Rêveries sur la nature primitive de l’homme (éd. 1802)/02


SECONDE RÊVERIE.


La multitude illimitée des êtres simples compose l’universalité absolue des choses, l’univers qui est. Ces êtres essentiels, primitifs ou élémentaires, perpétuellement unis et séparés par un mouvement général et éternel, produisent la nature effective, l’univers tel qu’il est.

Toute agrégation d’êtres simples forme un composé unique et distinct ; un nouvel être individuel qui existe positivement et particulièrement[1].

Plus cette agrégation est composée, plus elle peut perdre ; plus elle est organisée, plus elle peut être altérée ; plus il y a hors d’elle de forces qui pourroient la dissoudre, plus il faut en elle de forces, de résistance. Un composé peu organisé résiste par l’effort intérieur de continuité[2] ; un composé plus organisé oppose aux forces ennemies des moyens actifs : par les uns, il évite le choc des corps étrangers en se transportant hors de leur sphère d’impulsion ; par d’autres, il répare, en absorbant des corps plus foibles, les pertes de sa propre dissipation.

L’être primitif, la particule élémentaire ne pouvant être changée, ne sauroit avoir le sentiment des objets extérieurs ; seulement elle doit se sentir d’une manière toujours semblable et peu distincte, puisqu’elle n’est pas comparée.

Dès que plusieurs particules premières se réunissent, leur ensemble peut changer par l’ajonction de particules encore étrangères, et par la soustraction ou le déplacement de celles déjà réunies ; il est donc susceptible de divers ébranlemens et dès-lors de diverses sensations.

Le nombre de sensations diverses, propres ou possibles, a un composé, croît en raison du nombre de parties élémentaires dont il est formé ; et des lois plus ou moins compliquées de son organisation. Si ce nombre est fort grand, et ces lois très-propres à le maintenir, chaque ébranlement ne changeant que bien partiellement sa disposition, le second peut ne pas effacer tout à fait l’impression reçue par le premier[3]. Si l’organisation est plus parfaite encore, c’est-à-dire, extrêmement compliquée, chacune de ses altérations change peu dans sa disposition totale, comparativement à ce qu’elle en laisse subsister ; ce corps organisé peut donc conserver un nombre de traces des impressions reçues, il y aura donc en lui continuité, souvenir ; et lorsque l’impression actuelle ne sera pas assez forte pour absorber seule[4] toute sa faculté sensitive, il pourra estimer les différences entre ces impressions conservées ; il sera capable de choix, de répugnance, de désir, et bientôt de prévoyance et de dessein.

Tout désir n’est primitivement que le sentiment d’un besoin ; tout besoin n’est qu’une expression particulière du besoin général d’être conservé. C’est le besoin du repos, du mouvement, de la nourriture, de la reproduction, selon que ce besoin général a pour objet présent ou la conservation de l’espèce, ou quelqu’un des moyens divers dont la réunion conserve l’individu.

Dans l’univers toujours mu, tout être individuel est perpétuellement actif et passif ; toute cause est nécessairement effet ; tout effet est nécessairement cause ; toute impulsion reçue est rendue, car la somme du mouvement subsiste toujours la même.

Le besoin d’action[5], dans un être organisé, n’est essentiellement que le besoin d’effectuer des mouvemens propres à le soustraire aux causes de sa destruction. Les mouvemens de l’animal tendent tous directement ou indirectement à sa conservation[6].

Ceux d’entre les animaux à qui leurs premiers besoins commandoient le plus de mouvemens, seront ceux qui, dans un repos trop prolongé, éprouveront une inquiétude plus marquée, lors même que les objets de ces premiers besoins, offerts par-tout auprès d’eux, n’exigeront aucun déplacement. Un long repos est un état pénible à des organes disposés pour des mouvemens fréquens ; il devient une contrainte intolérable quand une constante habitude, en facilitant plus encore chaque jour ces mouvemens déjà naturels, a rendu comme ineffaçable l’empreinte si souvent frappée r et changé de simples facultés en un besoin impérieux.

Dans l’homme livré à la multitude dés impulsions sociales, l’habitude immodérée d’être mu devient une passion d’activité dont les suites inévitables seront, ou l’épuisement des organes si cette passion est constamment alimentée, ou l’ennui si elle vient enfin à manquer d’objet.

Dès que le désir de sentir et d’agir est exagéré par l’habitude ou par des causes accidentelles, et qu’à l’emploi nécessaire de ses facultés, l’homme fait succéder leur emploi extrême, il se donne des lois nouvelles, ou plutôt il détermine une extension fortuite de ses lois primitives. Il pouvoit également se livrer ou ne se livrer pas à cette pente séduisante et dangereuse ; mais une fois entraîné, il ne s’arrêtera pas qu’il ne soit précipité. Le voilà avide d’étendre ses facultés, d’en multiplier les actes, de connoître, d’atteindre, de pouvoir, de posséder, d’exister davantage de cette existence sentie, attribut d’un composé organisé.

Avide d’alimenter ce besoin immodéré, mais retenu par la douleur qui le force à un choix, d’abord il repousse les sensations pénibles ; bientôt il dédaigne celles mêmes qui ne sont qu’indifférentes, et change en passion ce simple besoin de jouir, qui étoit primitivement très-limité, comme l’étoit le besoin d’être mu, borné lui-même dans les limites naturelles du besoin d’être conservé.

De ces sources découlent toutes les passions appétentes ; elles ne sont que les expressions diverses de cette extension du besoin d’être actif, extension que nécessairement l’on cherche à diriger dans des voies heureuses ou spécieuses.

