Rêveries sur la nature primitive de l’homme (éd. 1802)/09


NEUVIÈME RÊVERIE.



Malgré le joug des lois et l’effort plus puissant de la morale, la terre est universellement affligée par les vices de l’homme et les erreurs perpétuées par ces vices[1] : on en a conclu que l’homme étoit né méchant ; d’autres ont dit, la nature ne peut avoir fait un être mauvais, et la dépravation de l’espèce ne peut se communiquer à l’individu avant sa naissance[2]. L’homme naît donc bon. Ces deux opinions ont pour base une même erreur, et c’est sur un fondement si faux que l’on établit la morale des sociétés, et que l’on éternise les misères humaines.

On est ; surpris d’abord que la seule science, utile à l’homme, soit encore à naître, tandis qu’il a poussé tant d’autres connoissances inutiles ou funestes, et qui ne méritent que le nom d’arts, jusqu’à un point d’élévation ou de subtilité, d’industrie et d’érudition, qui sembloit inaccessible à nos cinq sens et à notre vie de moins d’un siècle. N’auroit-on pu s’attacher avant tout à distinguer les vrais besoins de l’homme, et à connoître la nature de ses affections y et jusqu’à quelle borne ses facultés extensives pouvoient ajouter à son bonheur ? Non, telle n’est point la marche sociale, et ce seroit encore une erreur que de s’en étonner. Ces recherches ne peuvent se faire que dans le silence des passions ; comment eussent-elles convenu à des générations nouvelles qui y précisément opposées à nous, avoient l’ame forte et l’esprit grossier ; qui agissoient et ne raisonnoient point ; et qui, sans expérience, et, dès-lors sans moyens de pressentir les résultats indirects, se devoient précipiter dans l’ordre de choses qu’ils entrevoyaient, avec cette avidité que donne à de jeunes cœurs l’espoir d’obtenir des jouissances nouvelles. De plus, les arts et les autres connoissances étoient la plupart susceptibles de marcher à pas lents, soit par leur nature même, soit parce que les premières sociétés avoient un besoin moins impérieux d’en faire usage, soit parce que, dans ces arts positifs, il falloit nécessairement découvrir des vérités pour obtenir des résultats. Au contraire, dans la morale et les lois, l’on pouvoit s’avancer rapidement sans rien connoître, s’égarer long-tems avant de le soupçonner ; et le premier inconsidéré pouvoit, comme le plus profond politique, proposer des conventions et donner des préceptes. Il falloit même les adopter quels qu’ils fussent : parce que l’on ne pouvoit s’en passer, on ne s’arrêta pas à en chercher de bons ; et parce que leur objet même exigeoit qu’ils fussent vénérés et inviolables, on s’attacha moins encore à les réformer[3]. Plusieurs autres causes ont concouru à ce malheur presqu’inévitable, et nous voyons les philosophes mêmes parmi les Grecs occupés très-long-tems de recherches abstraites, d’hypothèses physiques et surlunaires, avant d’en venir à la terre et à l’homme. C’est à peu près ainsi qu’ils écrivirent en vers[4] dans les premiers tems, et semblèrent ne descendre à la prose que difficilement et à regret.

L’homme n’est point bon, il n’est point méchant. L’on se trompe également dans ces deux assertions, parce que l’on confond l’homme actuel avec l’homme en général ; parce que l’on attribue à un principe absolu et primitif des modifications accidentelles ; parce que l’on transporte à l’homme seulement homme, des altérations passagères comme les lois de convention qui, après les avoir long-tems supposé, les produisent enfin ; et parce que l’on juge dans le rapport social ou dans les vues particulières de telle ou telle législation, ce qui ne doit être considéré que dans le rapport de l’homme au reste de la nature.

Ce que nous nommons mauvais ou bon est toujours ce qui nuit ou convient à l’ordre que nous voulons établir ; ordre momentané que la nature n’a pas préparé positivement, quoiqu’elle l’ait laissé possible.

L’homme est ce qu’il doit être. Ses penchans, déterminés par ses besoins et dès-lors effets immédiats de sa nature, ne peuvent être mauvais et bons que relativement à une situation particulière. Ils sont essentiels, indélébiles. Vous voulez faire l’homme ce qu’il ne doit point être, et vous appelez méchanceté originelle la résistance que vous éprouvez en sa nature, mais modelez sur elle vos institutions, et vous trouverez que l’homme, comme toute autre partie de l’universalité des choses, est nécessairement bon, non point selon des convenances factices ou les caprices d’un législateur, mais selon ses rapports dans l’ordre général.

Si la résistance est inévitable et toujours victorieuse de nos funestes efforts, et que nous disions, l’homme est donc né méchant, nous ressemblons à l’insensé qui, s’obstinant à suspendre une pierre ou une colonne d’eau, accuseroit de dépravation naturelle la pierre ; parce qu’elle tombe, et l’eau parce qu’elle se nivelle.

