Rôle des vers de terre dans la formation de la terre végétale/02

Traduction par M. Levêque.
C. Reinwald (p. 1-6).


FORMATION

DE LA TERRE VÉGÉTALE
PAR L’ACTION DES VERS
ET OBSERVATIONS
SUR LES HABITUDES DE CES ANIMAUX




INTRODUCTION




La part prise par les vers à la formation de la couche de terre végétale qui recouvre la surface entière du sol dans toute contrée tant soit peu humide, est le sujet du présent ouvrage. Cette terre végétale est généralement d’une couleur noirâtre et d’une épaisseur de quelques pouces. Dans les différentes régions elle ne varie que peu dans son apparence, bien qu’elle repose sur des sous-sols divers. Un de ses principaux traits caractéristiques est la finesse uniforme des particules qui la composent ; chose qu’il est aisé d’observer dans la première contrée sablonneuse venue, dans les endroits où immédiatement à côté d’un champ venant d’être labouré se trouve un pâturage resté longtemps sans être remué, et dans ceux où la terre végétale est à découvert sur les bords d’un fossé ou d’une excavation. Notre sujet ne paraît guère avoir d’importance, mais nous verrons qu’il présente pourtant son intérêt et que la maxime de minimis lex non curat ne s’applique pas à la science. Élie de Beaumont même qui, en général, n’estime pas à leur véritable valeur les influences petites et leurs effets accumulés, en fait la remarque[1] : «  La couche très mince de la terre végétale est, dit-il, un monument d’une haute antiquité, et, par le fait de sa permanence, un objet digne d’occuper le géologue, et capable de lui fournir des remarques intéressantes. » La couche superficielle de terre végétale remonte, sans doute, dans son ensemble à la plus haute antiquité, mais pour ce qui est de sa permanence, nous verrons ci-après qu’il y a au contraire des raisons de croire que ses particules constituantes sont, dans la plupart des cas, renouvelées d’une façon assez rapide et remplacées par d’autres dues à la désagrégation des matériaux sous-jacents.

Amené à conserver pendant de longs mois, dans mon cabinet d’étude, des vers, dans des pots remplis de terre, je me pris d’intérêt pour ces animaux, et je voulus rechercher jusqu’à quel point ils agissaient sciemment, et combien ils déployaient d’intelligence. J’étais d’autant plus désireux d’apprendre quelque chose à cet égard, qu’on possède, à ma connaissance, peu d’observations de ce genre sur des animaux aussi bas dans l’échelle des êtres organisés et aussi pauvrement pourvus d’organes des sens que le sont les vers de terre.

En 1837, je présentais à la Société Géologique de Londres[2] une petite note sur la « Formation de la terre végétale ; » j’y montrai que de petits fragments de marne calcinée, des cendres étendues en grande quantité à la surface de plusieurs prairies, se retrouvèrent quelques années plus tard à une épaisseur de plusieurs pouces au-dessous du gazon, mais constituant encore une couche continue. Cet enfouissement apparent de corps situés d’abord à la surface du sol est dû, comme me l’a suggéré le premier M. Wedgwood de Maer Hall en Staffordshire, à la quantité considérable de terre fine que les vers reportent continuellement à la surface sous forme de résidus du canal alimentaire. Ces éjections sont tôt ou tard éparpillées et recouvrent tout objet laissé à la surface. C’est ainsi que je fus amené à conclure que la terre végétale sur toute l’étendue d’un pays a passé bien des fois par le canal intestinal des vers et y passera bien des fois encore. Par suite, le terme de « terre animale » serait à certains égards plus juste que celui communément usité de « terre végétale. »

Dix ans après la publication de ma note, M. d’Archiac, évidemment sous l’influence des doctrines d’Élie de Beaumont, parla de ma « singulière théorie, » et il objecta qu’elle ne s’appliquerait qu’aux « prairies basses et humides, » et que « les terres labourées, les bois, les prairies élevées n’apportent aucune preuve à l’appui de cette manière de voir[3]. » Mais il faut que M. d’Archiac ait tiré ces conclusions non de l’observation, mais d’une conviction intérieure ; car les vers se présentent en abondance extraordinaire dans les jardins potagers, là où le sol est constamment remué ; il est vrai d’ailleurs que, dans un sol présentant aussi peu de consistance, ils déposent généralement leurs éjections dans des cavités ouvertes quelconques, ou à l’intérieur de leurs vieilles galeries, au lieu de les déposer à la surface. Von Hensen estime qu’il y a à peu près deux fois autant de vers dans les jardins que dans les champs de blé[4]. À l’égard des « prairies élevées, » je ne sais ce qu’il en est en France, mais en Angleterre je n’ai jamais vu le sol aussi amplement couvert d’éjections que dans les prairies communales, situées plusieurs centaines de pieds au-dessus du niveau de la mer. D’autre part, dans les bois, si l’on enlève des feuilles détachées en automne, on trouve toute la surface parsemée de matières d’éjection. M. le Dr King, directeur du jardin botanique à Calcutta, à l’obligeance duquel je dois mainte observation sur les vers de terre, me communique qu’il a trouvé en France, près de Nancy, le sol des forêts de l’État couvert, sur l’étendue de plusieurs hectares, d’une couche spongieuse, composée de feuilles mortes et d’innombrables éjections. Le même M. King a entendu le professeur d’«  Aménagement des Forêts » faisant une leçon, signaler à ses élèves ce cas comme un « magnifique exemple de culture naturelle du sol ; car, plusieurs années de suite, les matières rejetées en haut couvrent les feuilles mortes, d’où il résulte un riche humus de grande épaisseur. »

En 1869, M. Fish[5] rejeta mes conclusions en ce qui concerne le rôle joué par les vers dans la formation de la terre végétale, et cela purement parce qu’ils seraient, suppose-t-il, incapables de fournir un aussi grand travail. Il remarque que « considérant leur faiblesse et leurs dimensions, l’ouvrage qu’on leur attribue, serait prodigieux. » Voilà bien un exemple de cette impuissance à évaluer les effets d’une cause se répétant d’une façon continuelle, impuissance qui a souvent retardé le progrès de la science ; jadis elle s’opposait à la marche de la géologie et récemment elle a taché d’entraver celle des principes de l’évolution.

Ces différentes objections me semblaient sans importance ; cependant je résolus de faire de nouvelles observations de même nature que celles publiées, et d’attaquer le problème d’un autre côté. Au lieu de déterminer la rapidité avec laquelle les objets laissés à la surface étaient enterrés par les vers, il s’agissait de peser toutes les éjections produites en un temps donné sur un espace mesuré d’avance. Mais nombre de mes observations ont été rendues presque superflues par l’admirable mémoire publié par von Hensen en 1877, auquel j’ai déjà fait allusion. Avant d’entrer dans le détail de ce qui a trait aux éjections, il sera bon de donner quelque description des habitudes des vers, d’après mes propres observations et celles de quelques autres naturalistes.



  1. Leçons de géologie pratique, tom. I. 1845. p. 140.
  2. Zeitschrift für wissenschaft. Zoologie. B. XXVIII, 1877, p. 361.
  3. Histoire des Progrès de la Géologie, t. I, 1847, p. 224.
  4. Transactions Geolog. Soc. vol. V, p. 505. Lu le 1er novembre 1837.
  5. Gardener’s Chronicle, April 17, 1869, p. 418.