R.-L. Stevenson, voyageur et romancier (1850-1894)
Les habitués de la forêt de Fontainebleau durent souvent rencontrer, dans les années 1875 à 1877, un Écossais maigre, à la figure ovale, au teint fleuri, aux pommettes saillantes, aux yeux bleus, transparens, et aux cheveux châtains, qui fréquentait la colonie des peintres à Barbizon. Il pouvait avoir de vingt-cinq à trente ans ; mais sa maigreur annonçait soit des pratiques ascétiques, soit le germe d’une de ces maladies qui s’attaquent à un organe vital. Et pourtant cet homme délicat avait en société tout l’entrain, toute la gaîté de la jeunesse et, s’il prenait part à une excursion, il y déployait autant de hardiesse que de vigueur. On eût dit un cœur de « viking » dans un corps de femme. On se sentait attiré par ce contraste entre l’énergie du caractère et la fragilité des moyens physiques, tandis que la conversation, pétillante d’idées originales et pleine d’huuiour, captivait ses interlocuteurs. « Il aimait la vie, a dit un de ses amis, avec l’ardeur d’un amoureux, averti qu’on l’arrachera bientôt et pour toujours des bras de sa bien-aimée[1]. »
Tel était Robert-Louis Stevenson à vingt-cinq ans et tel il resta à peu près jusqu’à sa fin. Qui se serait douté, alors, que ce jeune homme, que la mort semblait avoir touché du bout de son aile, fournirait encore une carrière de vingt années, parcourrait trois parties du monde, et serait un des écrivains les plus brillans, les plus féconds, les plus populaires en Angleterre, comme aux États-Unis ?
Mais il y a plus : sa renommée a dépassé les frontières du monde anglo-saxon et pénétré chez nous ; plusieurs de ses romans ont été traduits en français ou vont l’être. Stevenson mérite d’être le bienvenu auprès du public français, non seulement à cause de son talent, mais parce qu’il a beaucoup aimé la France. Il en aimait les paysages tour à tour gracieux et grandioses, le climat tempéré et ensoleillé, auquel il a dû plusieurs fois le retour à la santé ; il en goûtait la littérature depuis Villon jusqu’à Henry Murger, de Charles d’Orléans à Victor Hugo, et d’Alexandre Dumas père jusqu’à M. Paul Bourget. Enfin, et surtout, il a aimé notre peuple, à cause de sa bonhomie, de sa franche cordialité, de sa bonne humeur inaltérable, dans l’heureuse comme dans la mauvaise fortune. Il a parcouru nos campagnes, tantôt en chemin de fer, tantôt en diligence, tantôt en canot à rames, tantôt à pied, seul avec un âne, pour mieux observer. Il a visité, entre autres fois, notre pays, à la suite des ravages de l’année terrible, et après avoir entendu chanter dans un village une complainte sur les « malheurs de la France, » devant un rassemblement attentif, il a écrit ces lignes : « La perte de l’Alsace et de la Lorraine a plongé dans la tristesse ce peuple au cœur sensible, et l’on y est fort courroucé, moins contre l’Allemagne que contre l’Empire. Dans quel autre pays verrait-on une chanson patriotique attirer tout le monde dans la rue ? C’est que rien ne grandit l’amour comme une grande douleur... La France traverse une phase mélancolique ; mais la crise porte en elle-même son remède. Cette nation au cœur sain et brave se lassera à la longue de se lamenter sur ses désastres. Déjà Paul Déroulède a composé quelques chansons de soldat viriles. Elles manquent du souffle lyrique et ne résonnent pas assez comme une sonnerie de clairon ; mais elles sont écrites sur un ton grave, digne, stoïque, qui pourrait enlever des soldats, combattant pour une bonne cause[2]. »
Ailleurs, il a noté deux ou trois traits du caractère français qui lui avaient fait une excellente impression, par exemple, la sollicitude pour les enfans, qui rapproche souvent des personnes étrangères l’une à l’autre, l’hospitalité des bourgeois des petites villes du Nord, et cette belle humeur avec laquelle tant de gens, pauvres ou gênés, cachent leurs privations, et qui, à ses yeux, était un signe de courage moral et d’indépendance.
Les Écossais ont toujours eu ce trait du caractère chevaleresque, la sympathie pour les vaincus, pour les opprimés, et Stevenson était Écossais jusqu’aux moelles ; il en avait le tempérament voyageur, militant, invincible. Il a dit de lui-même quelque part à propos d’une personne : « Il vous rappellera cet Écossais qui, selon toute apparence, s’en allait mourir et qui, quand même, faisait des rêves d’avenir. Eh bien ! nous autres Écossais, nous ne consentons jamais à nous tenir pour battus ; nous ressemblons au guerrier Braddock, emporté mourant du champ de bataille et qui se promettait de prendre sa revanche la prochaine fois[3]. »
Cette humeur batailleuse était tempérée, cette endurance était soutenue par une foi religieuse très profonde, mais très indépendante. Il avait été élevé par ses parens dans la doctrine calviniste la plus rigide. Ses ancêtres paternels, comme les Smith, ses ancêtres maternels, gardaient la tradition puritaine, ayant le sentiment d’une volonté supérieure qui gouverne les affaires humaines. Mais il y avait une différence marquée entre le caractère des hommes et celui des femmes. La piété des premiers n’excluait pas une certaine ambition mondaine, celle de faire fortune, afin de pousser leurs fils à un échelon plus haut de l’échelle sociale ; tandis qu’aux yeux des mères, cela était pure idolâtrie, leur rêve était de faire de leurs fils des ministres de la parole de Dieu. Robert-Louis échappa, par l’indépendance de sa pensée, à ces influences héréditaires. D’un côté, il n’eut jamais d’autre ambition que de gagner par sa plume assez d’argent pour entretenir sa famille ; et, de l’autre, sa pensée, éveillée par ses lectures, brisa les cadres étroits du calvinisme. Il s’était fait des croyances personnelles et, par là même, d’une réelle efficacité morale, très voisines de celles d’un Channing ou d’un Parker. Et ces convictions religieuses s’étaient encore affinées par une précoce expérience de la douleur physique[4]. Il respectait toutes les religions et voyait dans leurs dogmes des conjectures pour atteindre l’inconnaissable.
Atteint, à vingt-trois ans, d’une affection de poitrine, les médecins lui ordonnèrent un séjour à Menton, et dès lors, sauf
quelques rares exceptions toujours payées par des rechutes, il
dut renoncer à habiter l’Écosse, au climat brumeux et variable,
pour passer ses hivers dans le Midi et ses printemps en France
ou sur la côte Sud de l’Angleterre, Plus tard même, à la mort
de son père, il dit adieu pour toujours à l’Europe, et, après avoir
quelque temps habité la Californie et exploré les îles de
l’Océanie, il fixa définitivement ses pénates dans une des îles
Samoa, ou il mourut en 1894. Il y a donc deux aspects de sa
personne, qui se reflètent dans ses œuvres. Stevenson est d’abord
un voyageur ou un « émigrant amateur, » comme il s’est qualifié
lui-même, changeant de résidence tous les six mois et parfois
plus souvent, toujours en quête d’impressions, d’aventures nouvelles, doué d’un coup d’oeil d’artiste et décrivant admirablement
les paysages, les hommes et les choses, surtout les paysages de mer.
Sur ce dernier point, il me paraît comparable à Pierre Loti. Il
a été, en outre, un écrivain qui a traité les sujets les plus divers :
biographie et histoire politique, morale et poésie, fables et contes
fantastiques, récits d’aventure, romans et même théâtre, il a touché
à tous les genres. Non pas, certes, qu’il se soit montré partout
égal à lui-même ; mais, toujours, il a fait preuve d’une précision,
d’un réalisme dans les détails, qui n’a d’égal que l’élégance de
la forme et l’éclat du coloris. Nature vibrante, que je ne saurais
mieux comparer qu’à la harpe des anciens bardes d’Écosse, sur
laquelle ils improvisaient des chansons, des ballades ou des élégies.
Il ne faut pas songer, dans les limites d’un article, à épuiser une
si riche nature. Je voudrais du moins mettre en relief les deux
aspects caractéristiques de Stevenson : le touriste observateur et
le romancier.
C’est en France que Stevenson a débuté comme explorateur. Fortifié par un hivernage à Menton, il entreprit, en septembre 1876, avec son ami sir W. C. Simpson, de se rendre d’Anvers à Pontoise, en remontant les canaux et les rivières de la Sambre et de l’Oise en bateau à rames. Si le moyen de transport n’est ni rapide, ni confortable, nul, il faut l’avouer, ne se prête mieux à l’étude du paysage et à l’observation du genre de vie des habitans d’un pays. On peut faire halte où il vous plaît et, confiant son canot à un paysan ou à un éclusier, on va reconnaître les environs. Ce mode de locomotion offre aussi l’avantage d’éviter les grandes routes et d’épargner au voyageur modeste les frais des hôtels somptueux. En cet équipage, les deux amis traversèrent les plaines de la Flandre, sillonnées de canaux ou éclairées, la nuit, par les hauts fourneaux, et, ensuite, le pays vallonné et boisé de la Picardie. Ils eurent beaucoup à se louer de l’hospitalité des fonctionnaires à Maubeuge, à Landrecies et admirèrent la bonne humeur, le contentement de simples bateliers. « Ce que j’aime tant en France, remarque à ce propos notre voyageur[5], c’est cet aveu clair et net, fait par tous, de leur propre chance. Un chacun sait de quel côté sa tartine a du beurre et prend plaisir à le montrer aux autres, ce qui est, pour sûr, la meilleure part de la religion. Ils dédaignent de faire grise mine à la pauvreté, ce qui, à mes yeux, est la plus belle forme de la vaillance. Les Français sont imbus de cet esprit d’indépendance ; peut-être est-ce le résultat des institutions républicaines, ou plutôt cela vient de ce qu’il y a si peu de gens réellement pauvres. »
Un peu plus loin, entre Vadencourt et Origny Sainte-Benoîte, nos touristes s’arrêtent à la fin d’une journée ensoleillée et, ayant amarré leurs canots, ils contemplent le soleil couchant :
« D’un côté de la vallée de l’Oise, tout en haut de la colline crayeuse, un laboureur, avec son attelage, paraissait et s’éclipsait à intervalles réguliers. Chaque fois qu’il reparaissait, il s’arrêtait quelques secondes, en se profilant sur l’azur du ciel. C’était le seul être vivant en vue, à moins que l’on ne comptât la rivière. De l’autre côté, on apercevait entre le feuillage un beffroi entouré de toits rouges. De là, un sonneur de cloches bien inspiré égayait l’après-midi de son carillon. Il y avait je no sais quoi de doux et de captivant dans la mélodie qu’il exécutait et nous n’avions jamais entendu des cloches parler d’une façon aussi intelligible ou tinter aussi mélodieusement que celles-là. Il y a dans le son des cloches quelque chose de métallique et de menaçant, qui fait plus de peine que de plaisir à entendre ; mais ces cloches-là, quand elles lançaient dans l’air leurs sons, tantôt aigus, tantôt graves, tantôt avec une cadence plaintive qui s’emparait de l’oreille comme une chanson populaire, étaient toujours douces et harmonieuses et s’accordaient bien avec le ton tranquille et serein de ce paysage. J’aurais voulu demander la bénédiction du brave et calme vieillard qui tirait si gentiment la corde, en mesure avec le rhytme de ses propres pensées[6]. »
Deux ans après, Stevenson faisait seul, avec un âne qu’il avait équipé pour porter sa couchette et son bagage, un voyage à pied dans les montagnes de la Haute-Loire et de la Lozère. Parti, le 22 septembre 1878, du Monastier, il passait la Loire, atteignait l’Allier à Langogne, et allait résider quelques jours au couvent des Trappistes de Notre-Dame-des-Neiges. Puis il traversait la chaîne des monts de la Lozère et arrivait au Pont-de-Montvert. Il était alors au cœur des Cévennes, où chaque village, chaque col, chaque rocher lui rappelaient un épisode de la guerre des Camisards. Ensuite, il descendait la vallée du Haut-Tarn jusqu’à Florac, et là, suivant la vallée de la Mimente, il passait à Saint-Germain de Calberte et finissait par arriver à Alais (3 octobre). Chemin faisant, il décrit les mœurs des habitans, compare le caractère des catholiques et des protestans; il s’arrête ici pour dépeindre un site pittoresque ou là pour narrer un épisode de cette lutte héroïque, soutenue par une poignée de montagnards fidèles à leur croyance, contre un roi, qui croyait pouvoir façonner les consciences comme il avait fait tailler les arbres de son parc de Versailles. Cette guerre lui suggère tantôt des comparaisons avec cette autre guerre épique, la lutte des Covenantaires écossais contre les Stuarts devenus rois d’Angleterre, tantôt des remarques humoristiques, qui fontpenser à R. Toppfer, le spirituel auteur des Nouvelles genevoises.
