Rêveries sur la nature primitive de l’homme (éd. 1802)/04


QUATRIÈME RÊVERIE.



De la disposition et du cours de nos fluides, de l’habitude de nos organes, dépendent absolument la manière souvent opposée, dont les mêmes objets nous affectent en des tems différens. Notre bonheur, notre malheur sont déterminés par les causes intérieures plus encore que par l’influence actuelle des objets étrangers. Souvent des impressions agréables reçues du dehors, nous ont préparé des années de tristesse, et des impressions présentement pénibles, seront la source d’un bien-être durable. Le plus sûr, le plus grand, le plus vrai de nos biens est cet heureux équilibre de nos forces motrices, cette harmonie générale[1] qui fait la santé parfaite. Cette harmonie conservée[2], troublée, ou rétablie, fait nos goûts ou notre indifférence ; notre joie ou notre tristesse ; notre confiance ou nos alarmes ; ces tems de bien-être où tout est heureux et désirable, ou ces tems d’ennui où tout est odieux et alarmant ; nos affections ou nos haines ; notre indolence ou notre énergie ; et tout ce que nous éprouvons, et tout ce que nous pensons, et tout ce que nous sommes.

C’est au rétablissement subit de cette harmonie, après une altération longue mais réparable, que nous devons ces momens d’une vie nouvelle où l’activité expansive porte sur tous les objets l’intérêt, le désir, et ce sentiment délicieux des rapports de notre être avec les êtres extérieurs ; où l’on ne voit par-tout que le bien ; où l’on n’est affecté que des avantages que tout présente ; où les inconvéniens et les maux s’oublient devant notre sécurité ; où l’on aime également et le calme du soir et la splendeur de l’aurore, et la sombre profondeur des forêts vieillies et l’éclat des prairies renouvelées, l’agrément des lieux faciles ou fréquentés et l’âpreté des lieux sublimes ou des ruines abandonnées, le bruit des hommes et la paix des déserts. Où nous aimons chaque chose parce qu’elle est, où nous l’aimons comme elle est ; le sable parce qu’il cède sous nos pieds ; la pierre parce qu’elle nous soutient sans fléchir ; une terre unie parce qu’elle est facile à nos pas ; une roche sauvage parce qu’il la faut gravir avec effort ; l’épaisse forêt parce qu’elle voile l’éclat des cieux ; et le canal embrasé des feux du couchant parce qu’il reflette et multiplie toute sa lumière. Où nous aimons l’animé parce qu’il nous appelle hors de nous, et qu’il vit comme nous ; l’inanimé parce que nous le soumettons à notre être, et qu’il reçoit de nous sa destination ; la nature toute entière et dans ses parties les plus indifférentes ou les moins apperçues, parce qu’elles sont toutes l’occasion de notre activité, l’aliment de notre pensée, la matière de notre vie.

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…Il est des momens de paix et d’énergie où l’ame confiante, libre, indifférente, assez indépendante pour tout attendre sans être alarmée de rien, assez impassible pour s’abandonner, se nourrit d’elle-même ; étend sur toutes choses réelles ou possibles, le sentiment de sa force et de son bien-être ; reste comme immobile dans le tems qui se succède, immuable dans le monde agité, et commence un bonheur dont sa délicieuse erreur éternise la durée.

Mais nulle forme, nulle situation n’est permanente dans la nature, toutes passent et s’altèrent. Comment resterions-nous invariables au sein de l’agitation, calmes au milieu des orages, et toujours semblables dans un monde toujours changé ? Heureux le mortel qui du moins repose souvent dans cet état de félicité dont on ne sauroit rendre raison, de calme indicible que nul objet extérieur ne peut donner, où l’on ne jouit de nulle chose en particulier ; où l’on ne sauroit exprimer ce que l’on sent, ni dire ce qui rend heureux ; où il n’est rien que l’on désire ni que l’on redoute ; où le passé s’éloigne sans laisser de regrets, et l’avenir s’avance libre d’alarmes ; où tout remplit le cœur, et rien ne l’afflige ; où tout bien est actuel et présent, tout mal impuissant et éloigné ; où tout sentiment pénible est étranger à notre être ; où tout sentiment d’admiration, d’amour, de joie, de confiance, compose le sentiment[3] de nous-mêmes.

