Rôle des vers de terre dans la formation de la terre végétale/01

Traduction par M. Levêque.
C. Reinwald (p. ix-xxviii).


PRÉFACE




L’illustre auteur de ce livre est mort avant d’en avoir vu achever la traduction française. Qu’il nous soit permis de lui payer ici un juste tribut d’admiration et de regrets.

Charles Darwin est l’un des hommes dont l’influence se sera le plus vivement fait sentir non seulement sur toutes les branches des sciences naturelles, mais encore sur la philosophie générale et peut-être même la politique. On lui doit, en effet, d’avoir pour la première fois fait resplendir la lumière de la science dans un domaine qui semblait devoir lui demeurer à jamais fermé, d’avoir montré à l’homme qu’il avait entre les mains, sur sa propre histoire, des documents qu’il n’avait pas su déchiffrer, d’avoir substitué partout à l’idée toute théologique de l’immuabilité des mondes l’idée rationnelle d’évolution, de perfectionnement graduel, d’adaptation, de progrès. Jusque dans ces vingt dernières années, les êtres vivants étaient presque toujours étudiés indépendamment du milieu dans lequel ils vivent, indépendamment des rapports réciproques qu’ils contractent entre eux. Chacun d’eux paraissait être une entité distincte, ne devant rien qu’à elle-même, capable de se soustraire à toute action modificatrice de la part des agents extérieurs, créée une fois pour toutes en vue de certaines conditions d’existence, merveilleusement adaptée à ces conditions, mais ne pouvant s’y soustraire qu’à la condition de périr, en équilibre parfait avec un milieu supposé immuable, mais destinée à disparaître dès que cet équilibre était rompu.

Cette fausse conception de l’être vivant a causé l’échec de tous les essais de philosophie des sciences naturelles qui ont été tentés jusqu’à présent. Les rapports étroits qui existent entre l’animal et le milieu où il doit vivre sont, dans certains cas, trop frappants pour qu’on ait jamais pu les méconnaître. Il est trop évident que toute l’organisation du poisson est en rapport avec son existence aquatique, toute celle de l’oiseau avec son existence aérienne, toute celle du mammifère conçue pour la locomotion terrestre, pour qu’on n’en ait pas été frappé de tout temps. On a puisé dans ces faits les thèmes d’inépuisables dithyrambes en l’honneur de la sagesse de la nature, qui avait si harmonieusement combiné tout ce qui pouvait permettre aux animaux de profiter des conditions d’existence qui leur étaient offertes par leur milieu natal. Mais après avoir peuplé les eaux de poissons, les airs d’oiseaux, la terre de mammifères, après avoir si bien adapté ses ouvrages à ces éléments, comment se fait-il que, changeant de méthode, la nature ait aussi fait quelques poissons aptes à vivre un certain temps dans l’air ; beaucoup d’oiseaux à demi aquatiques ; plusieurs mammifères incapables de sortir de l’eau ; et pourquoi, tandis qu’elle privait d’ailes les manchots, les apteryx ou les autruches, en donnait-elle aux chauve-souris ? Pourquoi après avoir construit un animal pour un milieu, s’être complu à plier son organisation à un milieu nouveau ? Ce n’est pas seulement entre les organismes et le milieu général, la terre, l’air ou l’eau, que l’on observe d’étroites adaptations. Il en existe aussi et des plus remarquables d’organisme à organisme. La trompe des abeilles, celle des papillons, leur serait inutile s’il n’existait pas de fleurs. Les dents des mammifères sont construites pour leur permettre de ronger des corps durs, de triturer des végétaux, d’écraser la pulpe des fruits, de broyer la carapace des insectes, de déchirer et de couper la chair ; on reconnaît leurs usages à leur forme et cette forme suppose l’existence de végétaux, de fruits, d’insectes, d’animaux divers. La langue du fourmilier, les énormes glandes salivaires de cet animal ne peuvent évidemment servir qu’à prendre des fourmis, des termites ou autres insectes vivant en société. Il est des insectes, certains Staphylins, des Psélaphes, des Clavigères, qui ne sortent jamais des fourmilières ; plusieurs sont aveugles, d’autres ne peuvent manger que la nourriture dont les gorgent les fourmis et disparaîtraient bien vite s’ils n’étaient soignés par elles. Une foule d’insectes sont liés à ce point à la plante qui les nourrit, qu’ils ne pourraient s’accommoder d’une autre ; leurs couleurs, la conformation de leurs appendices s’harmonisent si bien avec la couleur et la conformation de la plante qu’il semble que l’insecte et le végétal ne font qu’un. D’innombrables parasites vivent à la surface du corps ou dans l’épaisseur des organes d’autres animaux ; ce sont tantôt des Vers, tantôt des Crustacés, tantôt des Insectes, tantôt des Mollusques, quelquefois même des Vertébrés ; tous, quel que soit le groupe auquel ils appartiennent, présentent des caractères communs : réduction et parfois disparition presque complète des organes de la vie de la relation ; exagération de développement de l’appareil reproducteur ; tous sont, en même temps, si étroitement adaptés à l’hôte qu’ils habitent qu’ils ne pourraient vivre souvent même sur une espèce voisine.

