Rêveries sur la nature primitive de l’homme (éd. 1802)/05


CINQUIÈME RÊVERIE.



Il est des jours d’ennui, d’abattement extrême,
Où l’homme le plus ferme est à charge à lui-même.
Machbet par Ducis


La fermeté ne peut rien dans ces tristes momens. L’ame la plus forte est souvent alors la plus abattue ; elle s’est consumée plutôt, parce que son feu étoit plus actif ; son énergie même a rendu son abattement nécessaire ; comme celui dont un rude travail animoit toutes les forces, a besoin de les suspendre dans un repos d’autant plus profond que leur activité fut plus grande. On surmonte les grandes douleurs, on succombe aux ennuis ; c’est le héros qui debout combat un géant, et lorsqu’il repose est enchaîné par un enfant. Le foible est toujours foible, il ne varie que dans sa foiblesse ; mais le fort est foible quelquefois. Le sage paroît toujours semblable, il l’est autant que l’homme peut l’être, autant qu’il est bon que l’homme le soit ; il maîtrise ses sensations ou se les déguise à lui-même. Il ne paroît jamais vaincu, ce n’est pas qu’il soit toujours supérieur à ses ennemis constans ; il peut ne pas vaincre, mais il ne sauroit être asservi ; il n’est maître absolu ni des choses, ni des sensations qu’il en reçoit, ni de l’habitude de ses organes : cependant il paroît l’être, parce que dès qu’il agit, il agit en maître de lui-même. Comme être actif, il est toujours indépendant, toujours égal ; comme être passif, il ne sauroit l’être.

Un grand génie, une ame magnanime peuvent se trouver dans un corps foible ; une ame inébranlable, ne s’y trouve pas. Un tel homme sera fort contre les grands maux, et souvent foible contre les moindres contradictions ; il franchira les plus puissans obstacles, et sa marche n’en sera que plus fière ; de légères entraves le fatigueront, et il sera rebuté sans que l’on voie même ce qu’il avoit à combattre. Cette disproportion entre le choc et la résistance, n’a rien de contradictoire ; on est fatigué par un ennemi foible qui harcèle sans cesse, parce que l’on n’a pas rassemblé contre lui ses forces : le mépris que l’on faisoit de sa foiblesse, lui a donné par cette foiblesse même le moyen de nuire. Un ennemi plus puissant est moins funeste ; on proportionne son effort à la grandeur du péril, et l’on est moins en danger par cela même que l’on s’y croyoit davantage.

Les petits maux toujours renaissans montrent la misère humaine par-tout où l’on attendoit un sort meilleur ; en détrompant toujours ils rebutent enfin. Ils font le malheur de la vie, parce qu’ils ôtent l’espérance sans laquelle la vie sociale n’est qu’une longue douleur. À chaque moment nous croyons être mieux, à chaque moment nous sommes pis. La confiance trop abusée s’éloigne sans retour ; et parce que le présent est constamment flétri, on voit dans l’avenir non plus le bien qu’il promet, mais le mal habituel, même celui qu’il n’enfantera pas.

Je préférerois les maux les plus grands à l’importunité des ennuis, et les plus cruels tourmens d’une vie orageuse à l’habitude d’une destinée exempte de grands revers ; mais vide de situations énergiques, fatiguée de mille peines d’un jour, et corrompue par sa propre apathie. Les momens les plus extrêmes sont ceux où l’on vit davantage : à qui n’a pas de grandes joies, il faut de profondes douleurs.

L’énergie est nécessaire à l’homme qui pense ; s’il la peut trouver dans le bonheur, il l’exalte davantage encore en luttant contre l’affliction. Le seul fléau de l’ame forte est la langueur[1], parce qu’elle seule peut l’affoiblir. L’ame accroît sa force par l’orgueil même de sa force ; dès qu’elle s’estime, elle peut tout ; dès qu’elle s’affoiblit, elle ne peut plus rien : elle pourra toujours moins, car elle cessera de vouloir. Jusqu’au moment des grandes épreuves, elle repose dans son propre abattement ; elle soupçonne à peine combien elle est avilie ; elle ne se juge pas, elle s’abandonne ; elle ne sauroit être vaincue tout à coup, elle peut être énervée lentement ; elle ne meurt point, elle s’endort. Dans cet état, de légères attaques peuvent l’affoiblir plus encore : mais si elle reçoit une atteinte profonde, alors l’indifférence cesse, le voile n’est plus ; elle sent combien elle est tombée, elle s’indigne, et cette indignation la remet à sa hauteur : à ce coup terrible elle appelle toute sa force ; la voici debout dans son attitude imposante ; qui pourroit l’abattre sans la tromper par le sommeil ?

Quand la tourmente s’annonce sur les mers orageuses, le pilote appelle son art, et son art lutte contre la tourmente. Quand le calme le saisit sur les plages de la Pacifique, il n’est plus d’art, plus d’effort, ou se consume lentement, ou périt dans l’abattement, c’est un calme de mort. L’homme de génie s’élève contre de grands malheurs, il les combat, il les surmonte. Quand de lentes douleurs l’oppriment froidement, quand les ennuis le harcèlent et l’accablent, il est terrassé sans combat, il s’éteint sans résistance.



  1. L’homme le plus capable de sensations fortes et grandes, est le plus nul dans un ordre de choses qui ne lui en fournit pas. Quelquefois (et surtout dans notre fausse éducation) son enfance, si elle est vide d’occasions décisives, ne paroît annoncer que de la stupidité : et si sa vie se consume dans des circonstances comprimantes ou trop étrangères à ses besoins, il reste dans une sorte d’abandon, de mécontentement et d’indifférence universelle. Des hommes bien inférieurs, mais dont les foibles facultés sont facilement dans toute leur activité, et qui se sentent adroits et polis, lui trouvent étourdiment de la rudesse et de l’incapacité. L’homme de génie, dans son sommeil, devine leurs ridicules mépris, et ne daigne y répondre que par une pitié sans amertume.