Il faut à l’homme un exercice constant mais modéré de toutes ses facultés ; l’excès du travail le détruit, l’excès de l’inaction le rend malheureux ; tous deux sont funestes : mais, parmi nous, l’excès du repos est plus funeste encore qu’un travail immodéré. Trop inquiets, nous avons besoin d’être toujours occupés. Il faut que tout notre être soit actif comme notre imagination nos heures soumises à son avidité, nous paroissent vides et stériles si une constante diversion n’occupe leur durée remplie et fécondée[4].

L’énergie ne sauroit être soutenue, si elle ne s’exerce sur des objets variés ou sur un objet inépuisable. Les recherches du goût et les inventions du luxe ont à la vérité multiplié et varié presqu’à l’infini les moyens du plaisir ; mais le plaisir lui-même est nécessairement resté monotone et limité dans l’impression que nous en recevons, qui seule constitue son essence ; car pour que cette impression soit douce, il faut qu’elle soit ou préparée par un besoin réel, ou embellie par les illusions de la nouveauté. Ces derniers moyens sont bientôt épuisés sans retour ; et le plaisir restreint alors aux besoins primitifs, borné et instantané comme eux[5], ne sauroit, malgré la séduction extérieure de sa durée, remplir jamais les longues heures de la vie.

Ainsi celui qui s’abandonne au plaisir, se livre au dégoût d’une vie inutile et ennuyée ; ainsi cette classe que l’on envie, à qui tout est sacrifié ; et pour laquelle les autres sont vouées aux misères, est elle-même la plus nécessairement misérable ; ainsi…[6].

Nos affections, résultat nécessaire de tout ce qui est, de tout ce qui fut en nous et hors de nous, sont déterminées par cent causes indépendantes de notre volonté ou qui même l’asservissent. Comment donc espérerons-nous la félicité dans cet état mobile et précaire où se perdent nos jours ? Il n’est point de félicité sans permanence. Le bien-être d’un moment ne fait que montrer le bonheur ; l’habitude de sa durée, source de confiance pour sa durée future, constitue seule la félicité en mettant l’ame dans cette situation qui lui fait aimer sa destinée et se complaire dans son existence. Si même il étoit possible de goûter sans interruption des plaisirs impétueux et toujours différens, cette succession de jouissances incertaines ne donneroit pas la félicité. Le cœur seroit trop agité pour jouir profondément, trop actif pour avoir un sentiment parfait d’ailleurs, désirant et craignant toujours, il seroit toujours inquiet et fatigué. Dans la mobilité de chacun de ses plaisirs, il verroit la mobilité de son bonheur ; et perdant sans cesse quelque chose, il craindrait sans cesse de tout perdre un four : tous ses plaisirs seroient incomplets et stériles ; il ne seroit tout entier à aucun ; il auroit des regrets, des craintes, des désirs ; il ne seroit jamais calme, il ne seroit pas, heureux.

Le bonheur véritable n’est donc accessible que dans une vie simple et circonscrite. Ce n’est pas à dire qu’une telle vie soit nécessairement heureuse ; elle ne sauroit l’être si l’on y porte des passions étrangères à son sort, une ame étroite et dépendante, un cœur vide et déjà flétri.