Dans bien des cas, ces rapports sont si évidents, on est tellement habitué à les avoir constamment sous les yeux, qu’on n’y a prêté aucune attention, qu’on n’a même pas songé à se demander comment ils s’étaient établis ; puis on s’est émerveillé de quelques-uns d’entre eux ; mais on en a conclu simplement que dans l’harmonie de l’Univers, chaque être avait une fin en vue de laquelle il était admirablement construit, sans trop se préoccuper de ce qu’il y avait d’absurde à supposer, par exemple, qu’un parasite ait pu être fait en vue de l’hôte qu’il tourmente, ou que cet hôte, trop souvent un homme, ait pu être fait en vue du parasite. La grande loi de l’adaptation des organismes à leur milieu, de l’adaptation réciproque des êtres obligés de vivre dans le même district, en perpétuel conflit les uns avec les autres, est ainsi demeurée ensevelie jusqu’en 1859 sous les commodes brouillards de la téléologie.

C’est seulement depuis Darwin que l’on s’est sérieusement demandé si toutes ces harmonies ne résultaient pas, en quelque sorte, comme le poli des engrenages d’une machine, du frottement perpétuel de la vie soit contre les éléments naturels, soit contre elle-même. Il fallait, en effet, s’être bien convaincu de la possibilité de la variation des formes vivantes, s’être bien pénétré de l’intimité des rapports qui existent entre elles pour comprendre qu’elles aient pu s’adapter ainsi. Si Buffon, dans le siècle précédent, Lamark et Geoffroy-St-Hilaire dans la première moitié du nôtre ont considéré les espèces comme variables, Darwin est le premier qui ait songé à attribuer non la production, mais la conservation et le développement des variations aux réactions réciproques des êtres vivants, qui ait montré comment l’accroissement perpétuel du nombre des organismes, résultant de la génération, amenait fatalement un excédant de population, suivi d’une concurrence plus ou moins ardente, d’une lutte incessante entre les individus qui cherchent à obtenir leur part d’aliments, d’air respirable, ou ceux qui aspirent à se reproduire. Dans cette lutte, la victoire appartient à ceux qui sont le plus aptes à profiter des conditions dans lesquelles se livre la bataille ; en conséquence, les organismes qui vivent le plus longtemps, ceux qui sont choisis pour perpétuer l’espèce, qui sont les élus de cette sélection naturelle, inconsciente, sont précisément les mieux pourvus pour le genre de vie que leur imposent, soit le milieu dans lequel ils sont nés, soit les êtres vivants avec lesquels ils se trouvent sans cesse en contact. Admettre que les formes animales peuvent varier, c’est donc admettre qu’elles s’harmonisent de plus en plus avec tout ce qui existe autour d’elles, et, comme les individus se multiplient indéfiniment, comme il en résulte pour la vie une puissance d’expansion pour ainsi dire sans limite, c’est admettre qu’il n’y a point de condition où elle soit possible et à laquelle quelque organisme, grand ou petit, simple ou complexe, ne se soit plié. Ainsi s’expliquent d’un seul coup, grâce à l’idée féconde de Darwin, et la multiplicité des formes vivantes et leur mode de succession à la surface du globe et ces rapports merveilleux, presque providentiels, avec tout ce qui les entoure, rapports qui ont fourni les plus puissants arguments à la doctrine des Causes finales.

À cette doctrine se substitue désormais une philosophie plus haute, plus large, une conception du monde vivant qui n’étonne plus que par sa majestueuse simplicité. Chaque adaptation d’un être vivant à un mode d’existence déterminé n’est plus seulement une merveille à admirer, c’est un problème à résoudre. Il s’agit de savoir comment elle a été réalisée et c’est le charme de ces livres si remplis de faits sur la Fécondation des Orchidées, sur les Formes des Fleurs, sur les Effets de la Fécondation directe ou croisée dans le Règne végétal, sur les Plantes carnivores, les Habitudes des Plantes grimpantes, enfin sur la Faculté motrice dans les Plantes, que de nous montrer comment les adaptations les plus étonnantes peuvent toujours être ramenées à quelque propriété générale ou à quelque accident fréquent qui a été admirablement utilisé dans certains cas, mais semble, dans un grand nombre d’autres, n’avoir été l’objet que de tâtonnements à demi fructueux de la part de la nature.

