître tout d’abord son invité et, d’un ton enjoué, mit la conversation sur la vie de Bordeaux, ses distractions, et ses plaisirs. Il comprit que Mazelier travaillait beaucoup mais vivait largement et ne se privait de rien ; il lui fit avouer au rôti qu’il n’avait point de maîtresse et changeait suivant sa fantaisie : « il y a deux danseuses actuellement à l’Alcazar, dit-il, deux bijoux… » Puis, insensiblement, ils passèrent aux choses sérieuses ; quand Bernard vit son compagnon assez détendu et assez alangui pour trouver que tout était beau et reconnaître en lui le confident de toujours, il attaqua résolument, bien que d’un ton badin, la question qui lui tenait au cœur :

— Je suppose, dit-il, que vous vous offrirez le Caneton Fin tous les jours lorsque vous serez le patron de la maison Bordes ?

— Le patron de la maison Bordes c’est Monsieur Personne et ce sera Monsieur Personne jusqu’à la culbute finale, vous le savez bien.

— Bah ! comment arrangez-vous cela ?

— C’est bien simple. Vous savez que c’est Antoine Bordes, le vieux, le père de Bordes c’est-à-dire de mon oncle qui a fondé la maison ; il vient de mourir il y a peu de temps fort âgé et c’est son fils Jean Bordes qui a maintenant quarante-trois ans qui conduit la boîte depuis 15 ans à peu près. C’est en 1878, à la fin de l’exposition, lors de la crise d’affaires terrible dont vous avez entendu parler et qui a suivi cette foire ridicule, que la maison a failli sauter ; mon oncle a englouti dans l’affaire tout ce qu’il avait, a mangé l’avoir de sa sœur c’est-à-dire de ma mère qui était déjà veuve à cette époque, a emprunté dans des conditions usuraires et s’est trouvé finalement acculé à la faillite ; c’est alors que Blinkine, qui avait eu vent de la chose, lui a proposé de le remettre debout ; il a constitué une société anonyme formée par mille actions de 1000 francs dont moitié versée, estimant 500.000 francs un fonds qui valait déjà plus de 3.000.000. Il s’est fait adjuger une commission, des parts de fondateur, a souscrit une vingtaine d’actions, a placé le reste, a exigé pour son associé et lui la situation que vous connaissez, et, en fin de compte, a réalisé une affaire de premier ordre. Il a en effet réussi à introduire le papier en Bourse au moment où s’achevait la souscription, a fabriqué l’année suivante un bilan désastreux que son canard, l’Honnête Financier a signalé aussitôt à tous les braves gens avec une vertueuse indignation ; les actions sont tombées à 180 frs ; à l’assemblée générale suivante vos deux patrons en présentaient à eux deux plus de deux cents (exactement 206) leur appartenant en propre, 150 mandatées par leurs clients et 170 appartenant à une dame Boynet venue on ne sait d’où ; ils avaient la majorité. Ils ont fait ce qu’ils ont voulu et, depuis, ils ont circonvenu mon oncle qui, bien qu’administrateur délégué, s’occupe à peu près uniquement de signer ce que je lui présente et de faire la noce. Je dois dire que, de 1880 à 1884, ce fut l’âge d’or ; les affaires n’ont cessé de prospérer et les actions de monter ; à présent c’est stationnaire : il y a beaucoup de chenilles sur la salade ; les vaches maigres arrivent. Enfin n’empêche que si vos amis liquidaient maintenant leur situation, ils auraient gagné leur million sur cette petite affaire en déboursant 50.000 francs, et cela en sept ans : ce sont des malins.

— Combien votre oncle a-t-il d’actions ?

— Deux cents.

— Et vous ?

— Vous voulez dire ma mère : 150. Naturellement nous avons des parts de fondateur qui participent aux bénéfices à leur rang et qui ont une grosse valeur. La ruse de Blinkine a été en somme de leurrer mon oncle en créant des parts de fondateur qui, en cas de liquidation avaient priorité à la répartition, dans des conditions très favorables ; il a fait miroiter la chose aux yeux de l’oncle qui n’a vu que cela, car il était à ce moment-là très déprimé et ne croyait plus à l’avenir de l’affaire. Et il n’a pas remarqué le revers de la médaille : c’est que les parts n’avaient aucun droit de vote aux assemblées ; en sorte que, avec nos trois cent cinquante actions, nous ne pouvons rien faire que nous allier à vous, Messieurs Blinkine-Mulot, qui nous dévorez.

— Et vous n’avez pas été capable de racheter en Bourse les cent cinquante et une actions qui suffiraient à assurer votre majorité ?

— À l’heure actuelle, c’est un denier : six cent mille francs ! Et puis, vous savez, il n’y a eu de mouvement de titres qu’au moment de la débâcle dont je vous parlais tout à l’heure ; depuis, il y a quelques déplacements mais en un an c’est tout juste si vous trouveriez quinze actions sur le marché ; elles inspirent confiance, je ne sais pourquoi ; pourtant, au taux actuel elles ne rapportent pas trois pour cent !

— C’est vous qui en pâtissez ; et comme secrétaire général naturellement, vous ne gagnez presque rien ?

— Huit cents francs par mois ! ce sont vos amis qui se sucrent sur notre dos.

— Tout cela changerait si vous pouviez prendre l’affaire en mains.

— Il faudrait deux choses : quelqu’un comme vous pour la diriger et lui faire rapporter ce qu’elle doit rapporter car vraiment elle a quelque chose dans le ventre ; et puis la possibilité d’agir aux assemblées générales pour que l’argent si difficilement gagné n’aille pas engraisser des parasites.

— Je crois aussi que vous auriez à moderniser le matériel ; j’ai vu que vous aviez beaucoup de voiliers.

— Évidemment ; ici nous allons très prudemment ; nous remplaçons lentement ; et d’ailleurs, nous devons garder des voiliers, cela répond fort bien à certains usages. Mais il est certain que quatre vapeurs du tonnage de Jean-le-Bon par exemple gagneraient bien leur vie ; seulement cela représente deux millions, le prix de dix voiliers jaugeant en tout le quadruple.

— Vendez dix voiliers.

— Il faut avoir acquéreur à bon prix.

— Vous êtes amortis et vous avez quelques réserves : utilisez-les.

— Nous ne pouvons pas, nous sommes nos propres assureurs.

— Augmentez votre capital.

— Évidemment, il faudra finir par là : Tiens, voilà mes danseuses de l’Alcazar. On va les inviter.

Deux jeunes femmes, l’une blonde, l’autre brune, mais toutes deux fort appétissantes vinrent sans se faire prier sur un geste de Mazelier qu’elles avaient reconnu.

— Que faites-vous, ici, à neuf heures au lieu d’être dans vos loges ?

— Il y a relâche au bazar, répondit l’une, une partie des décors de la Revue a flambé cet après-midi. Alors nous nous donnons le luxe de venir prendre le café au Caneton Fin.

— Et vous avez raison, mes petits oiseaux, vous êtes chez vous ici.

— Dites donc, vous, je vois que ça va mal finir, dit la brune en riant très fort.

— Embrassez-moi donc pour faire amende honorable d’une telle méchanceté, Alyssia, dit Mazelier.

— Rien que ça. Et devant tout le monde encore ! Tout à l’heure si vous êtes sage ». Elle se pencha à l’oreille du jeune homme et lui dit quelques mots. Il répondit de même et ils ne s’occupèrent plus de Bernard que la blonde regardait d’un air mutin et agréablement provocant : « Je ne vous plais pas ? » finit-elle par demander. Bernard sembla sortir d’un rêve ; effectivement, il poursuivait ses calculs : « il doit y avoir quelque chose à gratter dans ce mic-mac Bordes, » pensait-il, « mais comment ? » La voix de la jeune Mylitta le rappela au réel : « J’étais en extase devant vous », lui dit-il. Elle répondit : « Flatteur ! » et le jugea distingué. Ils ne tardèrent pas à entreprendre une conversation galante si bien qu’au bout d’un moment tous les quatre jugèrent que le lieu était trop austère pour continuer leur entretien. Ils raccompagnèrent les jeunes femmes qui habitaient porte à porte. Mazelier et sa compagne lui firent des adieux touchants d’ivrognes : « Je vous retrouverai demain à onze heures au bureau, n’est-ce pas ? » dit Mazelier dans un retour de lucidité. « Entendu », répondit Bernard. Et il se disposa à rentrer à l’hôtel. Mais la petite femme le tira par la manche : « Eh bien quoi, dit-elle, vous ne venez pas avec moi ? » Il avait repris le cours de ses pensées et l’avait totalement oubliée. « Non, dit-il, voilà un louis, vous n’aurez pas perdu votre temps ; je m’en vais ». Elle mit l’argent dans son sac, et d’un petit ton boudeur : « Merci pour le louis, c’est toujours utile. Mais ni Alyssia ni moi nous ne couchons pour de l’argent, on est entretenues par des gros marchands de vin de Paludate. C’est-il que je vous dégoûte ? Non ? Eh ! bien, toi, tu me plais, sale gosse, viens donc, va, on va s’aimer ». Il eût la vision d’Angèle, recula ; elle songeait peut-être à lui, désolée dans son lit ; une étrange saveur lui vint avec un flot de salive, il reconnut une émotion âcre déjà ressentie, quelque chose qui annonçait le sadisme et l’anormal ; il se rappela les petits chats martyrisés, le chien du chapelier, le scorpion, l’homme roué de coups à l’étage des domestiques ; il désira, la durée d’un éclair, qu’Angèle l’aperçut dans le lit de cette garce. Et il la suivit.

Il était minuit quand il s’endormit ; il chavira dans le songe comme une brute et tout aussitôt les navires, les livres comptables, les liasses d’actions dansèrent devant ses yeux ; puis, peu à peu, la fantasmagorie se dissipa, les images disparurent, le problème informulé qui le préoccupait depuis la veille s’énonça lentement en phrases musicales comme sur la corde haute du violon : « Il y a quelque chose à faire dans la maison Bordes pour moi. Quoi et comment ? » Il sentait comme une sorte de présence faire le tour des cellules de son cerveau, frapper à chacune, mendiant une aide ; quelques-unes s’émouvaient, enregistraient la chose, déclaraient qu’elles allaient mûrir tout cela dans le silence ; la ronde intérieure s’acheva : les serviteurs intérieurs préparaient ce qu’ils avaient à faire. Puis, une autre préoccupation se fit jour : Qui pouvait aider Bernard ? des figures et des figures défilèrent qu’il récusait ou rangeait auprès de lui ; des amis, des indifférents, des parents, Noë, et, tout d’un coup, Blinkine et Mulot ; il rit tout haut dans son sommeil : « Eh ! pourquoi ne m’aideraient-ils pas s’il plaît à Dieu ? » Ce mot de Dieu retentit soudainement en lui et le réveilla net, en sorte qu’il lui sembla encore l’entendre se répercuter d’écho en écho dans l’abîme intérieur. L’impression tut telle qu’il ne se reconquit pas tout de suite ; puis il se dit : « C’est un bruit extérieur, on a marché ». Enfin il se demanda : « Où suis-je ? » Il perçut un souffle, réfléchit longuement : « Petite Angèle », dit-il tendrement à mi-voix. Et enfin il se rappela ; il se leva tout de suite grelottant d’horreur, s’agenouilla devant le lit en murmurant de tout son cœur un acte de contrition, se rhabilla à tâtons et descendit dans la rue sur la pointe des pieds. Il était une heure.