Le sentiment de sa propre existence doit primitivement suffire à l’être qui se connoît lui-même. Puisqu’il sent, il jouit ; il est heureux de cela seul qu’il vit, et jouit de cela seul qu’il se conserve pour jouir. Toute situation indifférente lui est bonne, et il repose dans la permanence du bien-être tant qu’il ne sent pas péniblement. Le mal qu’il trouve dans la nature est si instantané qu’il ne peut flétrir sa vie. Le bonheur est son état nécessaire ; exister est le bien suprême. Il peut souffrir un moment, mais non cesser d’être heureux ; car le malheur n’est pas dans la douleur qui passe aussitôt, mais dans la durée des douleurs. Il faut une succession suivie, une continuité dans le mal pour constituer l’état de malheur. Pour lui, il ne sauroit être malheureux, il cesse de souffrir ou bien il cesse de vivre. Tout animal libre vit content et sain, occupé de conserver son existence et non de la supporter : s’il est attaqué, il est en un moment vainqueur ou dévoré ; s’il est blessé, il ne tarde pas à guérir, ou bien il meurt aussitôt. Parmi les hommes mêmes, l’habitant des forêts sauvages connoît le besoin, mais non l’inquiétude, la douleur et non le chagrin. Il peut avoir faim, il peut être blessé ; la faim est appaisée, la blessure est guérie ; tout cela ne dure qu’un jour ; il est sans regret, sans ennui, sans alarmes ; il n’est pas malheureux. Une terre aride ne lui fournit-elle nul aliment, sa chûte est-elle mortelle, ou le réptile qui l’a surpris portoit-il un venin indomptable ? tout cela ne dure qu’un jour encore, il meurt et n’est point malheureux. La vie des êtres connus est généralement indifférente. Quelques instans rapides sont pour la douleur, quelques autres près qu’aussi passagers sont pour le plaisir. En ajoutant peu de chose à ces jouissances passagères, nous avons tellement multiplié les instans du mal, et tellement prolongé leur durée, que, tandis que tous nos jours à venir sont dans notre volonté consacrés à jouir, tous nos jours présens sont en réalité consumés à souffrir[7]. De plus, et c’est notre plus triste erreur, nous avons changé en état de peine et d’impatience cet état en quelque sorte neutre, mais heureux en son apparente nullité, dans lequel s’écouloit presque toute la vie naturelle. Parmi nous il n’est plus de milieu entre jouir vivement, ce que la satiété, fruit de nos excès, nous rend d’ordinaire impossible ; ou souffrir d’une manière navrante, soit par les vains regrets, soit par les alarmes inconsidérées, soit par l’intolérable ennui, soit par les privations toujours inévitables à qui desire toujours immodérément. Ainsi l’homme social jouit aussi peu que souffroit peu l’homme de la nature ; il souffre davantage que celui-ci ne jouissoit ; et de plus, ce bien-être que donnoit l’existence simple sans plaisir déterminé y il l’a changé pour un état pénible, plus cruel quelquefois que tous les maux positifs, l’ennui de sa propre vie et le dégoût de toutes choses[8].

L’ennui ne naît pas de l’uniformité ; car la vie des hommes simples est très-uniforme, et les hommes simples ne connoissent pas l’ennui. Il ne vient pas de la privation des plaisirs ; car ceux qui vivent loin des plaisirs, sont par leur manière même de vivre, à l’abri de ses atteintes. Il ne vient pas de la continuité des peines ; car, des hommes constamment malheureux ne se sont pas ennuyés un jour : il ne vient pas non plus de l’oisiveté, car nul n’est plus oisif que les sauvages de la Torride, et ces sauvages ne s’ennuient pas. Toutes ces choses ne sont que des causes accidentelles qui facilitent ou déterminent l’ennui, mais ne le produisent pas ; l’ennui peut exister sans aucunes d’elles y et n’être pas là où elles sont réunies. L’ennui naît de l’opposition entre ce que l’on imagine et ce que l’on éprouve, entre la foiblesse de ce qui est, et l’étendue de ce que l’on veut ; il naît du vague des desirs et de l’indolence d’action ; de cet état de suspension et d’incertitude où cent affections combattues s’éteignent mutuellement ; où l’on ne sait plus que desirer, précisément parce que l’on a trop de desirs, ni que vouloir, parce que l’on voudroit tout ; où nulle chose ne paroît bonne, parce que l’on cherche une chose qui soit absolument bonne ; où la crainte d’un léger inconvénient dégoûte d’un grand avantage ; où rien ne plaît, parce que rien n’est sans mélange ; où le cœur ne peut plus trouver assez, parce que l’imagination a trop promis ; où l’on est rebuté de tous les biens, parce qu’ils ne sont pas extrêmes, et fatigué de la vie, parce qu’elle n’est pas nouvelle.

Puisque l’ennui naît de l’opposition entre la sphère illimitée, rapide ou riante, que nous imaginons, et la sphère étroite, lente ou triste, où nous nous trouvons circonscrits, il s’ensuit que l’ennui ne menace proprement que ceux dont l’idée, trop abandonnée à son imprudente énergie, a étendu les désirs et les regrets à des choses qu’ils ne sauroient atteindre, ou dans un monde qu’ils n’habiteront pas ; et encore ceux qui, sans beaucoup penser ou même sentir profondément, ont beaucoup éprouvé, et dont les relations, et surtout les jouissances, ont passé les bornes naturelles à l’homme : d’où il résulte deux classes de victimes de l’ennui ; l’une qui a connu, l’autre qui a pressenti hors des indications primitives et limitées de la nature. L’homme simple, occupé de travaux directement utiles, heureux de jouissances modérées, ne sachant que ce qu’il doit connoître, et ne désirant que ce qu’il peut posséder, sera toujours à l’abri de cette funeste langueur[9]. Que de prises on donne au malheur en étendant ainsi son être à tant de choses qui peuvent l’affecter péniblement : comment ne sent-on pas que le cœur si occupé au-dehors trouve en lui un vide indéfinissable, une foiblesse nécessaire qui produit l’impatience du moindre mal, l’indifférence pour tout bien, et dès-lors le dégoût d’une existence altérée par tant d’extension, et comme perdue et dissipée dans l’univers ?