L’étude des adaptations devient donc entre les mains de Darwin pleine d’enseignements. Cette étude, à vrai dire, c’est celle de l’histoire naturelle tout entière ; il n’est peut-être pas un caractère employé dans nos méthodes, si grande ou si faible que soit son importance, qui ne soit la conséquence de quelque adaptation, quand il n’est pas immédiatement commandé par quelque loi de la mécanique. En tête de chaque grande division du Règne animal, on peut presque toujours inscrire une condition d’existence déterminée à laquelle sont soumis actuellement ou ont été soumis, antérieurement à la période actuelle, le plus grand nombre des êtres qui la composent. Les colonies arborescentes ou irrégulières de Polypes, de Bryozoaires, d’Ascidies, tous les animaux rayonnés sont ou ont été, en grande majorité, fixés au sol sous-marin ; les animaux à symétrie bi-latérale, les colonies linéaires, les animaux formés de segments placés bout à bout, sont en majeure partie des animaux libres et rampants. Les Annélides se répartissent en deux grands types, caractérisés par une organisation spéciale et aussi par un mode d’existence particulier ; d’où les noms d’Annélides errantes et d’Annélides sédentaires ; toutes sont marines et ont pour termes correspondants, dans le sol humide et les eaux douces, les Lombriciens. Les Brachiopodes sont fixés aux rochers sous-marins par un pédoncule. Les Mollusques sont enfermés dans une coquille. Les Crustacés sont presque tous des animaux aquatiques ; les Arachnides, les Myriapodes et les Insectes des animaux terrestres ; les Tuniciers des animaux fixés. Si des grands types organiques nous descendons aux classes, nous retrouvons la même corrélation entre l’étendue des divisions de nos méthodes et le genre de vie. Parmi les Annélides sédentaires, on reconnaît à première vue celles qui habitent des tubes droits et celles qui se logent dans des tubes recourbés en forme d’U. Les classes des Trématodes et des Cestoïdes sont uniquement composées d’animaux parasites et peuvent être considérées comme des Turbellariés adaptés à ce genre de vie ; les Nématoïdes dont les affinités sont bien différentes, mènent aussi ce mode dégradant d’existence ; parmi les Crustacés, les parasites, les fouisseurs, les Pagures, habitants de coquilles volées à des Mollusques, forment autant de groupes zoologiques distincts ; les Arachnides se distinguent des autres Arthropodes terrestres par l’habitude très générale chez elles d’habiter des trous ou tout au moins des tubes de soie ; les Insectes sont tous construits pour voler, et leurs divers ordres sont établis d’après les modifications simultanées de leur appareil buccal et de leur mode d’alimentation. Les classes des Mollusques céphalopodes et ptéropodes sont presque uniquement composées d’animaux nageurs ; les Gastéropodes sont au contraire, à de rares exceptions près, rampants lorsqu’ils deviennent adultes ; les Lamellibranches, fouisseurs ou fixés, et encore ces deux groupes se distinguent-ils aussitôt par des caractères particuliers ; parmi les Lamellibranches fixés, il en est un, l’Anomie, dont l’organisation a longtemps paru fort bizarre : M. de Lacaze-Duthiers a montré, dans un brillant mémoire, que les particularités qui étonnaient les anatomistes tiennent tout simplement à la manière dont se fixe l’animal. Parmi les Vertébrés, ainsi que nous l’avons déjà fait remarquer, tous les Poissons sont aquatiques, presque tous les Batraciens amphibies, la plupart des Reptiles et des Mammifères spécialement construits pour la locomotion terrestre, les Oiseaux pour le vol. On pourrait poursuivre ce parallèle jusque dans le détail des ordres, des familles et, sans aucun doute, des genres et des espèces. Cependant, dans toutes ces divisions, il existe des exceptions au mode général d’existence ; mais ces exceptions sont pour nous instructives, car toutes sont la conséquence de cette puissance d’expansion que possèdent toutes les productions de la vie, quelles qu’elles soient.