Le passage suivant sur les Trappistes de Notre-Dame-des-Neiges donnera une idée de son talent : « Je ne crois pas avoir jamais connu société de gens plus heureux, ni mieux portans. En fait, sur ce plateau désolé, et avec l’activité incessante des moines, la vie est une possession incertaine et la Mort n’est pas une rare visiteuse au couvent. C’est du moins ce qui me fut dit. Mais, s’ils meurent facilement, ils doivent vivre en bonne santé en attendant, car ils étaient gais, avaient tous des chairs fermes et des visages au teint frais, et le seul signe morbide que je pus remarquer, l’éclat extraordinaire des yeux, contribuait plutôt à augmenter l’impression générale de vivacité et de force.
« Ceux avec qui j’ai causé avaient un air singulièrement doux, avec ce que j’appellerai une sainte allégresse dans les manières et la conversation. Il y a une note, dans les instructions aux visiteurs, qui leur dit de ne pas s’offenser des brèves réponses de ceux qui les servent, car il sied à des moines de parler peu. On aurait pu se dispenser de cet avis ; sauf un, tous les hospitaliers s’épanchaient en innocens discours et, d’après mon expérience, il était plus facile d’entamer que d’interrompre une conversation. Excepté le Père Michel, qui était un homme du monde, ils se montraient d’un intérêt empressé et bienveillant pour toutes sortes de sujets,… et ils éprouvaient un certain plaisir à entendre le son de leur propre voix. Quant à ceux qui sont astreints au silence, je ne peux qu’admirer la manière dont ils supportent leur solennel et triste isolement. Et pourtant, en dehors de toute idée de mortification, j’aperçois une sage politique, non seulement dans l’exclusion des femmes, mais dans ce vœu de silence. J’ai quelque expérience de certains phalanstères laïques, d’un caractère artistique, et j’ai vu plus d’une association, aisément formée, encore plus aisément dissoute. Avec une règle cistercienne, elles auraient peut-être duré davantage. Dans le voisinage des femmes, il ne peut être question que d’une association passagère entre hommes sans défense. Rêves d’enfance, projets de jeunesse, mâles joies professionnelles, tout est bientôt délaissé pour deux beaux yeux et une voix caressante. Après la femme, c’est la langue qui est la plus grande cause de division[7]. »
Mais, malgré ces beautés montagnardes des Cévennes, c’est toujours à la forêt de Fontainebleau que notre Écossais revenait de préférence. Amené, dès 1875, à Barbizon par son cousin ie peintre R. A. Stevenson, il y avait formé des relations, entre autres avec la famille Lafenestre, et y découvrait chaque fois de nouveaux sites admirables.
Cette préférence ne viendrait-elle pas de ce qu’aux yeux de tout homme sensible le lieu où il a connu l’amour est entouré d’un prestige et comme d’une auréole plus brillante ? C’était à Fontainebleau qu’avait commencé pour Stevenson le roman de cœur, qui devait décider du bonheur de sa vie. Aussi a-t-il consacré à la forêt des pages enthousiastes.
« Il y a, en France, écrit-il, des paysages incomparables pour le romantisme et l’harmonie. La Provence et la vallée du Rhône (3), de Vienne à Tarascon, offrent une succession de tableaux qui attendent le pinceau du peintre. Et cette beauté n’est pas pure beauté ; elle parle à l’imagination, elle surprend tout en charmant. Ici vous verrez des villes-fortes, telles qu’on les rencontre au pays des rêves, des rues qui brillent de mille couleurs comme les vitraux d’une cathédrale, des collines de proportions exquises, des fleurs multicolores, poussant dru comme l’herbe. Toutes ces choses, grâce au chemin de fer, le peintre de ce temps peut les avoir à sa porte. Et pourtant, il ne va pas les chercher, il reste fidèle à Fontainebleau, au pont de Gretz, à la cascade de la vallée de Cernay. Je dirai même que Fontainebleau a été comme fait exprès pour les peintres.
« Le charme de Fontainebleau est une chose à part, c’est un paysage tranquille et d’une grâce classique. C’est un endroit que l’on aime encore plus qu’on ne l’admire. L’air vivifiant de la forêt, les voûtes majestueuses des allées, les éboulis de rochers sauvages, l’antiquité et la dignité de certains bosquets, voilà les ingrédiens, mais non le secret du philtre. Le pays est salubre : l’air, la lumière, les parfums, et jusqu’à la forme des choses, tout concourt à une heureuse harmonie[8]. »
Si le goût de l’art et du paysage français et la sympathie pour notre peuple avaient attiré Stevenson en France, ce fut l’amour qui lui fit franchir l’Atlantique et même, d’un bond, traverser les États-Unis pour s’établir sur les côtes du Pacifique. Il avait rencontré, à Barbizon, à l’automne de 1876, Mme F. Osbourne, alors mariée, et, dès la première entrevue, il avait conçu pour elle un sentiment profond, qui jamais ne varia, ni ne faiblit. Elle n’avait pas été heureuse en ménage et, lors de son retour en Amérique avec ses enfans, elle résolut de demander son divorce.
Dès que Stevenson fut informé de sa résolution et qu’il eut reçu en même temps des nouvelles inquiétantes de sa santé, n’écoutant que son cœur, bravant l’avis de son médecin, et sans même prendre congé de ses parens, il partit pour la Californie. Alors, il était pauvre, n’ayant encore publié que ses récits de voyage et quelques articles de revue, qui étaient fort peu payés, et ses parens, méconLens de la carrière qu’il avait choisie, ne contribuaient guère qu’à ses frais de maladie. Il prit donc un billet de passage d’émigrant sur un steamer allant à New-York, où il ne s’arrêta que quarante-huit heures, et, suivant la ligne du chemin de fer Central Pacifique, traversa tout d’une traite l’Amérique jusqu’à San— Francisco. On a publié ses notes de voyage à travers les Montagnes Rocheuses, les plaines du Nebraska et le désert du Wyoming avec ses collines noires[9], notes qui trahissent autant de mépris de la mort, que de curiosité pour les aspects de la vie. Après avoir revu son amie à San-Francisco, il alla d’abord se fixer à Monterey, dont il a donné une belle description :
« L’ancienne capitale de la Californie, dit-il, est située en travers de la baie de Monterey ; l’Océan Pacifique, tout caché qu’il est par des collines basses et des forêts, bombarde son flanc gauche et ses derrières par une houle incessante. Les vagues, qui lèchent si doucement les jetées du port, grossissent en dimension et en sinuosité à mesure qu’on avance vers la pleine mer. On peut voir de jour les brisans qui déferlent hauts et blancs, et, la nuit, les contours de la côte, arrosés par l’écume, paraissent au clair de lune comme un ruban d’argent transparent.
« Le ton général du paysage, auteur de cette baie, c’est la présence obsédante de l’Océan. Le bruit sonore des brisans vous suit très haut, quand on fait l’ascension des canons de l’intérieur. On entend le bruit de la mer dans les chambres propres et vides de Monterey, comme dans ces coquillages de mer qu’on présente à l’oreille. Où que vous soyez, faites halte, et vous entendrez la voix grondante du Pacifique… Un jour, — jour inoubliable, — j’avais pris un sentier inconnu. À quelque distance, les bois commencèrent à s’éclaircir, le grondement de la mer se rapprocha ; je tombai sur une route et même, ô surprise ! sur une barrière. Un ou deux pas plus loin, sans quitter les bois, je me trouvai au milieu de maisons en bon état. Je suivis les rues l’une après l’autre; elles étaient toutes à angle droit, pavées de gazon et bordées d’arbres ; au coin de chaque rue, une plaque indicatrice du nom, comme dans une vraie ville. Au bout de la principale, l’avenue centrale, se trouvait un temple à ciel ouvert avec des bancs et un rabat-voix, comme pour un orchestre. Toutes les maisons étaient soigneusement fermées, on ne percevait pas une fumée, pas un son autre que celui des vagues, pas une chose mobile. Je n’ai jamais vu aucun endroit, qui me transportât autant en rêve. Pompéi fourmille de touristes, et son antiquité, son caractère étrange trompent limagination. Ici, au contraire, il n’y avait pas plus d’un an ou deux que cette ville avait été bâtie et peut-être avait-elle été évacuée en une nuit. Le fait est qu’elle avait moins l’air d’une ville déserte que d’une salle de théâtre, le jour, avec des bancs vides. »
De Monterey, Stevenson revint à San-Francisco, où il tomba malade, et, après avoir été soigné avec dévouement par Mme Osbourne, il l’épousa (mai 1880). Après son mariage, il alla vivre quelque temps avec sa femme à Calistoga (comté de Napia), dont le climat tempéré acheva de le remettre. C’est de là qu’il alla explorer les gisemens argentifères, qu’il a décrits dans les Silverado Squatters[10]. Voici en quels termes il a dépeint la vallée de Napia : « L’atmosphère était pure comme du cristal de roche et l’air imprégné d’une forte senteur de résine. Il arrivait de l’Océan comme des bouffées d’air salin sur ces pentes verdoyantes. Les bois résonnaient de chants et exhalaient abondamment leur souffle salutaire. Il semblait que la joie eût élu domicile dans ces zones supérieures et que nous eussions laissé les ennuis et l’indifférence derrière nous dans la vallée. Ce verset d’un psaume nous revint en mémoire : Lève les yeux vers les montagnes, c’est d’elles que te viendra le secours ! »
Sept ans après, quand la mort de son père eut rompu le lien le plus fort qui le rattachât à son pays natal, c’est encore à l’Amérique qu’il alla demander de nouvelles forces physiques et morales. En effet, sa lutte répétée contre la maladie mortelle qui, comme un vautour, rongeait ce nouveau Prométhée, avait fini parle décourager. Son courage, sa gaîté, bien que soutenus par sa femme, par son beau-fils qui l’aimait comme un père, par ses amis, éprouvaient quelque défaillance. Il céda à l’avis de ses médecins et, emmenant avec lui sa famille, sa vieille mère, il s’embarqua pour New-York.