— jamais Notre-Seigneur ne me pardonnera, marmonnait-il en regagnant l’hôtel, jamais, jamais. Je retomberai donc toujours dans mon vomissement ». Il dit, en marchant, sa prière avec ferveur. « Ah ! je puis en tenter des affaires si je m’aliène le Bon Dieu par de pareilles offenses ! » Il pleurait presque, repris d’un mysticisme dont il ne percevait pas la déviation. Il arriva à l’hôtel, monta à la chambre, frappa, dit son nom. Un filet de lumière filtrait sous la porte, il distingua des gémissements et se sentit perdu de perversité et de vices, se jugea coupable et responsable devant Dieu d’avoir ainsi tourmenté cette pauvre Angèle ; il désirait entrer, la consoler, la prendre dans ses bras tendrement, lui montrer, montrer à Dieu qui le voyait que son fonds n’était pas mauvais, il avait cédé à un instant de folie, à une tentation du Malin, mais s’en repentait. Une espèce de griserie le possédait. Il redit son nom d’une voix plaintive. Mais la voix d’Angèle, basse, tremblante, pleine de violence, répondit :

— Allez-vous-en, allez-vous-en !

Il resta inerte ; puis tout s’éclaira : « Elle a raison, elle n’est pas ma femme, elle ne veut plus du péché ; elle a raison. »

Il redescendit et demanda une autre chambre « pour ne pas éveiller Madame ». — « On va vous donner la chambre voisine qui communique avec elle et qui est libre ». Il y monta, alla droit à la porte de communication, vérifia qu’elle était verrouillée du côté d’Angèle, la verrouilla de son côté, écouta un instant à la cloison, n’entendit rien, et, enfin, se coucha, harassé, et se rendormit.

Vers les sept heures, il s’éveilla en sursaut. La femme de chambre frappait à la porte voisine. La voix d’Angèle répondit :

— Qu’y a-t-il ?

— Sept heures, Madame ; l’omnibus pour le train de Paris part à sept heures trois quarts.

— Bien. Vous avez mes chaussures ? Oui ? Donnez-les-moi.

— Votre porte est verrouillée, Madame.

— C’est juste. Attendez.

Bernard entendit le pas de sa maîtresse, le bruit du verrou, la femme qui entrait ; il se dressa, passa son caleçon, ouvrit sa porte et, bousculant la domestique qui sortait de la chambre d’Angèle, y pénétra comme un fou. Il referma la porte derrière lui, sauta par-dessus le fond du lit, vint choir à côté d’elle de tout son long et la prenant dans ses bras avant qu’elle eût pu rien dire, couvrit son visage de baisers. Elle avait beau le griffer, le repousser avec fureur, il fermait les yeux et continuait de la tenir embrassée, cherchant ses lèvres. Elle rageait, le haïssant vraiment à cette heure, gonflée de mépris, de fiel et de remords, humiliée jusqu’au fond d’elle-même et ne voulant à aucun prix céder ; leur lutte muette et forcenée dura plus d’un quart d’heure et ce fut elle qui dut s’immobiliser, exténuée. Il releva la tête pour la contempler, si belle, si hérissée, mais elle lui cracha au visage. Sans une hésitation, il la gifla ; elle fondit en grosses larmes et se mit à pleurer en geignant d’une manière lamentable comme un enfant. Mais ses nerfs se détendaient, elle ne pensait plus à rien, sa colère et sa rancune s’évanouissaient comme des vapeurs. Bernard flattait tendrement ses joues de ses doigts en murmurant de douces paroles ; elle le repoussa d’abord, puis le laissa faire, sans forces. Il se coula dans le lit sans cesser de parler comme s’il eût eu à faire durer un charme, l’enlaça étroitement de ses jambes et de ses bras et quand il sentit la chair nue s’abandonner peu à peu, posa sa joue contre la sienne et tout doucement commença de lui raconter à sa façon ses occupations de la veille. Elle finit par arrêter ses larmes, l’écouter, le regarder, parler, enfin, parler. N’aurait-il pas pu venir l’avertir ou lui envoyer un mot ? — Ah ! il savait bien, il était toujours le même, mais un excès de prudence, la peur d’être surpris par quelque hasard, de compromettre une femme comme elle.

— On m’a dit : « vous êtes seul, bien entendu ? » Pouvais-je répondre non ? La curiosité aurait été éveillée : Mazelier, Garial auraient voulu savoir. Une enquête de ce genre est vite faite en province. Donc, j’ai répondu : je suis seul ; alors je n’ai pu refuser le dîner, ni le théâtre, tu comprends ? et je suis rentré aussitôt. Préfèrerais-tu être compromise ?

Elle eut un frisson.

— Alors ? Tu vois bien que tu n’es qu’un mauvais petit chou. Répare.

Elle l’embrassa de bon cœur mais de mauvaise grâce ; il lui en coûtait de reconnaître ses torts et un vague doute subsistait au fond d’elle-même ; enfin peut-être le civiliserait-elle à force de ses soins ; mais que cela lui serait dur ! Elle se rappelait son attente de la veille, sa surprise de ne pas le voir paraître à quatre heures et demie, puis sa colère, son impuissance, ce dîner solitaire sous l’œil qui lui avait paru ironique du maître d’hôtel ; et enfin la nuit exaspérée où elle n’avait pas dormi cinq minutes, décidée à repartir le matin pour Paris, enragée d’avoir cédé à ce sacripant, outrée de sa propre naïveté.

Mais lui :

— Tu seras toute à moi et nous ne nous quitterons plus.

Il paraissait sincère. Et puis elle sentait bien que ce caractère rude, ce fonds de pirate lui plaisait par ce qu’il révélait de ressources inconnues. Même s’il mentait dans ses explications, elle savait bien qu’elle était et serait toujours le seul être qu’il pût aimer. Qu’il aimât à sa façon, certes ; mais cette façon sauvage n’était-elle pas préférable aux mornes aventures qu’elle devinait et dont son peu d’expérience conjugale avait suffi à la dégoûter pour toujours. Ce pauvre François si bon, si gentil, comme il avait été maladroit… Comme elle en avait pris le contact en horreur et avec celui-là, désormais, celui de tous les hommes — sauf de cette canaille bien-aimée. Oui, c’est bien cela l’amour, se dit-elle.

Ils se quittèrent vers dix heures, réconciliés. Quand elle sut pourtant qu’il ne déjeunerait peut-être pas avec elle, ce faillit être une nouvelle explosion ; enfin elle se résigna et il put se rendre auprès de Mazelier qu’il trouva dans son bureau, frais comme une rose.

— Mon oncle, que j’ai vu tout à l’heure, désirerait vous connaître ; vos idées l’ont épaté ; il vous attend pour déjeuner.

— Eh bien ! mais… j’accepte avec grand plaisir.

Mr. Bordes habitait tout près du boulevard de Caudéran, presqu’au bout de la rue Croix de Seguey, une belle maison du dix-huitième ouverte sur des serres fleuries par un péristyle en marbre blanc. C’était un petit homme grisonnant, à tête ronde, Joyeux, perpétuellement de bonne humeur ; il portait en avant un petit abdomen de bouvreuil et ne cessait de plaisanter.

— Vous tombez, dit-il, à ses invités, en pleine querelle de ménage. Ma femme, qui est charmante, (regardez là, elle est encore agréable à considérer, n’est-ce pas ?) vient de revoir la somnambule et d’apprendre que je la trompe avec la dugazon du Grand Théâtre. D’où une scène terrible destinée à me couper l’appétit Mais ce petit estomac demeure impavide. Le bourreau qui tranchera l’appétit à Bordes l’armateur n’est pas encore né.

— Ah ! Monsieur Rabevel, dit la femme qui était en effet restée agréable bien qu’une expression chagrine donnât à son visage dix ans de plus que ne portait son mari, quel homme terrible j’ai là ! C’est un brave homme, bien sûr, mais quel coureur ! Il passe sa vie avec des gourgandines ; je ne puis dire combien de fois je l’ai pris en flagrant délit : ça ne le trouble pas…

— Eh ! ma foi, au contraire, dit Bordes, c’est un piment de plus.

— Voilà comment il est, s’écria Madame Bordes, il me voit fâchée, il rit ; il me voit colère, boudeuse ou en larmes, il rit. Pas une minute de mauvais sang, ce monstre ! Elle le prit par le cou feignant de l’étrangler et l’embrassa.

— Et voilà comme nous sommes, dit Bordes se raillant lui-même : Nous ne cachons rien de nos pensées ni de notre vie. Saint Jean Bouche d’Or. Pas de porte de derrière. Vous pourrez dire à Blinkine et au sieur Mulot que vous avez trouvé un homme qui ne leur ressemble foutrement pas.

Rabevel se félicitait de cette familiarité rapide ; il eut tôt fait d’en tirer parti en mettant la conversation sur la partie financière de l’affaire. Bordes lui confirma avec de nouveaux détails tout ce que lui avait déjà dit Mazelier. Quand ils attaquèrent la question de l’exploitation, il l’écouta avec attention ; Bernard exposa ses idées et il se rendit vite compte que, sous son dehors jovial, l’armateur cachait un bon sens solide et une intelligence perspicace.

— Écoutez, Monsieur, finit par lui dire Bordes, je vous dirai franchement ma pensée ; la société qui porte mon nom me dégoûte, j’y suis bridé, je n’y puis rien faire et plus je vais, moins je m’en occupe. J’aurais pu l’amener certainement à de grandes destinées, mais à quoi bon travailler pour ceux qui me dévorent ? Mon grand malheur c’est d’avoir pris la direction trop jeune et de m’être affolé dès l’arrivée du chômage ; puis, d’être tombé sur des paroissiens comme vos patrons. Je ne vous cache pas que je divorcerais bien si je pouvais.

Il regarda un instant Rabevel et reprit :

— Vous devez vous étonner de ma franchise ; j’aurais été moins sincère il y a quelques années. À cette époque votre maison me tenait serré ; mais, depuis, je ne vois plus la procuration de la veuve Boynet aux Assemblées générales : ces messieurs l’oublient toujours ; on ne dépose plus ces titres ; ça ne va peut-être pas très bien avec elle, vous comprenez ? Alors si ce paquet s’abstient, mon paquet acquiert sans doute quelque indépendance… Je ne sais pas si je me fais bien comprendre…

Bernard sourit et demanda ce qu’était cette veuve Buynet.

— À vrai dire, je n’en sais rien. Elle a hérité ces titres d’un de ses parents qui était très lié avec Blinkine. C’est celui-ci qui l’avait fait souscrire. Elle vit, je crois, fort retirée dans un petit village, Saint Circq, sur les bords du Lot.