Dans l’alternative de plier la nature à nos caprices ou de vouloir ce qu’elle indique, concevez-vous que l’on ait pu balancer ; concevez-vous que l’on ait choisi de réformer la nature, et que ces prétendus réformateurs aient été les législateurs des nations ; ou si vous le concevez sans peine, n’avez-vous jamais désespéré de l’homme ? La vanité de sa sagesse est plus sinistre que les fureurs de ses passions. Qu’il asservisse l’Afrique pour travailler un misérable roseau, qu’il dévaste l’Amérique pour recueillir un métal inutile, et mutile l’Asie pour insulter à ses femmes ; l’on s’indigne et l’on espère encore ; mais que, vil troupeau traîné au carnage, il se presse par millions au geste insolent d’un Xercès ou d’une Sémiramis pour des caprices dont on ne daigne pas l’instruire ; mais que, chargé d’oppressions, de vices et de misères, entassé avidement dans des prisons fangeuses, il vante ses jouissances et son industrie ; mais qu’élevé sur ses propres ruines, le fantôme masqué d’une splendeur illusoire, applaudisse stupidement à sa dépravation colossale ; l’on est attéré, l’on accuse la nature de n’avoir pas enchaîné[5] le dévastateur, d’avoir produit Ahriman.

Si l’homme étoit né bon à notre manière, ou plutôt si nous ne cherchions que sa perfection naturelle, nous n’aurions besoin ni des lois pour le changer et le contraindre, ni de l’éducation qui doit préparer leur pouvoir, et dont les effets sont nuls ou dangereux s’ils ne conduisent au même but.

Si le tempérament et les différences des organes déterminoient seuls ce que sera chaque homme, l’éducation seroit superflue, et la contrainte des lois seroit plus impuissante encore qu’elle ne l’est en effet.

Si la diversité des circonstances, si les leçons reçues des livres ou des maîtres et surtout des choses, varioient seules les caractères, les lois unies à l’éducation, ou plutôt la suite bien conciliée des préceptes et de l’expérience de tous les âges, feroient enfin des hommes tous semblables et aussi ridiculement vertueux que le demandent leurs guides.

Mais ces assertions opposées sont également détruites par l’histoire publique ou particulière des sociétés. Un certain nombre de formes constitutives sont communes à tout homme et déterminées par ses premiers besoins ; toutes les autres par lesquelles nous voyons les peuples et les individus différer entre eux, résultent également, du plus ou moins de perfection des organes, du concours des circonstances, des instructions et des passions connues dans un âge plus ou moins avancé. Il n’est pas un homme qui, né sous un autre ciel, sous d’autres lois, formé à d’autres habitudes, pût être semblable à lui-même ; et jamais il ne se trouvera deux hommes qui, dans la supposition, imaginaire à la vérité, du concours de circonstances absolument les mêmes, soient entièrement semblables l’un à l’autre. Plusieurs causes concourent aux mêmes effets : ne cherchons pas aux résultats particuliers de la nature un principe unique ; ne transportons pas des ateliers de l’homme aux mutations de la matière universelle, le principe de la voie la plus courte. L’utile humain consiste à ménager des forces bornées, à faire beaucoup avec peu ; mais la nature, contenant toutes choses, opère par des moyens illimités ; et pourtant nulle force n’est perdue en elle ; car si chaque effet tient à toutes les causes, chaque cause entraîne tous les effets.

Ainsi l’éducation, prise même dans le sens le plus étendu, n’a qu’un pouvoir secondaire : mais il est assez grand pour changer le sort des nations, et l’on a trop appris jusqu’à quel point elle peut en quelque sorte dénaturer l’homme.

Elle sera mauvaise, essentiellement par-tout où elle combattra la nature, et relativement par-tout où elle ne sera pas liée tellement avec les lois, tellement dirigée selon leur esprit, que les formes qu’elle ébauche dans l’enfant soient finies par celles-ci dans le citoyen ; et que l’homme, plus sûr de ce qu’il doit, sorte enfin de ce chaos d’institutions contraires qui font de sa prudence une adresse flétrissante, de son bonheur l’œuvre du hasard ou du crime, et de ses devoirs un problème.

Cette opposition perpétuelle entre l’éducation et la loi, l’usage, l’honneur ou le préjugé, donne à qui veut être homme de bien plus d’entraves que les passions mêmes ; et il faut plus d’art pour deviner les devoirs que de vertus pour les suivre. L’incertitude amène les sophismes, et la raison impartiale s’égare souvent elle-même. Si l’homme passionné s’en impose aisément, le méchant a des ressources prêtes pour se justifier, et le magistrat vendu des prétextes pour être inique. La vertu devient funeste, son prix est pour le crime. La droiture est un abus, et l’humanité un ridicule. Le juste, s’il n’est impassible, est bientôt rebuté. L’imprudent a fait les premiers pas qu’il suivra, parce qu’il n’a plus rien à perdre. Mille dehors spécieux colorent les vues ambitieuses et les trames perfides. D’innombrables dupes grossissent les partis formés par quelques fripons dehontés. L’homme abusé fait le mal ; l’homme désabusé le fait autant. Tout est doute et confusion. Le mal est dans le bien même, et les vertus qui subsistent encore sont un fléau de plus.