Il avait d’abord songé à un séjour dans l’État de Colorado ; ses amis de New- York l’en dissuadèrent à cause de la longueur du voyage. Il fixa, alors, sa résidence pour sept mois dans les monts Adirondack, célèbres par l’air salubre qu’on y respire, non loin du lac Saranac. De sa maison, située sur une colline, on avait vue sur la vallée, arrosée par une rivière qui se jette dans le lac. Sa santé s’était notablement fortifiée ; il put donc beaucoup travailler : c’est là qu’il composa la plus grande partie du Maître de Ballantrae et son « Sermon de Noël. » En effet, ses épreuves de santé, des deuils répétés dans sa famille, ramenaient de plus en plus sa pensée vers le christianisme. C’est de Saranac que notre auteur a écrit à un vieil ami de son père, consulté au sujet d’une biographie de Thomas Stevenson, ces lignes sur le rôle de la religion :
« Étant donné que la vie est tragique jusqu’à la moelle, l’office propre de la religion est de nous la faire accepter et de nous faire servir dans cette tragédie, comme font des soldats dans cette autre tragédie qu’est la guerre. J’entends par là un service actif, — au sens militaire du mot, et l’homme vraiment pieux est celui qui fait son service avec une joie militaire, — et non pas celui qui passe son temps à pleurer sur les blessures[11]. »
Cependant, Stevenson, stimulé à la fois par son goût naturel et par une certaine inquiétude morbide, rêvait d’un nouveau voyage sur mer. Au printemps de 1875, il avait rencontré en Angleterre M. J. Seed, secrétaire du département de la Marine et des Douanes de la Nouvelle-Zélande, qui lui avait fait une description séduisante des îles de la Polynésie : ce fut de ce côté qu’il se dirigea. Le 28 juin 1888, Stevenson s’embarqua avec sa famille à bord du yacht Casco, qu’il avait frété soi-disant pour une excursion de quelques mois. Il fit escale d’abord à Nouka-Hiva (Îles Marquises) et il a donné des détails instructifs sur les habitans et leurs mœurs. La race des habitans des lies Marquises est peut-être la plus belle de toute la Polynésie ; la taille moyenne des hommes est de six pieds ; ils sont fortement musclés, rapides à l’action, gracieux au repos, et les femmes, bien que plus replètes et moins intelligentes, sont avenantes. À première vue, il n’est pas de race plus viable, et pourtant la mort les fauche à deux mains. On reviendra plus tard sur le problème des causes de la dépopulation des îles Polynésiennes.
Quant aux mœurs des indigènes, Stevenson a observé deux traits de leur caractère : l’inclination au suicide et la haine des Français. Il attribue la. première au pressentiment de la fin de leur race, qui engendre chez eux, tantôt une grande irritabilité, tantôt un découragement mélancolique (erimatua), qui les porte au dégoût de la vie. Les Marquisans, du moins, tiennent à mourir et, surtout, à être ensevelis avec un certain décorum. Ils met- tent leur amour-propre à avoir un beau cercueil. Un jour, comme un indigène allait mourir de cette désespérance, un missionnaire eut l’idée de lui offrir un cercueil, et sa satisfaction fut si grande, qu’il fut guéri et vécut longtemps encore.
Ils ont, d’ailleurs, les plus grands égards pour la maison, la tombe et même le corps des défunts. Les demeures des familles éteintes sont réputées tabou, c’est-à-dire inviolables. Personne ne doit en approcher, elles sont comme les avant-postes du royaume des morts. On dépose régulièrement des offrandes sur les sépultures. Dans la baie du Traître, le beau-fils de Stevenson vit un homme acheter un miroir, pour le déposer sur la tombe de son fils. C’est en faisant passer, sans vergogne, des routes à travers de tels cimetières, que les ingénieurs ont provoqué de telles haines contre les Français[12].
Des Îles Marquises, Stevenson se rendit à l’archipel de Tahiti (fin septembre) et séjourna quelque temps à Tautira. Il était tombé gravement malade, et fut soigné dans la maison du chef, par sa femme assistée de la princesse Moë, l’ancienne reine de Raïatea. Il y observa que la population, après avoir traversé une période de décroissance inquiétante, était maintenant sta- tionnaire et même qu’elle paraissait avoir dépassé le moment critique.
Il en repartit à Noël 1888, et arriva dans la première huitaine de l’an 1889 à Honolulu. C’est pendant ce séjour aux Iles Sandwich (ou Hawaï), qu’il entendit parler des lépreux relégués dans l’île Molokaï. Le P. Damien venait de mourir et déjà son nom était entouré de l’auréole d’un martyr de la charité (15 avril 1889). Notre généreux Écossais voulutles voir et porter aux nobles sœurs de charité, les auxiliaires du P. Damien, l’hommage de son admiration. Cela était bien digne de son caractère chevaleresque. Ayant obtenu une permission spéciale, il partit vers la fin de mai, seul, à bord d’un navire commandé par le capitaine écossais Cameron et qui transportait un convoi de lépreux. Les extraits suivans de ses lettres rendent bien ses impressions toutes vives. « Bientôt après, écrit-il à Mme Stevenson, nous arrivâmes à la hauteur du promontoire des lépreux (Kalaupapa) : la côte est basse, toute nue, âpre et sans abri ; voilà une petite ville, avec des maisonnettes en bois, deux églises, un appontement. Le tout était triste à voir, par le travers du soleil levant, avec une grande palissade qui la sépare, vers le Sud, du reste du monde. Nos lépreux furent envoyés à terre dans le premier canot, ils étaient une douzaine. L’un, un pauvre enfant horrible à voir, puis un blanc laissant une grande famille à Honolulu, et nous nous embarquâmes, les sœurs et moi, dans le second. Je ne sais pas ce que je serais devenu sans les sœurs. Tu sais qu’une de mes faiblesses, c’est mon horreur de ce qui est horrible, mais tout cela fut éclipsé par la charité qui rayonnait à mes côtés.
« Quand je m’aperçus qu’une des sœurs pleurait, la pauvre âme ! doucement sous son voile, je ne pus retenir quelques larmes ; je pensai que c’était un péché qu’elle se sentît malheureuse, et je lui dis à peu près ceci : « Madame, Dieu lui-même est ici pour vous souhaiter la bienvenue. Je suis sûr qu’il est bon pour moi d’être près de vous. J’espère que cela sera une bénédiction pour moi. Je vous remercie pour moi-même du bien que vous me faites. » Ces paroles parurent la réconforter ; à peine avais-je fini, que nous arrivâmes au débarcadère. Il y avait là une grande foule, des centaines (Dieu me garde !) de masques de chair humaine, gesticulant, attendant les sœurs elles nouveaux malades... Les sœurs et moi, nous traversâmes la foule... j’avais perdu tout sentiment d’horreur ; c’était un beau spectacle de voir ces pauvres créatures si redoutées sourire avec un éclair de bonheur[13]. » Il passa une huitaine de jours à la colonie des lépreux. Il avait coutume d’aller à cheval de Kalavao à Kalaupapa, à l’asile des sœurs de charité, qui est une merveille de propreté. Là, il faisait une partie de croquet avec sept jeunes lépreuses sans vouloir mettre de gants, prenait le souper avec les sœurs et retournait coucher à Kalavao. « J’ai vu ici, écrivait-il à son ami M. Sidney Golvin, des scènes inénarrables, et pourtant jamais je n’ai tant admiré la pauvre espèce humaine, ni tant aimé la vie qu’ici. Il plane sur cet endroit, peuplé de Gorgones et de Chimères, comme une horreur de beauté morale. Cette expression ne fait-elle pas l’effet de mauvais Victor Hugo ? »
Quant au Père Damien, Stevenson professait pour lui une sincère admiration. L’année suivante, il lut dans une feuille religieuse un article td’un certain Révérend Hyde, ministre à Honolulu, qui s’était permis d’émettre sur le compte du P. Damien de graves insiuuationset prétendait qu’en se dévouant aux lépreux il n’avait obéi qu’à un mobile intéressé. Apprenant que cet article avait fait renoncer au projet d’élever à Londres un monument à ce prêtre dévoué, il éclata d’indignation et lui adressa une verte réplique (2 août 1890). « Le P. Damien, y disait-il en substance, fut sans doute un paysan d’Europe sale, bigot, peu véridique, peu sage, rusé ; mais superbe de générosité, de candeur et de bonne humeur inaltérable. Convainquez-le qu’il avait eu tort, — cela prenait parfois des heures, — et il défaisait ce qu’il avait fait et n’en aimait que mieux celui qui l’avait corrigé. C’était un homme, avec toute la saleté et la mesquinerie humaine ; mais, quand même, un héros et un saint[14]. »
Ce premier voyage maritime lui ayant procuré un regain de santé, Stevenson repartit d’Honolulu (24 juin 1889), à bord du steamer l’Ecuador, et visita les îles Gilbert, où il résida quelques mois, assez pour faire de curieuses observations sur les coutumes des habitans. De là, il se rendit à l’île d’Oupolou (archipel de Samoa), 7 décembre 1889, où, frappé de la beauté du site, il acheta une propriété sur le versant d’une montagne, à 3 kilomètres en arrière de la ville d’Apia et à 200 mètres d’altitude, pour y faire bâtir une maison. Ensuite, il passa à Sydney où il prit sa correspondance d’Europe et, après avoir fait une fugue à Nouméa (Nouvelle-Calédonie) et aux îles Paumotou, il retourna à Apia, où il se fixa définitivement (octobre 1890).
Stevenson a raconté cette première impression, qui décida du choix de sa résidence. « J’arrivai à Samoa, dit-il, vers la fin de 1889. Vers cette époque, je commençais à m’attacher à ces îles par reconnaissance et par habitude. J’y avais gagné des amis, mon intérêt s’était éveillé pour de nouvelles questions. Le temps de mes voyages avait passé comme les jours au pays des fées. Je me décidai à rester... Si la destinée m’accorde de plus longs jours, je les passerai là où j’ai trouvé la vie très agréable et l’homme très digne d’intérêt. Les haches de mes noirs serviteurs sont déjà en train de défricher le terrain pour la fondation de ma future maison[15], et il faut que j’apprenne à m’adresser à mes lecteurs depuis les extrémités de la mer. L’île d’Oupolou avait été choisie à cause de la multiplicité de ses communications avec l’Amérique et l’Australie. Apia est une escale des paquebots qui font le service de San-Francisco à Sydney et de ceux qui vont d’Auckland à Tahiti.
Le site de Vailima, qu’il avait désigné pour sa demeure, était enchanteur. « Des fenêtres, on découvre l’Océan sur une largeur de 50 milles environ; tout autour, d’épaisses forêts. À gauche, une montagne profilant sur le ciel ses grands arbres ; tout auprès, l’îlot de notre clairière, où nous avons laissé quelques vieux géans. C’est une place bonne pour y résider. Matin et soir, nous avons des paysages de Théodore Rousseau, suspendus aux murailles de l’univers pour le plaisir de nos yeux, et la lune fait de la nuit comme une province du ciel. Cela n’empêche pas que nous n’ayons aussi notre saison d’hiver avec ses averses hurlantes, ses vents grondans, ses ténèbres en plein midi. » Autant Stevenson, pendant les trois années précédentes, avait été nomade, autant il fut sédentaire dans les années qui suivirent. Pendant les quatre années qu’il vécut à Vailima (île d’Oupolou), Stevenson partagea son temps entre ses devoirs de planteur, le culte des lettres et les affaires politiques de Samoa. Il prenait très au sérieux les premiers, défrichait, traçait des routes, montait à cheval pour aller surveiller ses plantations de cacao. Il avait repris des forces. Un Anglais, qui le vit à Pâques 1894, fut étonné de sa vigueur. « Il était debout à cinq heures du matin, écrivait-il, peu après se mettait au travail et, à onze heures du soir, on pouvait le voir danser au salon pendant que je jouais au piano des rondes écossaises. » C’est dans ce répit que lui laissa la maladie que Stevenson a composé le Wrecker, son livre sur les Mers du Sud et Catriona.