Chaque type adapté à des conditions d’existence particulières, fait pour ainsi dire par ces conditions, n’en demeure pas moins variable, plastique dans une certaine mesure, et tend sans cesse, par suite de la multiplication des individus qui le représentent, à se plier à des conditions d’existence nouvelles, auxquelles les adapte bientôt la sélection naturelle ; en vertu de l’hérédité, les individus qui, sous l’empire de ces conditions nouvelles, se modifient, gardent l’empreinte ou, si l’on veut, les traits essentiels du type qu’ils doivent aux conditions d’existence primitives, et ce sont de simples changements dans le détail de leur structure qui leur permettent un nouveau genre de vie. C’est à ces changements dans le détail qu’on réserve le plus ordinairement le nom d’adaptations, oubliant trop que les caractères typiques, les caractères hérités qui semblent les plus indépendants des conditions actuelles d’existence, sont dus aussi à une adaptation antérieure dont les effets ont été transmis, d’ancêtres plus ou moins éloignés, à leur descendance. Les animaux allant sans cesse en se diversifiant et en s’adaptant à un genre de vie de plus en plus spécial, les caractères dus aux adaptations les plus anciennes se trouvent être en même temps les plus répandus puisqu’ils sont communs à tous les êtres qui ont les mêmes ancêtres et que ces êtres sont d’autant plus nombreux que les parents communs sont eux-mêmes plus éloignés. Or c’est précisément le degré de généralité d’un caractère qui lui donne sa valeur méthodique, les caractères les plus généraux sont ceux des divisions les plus élevées, ceux que Cuvier appelait dominateurs. L’ordre de subordination des caractères n’est donc que leur ordre d’ancienneté ; ces caractères se succèdent dans nos méthodes comme se sont succédées dans le temps les adaptations diverses des organismes qu’ils nous servent à classer. Les classifications dont la sécheresse était jadis légendaire, deviennent ainsi toutes palpitantes d’un intérêt historique, car elles nous racontent pour ainsi dire les vicissitudes nombreuses par lesquelles le Règne animal a passé.

Mais cette histoire, chaque individu nous la répète encore en abrégé durant toute la période de son développement embryogénique. Bien des animaux rayonnés sont libres à l’âge adulte ; un grand nombre d’entre eux trahissent cependant leur origine en se fixant au sol durant les premières phases de leur vie ; un grand nombre d’animaux terrestres affirment encore leur origine aquatique en venant pondre dans les eaux où se développent leurs petits ; d’autres, qui sont aquatiques à l’état adulte, viennent au contraire pondre à terre comme le font les Tortues. C’est la conséquence de cette loi de l’hérédité aux âges correspondants de la vie si bien mise en lumière par Darwin et qui, jointe à la loi de l’accélération métagénésique dont nous avons montré les effets dans notre livre sur les Colonies animales, doit être considérée comme la clef de voûte de toutes les théories embryogéniques. L’Embryogénie désormais comprise comme la répétition abrégée de l’histoire de chaque espèce, prend, à son tour, une importance énorme pour la détermination des affinités des êtres. Un lien des plus intimes unit l’ordre de succession paléontologique des espèces, à leur mode d’organisation, à leur mode de développement, et ce lien une fois établi, il devient aisé d’assigner aux diverses espèces leur place dans nos méthodes.

Tel est le caractère de la révolution profonde que le transformisme a accomplie dans les sciences naturelles, révolution qui date de la publication de ces deux beaux livres : L’Origine des espèces et la Variation des animaux et des plantes sous l’action de la domestication.

Aussi quelle activité dans les recherches paléontologiques, quelle marche sûre et précise dans les déterminations des affinités des espèces éteintes ! Cuvier lui-même eût-il pu soupçonner que cinquante ans à peine après sa mort, on aurait déjà trouvé presque tous les chaînons qui unissent les Oiseaux aux Reptiles, relié à un type commun les Pachydermes, les Porcins et les Ruminants, établi des passages entre les Pachydermes eux-mêmes et les Lémuriens, dressé la généalogie du Cheval et montré les liens étroits qui ont existé jadis entre les formes aujourd’hui si différentes de nos Carnassiers ?

Une notion exacte et scientifique de la place de l’Homme dans la nature devait se dégager de ces prémisses. À déterminer cette place, Darwin a consacré deux nouveaux ouvrages : La Descendance de l’homme et l’Expression des émotions chez les animaux. En publiant ces ouvrages, on pouvait craindre de blesser bien des convictions ; il a fallu que l’autorité acquise par leur auteur fût bien grande pour remettre à l’ordre du jour cette question des origines animales de l’homme ! Comment se résigner à abandonner les légendes qui faisaient de l’homme un dieu ? Comment consentir à faire descendre au rang des mythes ces traditions gracieuses ou terribles, qui nous peignent la naissance de l’homme, ses premiers pas dans la vie ? Quelle épouvantable secousse pour l’édifice des croyances diverses, chères à l’humanité ! L’homme cessant d’être une émanation immédiate du Créateur — Darwin s’incline, en effet, devant l’existence d’une Intelligence suprême — par quoi remplacer cette révélation directe qui, dans tous les pays, civilisés ou non, a donné aux règles de la morale une autorité que ne semblaient pouvoir posséder les institutions humaines ! Tandis que les uns, se sentant ébranlés, cherchent à consolider leur puissance en proclamant bien haut leur immuabilité ; les autres se montrent soucieux et inquiets de l’avenir.

