Rêveries sur la nature primitive de l’homme (éd. 1802)/08


HUITIÈME RÊVERIE.



Lorsque les premiers frimats ont achevé de dépouiller les arbres et de resserrer la terre ; lorsque semblant terminer sans retour les douceurs de l’automne, ils ont forcé notre espoir à n’en plus attendre que de la saison de renouvellement, souvent il arrive que tout à coup l’air s’adoucit, et le ciel prend un aspect plus heureux : la terre reposée se livre avidement à ces influences, et l’homme facilement séduit croit, dans quelques jours froids et sombres, avoir passé toute entière la saison des frimats ; il jouit déjà du printemps avant même le solstice d’hiver. Dans ces jours incertains un vent, un brouillard suffisent pour ôter à la , terre ses inutiles émanations, et à l’homme sa touchante erreur ; mais ces instans du moins ont un charme égal aux jours les plus rians du printemps et les plus doux de l’automne. Je ne sais même si leur volupté n’a pas quelque chose de plus achevé : elle réunit l’espoir et la mélancolie, tandis que les joies du printemps manquent de douleur, et que la mélancolie d’automne n’a point d’espérance. Cette volupté ineffable mais précaire, se soustrait par son inconstance même à l’art stérile qui efface les impressions en raisonnant les jouissances. C’est ainsi que nulle fleur ne nous touche davantage que la Violette cachée sous l’herbe : le sentiment qui en émane s’offre à nous et s’y refuse aussitôt ; nous le cherchons en vain, un léger souffle a entraîné son parfum, il le ramène et l’entraîne encore, et son caprice invisible a fait notre volupté. Les fleurs les plus vantées ne valent point la violette : si simple, elle fait oublier tout leur éclat, elle attache plus que la Rose elle-même. La rose est comme le plaisir, son charme est le délire d’un moment ; celui de la violette, plus profond et plus mystérieux, pénètre doucement le cœur que la rose agite. La rose commande le plaisir, elle convient à la joie, elle peut fleurir dans nos jardins. La violette inspire de paisibles délices, elle appartient au bonheur ; ne la cherchez que dans les prés inclinés au midi, au pied des bois, près du libre cours des eaux. La rose est connue des voluptueux, la violette est chérie du sage ! elle semble partager le sentiment des hommes bons et toute la mélancolie des cœurs aimans ; elle est par-tout où peut jouir un homme sensible, elle embellit les asiles qu’il aime ; elle choisit les sites heureux ; elle fleurit dans les jours du sentiment, et fait leurs délices les plus indicibles. Elle s’épanouit aux beaux jours comme les cœurs simples ; comme eux, elle promet peu et donne beaucoup. Loin des lieux découverts, elle se plaît dans un asile commode et inconnu : elle ne se montre qu’à ceux qui la cherchent ; elle se cache même, mais on la devine au loin par le sentiment qu’elle exhale. Même dans le mois des frimats, la voici fleurie et odorante sous ces buissons épineux que l’hiver a flétri. Nulle main d’homme n’a marquée pour son séjour ce lieu si propre à son charme pastoral ; mais en suivant les pentes et les aspects favorables, elle s’est approchée et s’est étendue jusqu’ici : puis abandonnant les terres où l’on cherchoit à la retenir, elle semble n’avoir voulu se perpétuer que dans cette heureuse solitude. Nul site dans toute la contrée n’inspire un intérêt si durable que ce vallon ignoré dans le sein de la forêt. Sa prairie inclinée s’y creuse avec une grâce indéfinissable : élevant ses bords irréguliers dans la profondeur des ombrages y elle y dessine des asiles de paix et d’obscurité, que protègent les cimes des hêtres et des pins balancés sur le front des collines. Les bois plus ou moins avancés, descendent par intervalles jusques dans la prairie qu’une eau bien tranquille et bien pure traverse en s’égarant dans sa solitude ; même on les voit çà et là, oubliant leur silencieuse vétusté, descendre jusqu’au ruisseau pour redire, dans leurs troncs caverneux, le murmure de son eau plaintive. Dès qu’un souffle insensible traverse le vallon, le peuplier s’agite et frémit sur sa tige élancée, le Narcisse et le Lyseron inclinent leur tête, se croyant frappés de tout l’effort des autans, et l’on voit frissonner cette onde qui n’a pas connu de plus grands orages.