Il s’occupait des indigènes avec une sollicitude éclairée, apprenant leur langue, observant leurs usages, étudiant leurs croyances et leurs légendes, auxquelles il a emprunté le sujet de quelques-uns de ses plus jolis contes : l’Île aux Voix, le Diablotin en bouteille, la Baie de Falesa[16]. Les indigènes l’appelaient du nom de Tusitala, qui signifie le conteur. Bien que les habitans de Samoa, comme ceux de l’archipel de Tahiti, des Paumotous et quelques tribus de Maoris, fassent exception à la loi générale de dépérissement qui entraîne les races polynésiennes vers la mort, le problème du déclin de ces populations, autrefois surabondantes, l’a vivement préoccupé. Après avoir démontré que les causes auxquelles on l’attribue en général : changement de genre de vie, introduction des vices et de maladies nouvelles par les Européens, fumage de l’opium, libertinage, etc sont insuffisantes pour en rendre compte, dans tous les cas il arrive à la conclusion suivante :
« Partout où il y a très peu de changemens, importans ou légers, salutaires ou nuisibles, la race survit. Là, au contraire, où ils ont été nombreux, importans ou non, nuisibles ou non, elle dépérit. Tout changement, si petit qu’il soit, augmente la somme des nouvelles conditions d’existence auxquelles la race est forcée de s’adapter. Il semble, a priori, qu’il n’y a pas de comparaison à établir entre le changement du grog chaud et âpre contre du mauvais genièvre et celui du pagne insulaire contre les pantalons européens. Et pourtant, j’incline à croire que le premier n’est guère plus nuisible que l’autre, et la race, non accoutumée, mourra peut-être de piqûres d’épingle. Nous voilà en présence d’une des grosses difficultés pour les missionnaires.
« Dans la Polynésie, le missionnaire obtient sans peine une autorité prépondérante, il devient comme le « maire du palais » du Roi ; il peut proscrire et commander à son gré, et la tentation est facile d’usurper tout pouvoir. C’est ainsi, d’après les meilleurs témoignages, que les catholiques à Mangareva et les protestans, aux îles Hawaï, ont rendu la vie plus ou moins impossible à leurs prosélytes. Et ces douces créatures, sans se plaindre, comme des enfans en prison, bâillent en attendant la mort. Il est certain que le missionnaire doit faire des changemens, mais il devrait y procéder plus doucement et considérer tout changement comme une affaire d’État. Je prends le missionnaire de capacité moyenne. Je lui rends justice en supposant qu’il hésiterait à faire bombarder un village pour convertir un archipel. Or l’expérience nous a démontré, — au moins en Polynésie, — qu’un changement dans les habitudes des indigènes est souvent plus meurtrier qu’un bombardement[17]. »
C’est ici le lieu de dire quelques mots du rôle politique de R.-L, Stevenson à Samoa. On sait que ces îles, à cause de leur sol fertile et de la vigueur exceptionnelle de la race, avaient de bonne heure excité les convoitises de l’Angleterre, de l’Allemagne et des Etats-Unis. Dès sa première année dans ces parages, Stevenson s’intéressa au sort des indigènes, et, dans une lettre écrite à Hawaï et adressée au Times (10 février 4889), il raconta les origines du conflit. Deux ans après, le Congrès de Berlin s’occupa de l’affaire, et organisa le condominium des trois grandes puissances, mais sans préciser avec netteté les attributions des représentans de chacune[18], De là de fréquens conflits entre ces fonctionnaires, qui se réglaient en général aux frais des indigènes. Stevenson, qui n’avait d’autres intérêts que ceux de la justice et de la concorde, prit fait et cause pour les Samoans toutes les fois que leurs intérêts paraissaient lésés et devint suspect aux deux chefs suprêmes. Ceux-ci lui en voulurent surtout de ses lettres au Times (du 10 février 1889 au 23 avril 1894), où il dénonça sans pitié les pratiques injustes au moyen desquelles on exploitait les indigènes. Il fut même, un moment, menacé de la déportation. Malgré tous ses efforts pour prévenir le fléau, il eut la douleur de voir éclater la guerre civile (août 1893), entre les tribus du parti de l’Allemagne et celles que soutenait l’Angleterre. Mataafa, l’adversaire du parti allemand, le seul chef indigène qui fût capable de gouverner, fut vaincu et banni. D’autres chefs furent arrêtés et jetés en prison. Stevenson alla les visiter, les consola, leur obtint quelques faveurs et secourut leurs familles. Cela mit le comble à la popularité de « Tusitala. » Aussi, après la conclusion de la paix, dès qu’ils furent délivrés, ces chefs indigènes, avant de rentrer dans leurs foyers, se rendirent à Vailima et offrirent à leur ami, en témoignage de gratitude, de construire une route, qui mettrait sa demeure en communication avec l’intérieur. Stevenson ayant accepté, ces hommes, dont quelques-uns étaient vieux et d’autres malades de leur réclusion, se mirent à l’œuvre et, en octobre, la route était prête. Le jour de l’inauguration fut un vrai triomphe pour notre colon. Le nouveau roi et le grand juge, ou Tsaïtsifons, étaient présens ; les donateurs ayant baptisé leur œuvre du nom de Ala-loto-alofa (route du Cœur aimant), Stevenson, après avoir salué les autorités et mis en relief le caractère pacifique de ce travail, se tourna vers les chefs déchus et leur dit : « Je tiens à vous dire, ô chefs, qu’en vous regardant travailler à cette route, mon cœur brûlait, non pas de reconnaissance, mais d’espoir. Il me semblait qu’il y avait là quelque chose de bon augure pour Samoa. Vous m’apparaissiez comme une troupe de guerriers, combattant pour la défense de notre commune patrie. Car il y a un temps pour combattre, et un temps pour creuser. Vous autres, hommes de Samoa, vous auriez beau vous battre, vous auriez beau vaincre vingt, trente fois, tout cela serait en vain ! Il n’y a qu’un moyen de défendre Samoa. Écoutez- moi, avant qu’il soit trop tard. C’est de faire des routes, des jardins, de soigner vos arbres et d’en vendre le produit sagement.
« En un mot, c’est d’occuper et d’exploiter votre pays. Si vous ne le faites pas, d’autres le feront à votre place. J’espère que l’exemple donné par vous sera suivi par les chefs des autres îles. Je ne parle pas à la légère ; ce que j’ai dit, c’est par amour pour Samoa et pour son peuple. J’aime ce pays, je l’ai choisi pour être ma demeure durant ma vie et mon tombeau après ma mort. J’aime ce peuple et je vous ai choisis pour être mon peuple, pour vivre et mourir chez vous. L’instant est décisif, c’est peut-être la dernière occasion qui s’offre à vous pour décider si vous disparaîtrez, comme ces autres races dont je vous ai parlé, ou si vous résisterez, si vous aurez des enfans pour honorer votre mémoire dans le pays que vous avez reçu de vos pères. »
Ainsi parlait Stevenson les premiers jours d’octobre 1894 :
le 3 décembre, il n’était plus. Quoique la pensée de la mort ne
le quittât jamais (elle perce dans ses lettres intimes), il la cachait
soigneusement à son entourage. Il montra jusqu’au bout la même
sérénité, le même entrain dans la conversation, la même ardeur
à poursuivre son but. À force d’énergie et de solide piété, il
était parvenu, suivant la belle expression de M. Sidney Colvin[19],
à réaliser le souhait d’une de ses prières favorites ;
« Dieu, y disait-il, donne-nous de nous réveiller le sourire
aux lèvres. Fais-nous la grâce de travailler en souriant. De
même que le soleil fait rayonner sa lumière sur le monde, ainsi
fais que notre bonté aimante illumine de joie notre demeure. »
La passion exploratrice, le goût des aventures, voilà le trait d’union entre Stevenson voyageur et Stevenson romancier. Au fond, ce fut sa passion dominante et l’on pourrait dire que, si ses voyages furent des romans en action, la plupart de ses romans sont des aventures idéalisées. Or, que le lecteur français n’y cherche pas les péripéties du drame éternel, produit par les conflits du cœur avec la dure réalité, le devoir ou l’honneur, qui sont le thème ordinaire de nos romanciers. Sauf ses deux ou trois derniers ouvrages, l’amour joue un rôle secondaire dans l’œuvre de Stevenson. Cette exclusion systématique de l’amour, comme pivot de ses romans, ne tiendrait-elle pas à un trait fondamental du caractère de notre auteur, sa répugnance à endosser les idées reçues, à se plier à la tradition, à porter la chaîne des conventions sociales ou littéraires, d’un mot, à son esprit d’indépendance ?
Ses trois principales sources d’inspiration furent l’observation de la nature, celle des mœurs et caractères des Écossais, et l’histoire des procès politiques au temps de la guerre des Stuarts contre le roi George. Stevenson, comme on a déjà pu en juger par les descriptions citées plus haut, aimait passionnément la nature ; — et comment ne pas l’aimer, quand on a été un enfant d’Édimbourg, la ville pittoresque par excellence, dont les environs font alterner les vues des montagnes avec les paysages maritimes ? Un lever de soleil sur la mer le plongeait en extase, et il abrégeait l’ennui de ses insomnies, en contemplant la campagne au clair de lune ou le ciel étoile. Il aimait à causer avec les paysans, les ouvriers, et il avait, dès sa jeunesse, si bien observé les costumes, les coutumes et les patois des clans, que personne, depuis Walter Scott, n’a mieux dépeint les types divers d’Écossais.
Enfin, au cours de ses études de droit et de son court stage au barreau d’Édimbourg, il s’était mis au courant de l’art de la chicane ; il avait remarqué combien les hommes dits « de loi » sont habiles à tordre ou à tourner la loi ; il avait compulsé aux archives les actes de quelques grands procès politiques au temps des Jacobites, qui lui fournirent des sujets ou des types de ses romans. Or ces études n’avaient fait qu’affiner en lui le sens de la justice. Dans tous ses romans on entend la protestation indignée de l’honnête homme contre les roueries des avocats et contre les transactions des juges avec la raison d’État. Par exception, d’ailleurs, il fait jouer un beau rôle aux notaires et avoués.
Quoique Stevenson ait été très primesautier, très indépendant, ce n’est pas à dire qu’il n’ait eu des modèles, dont on retrouve la trace dans ses écrits. Nous avons déjà mentionné Walter Scott. Stevenson avoue qu’il a été de bonne heure sous le charme de son illustre compatriote et il raconte, dans ses Mémoires sur une famille écossaise, l’intimité qui avait régné entre Scott et l’un de ses grands-pères. Son influence est manifeste dans la Flèche noire, dans Kidnapped et Catriona. Celle d’Edgar Poë, de Charles Dickens, de Georges Meredith n’est pas moins évidente ; la première, dans l’Île au trésor, l’Amiral Guinea, et celle des deux autres dans la peinture des mœurs de certaines classes de la société londonienne et dans les dialogues familiers.
Mais, après les écrivains de son pays, ce sont les Français qui ont exercé le plus d’attrait sur R. L. Stevenson. Il avait beaucoup étudié notre littérature ; il avait lu les poésies de Charles d’Orléans et celles de Villon ; ce dernier, surtout, lui plaisait par sa vie de Bohème et ses aventures, par ses alternatives de gaîté bachique et de mélancolie : Montaigne, le grand douleur, le marqua de son empreinte critique et satirique ; mais son solide fonds d’éducation biblique préserva l’Écossais de la ruine de toute croyance.
Parmi nos écrivains du milieu du XIXe siècle, Balzac, Baudelaire, Victor Hugo lui léguèrent les premiers leurs couleurs réalistes, le dernier sa tendance à dramatiser les récits. Zola lui était antipathique.