« Il n’y a pas de spectacle plus triste, écrit Draper, que celui d’une religion qui s’effondre après avoir fait pendant des siècles le bonheur de l’humanité, » et Herbert Spencer motive la publication de sa Morale évolutionniste par ces graves paroles :

« Il est peu de désastres plus redoutables que la décadence et la mort d’un système régulateur, devenu insuffisant désormais, alors qu’un autre système plus propre à régler les mœurs n’est pas encore prêt à le remplacer. La plupart de ceux qui rejettent la croyance commune paraissent admettre que l’on peut impunément se passer de l’action directrice qu’elle exerçait et laisser vacant le rôle qu’elle jouait. En même temps, ceux qui défendent la croyance commune soutiennent que, faute de la direction qu’elle donne, il n’y a plus de direction possible : les commandements divins, à leur avis, sont les seules règles que l’on puisse connaître. Ainsi entre les partisans de ces doctrines opposées, il y a une idée commune. Les uns prétendent que le vide laissé par la disparition du code de morale surnaturelle n’a pas besoin d’être comblé par un code de morale naturelle, et les autres prétendent qu’il ne serait pas possible de le combler ainsi. Les uns et les autres reconnaissent le vide ; les uns le désirent, les autres le redoutent. Le changement que promet ou menace parmi vous cet état désiré ou craint, fait de rapides progrès. Ceux qui croient possible ou nécessaire de remplir le vide sont donc appelés à faire quelque chose en conformité avec leur foi. »

Les philosophes avisés redoutent donc que les bases mêmes de notre organisation sociale soient atteintes par les doctrines nouvelles et c’est, sans aucun doute, la plus grande mais aussi la plus soigneusement cachée des raisons qui ont déterminé l’accueil froid ou hostile que beaucoup d’hommes de science ont fait, à un certain moment, au transformisme ; c’est là ce qui a voué aux anathèmes le nom de Darwin. Et cependant le grand penseur qui s’est cru en possession de la vérité avait-il le droit de la cacher ? Peut-on supposer un seul instant qu’il soit mauvais pour l’humanité de savoir exactement d’où elle vient ou même simplement de se croire autorisé à le chercher ?

La vérité une fois trouvée, n’est-il pas évident que la nation qui mettra la première ses mœurs et son organisation sociale en rapport avec les conditions de développement et de progrès, désormais connues, de l’humanité, l’emportera nécessairement sur les autres ? La vérité s’imposant tôt ou tard, le devoir de tout homme politique n’est-il pas de chercher d’où elle vient et, s’il aperçoit les signes d’une révolution inévitable, de chercher à se pénétrer des principes qui doivent désormais présider à l’avenir de son pays ?

Ainsi, sortant du domaine de la spéculation pure, les sciences naturelles, grâce à l’impulsion qu’elles ont reçue de l’illustre savant anglais, s’imposent à l’attention même de l’homme d’État. Il serait puéril de les proscrire, comme on l’a un moment tenté ; leur œuvre ne serait pas interrompue pour cela et leurs révélations imprévues n’en seraient que plus dangereuses. Il faut suivre attentivement leurs progrès, mesurer la portée de leurs découvertes, étudier leur influence actuelle ou possible sur les croyances et les idées répandues, et s’efforcer de construire un édifice nouveau d’autant plus vite que les bases de l’ancien paraissent plus sérieusement menacées.

On ne peut dire que la question de l’origine de notre espèce soit, à l’heure actuelle, complètement et définitivement résolue, mais quand une doctrine arrive en peu d’années à se faire une si large place dans les préoccupations des hommes, on ne saurait douter que son auteur n’ait apporté un appoint considérable à notre trésor de vérités. C’est donc avec juste raison que le gouvernement anglais a décerné à Charles Darwin les honneurs, réservés aux grands citoyens, de l’inhumation à Westminster.


Si le philosophe de Beckenham pouvait planer au-dessus des plus vastes horizons, nul ne savait mieux que lui, quand il le fallait, descendre dans le menu détail des phénomènes, démêler leurs rapports et reconnaître souvent, dans de grandioses résultats, les effets de causes qui auraient paru négligeables à des esprits moins pénétrants. Ces facultés maîtresses de l’intelligence de Darwin se trouvent réunies dans le récit de son voyage à bord du Beagle ; son génie éclate déjà dans son explication si grande et si simple de la formation des Îles madréporiques ; tandis que ses qualités de précision se manifestent à un haut degré dans ses divers travaux de géologie, dans sa Monographie des Cirripèdes et dans ses ouvrages successifs sur les habitudes des plantes et la variation des animaux.