Un jour je m’y étois arrêté long-tems, je remarquai que nul homme n’y venoit oublier, une heure du moins, les sollicitudes de la vie ; quelquefois on voyoit passer, à la hâte, des femmes chargées de bois mort, dont la misère avoit séché le cœur, ou des chasseurs, insensibles aux beautés solitaires, qui cherchoient avidement les traces des daims et des faons, car ils se plaisoient à les détruire. Pour moi je n’y cherchois que des violettes ; mais m’approchant d’un vieux hêtre, au pied duquel je croyois en trouver, je vis écrit sur son écorce : Quand le cœur s’ouvre aux passions, il s’ouvre à l’ennui de la vie[1].

Toutes les fois que ce mot profond revient à ma mémoire, un mouvement irrésistible d’admiration et de douleur fait frémir tout mon être au sentiment des misères humaines. Nous ne jouissons plus que dans les courts momens d’illusion et d’oubli, tant notre raison savante a réglé nos sensations et réformé dans nous la nature. Dès que cette triste inscription m’eut ramené à moi-même, dès que j’eus apperçu l’homme dans ces lieux encore heureux, les regrets flétrirent leur vaine beauté : leur solitude fut trop austère, leur silence fut de l’ennui, leur paix de l’abandon, le roulement du ruisseau m’attrista, et le parfum des fleurs ne dit plus rien à mon cœur.

Quelle déviation a pu rendre une espèce toute entière victime de ses propres affections, l’affliger de ce qu’il y avoit d’heureux dans son être, l’aliéner de ses désirs mêmes, et faire de ces moyens de jouissance, de ces ressorts généreux de vie et de conservation, une agitation convulsive et vainement laborieuse sous le poids d’une compression mortelle ?

Avant même que des passions immodérées nous dévorent de leur feu indomptable, nous éprouvons déjà tout leur déchirement ; et notre cœur, avide parce qu’il est fatigué, s’altère et s’épuise sans objet dans l’attente ou le désir de ce qui doit le consumer enfin.

C’est bien déjà une passion, et la plus irrémédiable peut-être, que cette soif vague et intarissable d’en sentir une plus déterminée. Quand une ame forte a connu deux années ce vaste besoin, l’occasion seule lui manque pour entraîner le monde. Si d’impuissantes destinées la compriment, ne pouvant soumettre de grandes choses à son action, elle soumet l’univers à sa pensée ; et dans ses conceptions générales y toujours loin de sa sphère individuelle, elle choisit indifféremment dans les lieux et les siècles ce qui convient à sa nature. Un instant interrompt tout le sublime délire de ce génie mortel ; il s’arrête étonné de n’occuper qu’un point et qu’un moment dans cet univers qu’il contenoit tout entier, il sent que tout est vain dans une existence si vaine y et ne s’occupe des soins de la vie que comme ces vieillards dégoûtés de toute chose sérieuse, et qui reprennent avant la mort les jeux du premier âge, trouvant que ce n’est plus la peine de rien entreprendre de meilleur.