Tout semble commander à l’homme de borner ses vœux pour rendre leur objet accessible[10], de cacher sa vie pour la conserver libre, et de limiter son être pour le posséder tout entier. Telle étoit l’indication de la nature ; mais égaré accidentellement par les désirs donnés pour le conduire, l’homme ne s’arrêta plus dans sa déviation ; il l’aima, il la vanta, il la consacra ; l’orgueil de son être dégénéra en une vanité aussi puérile que fastueuse dans son objet, aussi désastreuse qu’illimitée dans ses suites : à force de tendre à ce qui lui parut élevé, il imagina une grandeur fantastique ; à, force de chercher une vie meilleure, il méprisa, il perdit celle qui étoit propre à sa nature ; il parvint à cette vie actuelle livrée au cahos des passions extrêmes, et à la dépendance des combinaisons fortuites et multiples de tout ce qui compose à chacun de nous un caractère qui n’étoit pas le nôtre, et un sort que nous n’avions pas voulu.

Parmi nous, celui qui ne jouit pas de toutes les recherches, de tous les caprices du luxe, éprouve les privations et l’opprobre de l’indigence. On y confond la pauvreté avec le malheur ; et, suivant les conséquences naturelles de principes si faux, on conçoit à peine comment l’existence seroit tolérable ailleurs qu’au sein des villes, et comment il pourroit être quelque bien hors des conditions qui donnent droit à tout prétendre, et sans les richesses, moyen de tout obtenir.

Cependant, la simplicité diffère essentiellement de la misère. L’homme simple méprise ou ignore tous ces biens que le misérable envie ; ainsi, l’un est heureux tandis que l’autre est déplorable ; et, dans des positions que des yeux prévenus pourroient trouver semblables, leurs destinées réelles diffèrent comme leurs cœurs.

La misère n’est pas dans la non-possession de ce qui ne nous est point d’une nécessité absolue, mais dans l’opposition entre les besoins et la possession, surtout entre les désirs et les espérances. Le plus fortuné des hommes est souvent plus misérable que celui qui ne possède rien ; car désirant encore, il manque en effet, et sent davantage la privation de ce qu’il envie que la jouissance de ce qu’il possède. La misère n’est pas précisément dans la privation, mais dans ce que la privation a de contraint, de pénible et de perpétuel. Elle navre le cœur, parce qu’elle prouve une grande foiblesse dans celui à qui ce qu’il veut constamment est constamment refusé. La misère est encore produite par une sorte de comparaison envieuse où nous conduit le sentiment de l’injustice, joint à celui de l’humiliation. Il faut que l’on imagine, ou que l’on voie un sort meilleur ; que l’on soit plus pauvre que l’on le pourroit être, plus que ne l’est tel autre ; que l’on trouve à sa pauvreté quelque chose d’abject, soit par le sentiment de son impuissance pour en sortir, soit par le méprit qu’elle porte les autres à faire de nous. Dans un lieu où tous également manqueroient des choses du luxe, et même des commodités arbitraires de la vie, mais ne compareroient pas leur situation avec celle des étrangers, il y auroit, si l’on veut, une pauvreté absolue ; mais comme il n’y en auroit point une relative, on n’y seroit pas misérable ; car la misère n’est[11] que dans un dénuement relatif, abject et contraint, qui avilit l’homme en le mettant tristement et malgré lui au-dessous de ses semblables et dans leur dépendance.

L’homme simple possède seulement ce que la nature lui donne, mais il est heureux de cette simplicité même, dans laquelle il ignore, néglige ou méprise tout ce qu’il ne possède pas. Exempt de passions comme d’ennuis et de satiété, à chaque heure de sa vie indifférent pour le passé, tranquille sur l’avenir, il jouit au moment actuel, et de ce qu’il reçoit du dehors et du sentiment de sa propre force qu’il conserve en lui ; parce qu’il est ce que la nature l’a fait ; parce qu’il use de ce qu’elle lui a donné ; et qu’ainsi il n’y a pas entre sa nature et ses vœux, entre ses vœux et sa situation, cette discordance qui afflige et fatigue tant d’hommes, en les opposant à eux-mêmes, et eux-mêmes à leurs destinées.