Mais dans cette déviation il y a bien plus d’erreurs que de perversité[6]. C’est par les conséquences imprévues de ses fautes que, placé entre l’injustice ou les misères, l’homme est devenu souffrant et atroce. La bizarre multiplicité des formes sociales donne à chaque individu des intérêts contraires et un sort différent. Cette incalculable variété de situation, en opposant sans cesse les besoins, enfante des désirs nouveaux et des passions factices et désordonnées ; nécessite l’avidité, l’égoïsme, les haines, et précipitant chaque homme dans une direction personnelle, fait d’un peuple, non pas, comme on l’a tant dit, une troupe d’athlètes qui, parcourant une carrière commune, s’animent mutuellement et accroissent l’effort de chacun de l’impétuosité de tous, mais une foule aveuglée par mille feux incertains qui s’embrasent et s’éteignent aussitôt dans les ténèbres générales. Pressée de l’ivresse du vertige, elle se heurte sans cesse, parce qu’elle court en sens contraire : l’un épuisé arrête en tombant l’effort du plus audacieux celui-ci détourné de son impulsion ne voit plus le guide qu’il suivoit ; et nul guide n’atteindra le but qu’il avoit promis. Tout effort imprudent est aggravé par une réaction plus funeste. Les fautes de la témérité appellent les cruautés de la vengeance ; les maux personnels enfantent les maux publics ; l’injure d’un seul allume des fureurs générales ; les guerres nécessitent les dévastations, et le sang ruisselle plus abondamment sur la trace du sang qui n’a pas tari. Quand un fléau cesse, tremblez qu’il ne soit absorbé dans une calamité plus grande. Les passions sociales ont prouvé que les crimes étoient nécessaires : on les a légitimés pour qu’ils soient plus sûrement interminables. L’oppresseur que l’on n’aime plus doit se faire craindre. La religion qui s’affoiblit va lancer ses foudres. La foiblesse, menacée par la haine ouverte, appelle la trahison qui élude. Le bien que l’on promet déguise le mal que l’on va faire ; l’intérêt de tous que l’on prétexte justifie celui de plusieurs que l’on cherche, ou prépare la ruine générale que l’on médite. Tromper les hommes est l’adresse d’un guide profond ; les sacrifier en masse est une mesure de sûreté ; les égorger est trop équitable. La victime doit être enviée sous le couteau consacré, et l’on insulte aux morts que l’on a dévoués par le rare bienfait d’une gloire qu’ils n’ont pas voulu. Quand le crime a choisi ceux qu’il daigne proscrire, un crime plus sinistre applaudit insolemment à leur sacrifice et les proclame heureux de ce qu’ils ont vécu.

Dès que l’on a opposé les devoirs aux désirs et les inclinations à la loi, il a fallu écarter en la déclarant impie la redoutable main de la raison. Pour dénaturer la volonté publique, il falloit un prodige de prudence dans les gouvernans ou de docilité dans les gouvernés, et l’on s’est assuré de celui-ci du moins, en mettant les tables de la loi dans la splendeur céleste du Sinaï, en faisant descendre le livre[7] sur les ailes de Gabriel et annoncer l’heureuse nouvelle[8] par l’esprit de feu ; mais un jour vient enfin où le peuple prosterné soupçonne que ces tables peuvent être brisées, il se lève et les brise ; que la nouvelle heureuse est une foible copie d’un rêve antique, il la dévoile et la juge ; que le livre est écrit de main d’homme, il l’examine et rit des divines inepties.

Que vous resterait-il alors, à vous qui n’avez bâti que sur l’erreur ? Il n’est d’empire durable que pour la beauté qui n’a pas besoin d’illusion. Mais qu’importent à l’adroit dominateur les siècles éloignés, si la génération qu’il séduit le sert et l’encense ? Qu’importe à Odin que ses institutions sanguinaires le fassent abhorrer un jour, pourvu qu’il répande dans le Nord la terreur de son nom et qu’il l’arme tout entier pour sa vengeance[9] ; ou à Mahomet que le voile imposteur soit enfin déchiré, s’il sort de l’obscurité dont il s’irrite, s’il est adoré des juges qui l’ont banni, s’il élève ses sectaires sur les débris du monde ? Nations, voilà vos législateurs !