Ce sont aussi les qualités que l’on retrouvera dans le livre consacré par le grand observateur à l’étude du Rôle des Vers de terre dans la formation de la terre végétale. Les vers de terre sont extraordinairement nombreux dans les terrains humides et partout où abonde la végétation. N’est-il pas étonnant qu’on ait aussi rarement songé à se préoccuper de l’influence qu’ils peuvent avoir sur les qualités du sol ? Deux hommes, habitués l’un et l’autre à mesurer l’importance que peuvent prendre les petites causes, lorsque leur influence a une longue durée ou lorsque leur action se répète souvent, ont, dans ces dernières années, attiré l’attention sur les Lombrics, à des points de vue différents : M. Pasteur a montré qu’ils ramenaient incessamment à la surface les germes des maladies contagieuses contenus dans les cadavres enfouis des animaux morts de ces maladies ; Darwin a prouvé qu’ils prenaient une part considérable à la formation et à l’élaboration de la terre végétale, en même temps qu’ils contribuaient à changer l’aspect des contrées qu’ils habitent, en rendant meubles sur les pentes des montagnes des matériaux qui sont ensuite plus facilement entraînés dans les vallées et les cours d’eau par les eaux de pluie. L’étude des vers de terre prend, grâce à ces recherches, un intérêt particulier ; il serait utile de savoir quelles sont les espèces qui se trouvent dans les diverses régions du globe, quelles peuvent être leur degré d’activité, leurs diverses manières de vivre, afin de déterminer si partout ces ouvriers souterrains agissent de la même façon, si leur rôle est partout le même. Mais l’étude des Lombriciens peut avoir une autre importance. Ils sont invariablement liés au sol dans lequel ils s’enfoncent ; ils ne peuvent voyager ni à l’air libre, ni à travers les eaux ; leurs œufs, assez profondément cachés dans la terre, sont rarement découverts par les oiseaux ; avalés par eux, ils sont digérés et on ne voit pas comment, en dehors de l’action de l’homme, ils pourraient être transportés d’un endroit à un autre ; les vers eux-mêmes sont une proie trop facile pour qu’ils ne soient pas immédiatement déglutis par l’oiseau qui les saisit. Seules les eaux douces dans lesquelles ils peuvent vivre assez longtemps, et l’homme qui les emporte dans la terre entourant les racines des jeunes plantes dont il essaye l’acclimatation en divers points du globe, peuvent contribuer à disséminer leurs espèces. En dehors de ces moyens, chacune d’elles ne peut que se répandre de proche en proche dans le sol où elle creuse ses galeries. Il suit de là que la présence d’une même espèce de Lombrics dans les terres aujourd’hui séparées les unes des autres, doit fournir des renseignements précieux relativement aux liens qui les unissaient autrefois et, dans les cas où le transport de main d’homme peut être démontré, les modifications subies par ces mêmes espèces, liées intimement au sol dans lequel elles vivent, doivent encore fournir des documents précieux pour la détermination de leur degré de variabilité.

Depuis plusieurs années, nous avons fait recueillir pour le Muséum, en diverses régions du globe, tous les vers de terre qui ont pu être rencontrés ; les musées de Cambridge (Massachusetts) et de Stockholm ont bien voulu nous confier ceux qu’ils possédaient et nous pouvons dès maintenant donner, relativement à la distribution géographique de ces animaux, quelques indications qui s’ajoutent à celles contenues dans cet ouvrage.

Les vers de terre présentent tous une grande similitude extérieure ; leur détermination est donc très difficile et repose principalement sur quatre ordres de caractères : 1o la disposition relative des organes extérieurs de la reproduction ; 2o la disposition des soies ; 3o la position des orifices des organes de secrétion, connus sous le nom d’organes segmentaires ; 4o la forme du lobe céphalique.

Des organes externes de la reproduction, il en est un qui ne paraît manquer à aucun ver de terre, durant la période de l’accouplement et de la ponte, c’est la ceinture ou clitellum, sorte de renflement de longueur variable, que l’on observe à la partie antérieure du ver, et qui peut s’étendre sur deux anneaux seulement ou sur une dizaine. La ceinture résulte du développement, dans l’épaisseur des téguments, de glandes destinées à secréter une humeur solidifiable qui maintient unis les deux vers pendant l’accouplement, et sert ensuite à former le sac dans lequel l’animal enferme ses œufs.