Le jeune homme pensa aussitôt qu’il était urgent de connaître « la bonne femme ». — « Et moi, songea-t-il, qui voulais aller de ce côté avec Angèle ! Tout cela s’arrange fort bien ». Il demanda :

— Comment savez-vous que votre veuve Boynet habite Saint Circq ?

— Par le libellé de ses pouvoirs. D’ailleurs un de mes amis qui était allé pêcher le gardon pendant une quinzaine dans ce petit patelin, eut l’occasion de la voir. Il paraît que c’est une vieille marguillière confite en bondieuseries.

« Bon, pensa Bernard, heureusement que me voilà averti ; il ne s’agit pas de mener là-bas ma folle maîtresse. On renverra Angèle à Paris. J’en sais assez ».

Il remit la conversation sur la question de l’exploitation de la flotte ; Bordes pensait comme lui que l’achat de quelques vapeurs était désirable même s’il fallait pour le couvrir vendre des voiliers. Bernard l’écouta avec attention. L’armateur lui parut bien attaché à cette idée : « C’est une question de rajeunissement, une question vitale ». Il répéta plusieurs fois : « Une question vitale ». Quand ils se séparèrent, sur le seuil, il lui dit encore : « Une question vitale, il faudrait trouver le moyen de la résoudre… »

En remontant la rue, Bernard faisait et refaisait ses calculs et ses projets :

— Très bonne, cette affaire, disait-il ; mais la majorité coûte deux millions au taux actuel. Rien à faire pour moi avec les cent mille francs que je possède. Il faut manœuvrer. Et d’abord aller voir la marguillière.

Il se rappela que le train pour Cahors était à quatre heures ; il avait juste le temps de passer à l’hôtel, de prendre son sac… Sapristi, et Angèle ? Il ne pouvait pas l’emmener, il fallait conquérir la marguillière, être sérieux ; Angèle ferait ce qu’elle voudrait. Réussir d’abord cette affaire était l’essentiel ; le reste pouvait attendre. L’image d’une Angèle en larmes passa dans son esprit et ne lui déplut pas ; mais il la chassa aussitôt ; déjà il se demandait comment il investirait la vieille dame : elle devait être méfiante, méfiante… et un jeune homme comme lui… Il passait devant une bijouterie et comme il venait de la dépasser une image persistant sur sa rétine avec une acuité singulière, il s’étonna, se sonda, comprit aussitôt, se retourna, entra dans la boutique avec un sourire intérieur. Puis ayant fait son emplette, il hèla vivement un fiacre, rentra à l’hôtel, vit Angèle qui l’attendait avec impatience dans le hall : « Tu es prête, dit-il en l’embrassant tendrement. Oui ?… Saute en voiture, je règle ma note ». Il paya, la rejoignit. Ils arrivèrent à la gare juste pour prendre leurs billets et montèrent dans le wagon au moment où le train s’ébranlait. Comme Angèle tout essoufflée, souriante et contente s’asseyait, il lui prit les mains et la regarda avec tant de tendresse et de désir qu’elle en fut confuse. Elle baissa les yeux ; elle vit à l’annulaire de Bernard une alliance : « N’es-tu pas ma petite femme bien-aimée ? » lui dit-il doucement. Elle frémit dans tout son cœur ; elle se sentait bien heureuse. Lui, sous une expression amoureuse, cachait les pensées qui l’agitaient. Il contemplait Angèle. Il l’examinait avec détachement, avec une sorte d’infaillible impartialité. Ce grand air de déesse, se disait-il, cette allure noble et retenue, même sa sauvagerie presque masculine qui, mâtée comme elle l’est, prend l’apparence d’une réserve qui ne connaît point les sens, voilà un ensemnble qui me permettra de conquérir la marguillière. Ainsi, tout d’abord, ne vint pas à son esprit la pensée que le but de son voyage pût désormais être autre chose que la précieuse conquête d’une vieille femme détentrice d’un paquet d’actions. La compagnie d’Angèle, sa tendresse, le délice de cette chair vive ne semblaient pas devoir le blesser d’amour ; hors-d’œuvres, songeait-il distraitement quand il s’y arrêtait un instant. Il ne continuait à voir dans la passion que l’œuvre de chair et la satisfaction d’un instinct de domination ; il ne soupçonnait pas que pût jamais se réaliser dans son for intérieur cet état de grâce que décrivent les poètes et dont s’enchante à son printemps la race des hommes depuis plus de huit cent mille ans.

Il était pourtant trop jeune pour échapper au sortilège. Dans ce court voyage devait s’insinuer dans ses veines le poison brûlant d’un amour unique dont sa vie entière retentit ; ce charme subtil d’une femme amoureuse, forte et tendre, d’une femme belle et jeune, sensible, singulièrement fine et apte à tout ressentir et à tout exprimer, l’investit peu à peu par l’étrange attrait des steppes inconnus. Comme il lui arrivait dans les songes, le rythme de son existence changeait et celui de son tempérament, celui même de sa pensée et de sa parole intérieure. Angèle le faisait entrer dans un merveilleux domaine ; elle lui révélait la poésie pure sans poètes ni phrases ; elle lui faisait voir toutes choses sous un aspect nouveau, comme les yeux dessillés. À chaque instant dans ses paroles, il tremblait d’une confrontation vivement saisie entre son propre univers et celui de sa maîtresse ; il commençait à sentir la beauté, la fraîcheur des choses qui n’avaient jusque là conquis que son intelligence. L’inavoué peu à peu se fit jour. Une foison de mots et de petits faits auparavant inoffensifs, pénétrèrent dans un cœur patiemment assiégé, tout geste d’elles créait un champ d’aimantation où son âme s’émouvait encore, libre en apparence, en réalité orientée, mais avec une aisance miraculeuse, ravie de nager dans cette divine substance où ne la contraignaient ni pesanteur ni climat. Elle devenait un tel objet d’admiration et d’amour que, parfois, sous le regard de Bernard, les paroles affluant à ses lèvres s’arrêtaient sur une intonation un peu plus rauque ; et ce suspens les ravissait tous deux au plus pur d’eux-mêmes.

Ils vivaient davantage, jouissaient mieux de la nature et d’eux-mêmes, saisissaient et éprouvaient toutes les délices qui leur échappaient auparavant dans le cours des minutes infiniment ralenties par leur désir de les savourer comme, au cinéma, la grâce et la beauté des choses sont rendues plus sensibles quand on les a infiniment ralenties.

Ils s’étaient installés en plein Quercy dans une petite maison perchée sur la colline qui fait face à Cahors. Là peu à peu ils s’abandonnaient au démon qui leur était familier à tous deux, le démon de l’exaltation.

Toute la liberté et la joie de l’univers étaient en eux et le désir d’en user entièrement, corps et âme. L’ivresse d’une extension extrême de l’être, les habitait. Que les mots leur paraissaient plats ! Que les héros de l’amour et de l’histoire leur paraissaient petits ! Ils vivaient un rêve éveillé et parlaient le langage de ce rêve. À peine se souvenaient-ils qu’ils étaient en pays civilisé tant ils n’existaient que pour eux-mêmes. Quel prodige les unissait ! Le fantôme de François bien que toujours présent demeurait silencieux. Aucun calcul s’ils en avaient formés, aucun projet s’ils en avaient étudiés, aucun sentiment s’ils en avaient éprouvés, n’existaient plus : rien d’autre que la grande aventure millénaire qui les avait jetés aux bras l’un le l’autre. Ils y voulaient voir l’aveugle dessein des créations futures. Elle les roulait dans son propre destin comme un torrent. À cette heure les circonstances et les créatures humaines s’évanouissaient ; il n’y avait que leur passion. Les lois universelles ne reprendraient leur valeur que plus tard, quand le torrent assagi serait devenu fleuve. Alors seulement pourraient intervenir les souvenirs et les rencontres. Mais en ce moment !…

Un matin, Bernard que le désir du voyage sollicitait, dit à Angèle :

— Si nous partions ?

— Pourquoi ? répondit-elle. Il me semble que je demeurerais toujours ici. Je suis trop heureuse. Pourquoi ne pas laisser couler les jours dans la béatitude ? Regarde donc plutôt le matin qui se lève sur la ville. Quel beau pays ! Et, en effet, par ce mois de janvier exceptionnellement beau, un enchantement nouveau faisait surgir tous les matins le soleil. La rivière baisait les pieds de la colline et des murailles, délivrée dès l’aurore des brumes qui sous leurs yeux semblaient s’évaporer à regret. « Crois-tu, disait Angèle, que nous puissions retrouver ailleurs cet accord si parfait ? » Elle voulait parler de l’accord de leurs sens et de leurs cœurs.

Bernard hochait la tête. Jamais il n’avait senti à ce point ce mélange de douceur et de violence qui fait le pathétique. Sous ces murailles gallo-romaines grises et couvertes de toits rouges, l’harmonie se créait toute seule entre les tons du monde physique ; elle se révélait à lui. L’âme passionnée de sa compagne l’émouvait davantage et il ne savait plus ce qu’il était, ni ce qu’il voulait. Il savait seulement qu’il désirait, qu’il désirait encore, qu’il désirait infiniment. Au pied du rocher où se fondait leur maison il entendait une source toute sanglotante dans le lierre pâle.

— Comme la nuit nous fut douce ! dit-il en se tournant vers elle.

— Ferme les yeux, mon amour, répondit-elle, ferme les yeux, ton regard se rappelle trop. » Même clos, il lui semblait que ces yeux l’observaient, l’attiraient et l’assaillaient. Leur flamme obscure traversait sa chair. « Ah ! puisqu’ils me tourmentent, disait-elle, ouvre-les encore et que je me penche sur eux ».

Elle s’inclinait, elle avait un air enfantin parmi ses boucles, elle disait :

— Je t’approche trop, j’aperçois à peine tes lèvres et tes dents canines. Ne me dévore point, lionceau, tu sais bien que je suis tienne.

Puis elle bavardait tandis qu’il l’écoutait avec ravissement.

— Je suis sûre que tu n’as jamais vu tes yeux en quelque miroir. Au milieu, un point noir : la fenêtre de ton âme. Quelle noirceur elle a, cette âme, monseigneur ! Mais je m’aperçois dans cette glace ! Je sais bien, l’image s’effacera dès que je l’aurai quittée.

Il protestait en riant.

— Vilain, reprenait-elle. Je le sais, moi. Tais-toi ; et laisse immobile cette chère tête, que je voie encore tes yeux. La prunelle s’arrondit et se polit. Elle est humide et brillante, des filets marrons y palpitent comme des algues dans la mer. Quand tu me regardes ainsi, tes yeux s’illuminent, les algues deviennent des rayons.

Il riait encore. « Dis tout de suite, répondait-il, que mes yeux sont ton soleil ».

— Pourquoi pas ? Quand j’étais petite je fixais le soleil, par jeu. Mais sa lumière me possédait. Sa chaleur me pénétrait. Il entrait tout entier, son flux divin, par mes yeux, (des yeux si candides, tu sais) jusque dans l’âme. Il me semble que je suis encore petite fille…

Comme ils étaient heureux et las tous les deux ! De frais rameaux, près des volets, s’abandonnaient au vent léger. Du bout de sa branche une grappe humide et lourde leur jetait sa rosée.