Vainement ton génie inquiet te commande de grandes choses, vainement ta profonde sensibilité t’apprend ce qui seroit convenable à ta nature dans la multitude des choses possibles que le présent ne contient point : elles seront, mais alors tu ne seras plus. Cela est contradictoire à tes yeux ; tu cherches à toute chose une raison semblable à celle que l’homme éprouve en lui lorsqu’il se détermine. Mais la raison du cours de l’univers est composée de rapports si innombrables, que beaucoup de rapports particuliers ne peuvent lui être coordonnés. Bien d’autres auront senti de même, et tandis qu’ils plaignoient dans leur solitude le malheur des hommes, la terre, qui n’en a rien su, adoroit ses dévastateurs. Depuis cinquante siècles connus, elle rampe avec la même stupidité de misères en misères. Que sont donc tes prétendus droits au bonheur ? tu parois un jour sur le fleuve du monde, comme ce flot passager qui s’élève et s’efface sur le torrent des eaux. Si toute substance est éternelle, tout mode est passager : le principe est invariable, ses émanations sont nécessitées et toujours mobiles, Toute modification, tout rapport et des sons et des mouvemens et des formes et des nombres, tout accident sera produit, nul ne sera perpétué dans une durée sans bornes. La force une et irrésistible, seul principe inhérent à l’univers, seule cause de l’univers modifié, la nécessité, entraîne toutes choses dans une succession toujours changée et toujours illimitée. Dans cette éternité des essences toujours permanentes et des formes toujours mobiles ; dans cette infinité des lieux et des tems, un point est marqué à chaque individu, et pour l’espace et pour la durée. Vouloir exister dans le siècle actuel et dans le siècle futur, c’est vouloir vivre à la fois et dans les lieux présens et dans les lieux éloignés ; c’est vouloir être un autre que soi-même ; c’est vouloir qu’une chose soit au même moment où elle n’est ni ne peut être. Laisse ces plaintes si vaines ; use de tes jours rapides : veux-tu demander à la nature universelle pourquoi sa vaste conception n’est point modelée sur ton sentiment individuel ? veux-tu lutter contre l’irrésistible, et reculer ta dissolution dont tes forces mêmes sont les moyens, dont ta vie est l’inévitable préparation ? Par cela même que tu es sur ce globe misérable, tu ne peux te trouver parmi des êtres plus heureusement animés, et par cela seul que tu perçois aujourd’hui ce monde dont tu desires les mutations, vingt siècles avant que son changement commence tu seras insensible et éteint. Cent générations auront passé de même, foibles, trompées, et accusant amèrement l’injustice de leurs destinées, comme s’il étoit une justice de la nature. Ne sois pas avide d’une extension refusée à ta foiblesse éphémère ; mais aussi gardes-toi de comprimer ton être : nourris en toi ces vastes conceptions pour les opposer au prestige des puérilités sociales. Laisse au vulgaire asservi ces besoins d’opinion, ces soins passionnés, ces grandeurs d’un jour, cette futilité laborieuse qui dévore toute entière son ame étroite, et dissipe ses jours inutiles. Compte les heureux d’entre eux et prends en pitié leurs fastueuses vanités. Si tu as le bonheur de sortir de la sphère ridicule qu’ils ont ordonnée, crois avoir une seconde fois acquis l’existence. Vis pour vivre, quitte la foiblesse des prudens et la modération de la foule ; que t’importe le blâme des insensés et le rire ironique des guides qu’ils vénèrent ? de leur risible étonnement dédaigne la calomnie, et place toi si loin de leur opinion que tu ne puisses les entendre. Ils ont voulu modeler tous les hommes sur leurs formes étroites ; ils ont appelé romanesque tout ce qui n’étoit pas selon leurs habitudes ; ils ont appelé gigantesque tout ce qui n’étoit pas petit comme eux : mais dis-leur, il est un autre ordre de choses que celui que vous avez fait ; il est une autre prudence, une autre sagesse, une autre grandeur, que la grandeur, la prudence ou la sagesse que vous vantez ; il est, pour les génies que vous n’entendrez pas, une destination différente de celle que vous prétendez sentir et suivre. Voulez-vous qu’il se traîne sur vos traces, celui qui marche avec la nature entière ; qu’il soit semblable à vous, lui dont l’être caractérisé n’est semblable qu’à lui-même ; ou qu’il reste dans vos limites, lui dont la sphère est l’univers. Laissez à chaque être sa destination 5 la sienne