  1. Que ne connoissent jamais ceux qui ont abusé des jouissances de Part, et bien rarement même ceux qui en ont usé quoique modérément.
  2. L’altération perpétuelle, qui fait de notre vie une succession continue de pertes et de réparations, n’est pas une interruption de cette harmonie ; elle en est au contraire une partie indispensable. La santé, la vie elle-même n’est autre chose que ce cercle de mutations régulières ; et la vie morale n’en est que le sentiment. L’épuisement ou la surabondance fait nos besoins et nos désirs ; les jouissances sont les réparations ou les secrétions ; l’équilibre absolu est un état de nullité sans souffrance comme sans plaisirs. Quand les forces des pertes ou des réparations entraînent trop loin, c’est la douleur et les maladies quand leur impulsion est extrême et ne peut plus être contrebalancée par les forces contraires, c’est la mort, la dissolution.
  3. Que les plaisirs sont vains et les passions puériles aux yeux de l’homme ainsi content de posséder son être. Combien s’égarent ceux qui poursuivent au-dehors un bonheur toujours fugitif, et perdent pour son ombre instantanée, cette inestimable conscience de soi-même qui allège ou annulle les maux, qui seule réalise les biens ; et sans qui les maux sont intolérables, et les biens illusoires.
  4. De plus il y a dans l’inaction une sorte de nullité dont le sentiment est pénible ; l’emploi du tems nous le rend agréable, en produisant de sa durée un résultat moins passager qu’elle, et que nous croyons utile : sans ce produit qui la perpétue en quelque sorte, cette durée ne seroit qu’un obstacle qui différeroit ce que nous desirons, et dont notre impatience s’irriteroit ; car nous attendons toujours quelque chose, nous voulons que les heures se hâtent ; si l’intervalle est rempli, nous n’y songeons pas ; s’il est vide, sa durée nous fatigue et nous accable. Nous mettons toujours à ce qui nous occupe une sorte d’importance ; ne fût-ce qu’un délassement, nous y trouvons du moins cette utilité : ensorte que de cela seul que nous sommes dans l’activité, nous reconnoissons à nos jours une valeur qui nous mène à la conscience de la nôtre propre. Content de soi, on l’est facilement des choses ; mécontent de soi, on l’est bientôt de l’univers.

    L’homme qui pense a besoin de s’estimer soi-même ; cette estime est en lui la source de tout bien. Toutes ses vertus, toute sa félicité naissent de son énergie.

  5. Car il ne s’agit point ici de la situation la plus convenable qui, relative à tous les instans de la vie, donneroit la véritable félicité ; mais de ce que l’on nomme habituellement plaisir, de ces jouissances vives, et dès-lors rapides et rares, que l’on substitue à la félicité, qui ne la peuvent remplacer, et qui même, si on les préfère inconsidérément, la détruisent pour jamais. Il y a pour toutes choses une mesure qui ne peut être passée. Si vous pressez sur un point les jouissances disposées pour l’étendue de la vie, vous livrez ses autres parties au vide ou à la douleur ; et des voluptés immodérées seront compensées par les regrets, l’ennui, la satiété.
  6. Quelques-uns pressentiront les conséquences directes, quoi qu’éloignées, de la nature des sensations humaines ; mais ayant d’en déduire les véritables lois de l’ordre social, que de choses me restent à dire, encore pour espérer d’être entendu.
  7. Si l’on juge ceci impartialement, l’on n’y trouvera pas de paradoxe. Nos arts ont créé, il est vrai, plusieurs moyens nouveaux de produire nos premiers plaisirs ; mais que l’on suppute combien d’hommes, ou pauvres, ou bornés, ou blasés, n’ont pas ou n’ont plus ces jouissances. Que l’on songe combien un sauvage fatigué repose plus délicieusement même sur la terre brûlée ou une branche d’arbre au-dessus des marais fangeux, que le riche ennuyé sur les carreaux d’Orient ou le duvet d’Europe. Combien un fruit grossier vaut plus pour ce sauvage, que la table d’Apicius pour l’oisif Sybarite. Que l’on n’estime point les choses par elles-mêmes, mais par les sensations que l’on en reçoit. Que l’on combine et la fréquence et la force de ces sensations, la grandeur des besoins, la vigueur des organes ; chez l’un l’inquiétude de cent passions diverses, qui trouble ses plaisirs et dénature tout ce qu’il possède ; l’insoussiance de l’autre qui le laisse jouir pleinement, et sans même qu’il redoute le terme de sa jouissance. Qu’en un mot, on juge les choses dans leur vérité, et non sur les apparences qui nous préviennent, je pense qu’alors il ne restera plus de doute. Dans la somme des maux, la différence est si frappante de ceux que la nature a fait à ceux que l’homme s’est donné, qu’il est absolument superflu de justifier ce qui en est dit ici.
  8. Il ne reste à l’homme des sociétés d’autre ressource assurée contre ce terrible fléau, qu’une occupation continuelle, qui soit nécessaire, obligatoire. Quand ses besoins, ou une profession une fois adoptée, le lui imposent, ses vastes désirs s’épuisent sur un objet déterminé, sa pensée se porte au-dehors, il n’est pas fatigué du vague de sa volonté et de la durée des heures ; alors, seulement alors, il peut tolérer ou même aimer son existence.