— Demeurons, dit-elle. Veux-tu que je te berce dans mes bras comme un petit enfant ? » Et comme il acquiesçait, elle lui chantait de vieilles chansons de sa nourrice. Ainsi, ils mêlaient à leurs rêves présents les plus doux souvenirs de leurs jeunes années. Ces vieilles chansons sont les premières que nous ayons connues et nous ne connaissions qu’elles lorsque nous fûmes le plus heureux.

— C’est vrai, disait Bernard, les songes qu’elles virent éclore se révèlent à leur appel.

Il soupirait.

L’arôme pénétrant des roses d’hiver remplissait la chambre. Ces lèvres de miel auprès de lui, cette peau dorée, cette lumière si blonde et toute frissonnante parmi la vigne de la balustrade…

Le cœur d’Angèle battait sous sa joue ; il savait tellement qu’elle lui appartenait !

— Quelle offrande pourrai-je te faire ? disait-elle avec langueur.

Pourtant, cet amour grandissant battait des ailes et voulait quitter son nid, si doux qu’il fût. Ils savaient bien que ces soirées au bord du Lot, ces promenades dans les faubourgs, ces causeries avec les vieilles gens qui étaient témoins de leurs amours, laisseraient dans leur cœur une trace impérissable.

Ils étaient tout pleins d’inquiète tendresse le soir qu’ils suivirent, pour la dernière fois, le chemin qui borde la rivière, depuis le Pont Valentré jusqu’aux terrasses de la Barbacane. Comme elle leur paraissait douce et mélancolique la ville rouge et grise qui s’assoupissait ! Le crépuscule convient si bien à sa beauté très ancienne ! Les tours, les coupoles, les clochers rêvent encore dans la gloire du soleil, alors que les constructions plébéiennes, plus jeunes, s’enfoncent déjà dans l’ombre chaude de la nuit. Le soleil quitte la ville à regret comme un amant. Et quelle maîtresse digne de lui ? Elle est à souhait Psyché la ville de l’esprit.

— Il semble qu’elle va dormir, disait Bernard. Regarde-la ; elle rêvera, elle rêve déjà.

Ils écoutaient, vers le moulin, le Lot qui presse la ville, l’entoure, la berce. Il leur semblait qu’elle s’abandonnât, la voluptueuse, à cette eau mourante, qu’on eût dit amoureuse d’elle comme le soleil.

Ainsi vivaient-ils dans l’amour comme dans une étrange allégresse et sans souci du lendemain.

Mais un matin qu’Angèle s’était levée alors que l’aube blanchissait à peine l’horizon, elle éveilla Bernard d’un long baiser.

— Nous partons, dit-elle. Nous quittons Psyché. Nous lui ferons un bel adieu mélancolique et nous prendrons le petit train poussif qui court le long de la rivière.

— Mais, où allons-nous ?

— À l’aventure, répondit-elle. Nous nous arrêterons quand se produira le miracle que j’attends.

— Quel miracle attends-tu, enfant ? » se disait Bernard. Il sentait si bien que tous deux s’affinaient à leur contact mutuel. Avec quelle curiosité profonde et passionnée il sondait son cœur !

À la gare ils demandèrent deux billets pour Capdenac afin de suivre la vallée du Lot. La belle rivière a creusé son lit au pied des grandes falaises crayeuses du Quercy. C’est le domaine des bruyères et des garrics. La rive droite est plate et grasse comme la vallée du Nil. Les paysans y cultivent les primeurs et groupent leurs maisons en villages heureux. Ils levaient la tête lorsque s’annonçait le petit train geignard et faisaient un signe d’accueil. Contre Bernard, à la portière, Angèle songeait. Son regard se posait sur lui, hésitait :

— Songe au bonheur de vivre ici ! Nous aurions une maisonnette au bord de l’eau. Nous serions seuls au monde. Nous n’aurions de loi que la nôtre. Tu ne t’ennuierais pas : le rêve, la méditation, la lecture, la promenade…

Mais, avec un sourire malicieux :

— Et Angèle aussi sans doute dont il faudrait s’occuper ? répondait Bernard.

— Bien sûr, disait-elle. Notre sort n’est-il pas là ? Ne le laissons-nous partir à chaque tour de roue ? Bernard, mon Bernard, songes-y à ce bonheur ! Le matin, nous irions sur notre terrasse, au bord de cette eau bleue qui coule comme notre vie vers l’inconnu. Elle serait parfumée des fleurs que tu aimes, le jasmin, la verveine, le chèvrefeuille…

— Et que me dirais-tu sur cette terrasse ?

— Mais les choses que tu aimes et qui sont pour toi les parfums préférés…

Il la regardait, admiratif et bienheureux ; il lui semblait que ces propos n’étaient point chimériques.

— Tu verrais comme nous serions heureux continuait-elle. Nous grimperions dans les combes de cette colline qui est là sur l’autre rive. Nous irions dénicher les corneilles, nous boirions aux sources, nous cueillerions les mûres sur les ronciers…

En face d’eux, soudain, apparaissait un vieux village délabré, juché sur un rocher, groupé autour de son église et des ruines d’un château. C’était Saint-Circq-la-Popie. Des vignes en descendaient vers la rivière. Des coudriers, des cerisiers déjà fleuris, des amandiers. L’eau les reflète et les grandit. Ils sont irréels comme un mirage ; le réel en ce lieu à l’air d’un mythe.

Tous deux eurent ensemble le sentiment qu’ils y goûteraient le bonheur.

— Voilà, dit doucement Angèle, le miracle que j’attendais… Ne crois-tu pas ? Descendons là.

— Saint-Circq ! se dit Bernard comme sortant d’un rêve, Saint-Circq, le pays où vit ma marguillière. Descendons là.

Elle battit des mains comme une enfant joyeuse quand ils se trouvèrent seuls dans cette petite station perdue.

— Je suis sûre, s’écria-t-elle, que nous allons être si heureux| !

« Ah ! songeait Bernard, ne serions-nous pas heureux en quelque endroit que ce fût ? » Le nom désuet du village les enchantait. Son aspect ruineux satisfaisait ce goût de romanesque dont ils étaient en ce moment imprégnés. Il les attendait là-haut sur son rocher, le petit bourg. Un paysan était parti en avant avec les bagages ; ils traversèrent le Lot. Elle cueillit une branche d’aubépine qu’elle baisa ; puis, la jetant à l’eau, elle adressa la parole à la rivière avec une ferveur gamine.

— Je te confie ce message, dit-elle, ma jolie rivière. Apporte-le à la ville silencieuse qui vit éclore notre amour. Il arrivera peut-être cette nuit. Il n’y a pas d’eau sur le barrage ; mes fleurs s’arrêteront près de la porte de l’écluse où, sans doute, d’autres amoureux rêvent comme nous y avons rêvé.

Il y a dans certains gestes spontanés une vertu divine. Ils sont si directement émanés de l’âme ! ils la traduisent avec une évidence qui, pour une minute, dissipe le mystère et la solitude où chacun se débat. Sortie de sa prison, l’âme, par ce geste, retrouve la sœur qui est en état de grâce pour la recevoir. Bernard prit la main d’Angèle, mais elle lui offrit ses lèvres.

Ils étaient sur le petit chemin qui gravit le coteau entre les arbres. Il sentit en cette minute combien l’amour avait grandi dans son cœur et grondait en lui. Elle avait pris son visage entre ses mains.

— T’es yeux s’obscurcissent, mon amour, dit-elle ; laisse mon bras autour de ton cou et porte-moi comme une petite fille.

Elle rayonnait d’espièglerie ; elle faisait une moue adorable. Il l’enleva en riant ; la petite tête féminine roulait sur son épaule et les bruns cheveux enfouissaient le visage. Ah ! cher fardeau, doux fardeau qu’il eût voulu emporter au bout du monde ! Ce jour là, il s’établissait dans son cœur sans qu’il craignît que ce poids, si léger pour le présent, pût l’accabler jamais.

Il la portait comme une enfant. Il la berçait en baisant ses cheveux. Il lui disait mille choses folles qu’elle écoutait, les yeux un peu dilatés, les narines palpitantes. Il croyait qu’elle achevait à présent sa conquête, mais il était depuis longtemps asservi. Il avait cessé de rire ; il la pressa si fort contre son cœur, qu’elle répondit par un gémissement. Mais comme il s’inquiétait déjà, elle se haussa jusqu’à ses lèvres.

Des jeunes gens arrivaient au détour du chemin. Mais ce baiser était si recueilli, si passionné, qu’ils passèrent sans sourire et ne se retournèrent point.

Les deux amants ne comptaient pas les jours. Qu’avaient ils à désirer ? Leur démon familier de l’exaltation frémissait d’aise. Il vivait dans son paradis. Ils avaient découvert une vieille maison qu’un sorcier famélique leur avait louée avec sa servante, chargée d’heureux présages. Tout le jour ils vagabondaient. Le soir, dans la vaste cheminée paysanne, Bernard allumait des flambées dansantes de sarments. La lueur crépitante illuminait leurs baisers. Ah ! le prodige qu’ils vivaient !

Or, un jour qu’ils revenaient d’une longue promenade dans les combes, Angèle se plaignit soudain de vertiges. Il la fit asseoir sur une roche lisse et à genoux auprès d’elle soutenait son buste, pris d’une inquiétude folle, tandis qu’elle laissait aller sa tête sur son épaule. Il lui demanda : « Qu’as-tu ? où te sens-tu mal ? » Elle avait fermé les yeux ; le visage était livide ; il se rappela certaines pâleurs, des marbrures fugitives qu’il avait déjà remarquées la veille et l’avant veille et il eut peur, se demandant quelle maladie elle couvait. Au bout d’un moment cependant Angèle rouvrit les yeux : « Cela m’a passé » dit-elle, voulant sourire. Elle s’appuya sur lui et ils regagnèrent le village. Comme ils y pénétraient, de nouveau elle parut défaillir ; mais elle se remit tout de suite.

— Veux-tu que nous nous reposions encore ? demanda Bernard.

— Non, je sens que je pourrai aller jusqu’à la maison. Il le faut d’ailleurs. Allons vite. J’ai hâte de me coucher.

Ses dents claquaient. Il la prit dans ses bras, elle se laissa porter poussant de temps à autre un faible gémissement. Le souci le rongeait. Il la voyait malade, couchée pour une quinzaine de jours, peut-être plus, peut-être pis. Comme ils arrivaient au milieu du village, il remarqua pour la première fois, de loin, des panonceaux sur une porte ; machinalement il lut un nom à demi effacé par le temps : Boynet, notaire. Et aussitôt il imagina Angèle alitée, la veuve et lui à son chevet ; il respira plus fort, feignit l’essoufflement et, paraissant s’aviser du banc de pierre accotté à la maison du notaire au moment même où il arrivait à son niveau, il y porta Angèle et l’y assit. Et là, de nouveau, il lui suffit de regarder le beau visage meurtri pour oublier tout ce qui n’était pas elle et même l’endroit où ils se trouvaient.