« Quoique cet être éminemment bourgeois et français ait un certain pouvoir, a-t-il écrit, je ne puis le sentir. Je ne donnerais pas un chapitre de Dumas père pour toute la cuisine de Zola. C’est un roman marqué de variole : il y a toujours quelque chose de morbide, d’un cœur sombre et ennemi de la joie[20]. » Le jugement est peut-être trop sévère, mais il a bien mis le doigt sur le défaut capital de l’auteur de la Terre et de Germinal. Comme il l’a dit ici et en maint autre passage, Alexandre Dumas père était le romancier qu’il aimait, sinon qu’il admirait le plus. « Le vicomte de Bragelonne, dit-il, est de mon cercle intime. Si j’avais à choisir des vertus pour moi-même ou pour mes amis, je choisirais celles de d’Artagnan. Il n’y a pas dans tout Shakspeare de personnage qui me soit aussi sympathique. Dans aucun roman je n’ai trouvé la fin d’une vie racontée avec un tact aussi délicat. »
Et depuis la mort de Dumas, c’était Alphonse Daudet qui lui paraissait, sans conteste, le premier romancier français. Les Rois en exil étaient, à son avis, à peu de chose près un chef-d’œuvre. Stevenson reconnaît aussi dans ses lettres qu’il doit beaucoup à MM. Paul Bourget et Pierre Loti.
Venons-en maintenant à ses romans. Ils se divisent en deux groupes très différens : ceux qui renferment la peinture des mœurs de certaines catégories sociales ou l’analyse de curieux états psychologiques et les romans passionnels proprement dits.
Ces deux classes correspondent assez exactement aux deux termes employés par les Anglais pour désigner les ouvrages d’imagination : la novel et la romance. D’après l’un des critiques les plus compétens en la matière, M. Wilbur Cross[21], la « nouvelle » imitée de Boccace est une peinture de la vie réelle, tandis que la romance, originaire de nos romans français, est un récit idéalisé d’aventure et d’amour.
Nous rangerons dans la première catégorie : les Nouvelles Mille et une Nuits, le Prince Othon, le Dynamiteur et le Cas étrange du docteur Jekyll et M. Hyde. Le sujet du Prince Othon est analogue à celui des Rois, de Jules Lemaître, et de Majesté, de Louis Gouperus. Le héros du roman est un prince allemand, aux goûts simples, qui voudrait satisfaire les aspirations de son peuple, mais entre en conflit avec les traditions monarchiques de sa famille. Dégoûté du protocole de la cour et des finasseries de la politique, le prince Othon abandonne les rênes du gouvernement à sa femme.
La princesse, qui méprise un souverain sans énergie, l’évincé peu à peu des affaires, va jusqu’à le faire interner dans un château fort et règne avec laide du chancelier Gondremark. Mais, quand ce dernier, enhardi par sa faveur, veut devenir son amant, Séraphine, qui est une honnête femme, s’indigne et le poignarde. Cependant une révolution éclate et renverse le trône. La princesse affolée s’enfuit à travers les bois et, regrettant le bonheur conjugal perdu, demande pardon à Othon et gagne sa tendresse. Ainsi, l’amour, sacrifié naguère à la passion politique, renaît dans ces deux cœurs de princes, au contact de la nature et de la vie simple. Telle est cette sorte de vaudeville, où Stevenson s’est essayé à la peinture des caractères.
Les Nouvelles Mille et une Nuits forment la transition au roman étrange et tragique. Elles nous content les expériences du prince Florizel (de Bohême), un grand seigneur décavé qui, en compagnie de son ex-premier ministre, fréquente les cercles louches de Londres. Il se fait, un jour, affilier au Club du Suicide, société de désespérés qui s’engagent, chacun à son tour, à délivrer un de leurs compagnons, désigné par le sort, du fardeau de la vie. Il n’échappe au sort fatal que par le stratagème de son premier ministre.
Le Dynamiteur renferme une série d’aventures, courues par quelques gentilshommes ruinés, qui se sont rencontrés au Divan fumoir bohémien. Godall, le tenancier du divan, n’est autre que le prince Florizel. Jones, le chimiste qui fabrique les engins explosifs, est un vrai Protée, il se métamorphose sous tous les costumes et emploie comme agens quelques femmes, devenues d’ardentes apôtres de la réforme de la société par la dynamite. Les explosions se produisent, tantôt à Londres, tantôt à New-York ou jusque dans l’Italie, d’une façon mystérieuse. Ce n’est que vers le milieu du livre que l’on découvre que Jones est le révolutionnaire qui tient dans ses mains tous les fils de cette conspiration.
Le cas du docteur Jekyll et M. Hyde est le chef-d’œuvre de Stevenson, dans le genre de la nouvelle psychologique. C’est l’histoire d’un docteur Jekyll, M. D., D. C. L., L. L. D., F. R. S. ; qui a une belle clientèle, mais qui lutte intérieurement contre les instincts violens et cruels de sa nature. Il remet, un jour, à son avoué, M. Utterson, un testament olographe, par lequel il lègue tous ses biens à son ami et bienfaiteur Édouard Hyde. Or, en cas de disparition pendant plus de trois mois, ledit Edouard Hyde, doit entrer en possession de suite et sans frais. Le notaire se met en quête de M. Hyde, sans pouvoir le trouver. Un an après, tout Londres est ému par la nouvelle d’un crime épouvantable. Un gentilhomme à cheveux blancs, sir Danvers Carew, a été assommé à coups de canne par un certain M. Hyde. L’assassin, après avoir piétiné sa victime, s’est enfui, laissant sa canne sur le carreau. Le notaire, mandé par le commissaire de police, reconnaît celle qu’il avait jadis donnée au docteur Jekyll.
La police fait des recherches et découvre que l’assassin n’est autre que le médecin. Le docteur Jekyll, souffrant de la dualité qui met en lutte notre nature spirituelle et l’animale, avait inventé une drogue qui lui permettait de passer à volonté de l’une à l’autre. Tantôt il était le respectable médecin Jekyll, entouré de la considération générale et n’ayant plus à lutter contre ses instincts inférieurs ; tantôt il se métamorphosait en un scélérat vulgaire, ayant un extérieur différent et s’adonnant, sans vergogne, à ses passions, c’était M. Hyde. À la fin, le breuvage ayant perdu sa vertu, Jekyll n’avait pu reprendre sa meilleure nature : c’est alors qu’il avait commis le crime en question. Il finit par se tuer. Un passage de la confession donnera une idée de ses souffrances.
« C’était l’horreur d’être Hyde, dit-il, qui me torturait... J’étais comme un malade dévoré par la fièvre, alangui par l’insomnie, obsédé par une pensée grandissante : le dégoût de mon autre moi-même. Mais, quand je dormais ou quand s’usait la vertu du breuvage, je passais presque sans transition à un sentiment contraire. La puissance de Hyde augmentait au fur et à mesure que s’affaiblissait Jekyll, et la haine de ces deux hommes était réciproque. Chez Jekyll, c’était comme un instinct vital ; il voyait maintenant la difformité de l’être qui partageait avec lui l’existence et devait aussi partager sa mort, et, pour comble d’angoisses, il considérait Hyde, en dehors de ces liens de communauté qui faisaient son malheur, comme quelque chose d’infernal. Et cet autre, ce démon emprisonné dans sa chair, profitait de son oubli ou sommeil pour s’emparer de lui. La haine de Hyde contre Jekyll n’était pas moins vive[22]. »
Les deux personnages, en qui se dédouble le docteur Jekyll, sont fort bien mis en relief, et la transition mystérieuse par laquelle l’un fait place à l’autre est si bien ménagée que l’intérêt du lecteur est tenu en haleine jusqu’à la fin.
Le sujet du Docteur Jekyll et l’épisode de Marhheim qui est dans le même ordre d’idées, ne sont pas, comme on pourrait le croire, empruntés à des expériences médico-psychologiques, mais tirés d’observations faites par l’auteur sur lui-même. Voici, en effet, ce que Stevenson nous raconte dans son Chapitre sur les rêves : « J’ai connu quelqu’un, dit-il, qui dans son enfance était un ardent rêveur. Dès qu’il avait la fièvre, tout dans sa chambre et sa vie d’écolier se métamorphosait. Le paysage, certains épisodes historiques lui revenaient en mémoire ; il voyait en songe, il entendait parler les personnages de la cour du roi George, et ces rêves s’enchaînaient d’une nuit à l’autre, formant comme les chapitres d’un sermon. »
C’est ainsi que, tout jeune étudiant, Stevenson menait pour ainsi dire une double vie : l’une le jour, l’autre la nuit. Et cette dernière ne lui semblait pas moins réelle que l’autre. Ces nouvelles peuvent être considérées plutôt comme des études de phychologie faites sur lui-même et comme des travaux préparatoires à son œuvre de fiction.
Passons maintenant à ses romans proprement dits. Ceux-ci se divisent en trois groupes : les récits d’aventures, les romans mêlés d’aventure et de passion; ceux enfin où l’amour joue le principal rôle. Le plus connu des écrits du premier groupe, c’est l’Île au trésor, qui a été une lecture favorite de la jeunesse il y a une dizaine d’années. L’élégante traduction française qu’en a donnée M. Philippe Daryl[23] nous dispensera de l’analyser. Nous dirons seulement que le héros, Jim Ilawkins, un jeune mousse, y déploie un esprit d’entreprise fertile en ressources, du courage et de la persévérance, qui en font le pendant de Robinson Crusoë. Le chef-d’œuvre de Daniel de Foë a laissé plusieurs réminiscences dans le livre de Stevenson. Mais l’écrivain écossais y a mis beaucoup d’invention originale et a introduit le sentiment du droit, le respect de la loi, dont le docteur Livesay se fait, en mainte occasion, l’interprète. Stevenson a donné une suite à l’Île au trésor dans l’Amiral Guinea, où il met en scène des flibustiers qui se trouvent en conflit avec de bons bourgeois et des dévots.
Si l’Île au trésor est le plus populaire, Kidnapped est le plus dramatique de ces romans[24]. C’est le récit des aventures de David Balfour, un jeune orphelin, que son oncle, un vieil avare, a, pour s’en débarrasser, fait enlever comme mousse par un capitaine de navire contrebandier. Il rencontre sur ce bateau un émigré jacobite, Alan Breck, très brave, et, quoique appartenant lui-même au parti opposé, les whigs, il se lie d’amitié avec lui. Tous deux, ils résistent à une tentative faite par le capitaine pour les assassiner et ils font naufrage ; après mille aventures, Balfour revient au pays natal et, à l’aide d’un brave homme de notaire, il retire la plus grosse part du patrimoine des griffes de son oncle. Ces péripéties sont bien menées et le tout raconté dans un style alerte, imagé ; seulement le dialogue y est mêlé de beaucoup de dialecte écossais, qui en rend parfois l’intelligence difficile au lecteur français. Nul écrivain, depuis Walter Scott, n’avait créé de personnages écossais plus vivans et ne les avait dépeints avec plus de couleur locale. Alan Breck, c’est le type du Highlander, brave, généreux, dépensier, querelleur et toujours prêt à tirer l’épée pour la moindre offense. David Balfour, au contraire, nous représente l’habitant de la Basse-Écosse (Lowlander), plus calme, endurant, économe, lent à s’offenser, mais plus lent encore à pardonner, rusé, bavard jusqu’à trahir les secrets, souple jusqu’à la platitude ! Rien de plus touchant que la fidélité, le dévouement qu’il témoigne à Alan Breck, malgré les algarades de celui-ci. On jugera bien de son caractère par cette page sur l’amitié. Alan Breck vient de perdre au jeu une somme assez ronde, qu’il avait empruntée à Balfour pour son voyage. Alan, vexé, le boude et cherche une occasion de se séparer. Alors David s’écrie : « Pensez-vous que je sois homme à tourner le dos à un ami dans un moment critique ? Si vous osiez le dire, toute ma conduite en ce pays vous donnerait un démenti. Qu’ai-je fait pour que vous me mettiez, par une telle supposition, au rang des chiens ? Je n’ai jamais jusqu’à présent fait défaut à un ami et il n’est pas probable que je commence par vous. Il y a entre nous des liens, que je ne pourrais jamais oublier, même si vous le faisiez ! — Je ne vous dirai qu’une chose, David, répondit Alan, c’est que depuis longtemps je vous délaisse et, de plus, maintenant, je vous dois de l’argent. Vous devriez essayer de m’alléger ce fardeau de mes obligations ! — Ces sentimens me touchèrent[25]. »
Parmi les péripéties, se trouve le meurtre politique d’un agent
du roi George détesté par les habitans du centre d’Appin, fidèles
aux Stuarts. Alan Breck et David Balfour, présens sur la scène de
l’assassinat, sont fortement compromis dans cette affaire. L’auteur
a très habilement ménagé cet épisode, comme une pierre d’attente, sur laquelle il bâtira une suite : Catriona, dont on parlera
tout à l’"heure.