est d’être indifférent à toutes choses, parce qu’il les voit toutes également, et supérieur à toutes atteintes, parce qu’il les a toutes prévues ; la vôtre est de végéter dans vos habitudes serviles, et de poser plaisamment à votre étroite enceinte les bornes du monde. Regardez la vie de vos semblables, et expliquez, si vous le pouvez dans vos systèmes, la raison de leur existence : prenons l’un d’entre vous. Il va naître, il n’étoit point, pourquoi sera-t-il donc ? Un caprice, le hasard, un attentat vont le produire ; vingt préjugés le refusent à sa mère pauvre ou pusillanime. Vingt lois défendent qu’il naisse, et cet enfant adultérin, vil et proscrit, sera le législateur, et peut-être le dieu du monde. Il ne se sent pas encore vivre et déjà tous les besoins l’environnent ; toutes les conventions sociales existent pour lui, il ne les connoît pas. Il est la cause et l’objet des affections, des vengeances, des projets ; tout est déterminé de lui ou pour lui : il ne pense, ni ne veut, ni n’agit ; et il vit déjà dans la pensée, les volontés ou la disposition d’autrui. Les hasards de ses premières années déterminent, pour sa vie entière, ses opinions, ses affections, ses fureurs ou ses vertus. Quel est le moment de son existence réelle, où voyez-vous le but de son être ? Enfant, il traîne sa nullité dans les contraintes ; jeune, il s’élance inconsidérément dans la vie, il prodigue et dévore ses années. Il cherche, essaye et rejette ; il desire, possède et s’ennuie. Tous ses désirs finissent par l’indifférence, ses opinions par le doute et ses passions même par le dégoût. Jeune, il pressent le bonheur ; plus âgé, il s’irrite de ne le pas trouver ; plus vieux encore, il y renonce. Il croit ce qu’il ignore, il s’empresse pour ce qui lui nuit, il fait ce que l’on fait auprès de lui. Il abhorre sans cause, il aime par erreur, il se livre par imprudence, s’épuise sans le savoir, se détruit pour se conserver, et meurt quand il prétend commencer à vivre. L’injustice ou l’ineptie lui dicte des lois, une morale absurde prétend régler son cœur ; il vénère ou méprise, fait ou s’abstient, chérit ou déteste, selon les lieux qu’il habite, les hommes qu’il a connu, les humeurs qui dominent en lui ; selon qu’il est sanguin ou mélancolique, sobre ou ivre, occupé ou ennuyé, paisible ou agité. Il ignore aujourd’hui ce qu’il sera demain : il ignore même s’il est tel qu’il se croit sentir, s’il peut résoudre librement, si sa raison n’est pas une folie systématique, et sa prudence une froide témérité ; si la ruine des plus grands desseins n’est pas la suite indirecte de leur profonde conception ; si la vertu est bonne, l’esprit un avantage, la santé même un bien, et la vie quelque chose d’effectif, ou une série de perceptions fantastiques. A-t-il marqué la borne entre la foiblesse ou la bonté, la grandeur ou l’orgueil, l’enthousiasme ou le fanatisme, l’énergie ou la passion, la froideur ou l’apathie, l’usage ou l’excès, les lois du devoir ou les chaînes de l’opinion, les vertus de la force ou les crimes de la fureur ? A-t-il précisé ce que légitime son besoin ou sa nature ; ce qu’il doit aux usages, aux lois, à la chose publique ; ce qu’il doit aux hommes ? Y a-t-il quelque règle de justice, quelque permanence en lui ou hors de lui ? est-il quelque certitude ou dans son être ou dans les choses ? La morale ! mais s’il ne l’étudie point il n’en aura pas d’autre que les besoins de son cœur, et ce n’est pas celle-là que vous demandez de lui ; s’il connoît l’homme et qu’il examine la morale de vos sociétés, soit dans vos préceptes, soit dans votre histoire, que pensez-vous qu’il puisse jamais imaginer de plus inepte et de plus immoral ? Qu’est-ce donc qui le dirige, ce qui vous entraîne tous, l’aveugle cours des choses ? qu’est-ce qui l’anime, ce qui vous anime tous, l’intérêt personnel ? qu’est-ce qui le soutient, l’illusion de ce qui est, l’espoir de ce qu’il imagine ? S’il desire l’avenir, c’est parce qu’il ne le connoît pas ; s’il tient à la vie, c’est parce qu’il s’élance avec ses jours, c’est qu’il est ébloui de leur rapidité ; par cela même qu’il les hait, il s’attache à eux. Impatient de les voir meilleurs, il croit trouver des biens parce qu’il va changer de maux, et il finit sans savoir s’il y a, en aucun sens, un bien ou un mal absolu ; s’il y avoit à sa vie une destination utile ; par quelles causes, par quelles lois, pour quelle fin il a vécu.