Il restait auprès d’elle, ne sachant que faire, tout affolé (pour la première fois lui semblait-il) et persécuté tout à coup par la terrible peur de voir expirer sous ses yeux l’être pour qui, en cette minute, il eût donné sa vie. Mais on avait entendu, dans la maison, le bruit de leurs voix, une figure curieuse parut derrière un rideau soulevé, la fenêtre s’ouvrit.

— Péchère, qu’elle a l’air malade votre dame, monsieur, dit une voix. Il faut la rentrer ici, et vite ! Attendez que je prévienne Madame et je viens vous aider. L’instant d’après, aidé par la servante, Bernard avait installé la jeune femme sur un fauteuil, auprès du feu, dans une grande cuisine reluisante de cuivres. La maîtresse de maison accourue avait tout de suite tiré un trousseau de clefs et se mettait en quête d’un cordial et d’herbes aromatiques.

— Allez donc chercher le docteur Porge, Maria, » dit-elle, tout en fouillant ses placards. Bernard les bras ballants, avec cet air particulièrement stupide qu’ont les hommes dans les événements domestiques où ils se sentent impuissants, répétait :

— Mais que peut-elle avoir, que peut-elle avoir ?

— Eh ! Monsieur, fit son hôtesse, elle a dû prendre un grand froid, j’en ai peur.

Angèle relevait de l’oreiller sa tête décolorée ; elle dit à voix basse, horriblement gênée :

— J’ai mal au cœur, Bernard.

La vieille dame avait l’ouïe fine, elle s’écria :

— Et moi qui n’avais pas compris ! » et elle se mit à rire d’un bon rire qui révélait une âme fraîche, une conscience paisible, un caractère sans méchanceté et qui rassura Bernard sans qu’il sût encore pourquoi.

— Quels enfants ! reprit Madame Boynet. Vous ne vous doutez donc pas que cette petite jeune femme est enceinte ?

Angèle, le sang vermeil revenu d’un flot à ses joues regarda craintivement Bernard. Lui, demeurait stupide. Elle le prit par le cou, lui dit à l’oreille : « Un enfant, mon amour, je vais avoir un enfant de toi ! quel bonheur ! » Puis elle retomba en faiblesse ; mais tandis que la veuve s’empressait, Bernard entendait battre ses tempes ; un orgueil violent l’exaltait et un sentiment attendri, attentif, penché sur l’éclosion de quelque chose de neuf ; confusément il sentait qu’il avait, dans toute sa rudesse, une oasis fraîche et que sa paternité serait le bonheur et le tourment, la grande affaire de son existence. Angèle se tordait à présent de souffrance, se plaignait de crampes ; une reconnaissance et une tendresse infinies le penchèrent sur sa nuque qu’il effleura d’un baiser à peine perceptible ; mais elle l’avait senti et le remercia d’un pauvre sourire. Madame Boynet s’inquiétait maintenant : « Il y a tout de même un mauvais coup de froid là dedans. Il faut coucher cette petite ». Et d’autorité, elle l’emmena, la dévêtit, l’allongea parmi deux draps brodés et parfumés, après avoir passé lentement entre eux la bassine de cuivre pleine de braises de bois. Le médecin arrivait. Il confirma les appréhensions de l’hôtesse :

— Une imprudence, l’humidité et le froid ; notre malade a été surprise par le serein et le jour même où se déclarait sa grossesse. Commencement de congestion pulmonaire compliquée de coliques ; voilà ce que coûte l’indifférence aux contingences. Ces jeunes mariés sont des étourneaux. Il prit Madame Boynet à part :

— Cela peut être très grave, lui dit-il ; heureusement que ces gamins sont tombés chez vous, mais quel tracas vous allez avoir !

Ainsi il ne doutait pas une seconde qu’elle ne songeât à soigner cette malade ; elle répondit d’une voix presque enfantine :

— Notre-Seigneur a bien autrement souffert pour nous. Le médecin haussa les épaules.

— Ne cherchez pas ; vous êtes contente de vous dévouer parce que vous êtes bonne foncièrement, d’abord ; ensuite parce que votre vie va avoir un but ; enfin, parce que vous aurez une compagne à aimer. Après cela, si vous comptez sur une récompense de votre Bon Dieu, vous êtes vraiment exigeante.

Mais elle :

— Voyez-vous comme il raisonne ce gredin ! Mais on le convertira, on le convertira.

Quand le médecin eut achevé d’écrire son ordonnance et de faire ses recommandations, elle le remercia, lui donna son chapeau, le poussa vers la porte ; elle supporta avec un visible ennui les excuses embarrassées de Bernard pour l’immense dérangement qu’il allait lui causer. Elle lui fit préparer un lit, décida qu’il mangerait à sa table et devant son insistance le laissa fixer un prix de pension qu’elle déclara avoir l’intention de donner aux Petites Sœurs des Pauvres ; puis, enfin débarrassée de lui, elle put consacrer une âme vigilante et un corps infatigable aux soins que réclamait l’état d’Angèle.

Le Docteur Porge revint le soir ; le mal avait empiré : il ordonna des ventouses scarifiées et tout une médication minutieuse et compliquée : « Vous n’aurez pas une minute à dormir, Madame Boynet », dit-il en conclusion. Bernard inutile, encombrant, conscient de ce rôle de paquet toujours sur le passage, demandait vainement qu’on lui trouvât une occupation :

— Les hommes ne savent rien faire, répondit vertement la veuve, vous pouvez aller vous coucher.

Il sentit dans ce ton bourru une sorte de familiarité sympathique ; on le plaignait, on était sur le chemin de la confiance. Mais il ne s’attarda pas à cette pensée, l’inquiétude l’agitait. Il s’assit du côté du lit où la veuve ne se tenait pas et, prenant la main d’Angèle, contempla le beau visage inerte de sa maîtresse ensevelie dans une prostration profonde et déjà comme aux portes du tombeau. Il cachait mal son effroi ; il voulut parler ; mais madame Boynet mit le doigt sur ses lèvres. Tous deux veillèrent toute la nuit qu’ils passèrent en allées et venues silencieuses à la lueur des bougies ; il fallait poser des ventouses, donner des potions à intervalles réguliers, changer de linge le pauvre corps couvert de sueur. Bernard entretenait un grand feu de bois dur dans la cheminée ; les bûches d’orme et de garric éclataient sous la chaleur, dardaient de leur cœur des jets fusants de flammes bleues toutes ronflantes, pétillaient d’étincelles. À un moment, et comme justement tous deux étaient en train de changer une fois de plus le linge de la malade, la bougie mal mouchée s’éteignit ; la pièce ne fut plus éclairée que par la lueur du foyer. Un instant la clarté ondula, fit bouger les ombres sur le corps nu d’Angèle. Le mouvement de la masse des ténèbres chassées autour de ce corps par le glissant reflet des flammes exalta deux tendres rocs de chair laiteuse, le ventre étroit et lisse, les deux hautes, longues et fines cuisses d’une déesse de la Renaissance. Madame Boynet ne put s’empêcher de dire : « Qu’elle est belle ! » et Bernard de baiser avec une piété tendre et passionnée la bouche pâle qui répondit par une plainte.

À l’aurore, le médecin venu de nouveau, examina longuement la souffrante ; il restait inquiet ; il ne sut pas cacher son anxiété ; le doux visage d’Angèle l’émouvait et il ne put s’empêcher de tourner vers Bernard un œil apitoyé qui craignait le pire ; il sortit en parlant à mi-voix avec la veuve. Le jeune homme qui avait senti planer sur lui avec le regard du docteur Porge la menace de l’irréparable sentit du même coup les obscures puissances religieuses refouler en lui tout ce qui n’était pas pur ; il se jeta à genoux, la tête dans les couvertures, les mains jointes et crispées, et d’une voix brisée se mit à prier. Madame Boynet rentrée silencieusement percevait ses sanglots et ses supplications à la bonté divine ; cet amour de deux beaux jeunes gens, cette piété jaillie en fontaine la remuèrent ; elle remercia Dieu d’avoir fait d’elle son instrument pour aider dans la peine deux créatures dignes de lui. Avec l’infatigable ardeur de certaines vieilles gens, repoussant l’aide de la servante et de Bernard lorsque cette aide ne lui était pas indispensable, elle continua de se dévouer au chevet de la malade. Monsieur Porge revenu à midi n’avait encore osé se prononcer ; le lit renfermait un animal sans parole ni pensée qui poussait parfois un vague gémissement et dont tout ce qui distingue la créature humaine semblait appartenir déjà au monde des ombres. Vers la fin de l’après-midi cependant, au contraire de ce qu’on attendait, la température baissa légèrement, Angèle ouvrit les yeux et prononça quelques faibles paroles ; Bernard recru de fatigue, épuisé de souci, dormait debout et Madame Boynet l’envoya dans sa chambre. Il ne s’éveilla et ne redescendit que vers neuf heures du soir ; en touchant le bouton de la porte il s’arrêta au son de la voix du médecin : avant de comprendre il se sentait devenir livide ; mais une voix presque basse et dont cependant il reconnaissait le timbre unique fit entrer en lui les chants du printemps. Il ouvrit impétueusement la porte et se jeta au pied du lit, baisant éperduement la main pâle qui se dégagea tout doucement pour caresser son front d’un geste familier ; jamais Angèle n’avait tant ressemblé à la Sainte Anne de Léonard : un sourire de fantôme sur ce visage amaigri exprimait tout le bonheur de revivre pour jouir d’un tel amour.

— On aurait facilement la larme à l’œil ? » demanda Mr. Porge à Madame Boynet qui lui reprocha aussitôt de ne savoir rien respecter. Il se tourna vers Bernard qui le remerciait : « Voilà celle qu’il faut remercier, dit-il ; elle peut se vanter d’avoir sauvé votre femme ». Bernard l’embrassa et elle en parut toute contente. Mais elle ne voulut pas encore aller se coucher ce soir là : « Je sommeillerai un peu dans ce fauteuil, dit-elle au jeune homme, pendant que vous veillerez. S’il arrivait quoi que ce soit, n’hésitez pas à m’éveiller. » Angèle reposait maintenant calmement. Bernard la contempla un moment avec une tendresse qui lui faisait presque mal tant il sentait qu’elle était dans sa chair vive autant que dans son cœur. Puis il regarda Mme Boynet ; elle s’était assoupie ; on n’entendait même pas son souffle ; elle se tenait raide comme si nulle défaillance ne pouvait lui advenir, même pendant son sommeil. La figure était hautaine, froide, fermée, avec ce quelque chose de jupitérien qui distingue les êtres faits pour présider ; deux rides horizontales au front, une ride à la naissance du nez qui marquait la tendance à la réflexion et au courroux ; la plage des yeux était celle de la pureté, le nez pourtant était sensuel et la bouche généreuse. « C’est ça, la marguillière, se dit Bernard. Comme les gens jugent bêtement ! » Dès qu’elle s’éveilla, ils se mirent à causer en amis. Le jeune homme sentit bientôt l’envelopper une curiosité sympathique ; il éluda un peu les questions jusqu’à ce qu’il eût vu Angèle s’éveiller ; on était au milieu de la nuit, mais personne ne pouvait plus dormir dans cette petite chambre. Quand on eut dorloté la jeune femme, Bernard lui recommanda d’être sage et de se taire : « Mais je peux écouter ? demanda-t-elle.