Les vues particulières de l’ambition, de l’orgueil ou des vengeances, de fausses idées de grandeur et de gloire, de tristes erreurs sur les vraies sources de la prospérité d’un peuple, ont entraîné ou séduit les modérateurs des destinées humaines. L’homme de la nature fut par-tout méconnu : l’on s’efforça sous cent formes erronées de produire l’homme imaginaire, le fantôme de la perfection sociale. Une morale systématique, des lois de circonstance, le vain édifice d’une institution locale et quelquefois inepte, fut vénéré comme la loi de la nature et trop souvent comme l’oracle d’un Dieu. Des mœurs sévères, des opinions comprimantes, l’estime des choses difficiles et la manie de la perfectibilité préparèrent pour la servitude politique des cœurs flétris par l’asservissement moral. Les sentimens heureux qui rapprochent les hommes sont devenus plus odieux que les passions haineuses qui les aliènent : on a même exaspéré ces levains de haine, une même erreur proscrit la jouissance, vante la folie des douleurs volontaires et sanctifie le double héroïsme des dévastateurs et des victimes. La démence morale poursuit avec autant d’acharnement la colombe innocente et la biche en pleurs, que le vorace vautour et le reptile qui répand le venin.

Ce n’est point la liberté de l’homme qu’il faut enchaîner ; par sa nature elle est déjà limitée. Ce n’est point un but général qu’il faut offrir à son. choix ; ce but existe, il le connoît, et sent assez que le principe de toute impulsion est l’amour de soi, le désir du bonheur. Pourquoi l’y mener par des moyens indirects et faux, et le tourmenter sur des voies difficiles pour lui faire manquer le terme qu’il espère. La nature avoit semé pour lui des joies plus simples sur des traces plus heureuses. La féconde et impérissable espérance qui balance ses maux et nourrit ses désirs, ne lui fut-elle donnée que pour que les imposteurs ministres d’une destination céleste et les enthousiastes d’un vain songe de perfectibilité, promènent son inquiétude d’erreurs en erreurs, et appesantissent sur lui le joug des privations et des douleurs par la main même qui le guidoit à la félicité ?

Ce désir du bonheur est le principe de toute vertu, de toute action, de toute recherche. Les insensés qui en ont fait un crime, ont étouffé le germe qu’il falloit féconder ; n’en pouvant créer un autre, ils n’ont su rien produire, et n’ont obtenu que le triste succès d’avoir flétri le cœur humain et brisé les liens naturels. D’autres, plus fanatiques, ont proscrit l’amour[10] qui enchaîne tous les rapports, et, par le charme du bon, facilite tous les devoirs, pour y substituer ce moyen destructeur, ce ressort comprimant ennemi de toute énergie, l’aversion, et son sceptre odieux a régné sur l’abaissement de toutes les volontés et le silence de tous les cœurs. Environnés de ruines, ministres de haines, de terreurs, de ténèbres, ils se sont dits les organes du dieu d’amour et de vérité.

Nos besoins réels et dès-lors nos besoins sentis étoient bornés : c’est en les étendant imprudemment dans l’indéfini qu’on a fait naître cette attente illimitée que maintenant l’on affecte de donner pour preuve d’une destination supérieure à la vie terrestre. D’où viendrait à l’habitant de la terre le besoin de ce que la terre ne contient point, et à des organes éphémères des conceptions éternelles. Mais, a-t-on dit, les lois seront insuffisantes si l’on n’admet[11] un Dieu qui observe quand les regards des hommes ne peuvent atteindre, qui peut encore punir quand on échappe aux vengeances humaines, et qui, commandant par les remords, ôte l’espoir de les étouffer et le dangereux courage de les mépriser. Ainsi en s’écartant des indications de la nature, on s’est vu autorisé à consacrer des erreurs qui, outre les maux qu’elles produisent, seroient déjà funestes à l’ordre social par cela seul qu’elles ne peuvent avoir qu’une autorité précaire et que se dissipant un jour, elles abandonnent dans une nudité ridicule tout cet échafaudage moral dont elles déguisoient la subversion.

Sans le bonheur qui la rend juste et nécessaire, la moralité de nos actions n’est plus qu’une chimère que nous respectons par erreur ou par contrainte, que nous méprisons dès que nous sommes désabusés et que nous désavouons hautement si nous nous sentons assez forts.

Pour gouverner les hommes sans les rendre heureux, il étoit indispensable de les tromper, et les moyens religieux étoient les plus puissans. Mais la vérité seule est vraiment durable ; l’imposture dut toujours craindre d’être refutée ; car voici à peu près ce qu’elle put dire.