Mais toi, fils immédiat de la nature, en qui les formes accidentelles n’ont pas effacé, l’empreinte primitive, tu veux savoir, au milieu de tant de nations de mœurs opposées, ce qui est commun à toutes, ce qui convient à ton espèce en général ; tu consultes leurs annales, histoire incomplète de deux cents générations, et dans ces mémoires d’un jour tu prétends voir ce qu’il y a de permanent dans l’homme. Autant vaudront juger l’Europe par les habitudes de ta famille, ou les mœurs des êtres animés par celles du chien que tu a façonné à l’esclavage. Consulte tes sensations et tu sentiras bien mieux ce qui est propre à l’homme. Au-dehors tu ne verrais qu’une foule servile et nulle, et quant aux hommes, en petit nombre, qui, quelque part que le hasard les ait jeté, s’y sont conservés à peu près tels qu’ils eussent été ailleurs, à la vérité ils n’ont pas intérieurement assujetti leur être aux autres êtres placés près d’eux ; mais leur vie extérieure ne pouvoit être indépendante des climats et des événemens, et tu ne verrois pas encore en eux l’homme uniquement homme.

La multitude des soins de la vie soutient facilement ceux à qui tout suffit et que tout passionne ; mais il faut des sensations profondes à qui peut sentir profondément. Ces hommes que la nature entraîne si puissamment, et que l’art laisse insensible, éprouvent souvent cet état de suspension et de léthargie où tous les objets se décolorent, toutes les facultés s’éteignent, et la vie ne paroît plus qu’une pénible vanité. Homme de la nature cherche alors dans l’action des objets inanimés l’occasion de ce mouvement intérieur que tu ne peux plus produire[2]. C’est en cela surtout que tu éprouveras combien nos villes sont tristes et insuffisantes à ces besoins auxquels on n’a pas songé, parce qu’ils ne sont pas ceux de l’existence, mais ceux du bonheur[3]. C’est dans les lieux sauvages que le solitaire reçoit de l’inanimé même une facile énergie ; vois-le sur cette rive dans l’ombre des vallées. Assis sur le tronc mousseux du sapin renversé, il considère cette tige superbe que les ans ont nourrie, et que les ans ont stérilisée ; et ces plantes nombreuses étouffées sous sa vaste ruine, et la vaine puissance de ses branches ensevelies sous les eaux tranquilles qu’elles protégèrent trois siècles de leur orgueilleux ombrage. Il écoute le vent de la montagne qui descend s’engouffrer dans la forêt ténébreuse, et s’efforce par intervalle de l’agiter dans sa profondeur. Il suit dans sa chûte la feuille qui se détache des hêtres ; un souffle invisible la porte sur l’onde agitée : c’est l’instant imprévu où la multitude animée, dont elle étoit l’aliment et la patrie, doit finir dans l’abîme des eaux ses destinées éphémères. Il observe ce roc immobile dont vingt siècles ont commencé l’irrésistible destruction. Les eaux ont fatigué sa base de leurs perpétuelles ondulations ; l’effort de l’air a desséché son front ruineux : dans ses fentes imperceptibles le lichen et la mousse se sont introduits pour le dévorer en silence ; étalés racines tortueuses d’un yf encore foible et déjà vieux, travaillent constamment à séparer ses parties entr’ouvertes. Le conçois-tu bien ce solitaire ? conçois-tu tout ce qu’il éprouve au sein du mouvement et du silence, de la végétation et des ruines ? le vois-tu s’avancer avec les ondes, se courber avec les branches, frémir avec l’oiseau fugitif ? le sens-tu quand la feuille tombe, quand l’aigle crie, quand le roc se fend ?…


  1. Émile, liv. V.
  2. Nous sommes modifiés par les sensations que nous recevons maintenant des objets extérieurs, et par les traces conservées des sensations reçues….. Quand nous n’éprouvons que ce qui est, il n’y a pas d’opposition entre nous et les choses, entre nous-mêmes sous un rapport, et nous-mêmes sous un autre rapport ; alors nous ne sommes pas malheureux de cette sorte de discordance fléau de l’homme social. Lorsque les organes de la pensée ont contracté l’habitude d’une perpétuelle activité, ils la conservent même dans le repos des autres organes. L’ennui est le sentiment de cette opposition entre cette agitation et ce repos partiels. L’inaction ne produit pas l’ennui lorsque la tête se repose avec les bras ; mais la nôtre, toujours agitée, nous fait éprouver, dans le repos de ce qui nous environne, un vide sinistre ou une résistance pénible, dès que nous cessons un mouvement corporel assez considérable pour forcer les organes de la pensée à se modifier selon les autres organes dans une harmonie qui fait le bonheur.
  3. Chose d’un ordre absolument secondaire, et auquel les politiques n’abaisseront point leurs grandes vues.