— Certainement ». Il songeait que cela était même nécessaire afin de prévenir toute contradiction. « C’est que la marguillière ne s’en laisserait pas conter », se dit-il. Alors peu à peu, il en vint aux confidences, raconta son éducation chez les Frères, la mystique du Jésuite et comment il se serait fait prêtre si cette admirable petite créature de Dieu qui reposait dans ce lit ne lui avait révélé qu’il avait la vocation du mariage. Tout cela fut parfaitement filé avec l’intelligence et le tact divinateurs qui émouvaient la veuve aux points sensibles.

— Bah ! dit-elle, vous pouvez faire autant de bien dans le monde, rendre une femme bien heureuse et fonder une famille qui craigne et vénère Notre-Seigneur.

— Oui, répondit Bernard d’un ton simple, le Père Régard m’avait dit la même chose quand je lui demandai conseil. Mais c’est pour vivre que je m’inquiétais. Je n’ai pas de fortune ; je possède seulement quelques actions, assez pour en subsister c’est vrai, d’une compagnie de navigation et ma femme a aussi quelques titres de la même société. Nos parents connaissaient les gens qui ont lancé cette affaire, c’est ce qui explique la coïncidence. Malheureusement, si, pour le moment, nous pouvons vivre avec cela, rien ne nous garantit l’avenir. Cette affaire est menée par un Juif qui a de fortes raisons de la couler au profit d’une affaire concurrente et de jouer à la baisse. Je ne serais donc pas étonné d’une faillite d’ici peu. Voilà pourquoi j’hésitais à me marier ; la vie du cloître a ses douceurs, la douce existence contemplative loin des soucis du monde. Il a fallu que ce monstre délicieux montrât son visage pour faire envoler la craindre tous ces soucis. Enfin, dès mon retour à Paris, j’en serai quitte pour chercher une situation de comptable quelque part afin de prévoir les mauvais jours.

— Mais, dit Madame Boynet, vendez vos titres si vous craignez la baisse.

— C’est bien ce que je fais. Malheureusement ces titres n’ont pas de marché ; j’arrive à en vendre un tous les deux mois, et j’en ai une centaine ! L’affaire aura fait faillite avant que j’en aie liquidé le tiers ! Si seulement je pouvais la surveiller, entrer dans le conseil, exercer un contrôle ! mais il y a mille titres et j’en possède 92. Alors !

— Mille titres, dites-vous. Et c’est une compagnie de navigation dirigée par un Juif ?

— Oui, ces sales juifs ne se contentent pas d’apporter en France les germes de la dissolution, la loi du divorce, les poursuites contre les congrégations, ils grignotent aussi l’argent des bons chrétiens. Enfin qu’est-ce que vous voulez, il n’y a rien à faire là-contre.

— Comment s’appelle-t-il votre juif ?

— Oh ! il n’est guère connu que dans le monde des affaires, son nom ne vous dira rien. Il se nomine Blinkine.

— Blinkine ? Et l’affaire, c’est la compagnie Bordes, n’est ce pas ?

Bernard fit un geste de surprise.

— Eh ! dit-il, qui croirait que dans ce petit pays reculé on pût trouver quelqu’un qui connût Blinkine et l’affaire Bordes ? Ça, par exemple, ce n’est pas ordinaire.

— Oh ! c’est un concours de circonstances. Figurez-vous que j’ai hérité, après la mort de mon mari, d’un cousin qui avait quelques actions Bordes. Le Blinkine m’a écrit à plusieurs reprises pour que je lui donne mon pouvoir aux assemblées générales. Ma foi, je l’ai toujours donné. Je le lui donnerais encore sans une circonstance assez curieuse qui montre le doigt du Bon Dieu. Une de nos amies qui est Petite Sœur des Pauvres, Mademoiselle de Jérodey, s’étant trouvée très fatiguée est venue se reposer chez ses parents au château de Jérodey tout près d’ici, il y a deux ans. Et, un jour, en causant comme on fait, vous savez bien, je lui dis : « Ça ne doit pas être drôle tous les jours de quêter, à Paris — Oh ! me répond-elle, Paris n’est pas mauvais autant qu’on le dit ; on est charitable et il est rare que nous soyions mal reçues. — Pourtant si vous allez chez les socialistes ? — Ce ne sont pas les plus mauvais, allez ! — Et les francs-maçons, et les juifs ? — Les francs-maçons, oui, sont mauvais, mais pas les juifs. Tenez, Rothschild nous reçoit toujours lui-même et il est très bienveillant. Naturellement, on en voit aussi de méchants. Ainsi il y en a un, je me rappellerai toujours son nom, c’est un banquier qui s’appelle Blinkine et qui habite tout près de l’Hôtel-de-Ville. Eh bien ! il nous a fait recevoir par son comptable, un juif aussi, ça se voyait bien à sa tête, qui nous a dit : « Mesdames, monsieur Blinkine m’a donné l’autorisation de vous recevoir pour que j’aie moi aussi le plaisir de vous fiche dehors ». Il n’a pas dit fiche, vous comprenez… »

— Et alors ? demanda Bernard.

— Alors, naturellement, j’ai écrit à Blinkine en lui racontant l’histoire ; il m’a répondu disant qu’il mettait son comptable à la porte, que tout cela s’était passé à son insu, des bêtises, quoi ! Je ne lui ai jamais plus envoyé de pouvoir. Je ne sais pas comment il s’est arrangé depuis.

— Et vous avez bien fait, dit Bernard, c’est du sale monde.

Puis il changea de sujet de conversation.

Il voulut attendre que la veuve lui reparlât de la question ; mais elle n’y fit plus la moindre allusion ; et lui-même s’en tut par prudence. Par contre, elle se montrait avec eux de plus en plus affectueuse et témoignait à Angèle cette amitié qu’on ne montre qu’à ses obligés ; c’est la plus sûre, qui flatte notre orgueil. Au bout de quelques jours la jeune femme pouvait reprendre ses promenades mais il ne fallut pas songer à revenir à l’ancien logis. Madame Boynet gémissait sur la solitude qui allait être la sienne. Les deux jeunes gens avaient repris le lit commun, mais leurs amours étaient déchirées par l’idée de la séparation prochaine ; nuits de larmes et de tendresse, d’alternatives désespérées. Que leur réservait l’avenir ? — Pour le moment, dit Bernard, il n’y a rien à faire. Revois ton mari, mais garde-toi mienne ; cela te sera facile, tu es enceinte, il ne pourra en ressentir que de l’orgueil. Après son départ (qui ne tardera pas, je te l’assure) tu reviendras à Paris et dans quelque temps tu lui écriras pour le mettre en face du fait accompli. Après quoi vous divorcerez et tu seras ma femme.

Mais tous deux pensaient que la vie n’est pas si simple ; ils se rendaient compte à présent que l’irréparable était accompli ; ce qu’ils avaient d’abord appelé l’amour n’était rien ; à présent seulement ils le connaissaient l’amour, ils la sentaient cette terrible nécessité, cette irréfrénable fringale qui rend deux êtres indispensables l’un à l’autre au moral et au physique ; leurs chairs avaient besoin l’une de l’autre ; ils étaient l’un à l’autre leur vie, leur complément ; et, c’était bien sûr, l’un sans l’autre, ils ne vivraient plus.

Le dix-sept janvier au matin, Bernard reçut un télégramme qu’il n’eut pas besoin d’ouvrir pour en connaître le contenu tant il en redoutait l’arrivée depuis quelques jours ; il le tendit à Angèle pour qu’elle le décachetât et il sut, en regardant ses yeux chavirés soudain dans les larmes, qu’il ne se trompait pas ; ils annoncèrent à Madame Boynet la maladie grave d’un de leurs proches, et firent en hâte leur bagage. Ce fut comme ils partaient que la veuve rappela Bernard, après les adieux et déjà dans la rue. Il comprit qu’un restant de méfiance avait veillé en elle jusqu’à cette heure et qu’il avait fallu son silence jusqu’à cette minute pour le tuer. Il se promit d’être prudent. D’ailleurs il avait déjà ruminé une combinaison nouvelle.

— Je pense tout à coup, lui dit Madame Boynet, à ce que vous m’avez dit pour l’affaire Bordes. Je vous donnerai bien mon pouvoir pour les assemblées générales vous n’aurez qu’à me prévenir.

— Eh ! dit Bernard en souriant, que voulez-vous que j’en fasse ?

— Mais j’ai cent-soixante-dix actions, vous savez, répondit-elle assez interloquée.

— Peste ! vous êtes plus riche que moi ! mais votre pouvoir ne me servirait de rien.

— Pourtant, reprit la veuve, vous aviez déclaré regretter de ne pas disposer d’une influence dans la Société.

— Oh ! j’ai dit cela dans un moment d’humeur. Je me rends bien compte que ce n’est pas moi qui pourrai jamais empêcher notre malheureuse affaire de courir à sa perte avec le misérable juif qui la conduit. Rien à faire, chère madame, qu’à pleurer notre argent.

— Mais c’est terrible ce que vous dites là ! vous savez qu’en dehors de cela, moi je n’ai qu’un petit viager.

— Et moi je n’ai rien du tout !

— Oui, mais vous allez trouver une situation qui vous fera vivre et bien vivre.

— Sans doute… ou du moins, je l’espère.

— Écoutez, monsieur Rabevel, écrivez-moi de temps en temps, et prévenez-moi de ce qui se passera. Dites-moi ce que vous ferez si ça tourne mal et ce qu’il faudra que je fasse, voulez-vous ?

— Cela, avec plaisir.

Ils renouvelèrent leurs adieux. Le soir, les jeunes gens arrivaient à Bordeaux et, après une nuit d’amertume et de délice, ils se quittèrent.

Ils se retrouvèrent quelques heures plus tard au bureau de la Compagnie, sous les apparences du hasard. Angèle était au bras de son mari qui venait de débarquer et se montra joyeux d’apprendre que Bernard participerait désormais à la direction de sa société. Mais lui, dévoré de jalousie et de colère, put à peine articuler quelques paroles. Dès ce moment il se connut, sut comment sa maîtresse le possédait, par l’amour, par le doute, par l’habitude, comment il allait l’appeler et la détester, être ravagé de désir, de défiance et presque de haine. Ainsi s’exprimait dans l’amour même ses terribles démons de la domination et du contrôle. Il se plaignit d’être indisposé, donna ses instructions et prit ses dispositions pour que François fût obligé de se rembarquer dans le plus bref délai possible. Il s’en retourna à Paris par le premier train.

Il rentra chez son oncle. Quelques lettres et des rapports de Mr. Georges l’y attendaient. Tout allait normalement. Cependant, Mr. Georges demandait des instructions sur un point particulier : le 4 Janvier, il avait reçu la visite de MM. Blinkine et Mulot, arrivés le matin même de Paris et accompagnés de Maître Fougnasse, qui lui avaient ordonné de leur montrer ses livres ; il s’y était refusé. Ces messieurs étaient partis en proférant des menaces. Depuis, il avait appris qu’ils parcouraient la région et entretenaient des pourparlers mystérieux avec les divers propriétaires des terrains asphaltiers. Il se renseignait et tâcherait de savoir de quoi il retournait exactement. Mais que devait-il faire à l’avenir vis-à-vis de ces visiteurs s’ils revenaient ?