Peuples que la nature déprave et que la raison égare, cessez d’écouter des penchans que l’Éternel vous donna pour vous séduire, et de suivre les désirs que vous suggère d’accord avec lui, et pourtant contre lui, l’ennemi toujours subsistant du maître absolu de toutes choses. Revenez de cette confiance qu’entretiennent tous ces amis de la sagesse qui vous perdent, et voyez l’abîme que la bonté suprême tient toujours ouvert sous vos pas afin de vous rendre meilleurs. Entendez la foudre qui gronde pour vous pénétrer d’espérance et d’amour. Hommes de chair, avez-vous pu sans crime écouter les besoins de vos sens ? ne sauriez-vous comprendre que le plaisir est un piège, et que les passions auxquelles votre créateur vous a soumis sont autant d’ennemis secrets qui travaillent à votre bien pourvu que vous les combattiez sans cesse ? Que seroit la grandeur divine sans les efforts des animalcules qui la servent ? Vos victoires cachées font la gloire de l’Être-Suprême. Insensés qui vous reposez sur l’idée de sa bonté infinie ; s’il est le Dieu indulgent, n’est-il pas surtout le Dieu juste qui vous punira de n’avoir pas suivi les vertus, fruits des grâces que vous n’aurez pas obtenu de lui. Il est le Dieu puissant et le Dieu caché, tous vos momens sont à lui, vos pensées les plus involontaires sont soumises aux lois dont nous sommes nécessairement les interprètes sacrés. Il est encore le Dieu jaloux qui ne souffrira jamais que vous vous éloigniez des sentiers que nous tracerons : il est surtout le Dieu terrible, le Dieu vengeur, le Dieu exterminateur ; et ce qui doit redoubler vos précautions, votre zèle, votre amour, il est souvent le Dieu tentateur. De sa grandeur infinie vous concluez que l’homme ne sauroit l’offenser, ou du moins ne peut l’irriter. Quelle erreur, mes frères, abjurez cette raison mondaine. Vos moindres fautes embrasent sa colère et appellent ses vengeances ; mais nous vous prescrirons des expiations qui retiendront son bras toujours prêt à foudroyer. Moyennant ces combats, ces sacrifices, ces prières, ces macérations, vous obtiendrez une éternité de contemplations ineffables, si y après la vie la plus méritoire, une mauvaise pensée ne vient à l’instant de la mort vous plonger pour jamais dans les abîmes infernaux. Car l’offense ne diminue point par la foiblesse du coupable, mais elle s’accroît avec la grandeur de l’offensé. Vos sages, qu’inspirent évidemment les démons, vous disent que le puissant s’abaisse en se vengeant d’un foible ennemi : ils vous entretiennent de pardon, de générosité ; ce sont toutes sujétions de l’esprit de ténèbres : il ne faut jamais pardonner à ces philosophes, et il ne faut être généreux qu’envers les ministres des autels. Les choses célestes sont quelquefois d’un autre ordre que les choses mortelles. Dieu est foible comme l’homme lorsqu’il aime ou pardonne, et nous avons trouvé que c’étoit la bonté subordonnée à la justice : mais il est vraiment Dieu dès qu’il punit ; il est infini, impénétrable lorsqu’il se venge : c’est-là sa grandeur suprême, l’attribut divin. Il n’est pas de vertu sans effort ; et Dieu mérite bien que le foible mortel se sacrifie à lui, c’est-à-dire, à son culte, à ses ministres. Réprimez vos penchans, cela lui est agréable, parce que cela est pénible : étouffez toutes vos passions, détruisez en vous l’homme de la nature pour y substituer l’homme de la grâce docile à nos vues. Ne doutez pas un moment, tout examen est une impiété, toute discussion est un blasphème : d’ailleurs la religion la plus absurde[12] aux yeux profanes est nécessairement la seule vraie. Elle est encore la plus consolante ; elle mène au bonheur par les austérités et fait oublier toutes les misères de la vie dans l’espérance céleste que sur mille réprouvés il pourra y avoir un élu. Assurément il est essentiel au genre humain que nos dogmes deviennent universels. Hâtons-nous de réformer et de combattre. Le Dieu jaloux sera le Dieu des armées qui nous soumettront les peuples. Abjurons ces lois profanes de liberté et d’équité. La volonté divine est antérieure aux principes humains. Vous mourrez pour nous, avantage inestimable qui vous donnera quelque part une vie bien meilleure et bien plus durable. Ne craignez point de massacrer vos frères au nom du Dieu qui vous ordonne de les aimer ; il n’y a point là de contradiction, hommes de peu de foi. C’est par amour que nous les tuons : nous en égorgerons cent mille ; mais nous circoncirons les autres. D’ailleurs il y a une différence si prodigieuse entre des infidèles et des vrais croyans, qu’il n’est pas bien prouvé que ceux-là soient aussi des hommes.

Ainsi parla l’imposture appuyée sur le fanatisme, insultant à la raison pour se soustraire à l’examen, divinisant l’absurdité par l’audace et semant les haines pour obtenir l’empire.

L’homme devenu trop libre[13] par l’extension de ses facultés, abusoit de ses désirs et de ses moyens. On vit qu’il falloit un but et des limites : on parla de devoirs, de bonheur. Mais, en marchant où le devoir n’étoit point, l’homme s’écartoit aussi du bonheur : on mit par-tout le devoir sous ses pas afin qu’il ne pût l’éviter ; il marcha donc de devoirs en devoirs, et ne voyant jamais que des devoirs, il demanda où est donc le bonheur. Jouir sans cesse, cela ne se peut. Jouir le plus possible, c’est s’épuiser en un jour, et l’épuisement conduit à la satiété, au désespoir ; certes le bonheur n’est pas sur cette voie de dégoûts : seroit-il sur la voie contraire ? Il consiste peut-être à ne pas jouir, car rien n’est plus pénible, donc rien n’est plus grand ; et, perfectionnés déjà, nous savons qu’être grand c’est être heureux. Mépriser les jouissances, c’est peu pour les destins suprêmes de l’homme ; souffrir est seul convenable à sa dignité : voilà sa destination, sa félicité. Dédaigner de repousser les maux de la vie, est d’un sage ; s’en faire beaucoup à soi-même, est d’un héros ; ne les point sentir, est d’un Dieu. Alors plusieurs de ces dieux terrestres, impassibles et mortels, demi-consumés sur les bûchers embrasés par leurs mains, crioient douloureusement, je n’ai rien souffert ; expression magnanime, mais extravagante, d’une ame forte et d’un esprit trompé.