Dans les œuvres jusqu’ici mentionnées, il n’y a pas trace d’amour ; d’ailleurs, Stevenson met en scène peu ou point de femmes. L’intérêt n’est éveillé que par l’imprévu des événemens, par le contraste des actions et du cours normal des choses, et par le mystère qui enveloppe certains personnages. Avec le Maître de Ballantrae, la Flèche noire et la Baie de Falesa, l’amour fait son entrée en scène, encore timide et comme à demi voilé, mais exerçant déjà ses effets, parfois terribles.
La Flèche noire vient d’être élégamment traduite en français[26] ; ce qui nous dispensera d’en parler au long. C’est un épisode de la guerre des Deux Roses. On sait qu’à la faveur de la guerre civile, les seigneurs opprimaient les paysans et tenanciers, sous prétexte qu’ils étaient du parti contraire au leur ; souvent même ils vendaient leurs services tour à tour aux prétendans rivaux. Stevenson, imitant de près son modèle, Walter Scott, a dépeint avec beaucoup de couleur locale ces caractères de la féodalité en Angleterre et a mis en relief ce qu’il y avait de violent, de cruel, d’injustice brutale et barbare dans les mœurs de cette époque.
Sur ce fond de tableau sombre et sanglant se détachent, d’autant plus riantes et radieuses, la figure de Richard, ou plus familièrement, Dick Shelton, le jeune page de sir Daniel Brackley, et celle de Joanna Sedley. Celle-ci est une riche héritière que sir Daniel a fait enlever pour tirer parti de sa dot, qu’il a forcée de revêtir des vêtemens d’hommes, et à qui il a donné le nom de M. John pour mieux la cacher. Ces deux jeunes gens, rapprochés par un sort commun, deviennent bientôt bons amis ; l’amour s’éveille d’abord dans le cœur de la jeune fille et, chez Richard, beaucoup plus tard seulement, quand il s’est aperçu que M. John est une fille ; mais alors il n’en est que plus violent et passionné. Après plusieurs expéditions, dans lesquelles Dick Shelton déploie un brillant courage, il finit par obtenir Joanna des mains du Roi.
La Baie de Falesa, rappelle, à beaucoup d’égards, le Mariage de Loti. L’action se passe dans une île de l’Océanie, où un Anglais, Willshire, s’est établi pour trafiquer du bois de copra. Case, un nègre qui passe pour sorcier et qui, trafiquant lui-même, craint sa concurrence, l’enjôle et lui fait épouser, par un simulacre de mariage, Ouma, une jeune Indienne, qui, ainsi que toute sa famille, a été déclarée tabou. On devine les conséquences À peine Wiltshire est-il installé avec sa femme dans sa maison, que les indigènes font le vide autour de lui et refusent de rien lui vendre. Il n’a de consolation que dans la tendresse de sa jeune femme sauvage. Survient un missionnaire, le Révérend Tarleton, à qui le traitant mis en quarantaine conte sa mésaventure ; ce dernier promet de l’aider, en lui avouant que le sorcier nègre est un ennemi redoutable. Wiltshire, après avoir fait régulariser par le Révérend son mariage avec Ouma, réussit à se débarrasser de son adversaire, non sans une lutte dans laquelle il est blessé. La mort de Case rompt le charme qui le séparait des indigènes, et il peut, désormais, entreprendre son commerce et le faire avec profit.
Cette idylle océanienne, qui un moment semble tourner au tragique, est très joliment composée : le sorcier nègre forme repoussoir aux figures naïves et affables des Polynésiens ; le traitant anglais, d’abord méfiant et hostile à l’égard des missionnaires, après avoir obtenu le concours de l’un d’eux, finit par leur rendre justice. Quant à Ouma, elle est jolie, gracieuse, tendre jusqu’au sacrifice et fait le digne pendant de la « Rarahu » de Loti. Pour donner une idée de l’œuvre de Stevenson, nous citerons ici l’épisode de la jeune Indienne, qui veut se retirer, pour délivrer son mari de la malédiction du tabou : « Je suis honteuse, lui dit-elle ; je te croyais hors de danger. Le vieux Case m’avait dit que tu n’avais peur de rien, que tu m’aimais passionnément. — Tabou sur moi ! s’écria-t-elle, en mettant le doigt sur son sein, comme elle avait fait la nuit de notre mariage ; maintenant, je m’en vais et le tabou disparaîtra avec moi. Et alors, tu auras tout plein de copra. Tu préfères cela, n’est-ce pas ? Tofa alü (adieu, chef.) — Arrête ! m’écriai-je. Pas tant de hâte ! — Elle me jeta un regard de côté avec un sourire. — Tu vois, tu auras du copra, dit-elle du ton dont on offrirait des dragées à un enfant. — Ouma, lui dis-je, entends raison. Je ne savais rien du tabou, c’est un fait, et Case paraît bien nous avoir trompés tous les deux. Mais je n’ai peur de rien, je t’aime ardemment. Ne pars pas, ne me laisse pas, j’en aurais trop de chagrin. — Tu ne m’aimes pas, s’écria-t-elle, tu m’as dit de vilaines paroles !
« Et elle se jeta à terre, dans un coin de la chambre et se mit à pleurer et à sangloter comme un enfant. C’est étrange, comme cela touche un homme, quand il est amoureux. Wiltshire essaya d’abord de la calmer par de douces paroles, mais en vain ; il caressa ses cheveux avec la main et peu à peu ses sanglots cessèrent, elle leva la tête vers moi : « Tu parles pour de bon ? C’est vrai que tu veux me garder ? demanda-t-elle. — Ouma, lui dis-je, je donnerais le copra de toutes les mers du Sud plutôt que de te perdre ! » ce qui était une expression très forte, — mais le plus étrange, c’est que je prenais la chose au sérieux. Alors, elle se leva, se jeta dans mes bras, et pressa son visage contre le mien, ce qui est la manière de baiser des Iles, en sorte que je fus tout mouillé de ses larmes, et mon cœur se donna tout entier à elle. Jamais être au monde n’a été si près de mon cœur que ce brin de fille naïve. Elle était jolie à croquer, il semblait qu’elle fût mon unique amie dans ce pays étrange, je rougissais de lui avoir parlé rudement. Elle était femme et ma femme, et, en outre, une sorte de bébé à qui j’aurais bien eu regret d’avoir fait de la peine ; le sel de ses larmes était sur mes lèvres... Tabou, copra, maison de commerce, j’oubliai tout auprès d’Ouma ! »
Dans le Maître de Ballantrae, l’amour ne joue pas le rôle saillant et puissant ; c’est l’inclination gardée par une femme pour son fiancé qui allume la haine entre deux hommes. On pourrait intituler le roman : Les Frères ennemis. Dans le manoir de Durrisder, sur la côte de Solway, un vieux gentilhomme, lord Dury, vit avec ses deux fils, James et Henry, et une jeune orpheline de leur parenté, miss Alison Graeme, héritière d’une grosse fortune.
Alison a été promise à l’aîné, qui portera le nom de maître de Ballantrae, elle l’aime déjà secrètement. Mais James va rejoindre le prétendant Charles-Édouard et disparaît sur le champ de bataille de Culloden. Le vieux lord, sans nouvelles, crut son fils aîné mort et maria le cadet à la riche héritière, qui gardait au fond du cœur l’amour de James (1748).
Cependant le frère aîné n’était pas mort ; il avait pu s’échapper sur le continent, où il avait pris du service dans l’armée française ; un an après, il revient incognito à Durrisder, car, avec tous les partisans des Stuarts, il est banni d’Écosse par le roi George. Stupéfaction de toute la famille, émotion de la jeune femme qui sent renaître dans son cœur sa première inclination pour James. Celui-ci, tout en gardant une réserve apparente, saisit toutes les occasions de déclarer sa flamme, et témoigne une vive tendresse pour son neveu Alexandre. Un soir, en jouant aux cartes avec son frère, James, à propos de l’intendant Mac Kellar, engage une querelle avec son frère ; il l’insulte et se vante de posséder le cœur de sa femrae. Alors Henry, hors de lui, soufflette son frère aîné. Ils décident de se battre en duel et aussitôt, à minuit, dans une allée du parc, avec deux flambeaux pour seuls témoins, les deux frères se battent à l’épée. Le maître de Ballantrae tombe percé de part en part et paraît mort. Pendant que le frère homicide court au manoir annoncer la fatale nouvelle à sa femme, à son père, des contrebandiers, attirés par la lumière des flambeaux, enlèvent le corps de James et le portent sur leur navire. Sur ces entrefaites, le vieux lord Durrisder meurt. Quelques mois après, James, qui a la vie singulièrement dure, ressuscite pour la seconde fois et revient à Durrisder. Là, accompagné d’un Indien, qui lui sert d’espion, il réclame, en qualité de fils aîné, l’héritage de Durrisder.
Henry veut d’abord tenir tête au maître de Ballantrae, mais, sur l’avis du fidèle Mac Kellar, il se décide à partir secrètement pour l’Amérique, abandonnant le manoir et les terres à son frère aîné. James est d’abord déconcerté par cette manœuvre ; mais, ayant découvert le lieu de la retraite de son frère, il le poursuit à New-York. Là, Henry refuse au Maître de Ballantrae tout argent et le laisse végéter, dans une échoppe de « stop-peur.
Mais, un jour, le courrier d’Écosse lui ayant apporté des journaux où leur querelle de famille était exposée tout au long et où l’on contestait les droits de son fils Alexandre à l’héritage de Durrisder, Henry qui avait donné des signes de folie conçoit le projet de se débarrasser de son frère aîné. Exploitant sa passion pour les aventures, il le décide à prendre part à une expédition à la recherche d’un trésor caché dans les forêts du Canada et le Master y périt en effet, Henry arrive pour constater sa mort; mais, au moment où l’on exhume le cadavre de son frère, le fidèle Indien, à force de massage, ayant réussi à faire rouvrir les paupières du Master, lord Durrisder est frappé de terreur et tombe mort. On ensevelit les deux frères dans le même tombeau. Tel est en abrégé ce roman fertile en incidens dramatiques, mais dont la trame est interrompue trop souvent par le récit des aventures du Master et de son compagnon, le chevalier Burke.
Le portrait des deux frères est comme tracé au burin, l’aîné doué d’esprit et de. pensée, fier de son titre, jaloux de dominer, intrépide dans la lutte, mais viveur, libertin, dépensier et ne reculant devant aucun moyen pour se procurer de l’argent. Le cadet, moins intelligent, mais tout aussi brave, économe par nécessité, aimant Alison et jaloux de l’affection fidèle qu’elle porte au Master. Tous deux âpres et vindicatifs; concentrant en eux-mêmes des passions violentes qui les rendent, en certains conflits, capables des plus grands crimes.