Bernard lui répondit brièvement en le félicitant et lui confirmant qu’il ne dépendait que de lui seul. Aussitôt déterminé, il se mit en quête d’un grand appartement. Une agence lui fournit dans un bel hôtel du quartier de l’Europe, rue de Lisbonne, tout un étage où il installa avec une hâte fièvreuse des bureaux vastes et confortablement aménagés, ainsi qu’une garçonnière. En huit jours tout fut prêt, le personnel au complet, caissier, comptable, scribes et jusqu’à un valet de chambre qu’il nomma Florent. Mais quand il s’agit de se mettre au travail il n’en eut plus le courage ; l’image d’Angèle dans les bras de François le poursuivait. Il se rongeait de rage et d’une douleur calcinante. Il ne pouvait échapper à son amour.

— Qu’est-ce que je deviens donc ! qu’est-ce que je deviens donc ! se disait-il.

Il alla voir Abraham et lui raconta toute son aventure. L’accueil qui fut fait à ses confidences l’impressionna. Abraham ne lui cacha pas sa réprobation.

— Oui, disait-il, toi qui avais le bonheur de vivre dans une religion qui te donnait la sécurité, voilà ce que tu deviens ! tu rejettes toute contrainte. Les affaires et l’amour ! tu ne t’inquiètes pas d’autre chose. Et moi qui ai fait le tour de la science, je vois maintenant qu’il n’y a rien de précieux que la droiture et la foi, comme l’entendent vos catholiques.

— Ça y est, se dit Bernard, je savais bien qu’il y avait du Pascal dans ce garçon.

Il regarda autour de lui. Il n’y avait point trace de femmes.

— Bon, pensa-t-il, nouvelle toquade. Cela durera six mois. À moins qu’il n’aie vraiment trouvé sa voie. Après tout, c’est peut-être un Spinoza.

Ils se quittèrent assez peu satisfaits l’un de l’autre, Bernard alla dîner chez Noë, mais rien ne le pouvait plus distraire. Il ne vivait plus. Les images liées de François et d’Angèle le torturaient et le faisaient passer par tous les tourments de la colère et du chagrin.

À quelques jours de là, le cinq Février exactement, il était demeuré chez lui, toute la journée à cuver son exaltation. Cette vision d’Angèle aux bras de François, qui pourrissait sa vie, lui était plus que jamais présente. Encore las, l’âme pleine de dégoût et de rancœur, dans une disposition d’esprit effroyablement favorable aux pires décisions, il ressassait, pour la millième fois, les griefs qu’il croyait avoir contre sa maîtresse, quand le valet de chambre entra et lui remit la carte de la jeune femme. Il la retourna un instant, et comme hébété, dans sa main. Il lui fallut se ressaisir pour prendre conscience de lui-même. Il lui semblait que son attention dispersée n’était plus qu’une ondulation dont le mouvement plongeait au fond de sa mémoire et rapportait aux sommets de sa vie psychique les épreuves d’un beau destin. Consciente ou sournoise, acceptée ou tolérée, implorée quelquefois, il n’oubliait point que l’image chérie avait toujours fini par s’imposer. Elle lui interdisait tout travail. Elle empoisonnait d’un souffle parfumé les adhésions de son être aux travaux qui sollicitaient son activité. Elle gonflait de colère les élans de sa sensibilité. La sérénité, qui est un des biens suprêmes, lui avait, par la faute de cette femme, pour toujours échappé. Il sentit une fureur monter brusquement en lui : pourquoi venait-elle le braver chez lui ? Quels sentiments l’animaient ? D’un doigt tremblant il roula sa carte avec fébrilité. Était-il donc un être souffrant et diminué qui consentît, par faiblesse, à se donner en spectacle ? Sur un fauteuil, dans l’antichambre, elle devait attendre, curieuse de le voir… Il dit au valet : « Je vous rappellerai, faites patienter. »

Ils n’étaient plus séparés que par une cloison légère. Il lui semblait maintenant que depuis son départ jusqu’à cet instant précis, seuls, cet être personnel et profond qui était lui-même et dont il avait conscience, ce Bernard véritable, et ce sentiment d’amour, le fils de lui-même, souffrant mutilé et chéri, lui avaient été présents. Elle, Angèle, elle n’était qu’une entité, une sorte de symbole qui représentait une réalité détestable, mais, en somme, quelque chose d’extérieur et d’inaccessible.

Or, voici que dans une dure, brutale secousse, presque physique, l’orientation d’autrefois se rétablissait ; les sentiers secrets du cœur par quoi communiquaient autrefois les deux amants lui apparaissaient, non pas recréés, mais retrouvés. Il sentait, par lui-même, derrière cette porte, vivre et palpiter une matière animée qui participait de son propre destin. Quel amour, quelle haine complexes roulaient dans le torrent de sa vie intérieure ! Il comprenait bien qu’il allait la revoir et lui offrir, même en silence, tout ce dont il avait conscience de disposer ; mais ce geste qu’il savait d’avance ne pouvoir retenir, suffirait-il à l’amour outragé ? Il restait en lui une rancune, une méfiance qui demandaient autre chose. Quelle autre chose ? Il l’ignorait. Elle tenait aux racines profondes dont les aboutissements lui échappaient. L’ébranlement de sa vie par le don que lui avait fait Angèle, don tronqué, profané, souillé, avait troublé toutes ses sources intérieures. Quel ébranlement contraire rétablirait le don rutilé ?

Ah ! non, pensait-il, cet amour qui veut reprendre, enflé de fiel, plein d’une amertume méfiante et désillusionnée, qu’il s’en aille ! et que cette femme aussi s’en aille !

Son désarroi, il le sentait, s’accroîtrait de la présence d’Angèle ; la faible chair aiguillonnerait un désir sans discernement, traînant l’esprit à ses amarres. Et qu’importait que la femme revenue, dont l’énigme roulait sur elle-même, supputât, et calculât à quelques pas de lui, apportât un appétit de triomphe ou un amour renouvelé, puisqu’elle ne pouvait, de toute manière, ressusciter dans son intégrité la grande affection confiante qui les avait unis ?

Jamais la vie et le temps ne lui avaient paru s’écouler aussi lentement : il souffrait. Il souffrait de voir, dans une indécision immuable, continue, se succéder les résolutions diverses qu’il adoptait et ne prendrait pas. Il souffrait d’attendre Angèle et de la sentir tout près de lui. Il souffrait de la revoir tout à l’heure. Et par avance, de la reprendre dans ses bras ; ou d’entendre fermer la porte et, dans l’escalier, son pas qui s’éteignait.

Un déchirement voluptueux le ravinait d’une honte allègre, labourait son âme comme une chair vive, spasmodique, tendue. Horreur de fange, odeur de cadavre, tous les miasmes flottaient dans cette brume pesante où des sentiments épais étouffaient la volonté purificatrice. Confus et pêle-mêle, dans l’anarchie présente de la vie fragmentaire de l’homme, les sensations et les sentiments les plus étranges coexistaient comme, aux orgies masquées, le bougre et le cardinal.

Bernard leva de sur ses mains sa tête lourde ; sa lassitude était telle qu’il se sentait près de mourir. Il sonna le domestique.

— Dites à cette dame que je pensais la recevoir, quoique souffrant, mais que, décidément, je ne me sens pas assez dispos ; qu’elle revienne si elle peut. Et désormais, je ne serai jamais là pour elle.

Le valet était visiblement surpris. Il n’avait jamais observé, évidemment, qu’on fit attendre un visiteur qu’on n’a pas l’intention de recevoir. Il dit, par habitude : « Bien, Monsieur », et se retira.

Le jour baissait, l’ombre envahissait la pièce, et le silence. Des bruits légers, un craquement de meuble, un appel dans la rue lointaine accusaient, pour Bernard, la fuite d’un temps auquel son âme était suspendue. Les perceptions l’effleuraient, la pensée expectante laissait un grand désert dans l’espace où d’habitude, elle se mouvait. Le murmure qui, entre la maîtresse et le domestique, devait, dans l’antichambre, clore à cette heure sa vie sentimentale, ne lui parvenait même pas.

Soudain la porte s’ouvrit avec une magnifique violence Angèle s’était précipitée et tandis que le valet balbutiait des explications avant de disparaître de nouveau, elle accourait à Bernard, saisissait son visage et l’embrassait à pleine lèvres avec des mots d’enfant.

Le chapeau, le manteau avaient volé à travers le bureau sur un fauteuil. Elle s’était assise sur les genoux de son amant et, prenant la tête de celui-ci dans ses mains, lui plongeait son regard dans les yeux :

— Cet homme m’a dit que tu étais malade. Est-ce vrai ?

Il se taisait. Il ne pensait pas. De toutes ses forces, l’âme tendue, il sentait.

— C’est vraisemblable, dit Angèle. Tu ne m’aurais pas fait attendre pour me renvoyer ensuite sans m’avoir vue. Alors, me dire que tu étais là, tout près, fatigué, désespéré peut-être, et par ma faute !… je suis entrée.

Elle l’embrassa encore, mais cette fois sans impétuosité avec la même tendresse, le même abandon qu’autrefois.

— Tu es pâli, comme tu es pâli… Et moi, comment me trouves-tu ?

Elle était plus belle encore. Son visage florentin et lumineux, si passionné, s’inscrivait en nouveaux traits plus brûlants dans le cœur vide de Bernard. Son regard le tâtait, le reconnaissait, prenait contact avec la chair retrouvée ; il l’étrégnit passionnément. Mais elle :

— Sais-tu que je viens de la rue des Rosiers et que j’ai su seulement là-bas ta nouvelle adresse ? Ce matin je suis arrivée au moment où tu venais de sortir ; le concierge me donne l’adresse d’Abraham Blinkine chez qui tu devais te rendre paraît-il. J’y vais : pas d’Abraham, ni de Bernard. Enfin, je t’ai trouvé : c’est l’essentiel.

Et, la voix triste, tout à coup :

— Quinze jours sans te voir, comme j’ai langui de toi !

Elle ajouta timidement : François est reparti hier…

Il faillit crier. Le mari ! cet homme auquel il ne songeait plus ! Le charme se desséchait. Il ne restait plus soudain en lui que l’amour empoisonné dont il était victime pour une femme qui appartenait à un autre et n’avait pas su se garder. La rage, le dégoût, l’écœurement le soulevaient. Mais Angèle n’y prenait pas garde.

— Il a été vraiment très gentil ; il ne s’est douté de rien. Pauvre François !

Il ne savait s’expliquer, prononcer la question qui le brûlait. Il sut à peine dire : Et… ?

Elle baissa la tête.