Écoutez l’Indien. Le suprême bonheur des dieux, c’est l’immobilité, l’insensibilité. L’Indien comme l’Européen veut imiter ses dieux. Une longue civilisation[14] mûrit les folies orgueilleuses. Cependant l’Indien partage encore les passions et l’activité des enfans de la terre ; le Quiétiste chinois est encore loin du principe aérien : sur ce globe sublunaire l’homme dégradé n’est après tout qu’un dieu fort imparfait.

Vanter les bienfaits de l’Éternel et mépriser ses bienfaits ; bénir sa bonté, l’adorer dans ses œuvres et affirmer que l’homme s’élève à lui en dédaignant les biens qu’il lui donna, l’on ne doit point voir en cela d’inconséquence, l’erreur n’est que ce qui peut humilier l’homme ; tout ce qui l’élève est vrai, parce qu’il aime à s’élever.

Il y a moins loin que l’on ne pense de l’impassibilité stoïque à l’abnégation de l’insensé sous le froc, à la demence du faquir qui mérite la béatitude du vingtième ciel, en fixant la lumière bleue, ou même au jaloux honneur de la veuve indienne qui, pour prouver qu’elle vivoit préférée à ses compagnes, sollicite sa propre mort ; et perd tout ce qui est, pour obtenir une estime vaine là où elle ne sera plus.

Selon le stoïcien, l’homme sans passions est le chef-d’œuvre de la nature : rien n’est plus contradictoire. Supprimez les passions, il n’y a plus d’hommes, plus de morale ; les passions peuvent seules la former ; l’équilibre des passions modérées peut seul la maintenir. Les éteindre est le précepte du fanatique ; les suivre est la loi de l’homme isolé ; les réprimer sans les anéantir, les soumettre à une raison plus sentie que disputante, plus douce que sévère, voilà sans doute le devoir de l’homme en société.

L’homme social n’est point un être nouveau créé par un système humain ; c’est l’homme de la nature en société. C’est pour suivre ses passions, c’est pour obtenir ses besoins qu’il réprime quelquefois les unes et limite les autres. C’est pour n’être pas toujours assujetti, qu’il s’impose à lui-même une loi ; c’est pour conserver le plus possible de ses droits effectifs qu’il a consenti, non pas à en aliéner une partie, mais à négliger de les exercer. S’il perd plus qu’il ne gagne, s’il sacrifie plus qu’il n’acquiert, l’ordre social n’est pas bon pour lui ; si le plus grand nombre perd ainsi, l’ordre social est mauvais : bien plus, il est dissout, car il ne se maintient plus par la volonté générale, mais par une force étrangère à lui-même.

La science des sociétés se réduit à suivre les passions primitives, en balançant leurs efforts, en réprimant leurs mouvemens orageux, et surtout en étouffant sans ménagement et sans retour, en prévenant avec sagesse tout besoin que la nature n’a pas donné, tout désir qu’elle n’inspire point, toute prétention à des droits qu’elle n’a pas autorisé. Ce qui est essentiel à l’homme est seul légitime ; ce qui convient ainsi expressément à sa nature ne peut varier avec les tems et les lieux, ne peut dépendre de l’opinion des législateurs, ni changer selon l’inconstance des peuples.

L’art de jouir est le seul art de l’être qui sent et modifie son existence. Tout commande le plaisir, c’est vers lui que nous tendons sans cesse : nous ne pourrions même soutenir cet effort factice qui le repousse, si nous ne donnions le change à nos désirs ; nous leur en promettons un imaginaire, dont l’excès et la plénitude balancent les avantages que les plaisirs réels reçoivent de leur présence, de leur entière conviction, et de leur accord avec la situation de nos organes.

Mais, disent nos froids moralistes, le plaisir est dangereux, il nous corrompt[15] sans nous satisfaire ; il énerve les âmes, et les rend incapables de tout effort vertueux. Tout son prestige n’est qu’une vanité indigne du sage ; il passe comme une lumière instantanée, et son inutile éclat rend plus sinistres les ténèbres qu’il ramène.

Le plaisir est corrupteur. Je conviens qu’il est contraire à notre morale, et c’est ma plus forte preuve contre elle. Je conviens aussi que beaucoup de nos plaisirs sont contraires à toute vertu, et c’est encore un des bienfaits de notre morale.