L’amour, ce grand ressort des ouvrages romanesques, tenu à l’écart par Stevenson dans ses premières œuvres, parait timidement dans la Flèche Noire et dans la Baie de Falesoa, et ne vient au premier plan que dans ses trois derniers romans. On dirait que, ébloui par les charmes du sexe, il ne se sentait pas assez de sang-froid pour analyser un caractère de femme. Mais, quand son talent plus calme et son esprit réconcilié par une douce expérience ont abordé le sujet brûlant, Stevenson s’est montré à la hauteur des plus grands peintres de caractère ; Flora Gilchrist, Christina Elliot et sa tante la vieille Kirstie, Catriona Drummond, sont d’exquises figures de femmes. Commençons par les deux œuvres inachevées, Saint-Ives et Weir de Hermiston.
Le premier nous raconte les aventures d’Anne Keroual de Saint-Ives, noble Breton, qui a servi dans l’armée de Napoléon sous le nom de Champdivers. Fait prisonnier par les Anglais en Espagne (mai 1813), il est en captivité au château d’Édimbourg. Il améliore un peu son ordinaire en donnant des leçons de français à un major anglais, Chenevix, officier correct, raide, mais loyal et bienveillant, et en sculptant des objets en bois, que viennent acheter des dames charitables de la ville. Parmi les acheteurs, Champdivers remarque un jour une jeune beauté, aux yeux bleus et à la blonde et luxuriante chevelure. Flora Gilchrist, conduite tantôt pas une vieille tante aux lunettes d’or, tantôt par son frère Ronald. Tout, à première vue, sépare cette jeune fille riche et belle du pauvre prisonnier, à la jaquette jaune, à la figure hirsute une partie de la semaine. Champdivers, néanmoins, conçoit pour elle un violent amour et lui [offre un lion rampant sculpté en bois, comme premier témoignage de ses sentimens. Elle l’accepte. Mais ce succès excite la jalousie de ses camarades de chambrée. L’un d’eux, Goguelat, un vieux grognard, le raille et l’insulte. Il s’ensuit un duel pendant la nuit, dans l’intervalle de deux rondes de gardiens; pour toute épée,ils se servent de deux moitiés d’une paire de ciseaux fixées au bout de bâtons. Goguelat tombe atteint d’une blessure mortelle et, quand les gardiens en arrivant le trouvent baignant dans son sang, il déclare qu’il s’est suicidé « pour ne plus voir tant d’habits rouges ! » Sur ces entrefaites, Saint-Ives reçoit, par l’intermédiaire du notaire Romaine, un paquet de billets de banque, de la part d’un oncle, Alain de Keroual, riche grand seigneur émigré en Angleterre avant la Révolution. Bientôt après, les prisonniers ayant pu se procurer une corde assez longue, réussissent à s’évader du château et à s’échapper sauf un seul, Clausel, qui par jalousie dénonce la part de Saint-Ives dans le duel. Cependant, Saint-Ives a réussi à trouver un asile dans le cottage de Swanston, demeure de Flora, qui le cache dans un poulailler. La tante duègne le découvre et, après avoir fait une scène à sa nièce, finit par s’amadouer et donner à Saint-Ives un guide, qui le ramène par des sentiers écartés en Angleterre, où il est en sûreté. En effet, sur la dénonciation de Clausel, on a instruit le procès de Champdivers et il est sous le coup d’un mandat d’amener. Il finit par arriver après quelques incidens au château à’Amersham, où demeure son oncle Alain ; ce dernier ayant appris qu’un autre neveu, le vicomte Alain, jouait le rôle d’espion à la solde du gouvernement anglais, le déshérite, au profit d’Anne Saint-Ives. Le vicomte évincé ne pense qu’à se venger et, ayant su par les journaux que son cousin n’est autre que le prisonnier Champdivers, poursuivi pour l’assassinat de Goguelat, il met la police anglaise à ses trousses.
Cependant Saint-Ives, en possession de l’héritage, n’a pas oublié Mlle Gilchrist ; en dépit du prix mis sur sa tête, il se rend déguisé à Édimbourg et, à l’aide d’un autre avoué qu’il met dans ses intérêts, il revoit ainsi Flora dans un bal public. Le vicomte Alain survient et, l’ayant reconnu, essaie de le faire arrêter par des argousins postés à la porte. Mais Saint-Ives leur échappe, en sautant dans la voiture de la tante, qui le dépose à une certaine distance, et passe la nuit à la belle étoile. Ici le roman est malheureusement interrompu. D’après les indications que Stevenson avait données à sa belle-fille, Saint-Ives devait dépister la police, en sautant dans la nacelle d’un ballon en partance et finissait par retrouver Flora et par l’épouser.
Tout autre est la donnée de Weir de Hermiston. C’est l’histoire d’un avocat général, de ce nom, à la cour d’Édimbourg, qui a eu de sa femme, morte jeune, un seul fils, Archibald. Le ménage avait été très mal assorti. L’antipathie éclate bientôt entre le père, homme égoïste et rude, légiste impitoyable et grand « pendeur de gens, » et son fils, qui a hérité le caractère doux, mystique, humain de sa mère. À la suite du procès d’un rôdeur, Duncan Jopp, qu’Archibald a suivi de près et où il a été révolté par l’âpreté de son père, accusateur public, à demander la tête du misérable, il se rend à la place d’exécution et là, en face du gibet, il proteste contre l’injustice du tribunal.
On devine la scène que son père lui fait au logis : il faut qu’Archibald renonce à la carrière du barreau ; son père l’exile dans une propriété des Highlands, à Hermiston, avec une vieille servante, Kirstie, pour tenir sa maison. Là le jeune homme fait la connaissance d’une Christina Elliott, cousine de sa gouvernante, fille de braves paysans dont il s’éprend et qui répond à ses avances. Mais, survient un de ses condisciples d’Édimbourg, Frank James, qui, jaloux, veut lui disputer sa conquête. Ils se battent en duel, Frank est tué. Ici le roman a été interrompu par la mort de l’écrivain. On sait seulement, par les confidences de son secrétaire, qu’Archibald devait être arrêté, conduit à Edimbourg, et cité devant le tribunal où siégeait son père. Mais les frères de Christina, convaincus de son innocence, arrivaient avec leurs clercs à Edimbourg et, forçant les portes de la prison, réussissent à le délivrer.
Comme on voit, Stevenson se plaisait aux dénouemens heureux. C’est aussi par un mariage que finit Catriona, le seul de ses romans d’amour qui ait été achevé et qui, à notre sens, est son chef-d’œuvre. Catriona devait être la continuation de Kidnapped, et en effet on y trouve la suite des aventures de David Balfour, le héros de Kidnapped. Il suffit que l’auteur, comme il l’a fait dans son préambule, nous rappelle que David est inculpé dans le procès d’Appin, ainsi qu’Alan Breck, pour que l’ouvrage forme un tout en soi. Alan, qui était au premier plan dans Kidnapped, passe ici au deuxième, et l’héroïne est Catriona, fille de Drummond, dit Mac Gregor, ancien soldat devenu brigand. L’ouvrage est divisé en deux parties, intitulées : 1° l’Avocat général ; 2° le Père et la Fille. La première nous montre David, héritier du domaine de Shaws, impliqué dans le procès pour l’assassinat d’Appin, et, tout en luttant contre l’avocat général pour sauver la tête de James Stewart et celle d’Alan Breck, il demande pour cela à témoigner au procès ; mais l’avocat général Prestongrange, l’assurant que c’est avant tout un procès politique des gens du roi Georges contre les Jacobites, cherche à l’en détourner. Étant à cheval, Balfour rencontre une jeune fille, accompagnée d’autres filles en haillons, qui Daraissait suivre de loin un prisonnier, James Mac Gregor, et parlait en gaélique. Elle était vêtue comme une dame, portait une cocarde aux couleurs du clan Drummond sur sa tête et avait des yeux brillans comme les étoiles ; la bouche, légèrement entr’ouverte, laissait voir une rangée de belles dents.
Le cœur de David s’éprend soudainement, il s’arrête, engage la conversation avec Catriona et apprend qu’elle est la fille de James Mac Gregor, un ancien soldat du prince Charles Édouard, qui sollicite actuellement sa liberté du lord Avocat général. Mais on ne veut permettre à sa fille ni de lui parler ni de lui écrire ; elle est réduite à l’attendre à son passage dans la rue pour lui offrir un paquet de tabac. Par malheur, une de ses compagnes a perdu la pièce de monnaie qui devait servir à l’acheter. David aussitôt lui offre six pence, qu’elle accepte à titre de prêt. Cependant l’avocat général de Prestongrange use de tous les moyens, la menace et les séductions, pour empêcher David de porter témoignage dans le procès d’Appin ; il va même jusqu’à le présenter à ses filles, trois beautés, dont l’une, Barbara, éprouve un sincère intérêt pour David. Mais David reste inflexible et fidèle à sa belle aux « yeux gris. » Il va la revoir chez une vieille tante, et là, après qu’il lui eût conté ses aventures dans les Highlands avec Allan Breck, il obtient son amitié. « Et maintenant, quand nous reverrons-nous, David ? dit-elle. Après longtemps, jamais ? C’est possible, en avez-vous du regret ? » Je baissai la tête, lui lançant un regard. « Je ne vous ai vu que peu de fois, reprit-elle, mais je vous place très haut dans mon estime. Vous êtes sincère, vous êtes brave; je pense qu’avec le temps vous deviendrez encore plus viril. Je serai fière d’entendre parler de vous. Mais, si cela tourne mal, alors sachez que vous avez au moins une amie. Longtemps après que vous serez mort et moi devenue une vieille femme, je conterai à mes petits-enfans les histoires de David Balfour et mes larmes couleront. Que Dieu vous guide, c’est la prière de votre petite amie. » À ces mots, elle me prit la main et la baisa. Et, comme je me récriais tout surpris, elle rougit et fît un signe de tête. « Oui, monsieur David, voilà ce que je pense de vous. Les lèvres suivent l’impulsion du cœur ! »
Balfour échappe à un agent de Mac Gregor, aposté pour l’arrêter, et retrouve dans le bois de Silvermith son ami Allan Breck, qui s’embarque le lendemain à la dérobée pour la France. Mais David Balfour est enlevé par des agens du procureur général, qui le retiennent dans l’île des Basses-Roches, tout le temps du procès de James Stewart. Il finit pourtant par s’échapper et revenir à Édimbourg, où il retrouve Mlle Grant. Il apprend d’elle que Catriona a pris la place de son père dans la prison pour le délivrer et son admiration pour elle s’en accroît. La deuxième partie nous montre David faisant le voyage de Hollande sur le même bateau que Catriona, qui doit rejoindre son père exilé à Hellevoetsluis. Pendant la traversée, les deux jeunes gens s’éprennent de plus en plus, et lorsque Catriona se trouve, par la négligence de son père, seule et sans argent à Hellevoetsluis, c’est David qui, la faisant passer pour sa sœur, la conduit jusqu’à Leyde et là, se fait son chaperon, jusqu’à l’arrivée de son père. Il y a là des pages délicieuses, où lauteur nous montre ce jeune homme de vingt-quatre ans, partagé entre ses devoirs de protecteur et la passion qui gronde en lui. Cependant J. Mac Gregor revient, et trouvant la position insolite, offre à David l’alternative de se couper la gorge avec lui ou d’épouser sa fille. Notre héros ne veut pas d’un mariage forcé; Catriona non plus, et le vieux brigand, se contentant d’une modeste pension, quitte la place et se rend avec sa fille à Dunkerque. C’est là que David, accompagné d’Alan Breck, va les rejoindre et, ayant découvert que J. Mac Gregor est un misérable espion, décide sa fille à rompre avec son père et à l’épouser librement.