— Mais enfin, s’écria-t-il, en la secouant avec violence, qu’allais-tu faire auprès de lui ? Tu m’as abandonné, moi qui t’aime, tu m’as fait endurer les pires souffrances (Dieu sait la peine que j’ai eue !) et, ce pendant, tu vivais sadiquement avec lui, tu te laissais posséder ! Quel vice inavouable as-tu donc, quel besoin de te donner et de salir mes souvenirs…

Il s’exaspérait, il tremblait de tous ses membres.

— Ah ! misérable, finit-il par dire, écœurante saleté… et j’ai pu t’embrasser tout à l’heure ! Je vois cette ignoble image de tes transports dans les bras de cet homme écumant, et toi, frissonnante et toute radieuse, goûtant l’odeur de la trahison… Ah ! quelle abominable horreur, quelle horreur !……

Elle était à genoux près de lui ; elle lui prenait les mains.

— Bernard, Bernard, mais je t’en supplie, tu sais bien que ce n’est pas ainsi, tu sais bien, tu sais bien.

Elle se lamentait, elle se tordait les bras :

— Il ne me croit pas. Dieu, que je suis malheureuse ! Mais, Bernard, tu comprends bien que je ne pouvais pas le laisser, il était mon mari. C’est vrai, j’ai oublié mon devoir quand je suis devenue tienne, mais ne fallait-il pas le remplir le jour où il s’est rappelé à moi ? C’était plus fort que ma volonté. J’ai pleuré plus que tu ne sauras jamais pleurer, en te quittant, mais il fallait, vois-tu, je ne pouvais me refuser à lui à qui j’étais unie. Ah, si je lui ai appartenu, je te jure, hélas ! que mon cœur restait à toi. Mais à présent, je suis libre, tienne, mon amour, si tu veux de moi qui t’adore…

Cette femme en larmes à ses pieds…

— Laisse-moi. Angèle. Ton image s’accompagne toujours d’une autre ; je ne peux plus te voir. Oui, je t’aime et je te plains, mais je ne puis te voir. Notre amour est fané, sali, piétiné par d’autres ; nous ne serions plus heureux. Toi dans les bras d’un autre ! Cette sale vision ne me quittera plus… Je t’en supplie. Angèle, va-t-en, va-t-en.

Elle se leva, les yeux ruisselants.

— Bernard ! Bernard !

Qu’il avait de peine et de pitié…

— Mais que vais-je devenir alors ? » dit-elle ; elle avait un air si désemparé !

Une bouffée de sauvagerie monta en Bernard comme des abîmes. Cette femme, si belle, si désirée, qu’il aimait tant, avait été à un autre. Une phrase de mélodrame résonna a ses oreilles. Ah ! la tuer !

Il le voyait réellement ce mari, cet homme ricanant à qui elle avait couru, pour qui elle l’avait abandonné. Son bras s’allongea vers un tiroir qui contenait son revolver acquis depuis peu. Il s’arrêta ; il porta la main à son front, eut un geste de fuite en avant.

— Rejoins-le, ton mari, s’écria-t-il, va avec lui, va l’embrasser ! Mais va-t-en, va-t-en !

Elle le regarda d’un air égaré dont il demeura saisi. Elle prit hâtivement son chapeau, son manteau, et, sans dire un mot, elle s’enfuit.

Il resta seul dans une grande stupeur soudaine. Puis, il sortit. Trouver un refuge… toute la journée, comme un chien errant, il courut la ville. Il étouffait d’une angoisse venue du noir. Il sentait au fond de lui quelque chose de sombre, sur quoi se perchait son âme, vainement. Quoi ?

— Ah ! du remords, du désir, de l’incertitude insatiables et l’abomination d’une peine affreuse qui s’exprimait vaguement sans s’expliquer. N’avait-il pas suivi clairement son sentiment ? Le nom d’Angèle revenait sur ses lèvres. Il le prononçait d’un souffle, sans lui donner la couleur de la voix, avec une horreur sacrée. Où était le mal ? où était le bien ? Pourquoi était-il persécuté d’avoir agi comme il en ressentait l’invitation impérieuse ? Il lui semblait pourtant si facile de vivre simplement ! N’était-ce point la vraie loi, de se donner à ses instincts, de leur appartenir, afin qu’à leur gré, la vie nous formât et nous pétrit, nous donnât la suprême joie qu’elle porte en soi par son élaboration même et son parfait accomplissement ?

Quelle sourde aigreur, quelle rage, quel inassouvissement agitaient Bernard ; lui, si plein de bonne volonté… Tout le long de son existence il s’était contenté de vivre sans complication, bonnement, sa seule initiative étant de chercher dans les domaines qui lui paraissaient le plus accueillants, la trace de cette vie qu’il aimait, pour s’animer davantage. Jamais il n’avait connu l’hésitation et le regret si ce n’est tempérés des promesses de l’avenir magnifique. Et maintenant il était assailli des doutes qui lui paraîssaient auparavant réservés aux scrupuleux. Pis que cela, hélas ! une ronde de remords le rongeait sans se nommer et ces ennemis invisibles lui apparaissaient, il se l’avouait avec une colère affreuse, légitimes. Oui, il les sentait vaguement légitimes, et il ne pouvait connaître ni distinguer les repentirs sans face qui l’obsédaient.

Comme il passait devant Notre-Dame, les images du bien et du mal dont il avait tant de fois souri aux portes des cathédrales, l’assiégèrent. Quel absolu métaphysique, en dehors de la vie ? Et pourtant, pour la première fois devant lui, sortait de l’ombre, aigu et bien vivant, le sentiment d’une mauvaise action.

L’horrible nuit que passa Bernard ! La fièvre et les visions d’apocalypses liguées — le rêve — son âme sensible et comme extériorisée sous ses yeux, tordue, éperdue, douloureuse, hagarde enfin de ne pouvoir comprendre ce supplice. Et lui-même de ne savoir s’il était éveillé — et ce cri continu : « Tu as mal fait ! Tu as mal fait ! Tu ne devais pas faire cela ! »

Ah ! le problème éternel du devoir se posait-il donc ? toutes les morales de notre vieille Terre, toutes les religions, comme il les sentait aujourd’hui adaptées à la douleur humaine, venues d’elle, vivant d’elle et par elle ! Elles ont créé le devoir et le pardon. Il devinait bien que c’était la prévention, l’assurance contre la douleur et, pour ceux qui succombent, l’organisation de l’espérance.

Blême de cette nuit, poursuivi par l’âpre vision des cauchemars que le jour avait pâlis et qui gardaient leur voix, il chercha partout le repos. Mais la ville nous donne tout sauf les asiles de paix. Partout, il promena sa souffrance ; il ne put retrouver le calme en ses endroits préférés. La cour du Petit Palais était vide, les quais hostiles et les jardins muets. Les églises si accueillantes pour son enfance le vomissaient. Et, tentant de fléchir le dieu, le persécuteur inconnu, il eût voulu suspendre sa douleur comme un ex-voto à la porte des cimetières… Vainement : le soir tombait et la nuit proche lui faisait peur.

Peur mystérieuse qui lui revenait, expliquée et terrible, à quelques heures de là, chez Abraham. Les mots sont si menus, si petits — et les cris le déchiraient sans le soulager. Comme il aurait voulu pleurer ! Ah ! se tordre, les yeux secs et le cœur malade, là, par terre, près d’un lit ! Abraham l’avait relevé dix fois, mais il retombait toujours. À cette minute où ces terribles choses pesaient sur lui et le pliaient en deux, mais sourdement, il cherchait à tâtons, dans la mare qui l’engloutissait, pourquoi il n’était pas mort. Il n’avait pas pu rester seul et était allé demander la consolation à Abraham. À peine avait-il touché le bouton que la porte s’était ouverte. Son ami l’attendait dans le couloir. Il lui dit à voix basse :

— Te voilà enfin !

— Tu comptais donc me voir ?

Ils s’étaient regardés tous deux fixement, Bernard vit alors seulement combien Abraham était pâle, les vêtements en désordre et les yeux cernés.

— Ah ! dit-il, mon télégramme ne t’est pas parvenu ? Tu viens par hasard ?

— Abraham, il y a quelque chose de bizarre dans ton accueil. Je ne sais rien. Je me suis senti très malheureux, tu sauras pourquoi tout à l’heure et, d’instinct, après avoir rôdé toute la journée dans Paris, je suis venu vers toi.

— Mon pauvre Bernard ! s’écria Abraham ; et il l’embrassa en sanglotant. Malheureux, tu l’es plus encore que tu ne crois. Sois fort…

Bernard sentit sa tête chavirer. Et un nom tout seul, des profondeurs de l’inconnu, crevant tous les mystères, jaillit de lui subitement. L’angoisse de ces vingt-quatre heures, sans épithète et sans visage, se déchira tout d’un coup lui montrant un flanc sanglant. Il devina sa faute et cria qu’il se faisait horreur…

— Et, sans doute, Angèle chez toi, Abraham, pleure et souffre en me maudissant ?

Abraham hocha la tête.

— Ah ! dit Bernard, je sais maintenant ce qu’est le devoir et que j’ai fait le mal… Peut-être est-elle malade, Angèle ?

La gorge contractée, il attendait la réponse. La porte de la chambre s’ouvrit et un homme parut, vers qui il se jeta d’un élan irraisonné.

— Elle est perdue, dit cet homme. Hémorragie interne. Il suffit d’un petit caillot dans une artère. Ah ! la main n’a pas tremblé.

Bernard s’était retrouvé subitement près d’un lit, à terre, sur des coussins, et la main brûlante d’Angèle à son front.

Ses mots d’alors, avec ferveur, et les baisant au passage, il se les répétait, car il lui semblait que c’était les derniers qu’il voulût entendre, puisque les lèvres étaient closes qui les avaient animés.

— J’ai du délire et je le sens, Bernard, reviens à toi et je te parlerai… Nos beaux soirs sur les bords du Lot, nous les aurons encore, dis, toi sur le petit pont de bois qui tremble avec nous et les feuillages… comme je suis lasse !… Il me semble que mon cœur va s’éteindre, mon cœur si tien…

Elle avait un pauvre sourire.

— Souffle dessus, dit-elle encore, comme autrefois, que nous dormions et tes deux bras autour de moi… Je t’aime tant. Bernard, Bernard ! Bernard, n’ai-je pas du délire ? Il me semble que je divague. Dis-moi que tu m’aimes.

— Ah ! Angèle !

— Oui, tu m’aimes, c’était pour rire, hier, pas vrai ?

Subitement la mort parut devant ses yeux d’enfant. Elle fit un cri et lui prenant le bras :

— Mais, Bernard, il me semble que je vais mourir. Ce n’est pas possible, puisque tu m’aimes ! Mais c’est affreux…

Il sanglotait.

Elle eut cependant encore son divin sourire — mais si pâle.

— Pourvu que mon souvenir vive auprès de toi…

Et comme il se penchait sur elle :

— Oui, donne-moi un baiser ». Il s’inclina en silence sur ses lèvres. Au moment où il relevait la tête, elle commença encore une phrase :

— Puis, mon Bernard, je veux te dire…

Elle s’interrompit. Et il crut qu’elle mourait ainsi, à ce moment-là juste, tout d’un coup.