Le plaisir énerve les âmes. Je veux qu’il éteigne les passions des sujets et tous les genres de fanatisme jusqu’à celui de la liberté ; mais pourquoi notre liberté elle-même a-t-elle besoin de fanatiques ? quelle prudence l’a caché dans les mystères du lieu saint ? ne seroit-elle que l’oppression déguisée d’un siècle plus adroit[16] ?

Le plaisir ne sauroit nous satisfaire. Parce que, trompés, nous le cherchons où il n’est pas ; parce que, dépravés, nous l’avilissons, nous le flétrissons ; parce qu’égarés par l’inquiétude de nos chimères vagues et exagérées, nous ne saurions plus jouir de ce qui est simple, positif et vrai.

Le plaisir est vain, il passe rapidement, les regrets et la douleur lui succèdent. Parce que nous ne savons pas le fixer, le prolonger sur la vie ; parce que, voulant excessivement, nous croyons ne rien obtenir même en obtenant beaucoup ; parce que, toujours hors de la nature, nous cherchons des joies extrêmes, et nous oublions que la félicité n’est point une succession d’éclairs rapides, mais une lumière douce et durable.

Les plaisirs impétueux conviennent bien mal à l’homme des grandes sociétés, qui ne vit pas seulement dans le présent, mais bien plus encore dans l’avenir et le passé. Leur brillante séduction, avec ses inégalités, ses intervalles et ses craintes, produit plus encore de dégoûts et d’anxiétés que de désirs et de jouissances. Cette avide inquiétude nous captivoit par ses promesses irrésistibles ; le feu passe, les facultés se consument, l’espoir reste infécond dans le cœur dévoré d’une stérile ardeur, et l’existence elle-même n’est qu’un poids pénible à qui la porte en vain. Des jouissances tranquilles, mais continues, amènent le calme, la sécurité. Ce paisible bonheur ne séduit pas d’abord, et ne fait pas d’enthousiastes ; il promet moins, mais il ne trompe jamais. Il s’accroît et se perpétue, nourri de ses propres forces, et se reposant sur son expérience ; mais les excès de joie qui nous entraînent si vivement, fuient avec une égale rapidité, et tous ces plaisirs bruyans sont le prestige et non l’emploi de la vie.

Homme d’un jour, placé par l’éternelle nécessité sous la loi de la douleur et du plaisir, ta seule fin morale est le bonheur, et ton seul devoir le moyen convenu pour le bonheur de tous. Ton existence toute entière est dans cette alternative, jouir ou souffrir. Tous les êtres pesent et gravitent les uns sur les autres, soutenus chacun par l’effort central de sa sphère individuelle. Cette force de résistance s’affoiblit en s’éloignant de son principe, et devient nulle à la circonférence contre les efforts multipliés de la compression extérieure. C’est en limitant son être que l’on le possède tout entier ; l’extension n’est que misère et dépendance. On souffre, on s’épuise au loin ; l’on ne jouit, l’on ne vit véritablement qu’au centre. Mortel foible et si vainement avide, circonscris ton être, évite les maux, en restant dans les bornes de tes facultés et du bonheur. Jouis, il n’est pas d’autre sagesse ; fais jouir, il n’est pas d’autre vertu ; mais jouis avec choix, avec réserve ; sans cette prudence, il n’est pas de félicité réelle.

Partage tes plaisirs ; le méchant veut jouir seul, mais le méchant ne sait point jouir. La jouissance consume elle-même sa mobile illusion. Pour la conserver toute entière, produis des plaisirs dont l’épreuve ne se fasse pas sur toi-même : ainsi le bonheur que nous donnons devient notre volupté la plus pure ; et l’art de jouir est souvent celui de céder le plaisir[17]. Partage aussi tes douleurs, la bienveillance les allège et les rend tolérables. Souffrant, confie tes peines si tu ne veux le désespoir ; jouissant, communique tes joies si tu veux en connoître d’indicibles. Dans l’enthousiasme de la volupté comme sous le poids du malheur, toujours entraîné foible et dépendant, ô homme appuie-toi sur ton frère. La nature vous unit dans la conformité[18] de vos sensations, elle tous protège l’un par l’autre ; mais vous vous déchirez pour le stérile honneur de la combattre, et vous trouvez vos plus affreux malheurs dans le bonheur exclusif que vous avez si imprudemment cherché. Elle vous disoit à tous : aime, console, jouis et fais jouir ; jouis dans toi-même et dans tout ce qui ressemble à toi. Elles passeront les lois atroces et les superstitions sanguinaires ; ils passeront les stériles efforts des vertus austères et les écarts effrénés, plaisirs de la servitude ; mais la loi primitive ne périra jamais. Un jour peut-être le bonheur naîtra de son précepte immuable, nos calamités s’effaceront dans l’oubli des erreurs qui la combattent ; les momens rapides, que nous appelons les siècles de civilisation, s’éloigneront confondus dans les ténèbres qui couvrent pour nous les tems sauvages, et le genre humain enfin rétabli perdra jusqu’au souvenir de cette étonnante déviation.