Il faut citer, de cette seconde partie, la page où l’auteur décrit la scène entre David, qui se plonge dans l’étude de son livre de droit pour rester maître de ses sens, et la jeune fille, tout innocente, qui a besoin de tendresse et qui, ne voyant pas recueil de ce tête-à-tête continu, s’étonne de la froideur de son ami. « Elle était assise sur le plancher, près de la grande malle, et le feu de la cheminée projetait sur elle des rayons et des ombres, avec des nuances merveilleuses. Tantôt elle regardait cela, tantôt elle jetait de mon côté un regard qui me remplissait de terreur, et je tournais les pages du livre de Heineccius, comme un fidèle qui cherche un texte à l’église. Tout à coup, elle s’écria : « Oh ! pourquoi mon père ne vient-il pas ? » et elle versa un torrent de larmes. Je sautai de ma chaise, jetai mon Heineccius bel et bien dans le feu, courus près d’elle et entourai de mon bras son corps palpitant. Elle me repoussa mollement : « Vous n’aimez pas votre amie, dit-elle. Je pourrais être si heureuse, si vous vouliez me laisser faire. Et puis : — Oh ! qu’ai-je donc fait pour que vous me haïssiez ? — Vous haïr ? m’écriai-je, et je la tins ferme. Vous, aveugle jeune fille, ne lisez-vous donc pas dans mon cœur misérable ? Croyez-vous donc que, quand je suis assis à lire dans ce livre de fou que je viens de brûler, je pense à autre chose qu’à vous? Soir après soir, j’avais envie de pleurer en vous voyant assise seule. Et qu’avais-je à faire ? Votre honneur est ici sous ma sauvegarde. Voudriez-vousme punir d’avoir fait mon devoir ? Est-ce pour cela que vous chassez un serviteur qui vous adore ? »
« À ce mot, par un soudain mouvement, Catriona se rapprocha de moi. Je soulevai sa tête vers la mienne et la baisai ; elle pencha son front sur mon sein, me serrant les mains. « J’étais étourdi comme un homme ivre. Puis, j’entendis sa voix murmurer, comme voilée par mes habits. — Mais elle : « L’avez-vous embrassée pour de vrai ? » C’était une allusion à miss Barbara, la fille de l’avocat général, qui avait été la confidente de son amour pour Catriona. Alors j’éprouvai une telle surprise que j’en fus tout secoué. — « Miss Grant ! m’écriai-je, tout en désordre. Oui, je lui ai demandé de me donner un baiser d’adieu, ce qu’elle a fait. — Ah ! très bien ! alors vous m’avez donné un baiser à moi aussi, à tout hasard. » Sur ce mot étrange et doux, je vis la pente où nous avions glissé, je me levai et l’aidai à se relever. — « Cela ne convient pas, dis- je. Cela ne peut pas, ne doit pas continuer ainsi. » Puis, un silence pendant lequel il me fut impossible de prononcer une parole. « Et maintenant, allez vous coucher ! dis-je, allez au lit et laissez-moi. » Elle se tourna pour m’obéir comme un petit enfant et bientôt je m’aperçus qu’elle s’était arrêtée dans le corridor. « Bonne nuit, M. David, s’écria-t-elle. — Oh ! bonne nuit, mon amour ! » m’écriai-je en poussant un soupir, et je l’avais reprise dans mes bras et la serrais à la briser. Un moment après, je l’avais poussée dehors, je fermai la porte avec violence et je restai seul. »
Essayons, en terminant, de caractériser l’œuvre de R. L. Stevenson et de marquer sa place dans le roman anglais contemporain.
Le premier trait qui le distingue à mes yeux, c’est la jeunesse ; disons mieux, l’adolescence. Il en a les qualités comme les défauts. Stevenson est resté toute sa vie un enfant de vingt ans, exubérant, entreprenant, brave, généreux, fier de son indépendance, mais risquant tout pour goûter des sensations nouvelles, jouant avec la vie, comme un homme qui se sent condamné à mort et se mettant, dans ses romans, au-dessus de l’étiquette sociale et même parfois des règles de la morale. Il a d’ailleurs, comme Victor Cherbuliez, soutenu la distinction entre les deux domaines, celui de l’art et celui de la morale, et revendiqué pour les œuvres d’art littéraires ou plastiques le droit de viser à leur idéal propre, sans souci de l’effet moral. Et le fait est que des personnages qui ont le beau rôle comme Alan Breck ou Saint-Ives ou même son héros favori, David Balfour, sont peu scrupuleux dans le choix de leurs moyens d’action. Mais est-ce à dire que ses romans d’aventure soient d’une lecture dangereuse et puissent émousser, chez les jeunes lecteurs, le sens moral ?
Je ne le pense pas, car ses ouvrages sont tous pénétrés d’un très vif sentiment du droit. L’injustice le révolte, — surtout quand elle est commise sous le couvert de la légalité, au nom de quelque intérêt de clan ou d’état, — et ses héros en poursuivent la réparation. Ses brigands même ont souvent des scrupules de conscience, et le dernier mot, en général, appartient à l’honnête homme ou au défenseur de la bonne cause. Qu’on se souvienne, par exemple, du triomphe du loyal Anne de Saint-Ives sur son cousin rival, l’espion Alain de Keroual.
Le second trait de son caractère que nous avions déjà indiqué, c’est le peu de place qu’il donne à l’amour dans ses romans. À défaut d’amour, les ressorts qu’il fait jouer sont les incidens imprévus, le mystère qui plane sur certains trésors cachés ou sur l’auteur des explosions de dynamite et les phénomènes de l’âme extraordinaires produits par certains agens chimiques ou par des médicamens, comme dans le docteur Jekyll ou l’Île aux voix.
Si, par ses récits d’aventures, Stevenson rappelle beaucoup Jules Verne ou Fenimore Cooper, par ses études psychologiques il se rattache à George Eliot et à Edgar Poë. Il étudie les états d’âme de ses personnages, comme George Eliot, ou Mrs Humphry Ward, seulement, au lieu d’enchevêtrer dans le roman des remarques philosophiques ou des dissertations morales, il préfère dédoubler ses personnages afin d’incarner en eux le bien et le mal. Et ceci est le troisième caractère de son talent, l’emploi des procédés scientifiques pour provoquer l’étonnement, la surprise. Il y a en lui quelque chose du magicien, qui fait des tours de physique amusante ou terrible.
Enfin, par sa connaissance approfondie de certaines époques de l’histoire d’Angleterre et d’Écosse, Stevenson a remis en honneur le roman historique, son David Balfour, son Master de Ballantrae et surtout Alan Breck et Weir de Hermiston sont dignes de prendre place auprès des personnages les plus en relief des œuvres de Walter Scott
Et ce n’est pas seulement par l’originalité et la couleur locale de ses héros, c’est encore par son style que R. L. Stevenson mérite d’être comparé au prince des romanciers historiques du XIXe siècle. Un Français n’étant peut-être pas très bon juge pour apprécier son style, nous emprunterons le jugement d’un critique américain : « Le style de Stevenson, a écrit le professeur W. Cross, est admirable comme la structure de ses contes. Sa syntaxe est d’une simplicité étudiée. Ses phrases sont formées de propositions courtes, bien coordonnées, reliées par des et ou des mais, exprimés ou sous-entendus, suivant qu’il veut prendre une allure plus lente ou plus rapide. Il rejette souvent les propositions subordonnées entre parenthèses. De la sorte, son style a gagné en concision, il coule d’un mouvement égal et avec un rythme délicieux. Les mots bien choisis et harmonieux avaient à ses yeux un charme propre et il les avait cueillis dans ses lectures de nos classiques anglais et les avait emmagasinés dans sa mémoire, dépôt inépuisable, d’où il pouvait les tirer à son gré pour former des phrases neuves et heureuses. Il a pris pour modèle, dans notre prose, sir Thomas Browne. Personne, même ses plus sévères critiques, ne lui conteste la primauté du style entre les romanciers modernes[27]. »
En somme, Robert Louis Stevenson, surtout dans les deux
dernières parties de son œuvre, nous paraît avoir toutes les qualités pour plaire au public français: l’étrangeté des sujets, l’originalité des caractères et la clarté et l’élégance du style. L’accueil
que ce public a fait à ceux de ses romans qui ont été traduits,
— et ce ne sont pas les meilleurs, — nous est un garant du
succès qu’auraient les autres et nous amène à exprimer, en finissant, le vœu qu’on publie dans notre langue les chefs-d’œuvre
de l’écrivain qui a le mieux personnifié, depuis Walter Scott,
les sentimens épiques et chevaleresques de l’âme écossaise.
- ↑ Andrew Lang, Revue Bleue, 20 avril 1895.
- ↑ An inland voyage, édition Tauchnitz, p. 192-193, 207-208.
- ↑ Voyez la dédicace du Prince Othon à Mlle Van der Grift.
- ↑ Voyez ses belles prières pour le culte domestique, à la fin du deuxième volume de sa biographie. Graham Balfour, The Life of R. L. Stevenson, Londres, 2 vol. in-fol., 1901.
- ↑ An inland voyage, p. 192-193.
- ↑ An inland voyage, p. 200-201, traduit par L. Lemaître, sous ce titre : À la pagaie sur l’Escaut, le canal de Villebrock, la Sambre et l’Oise. Paris, 1900, gr. in-fol. illustré, chez Lechevallier.
- ↑ Ce morceau est extrait de la traduction des Travels with a donkey in the Cévennes, par Mmes G. La Chesnais et H. Clauzel.
- ↑ Voyez Across the plains, p. 105, Fontainebleau, colonies villageoises de peintres.
- ↑ The amateur-émigrant, t. III des Œuvres complètes, Édimbourg et Londres, 1894 et suiv., 23 vol. in-8o.
- ↑ Silverado Squatters, p. 249.
- ↑ Lettre au Révérend Charteris, printemps de 1888.
- ↑ In the South-Seas, p. 29-31.
- ↑ Lettre à Mme Stevenson, mai 1889.
- ↑ La lettre fut publiée à Sydney, sous forme de brochure, et reproduite par le Scots Observer d’Édimbourg.
- ↑ In Ihe South-Seas, p. 1. Vai-lima signifie les cinq rivières ; ce fut le nom dont il baptisa sa propriété, à cause de cinq cours d’eau qui la traversent.
- ↑ La légende qui fait le sujet de cette nouvelle a été recueillie aux îles Gilbert.
- ↑ In Ihe South-Seas, p. 41-42. Comp. Vie de Stevenson, par G. Balfour, t. II, p. 126 et suiv.
- ↑ D’après ce condominium, qui dura de 1889-1894, le gouvernement des îles Samoa consistait en un juge suprême, un président du Conseil municipal, les consuls des trois puissances protectrices, trois commissaires locaux. On désigna pour la première fonction un Suédois, pour la seconde un Allemand ; les consuls appartenaient aux trois nationalités, et les commissaires locaux étaient des représentans du pays.
- ↑ The letters of Stevenson, II, Introduction, 285.
- ↑ Lettre à Alexandre Ireland.
- ↑ The development of Ihe english Novel ; New-York, 1000; dédié à M. F. Brunetière. Voyez l’article de T. de Wyzewa, dans la Revue du 15 avril 1900.
- ↑ Voir Nouvelles Mille et une Nuits. Introduction de Mme Th. Bentzon, p. 60-61.
- ↑ Hetzel, 1890.
- ↑ Kidnapped est un terme qui signifie enlevé et s’applique spécialement aux enlèvemens d’enfans ou d’esclaves.
- ↑ Kidnapped, édit. Tauchnitz, p. 222.
- ↑ Traduction de Mme G. La Chesnais. Au Mercure de France ; 1901.
- ↑ Development of the english Novel, p. 286.