Tous les vers de terre connus jusqu’ici sont hermaphrodites ; ils possèdent trois sortes d’orifices de la reproduction : 1o ceux des canaux déférents des glandes mâles ; 2o ceux des oviductes ; 3o ceux de poches particulières, les poches copulatrices, dans lesquelles est momentanément déposée la liqueur séminale. Les orifices des poches copulatrices qui manquent rarement, sont toujours situés à la partie antérieure du corps ; leur nombre est variable ; il peut être de quatre paires, et n’a d’importance que pour la distinction des espèces. Les orifices des oviductes sont peu apparents et peuvent être situés soit en avant soit en arrière des orifices mâles. La position de ces derniers est particulièrement importante et permet de distinguer dans les Lombriciens terrestres trois grandes familles. Nous avons appelé Lombriciens antéclitelliens, ceux qui ont, comme notre Lombric, les orifices génitaux mâles en avant de la ceinture ; Lombriciens intraclitelliens ceux qui ont comme les Eudritus et les Urochœta du Brésil les orifices génitaux mâles sur la ceinture ; enfin, Lombriciens postclitelliens ceux qui ont, comme les Perichœta des pays chauds ou les Ponlodritus des côtes de la Méditerranée, les orifices génitaux mâles après la ceinture. Des différences remarquables d’organisation interne correspondent à ces caractères extérieurs et justifient cette division.

Les soies locomotrices sont de petits bâtonnets cornés, en forme d’S très allongée, enfoncés dans les téguments, et que des muscles spéciaux peuvent faire plus ou moins saillir à l’extérieur ; il en existe généralement huit par anneau ; elles sont quelquefois isolées, le plus souvent disposées par paires, et forment ainsi deux doubles rangées dorsales et deux doubles rangées ventrales symétriques deux à deux ; quelquefois, chez les Urochœta, par exemple, les soies alternent d’un anneau à l’autre et affectent ainsi, sur une plus ou moins grande étendue du corps, une disposition quinconciale. Chez les Perichœta se montre une disposition toute particulière : sur chaque anneau, les soies sont fort nombreuses, il peut en exister plus de quarante ; elles sont régulièrement espacées sur un cercle perpendiculaire à l’axe du corps, dans la région moyenne de chaque anneau.

Quelquefois, au voisinage des orifices génitaux mâles, toutes les soies se modifient de manière à venir en aide à l’accouplement.

Les orifices des organes segmentaires sont en rapport étroit avec les soies ; ils se trouvent généralement au bord antérieur de chaque anneau, tantôt sur l’alignement des soies de la rangée ventrale, tantôt sur l’alignement des soies de la rangée dorsale. Chez les Plutellus, ils alternent d’un anneau à l’autre, comme le font les soies chez les Urochœta. Ce sont là des caractères importants. On observe souvent aussi, entre les anneaux, sur la ligne médiane dorsale, des pores qui font communiquer directement la cavité générale du corps avec l’extérieur et par lesquels certains Lombrics peuvent émettre un liquide nauséabond.

À une époque où l’attention n’avait pas été appelée sur ces caractères, on avait attaché beaucoup d’importance à la forme d’une sorte de bouton, le lobe céphalique, qui surmonte la bouche et est enchâssé plus ou moins profondément dans le bord antérieur du premier anneau du corps, celui précisément qui porte l’orifice buccal. On a créé des genres en s’appuyant sur les caractères qu’il fournit. Ces genres n’ont qu’une importance secondaire ; nous dirons seulement que, chez les Rhinodritus, ce lobe s’allonge exceptionnellement comme une sorte de trompe ou de tentacule.

Ces caractères fondamentaux doivent toujours être présents à l’esprit des personnes qui voudraient faire des Lombriciens une étude plus approfondie. Les genres qu’ils ont permis d’établir sont assez nombreux ; mais il en est deux que l’on subdivise quelquefois, mais qui dominent de haut tous les autres par le nombre de leurs espèces et par l’étendue de leur aire de répartition : ce sont le genre Lombricus, ou Lombric proprement dit, représenté, en France seulement, par au moins huit espèces, et le genre Perichæta. Outre la disposition de leurs soies, ces derniers se distinguent de nos Lombrics par leur extrême agilité et par leur robuste apparence. Ils se sont acclimatés à Nice, en pleine terre, et paraissent se retrouver aujourd’hui dans un grand nombre de serres et de jardins botaniques.

L’aire de répartition de ces deux grands genres est assez différente et fort remarquable.