  1. Mais qui originairement ont seules produit les vices réels.
  2. Assertion très-hasardée : il paroît évident (surtout dans les espèces vivipares) que le petit doit participer aux altérations survenues à la nature de la mère. Si donc on pouvoit dire de l’homme qu’il naît méchant, cela ne prouveroit point que la nature l’ait fait tel.
  3. C’est par ces sortes de raisons qu’il y a moins de connoissance du cœur humain dans nos livres d’histoire et de morale que dans nos drames, et surtout bien moins dans nos institutions que dans quelques-uns de nos romans ? en petit nombre à la vérité.
  4. Quelques auteurs, à qui il faut du moins savoir gré de n’avoir pas les préjugés de l’habitude, en ont conclu sérieusement que le langage mesuré étoit apparement plus naturel à l’homme, comme si jamais aucun peuple avoit habituellement parlé en vers.
  5. L’homme tellement libre qu’il semble à peine assujetti à ses premiers besoins, a dû paroître un phénomène inexplicable, parce qu’il se trouve actuellement le seul être ainsi organisé sur le globe qu’il habite. Si ceux qui, d’après cette donnée insuffisante, en ont fait le maître du monde, avoient pu voir seulement quelques autres planètes, ou même mille siècles de notre terre, ils eussent renoncé sans doute à ce préjugé qui leur fait voir dans l’homme un être à part et supérieur à toutes les productions de la nature animée.
  6. Ce seroit quelquefois donner une idée fausse que d’employer des expressions rigoureusement vraies ; car on n’exprime pas sa pensée pour soi-même, ni pour ceux qui en ont une précisément semblable : que servirent de t leur proposer ce qu’ils ont ?
  7. Al Coran le livre des préceptes ou El forcan, qui distingue le bien et le mal.
  8. Εὖ ἀγγέλλω. J’annonce bien.
  9. On prétend que ce scythe n’a parcouru le Nord en conquérant, que pour le soulever contre les Romains, à qui il avoit juré une haine irrévocable. Voyez l’Introduction à l’Histoire de Danemarck, par Mallet.
  10. L’amour en général, l’affection, les passions appétentes.
  11. Ce que l’on croit nécessaire pour l’homme civilisé tel qu’il est, seroit du moins très-superflu pour l’homme civilisé tel qu’il pourroit être.
  12. Un père de l’église a dit : Je le crois parce qu’il est absurde, je le crois parce qu’il est impossible.
  13. Je veux dire libre d’aspirer à trop de choses seulement possibles, libre de choisir entre des modifications trop diverses de sa détermination primitive.
  14. Une civilisation plus longue éteint les préjugés, mais après avoir stérilisé les cœurs. Le fruit trop mûr tombe et disparoît ; mais c’est quand la sève est épuisée, quand la végétation est refroidie. L’arbre qui portoit des fruits dangereux n’en produira pas de meilleurs quand ceux-ci auront passé, seulement il n’en donnera plus.
  15. J’ignore de quelle corruption, de quel danger l’on parle, et je conçois peu que le vrai plaisir puisse jamais corrompre. Je vois, parmi les peuples sans plaisir, beaucoup d’hommes méprisables et de vils scélérats ; j’y vois un nombre plus grand de malheureux, et fort peu de vertus et de mœurs utiles ; mais à la vérité beaucoup d’esclaves très-dociles, et qui m’assurent que c’est cela que l’on cherche sans l’oser dire. Je compte aussi pour quelque chose de n’y point trouver de bonheur ; mais je n’aurai point en cela l’injustice d’accuser notre politique : comment eût-elle atteint ce qu’elle n’a pas cherché ?
  16. Notre siècle a du moins gagné à cet égard. C’est beaucoup de s’être vivement rapproché de ce que l’on ne pouvoit atteindre, et d’en avoir reconnu le besoin. La véritable liberté sociale est impossible aux grandes sociétés, et incompatible avec leurs mœurs. L’anéantissement d’un ordre de choses essentiellement mauvais, sera toujours une grande facilité pour l’amélioration générale, si l’on parvient à saper encore un préjugé le plus grand de tous et le plus-funeste.
  17. Les véritables vertus sont celles qui accordent notre bonheur avec celui des autres. Être bon c’est être utile, être méchant c’est être nuisible. Mais par quelle inconséquence veut-on que, pour chercher le bien des autres, nous fassions notre propre mal ? quel homme aura de telles vertus si jamais il raisonne ses devoirs et ses besoins ? et quel ordre moral que celui où l’on ne sauroit être qu’un méchant, ou une dupe, ou un fou ?
  18. Dans ce rapport général les différences individuelles sont même beaucoup moins grandes que l’on ne pense. Parmi nous cette différence est due presqu’entière à la prodigieuse diversité d’opinions et de circonstances.