    Si le travail ne nous est pas imposé par les circonstances, il importe que nous nous en fassions une loi à nous-mêmes, et que nous ne nous permettions jamais de l’enfreindre : autrement la première exemption en entraînera beaucoup d’autres. Sans même les prétextes de la paresse, il est bien des convenances accidentelles qui nous donneront de justes motifs de changer ou d’interrompre notre plan. Nous perdrons de vue l’utilité de son ensemble ; nous ne verrons que l’utilité du changement présent ; et sous prétexte de consacrer chaque moment à ce qu’il demande de nous, de ne dépendre que de la raison, et de nous procurer cette séduisante liberté de la vie, nous tomberons d’une manière rapide et inapperçue dans une sorte de désordre et d’abandon, dans l’irrésolution, l’oisiveté involontaire et le dégoût de toute occupation qui mène aussitôt (parmi nous) au dégoût de tout plaisir et à la satiété de la vie.

    Voyez cette classe supérieure, où l’on admire son sort en détestant son existence, où l’on envie malgré soi ses inférieurs que l’on méprise hautement, où quelquefois on les envie pour ne les secourir pas, et on les méprise pour les envier moins ; cette classe, but de tous les travaux, objet des complaisances de tous les gouvernemens, gloire de l’espèce humaine, œuvre par excellence de la nature, déïté que tous les arts nourrissent et qu’encensent tous les talens. Mais, comme ces dieux indiens élevés au-dessus des jouissances, dont les prières et les hommages n’obtiennent pas même un sourire, et qui ne sont dieux que par leur suprême inaction ; ces hommes supérieurs, tristes favoris du sort, malheureux par les sacrifices mêmes dont ils sont l’objet, malheureux de leurs propres privilèges, fatigués de leur funeste majesté, dédaignent leurs adulateurs ; trop grands pour agir, baillent au milieu de l’encens ; et trop excellens pour ne pas tout posséder indifféremment, ne se soucient plus ni d’aucune chose, ni d’eux-mêmes.

  9. Et cela seul suffiroit pour prouver l’abus de la perfectibilité.
  10. Heureux qui préfère les simples besoins et la satisfaction paisible sous son toit modeste, aux plaisirs ostensibles, à l’ennui intérieur de la majesté des palais et du luxe des villes. Heureux celui dont les goûts sont naturels, le cœur simple, les vertus douces et l’aine aimante ; il a le caractère du vrai bonheur : mais, sur cette terre soumise à l’inquiétude sociale, où pourra-t-il vivre selon son cœur, selon sa destination ? où trouvera-t-il un asile qui suffise à ses enfans et protège la paix de sa vie ? où trouvera-t-il une femme qui soutienne ses destins et nourrisse d’un sentiment constant ses heures inaltérables ? où fuira-t-il la satiété du bien qui épuise et le désir du mal qui séduit ? où reposera-t-il content de ce qui est, de ce qui fut, de ce qui sera, indifférent au-dehors, paisible au-dedans, coulant ses jours ignorés et abondans de tous biens comme devroient vivre tous les hommes, comme ils le pourroient s’ils le vouloient tous, comme il est donné à si peu d’entre eux et de le pouvoir et de le desirer ?
  11. Imaginez un homme robuste comme les hommes devraient l’être, qui n’ait nuls besoins d’opinion, qui possède uniquement un toit, une source et des fruits sauvages, dont le cœur soit simple et le corps occupé ; cet homme ne sera pas misérable.

    Le plus indigent montagnard ne l’est pas dans des lieux où sa pauvreté ne sauroit le faire dépendre, parce que tous sont pauvres comme lui, ni, par la même raison, l’avilir à ses propres yeux, ou lui être pénible par aucune des causes qui dépendent de l’opinion.