Il existe de vrais Lombrics dans toute l’Europe, en Algérie, en Égypte, en Abyssinie, à Port-Natal, à Sainte-Hélène, aux Açores, aux Canaries, en Australie, dans l’Amérique du Nord, où ils forment la faune dominante des Lombriciens ; à Buenos-Ayres et au Chili, ils sont associés à d’autres genres qui paraissent jouer un rôle plus important.

Les Perichæta forment presque exclusivement la faune des Lombriciens dans les localités suivantes :

Île de la Réunion, île Maurice, Indes, Poulo-Condor, Cochinchine, Shang-Haï, Pékin, Java, Sumatra, Bornéo, les Philippines, Tidor, Ternate, la Nouvelle-Guinée, la Nouvelle-Galles du Sud, Taïti, îles Sandwich ; ils sont associés à d’autres espèces assez nombreuses au Pérou, au Chili, au Para, au Brésil, à Caracas, dans le Vénézuela.

Ainsi, tandis que les Lombrics proprement dits occupent l’Europe, le nord de l’Afrique, le nord de l’Asie et l’Amérique septentrionale, contrées dont les faunes et les flores ont d’ailleurs de si grands rapports, les Perichæta fouissent le sol des parties chaudes de l’Asie, tout au moins au voisinage de la mer des Indes ; ils se retrouvent dans toutes les îles du Pacifique, y compris l’Australie, et ne viennent s’éteindre que sur les côtes occidentales de l’Amérique du Sud, encore les retrouve-t-on au Brésil. Bien entendu, d’une île à l’autre, les espèces sont différentes, quoique souvent séparées par des caractères insignifiants ; parfois plusieurs espèces habitent la même île.

Il y a là une étude plus approfondie à faire ; mais il est possible, dès maintenant, de faire quelques remarques. De la Réunion, de l’Inde, de la Cochinchine, des îles de la Sonde, des îles Philippines, de la Nouvelle-Guinée, des îles Sandwich, nous ne connaissons pas d’autres Lombriciens que les Perichæta ; c’est par conséquent leur véritable aire de répartition. Entre la Nouvelle-Guinée, les Célèbes et les autres îles de la Malaisie, il y a une différence considérable, au point de vue de la faune terrestre ; nous ne voyons pas cette différence se manifester pour les Lombriciens ; au contraire, le mode de distribution de ces animaux rappelle celui des espèces marines d’Échinodermes et de Mollusques qui présentent, de la Réunion à la côte occidentale d’Amérique, des ressemblances frappantes.

En Australie, dans l’Amérique du Sud, les Perichæta sont associés à d’autres espèces et ont été vraisemblablement importés, comme ils l’ont été à Nice, où des vers de ce genre, recueillis en pleine terre, avaient évidemment trois origines distinctes : la Cochinchine, les îles Philippines et Calcutta.

Madagascar paraît s’isoler, au point de vue de sa faune de Lombriciens, comme au point de vue de sa curieuse faune de mammifères. Les vers qui y ont été recueillis jusqu’ici, notamment par M. Lantz, appartiennent à un type tout particulier ; le seul Lombricien connu de Ceylan appartient aussi à un type spécial : c’est un Moniligaster. La Nouvelle-Calédonie a fourni, au lieu de Perichæta, des Acanthodrilus, Lombriciens bien différents. Voilà donc quelques points singuliers dont l’étude se recommande d’elle-même.

L’Amérique du Sud présente, au point de vue du groupe des Lombriciens, un très grand intérêt. Aucune autre contrée n’offre une variété aussi considérable dans sa faune de Lombriciens. C’est de là que proviennent presque tous les genres intraclitelliens connus. Ces genres sont : les Anteus, Titanus. Urochœta, Rhinodrilus, Eudrilus, et comprennent quelques espèces gigantesques, pouvant atteindre 1m.50 de long, comme le Titanus Brasiliensis et l’Anteus gigas ; cette taille est aussi celle d’un Acanthodrilus de la Nouvelle-Calédonie. Nul doute que des animaux d’aussi grande taille n’aient une influence plus grande, s’ils sont communs, que ceux de nos pays.

Cette esquisse de la distribution géographique des Lombriciens est sans doute encore bien imparfaite ; mais elle suffit déjà à montrer l’intérêt qu’il y aurait à la compléter en recueillant plus soigneusement ces animaux sur tous les points du globe ; l’étude détaillée des espèces ne peut manquer de fournir d’intéressants résultats relativement aux relations qui ont pu exister entre les contrées où elles se trouvent. Nous souhaitons que cette modeste préface au livre de l’éminent penseur que la science vient de perdre, contribue à avancer cette étude.

Edmond Perrier.