Dans les passions appétentes sont compris tout désir, toute ardeur, tout amour ; la joie, l’enthousiasme, l’orgueil, l’ambition, la volupté, le goût des arts, le désir de la science, le besoin de penser, la générosité, l’audace, la confiante, le fanatisme, l’amour des prestiges séducteurs, des rêves immortels, toutes les illusions heureuses ; et jusqu’à la passion ; des liqueurs spiritueuses, de ces moyens enivrans qui rendent à l’imagination tout le charme de son délire 9 et aux sensations cette force victorieuse de toute considération réprimante.

De ces mêmes sources découlent indirectement les passions repoussantes et en quelque : sorte négatives : c’est du besoin de n’être pas réprimé dans notre activité et de nous y livrer sans souffrir, que viennent nos haines, nos craintes, nos antipathies, l’envie, la colère, la cruauté, la défiance, la pusillanimité, l’égoïsme, la lésinerie, l’avarice, l’indifférence à tout ce qui ne nous est pas personnel, et l’indolence pour tout ce qui n’est pas indispensable.

Nos nombreuses affections, en apparence si opposées, n’ont toutes qu’un même principe ; elles n’ont aussi qu’un même but, soit qu’elles y tendent directement en cherchant ce qui y conduit, ou indirectement en repoussant ce qui en éloigne ; mais la plupart concourent en même tems par ces deux voies à leur fin commune, et l’ambition elle-même, ce désir d’être plus que les autres, peut être justement considéré comme la crainte d’être moins ; toutes ses iniquités viennent originairement du sentiment de l’égalité. Le plus ambitieux des hommes ne l’eût pas été s’il l’eût été seul ; il ne s’élève au-dessus de tous que dans la crainte qu’un seul s’élève au-dessus de lui-même.

De la perpétuelle versatilité entre ce que l’on desire et ce que l’on craint, ce que l’on cherche et ce que l’on évite, se forme un besoin de rapprocher ces extrêmes, une sorte de goût pour un accord plus paisible entre eux, un sentiment de délicatesse[7], modération que les âmes foibles portent dans toutes choses, et les âmes fortes seulement dans les petites : les premiers veulent bien des impressions nombreuses, mais leur foiblesse ne leur permet de les éprouver que légèrement ; les seconds ont assez de force pour recevoir des impressions profondes, mais ils dédaignent d’employer cette énergie supérieure pour des choses faciles au commun des hommes.

Les effets de ces principes universels et constans de nos affections se modifient dans chaque homme, et sont inclinés vers tel ou tel objet principal par le pouvoir déterminant de l’habitude. Entre plusieurs choses qui étoient également possibles, l’habitude a rendu les unes toutes naturelles et convenables, et laissé les autres encore difficiles[8] et comme étrangères.

Les organes de l’homme répètent plus facilement ce qu’ils ont déjà exprimé[9], et c’est une raison de choix pour l’être à la fois avide et limité, qui veut produire le plus possible avec le moins d’efforts et de moyens[10].

L’habitude ou le penchant pour les choses accoutumées, n’est autre chose que le choix de la sensation, de l’action, de la jouissance la plus facile ; elle reçoit son pouvoir du concours des deux besoins, celui de l’activité et celui du repos…

L’habitude ne peut remplacer ou changer la loi de la nature, mais elle est elle-même sa loi dans toutes les choses d’un ordre secondaire, dans tout ce qui n’est pas d’une nécessité absolue ! c’est elle qui détermine ce qui, étant indifférent, pouvoit être variable.

Afin que l’homme fût par-tout semblable, la nature lui a donné des besoins uniformes, primitifs, inaliénables. Afin qu’il fût par-tout différent, qu’il se sentît libre, qu’il voulût et choisît dans les choses d’un ordre inférieur, elle l’a laissé varier dans les possibles ; mais le retenant invisiblement sous son joug inévitable, elle lui a donné une loi moins sensible, l’habitude qui conduit sans commander, qui entraîne en rendant facile, et dont l’empire est aussi étendu que celui de la loi une et invariable. Cette loi une et invariable pour un nombre d’êtres animés constitue l’espèce ; l’habitude différente pour chacun d’eux fait les individus.

Le pouvoir de l’exemple est encore celui de l’habitude[11]. Dans tout ce qui est convenable à nos besoins et dès-lors possible à nos moyens, il nous est naturel de choisir ce qui est facile à nos efforts. Au défaut de notre propre expérience, nous aimons à en juger par l’expérience d’un autre, et même c’est obtenir avec moins de peine un résultat à peu près égal. Nous présumons que les choses déjà éprouvées comme convenables, faciles ou agréables par un être semblable à nous, donneront les mêmes produits à nous qui sommes d’une même nature. Ce qui n’est pas étranger à l’espèce humaine, peut facilement nous devenir personnel ; sans hasarder les premiers essais, sans nous exposer à leurs suites funestes, nous nous livrons à cette confiance que donnent leurs suites heureuses ; sans les alarmes de l’inconnu, nous jouissons dans la sécurité de l’habituel. Ainsi, nous appropriant les rameaux déjà fécondés d’une tige lente et incertaine, nous laissons à des mains étrangères leur culture pénible, et d’une main privilégiée nous cueillons, avec assurance, leurs doux fruits à l’instant heureux de leur maturité.

  1. Sans doute nul autre composé ne lui est exactement semblable dans l’universalité de ses principes et de ses rapports ; ceci sera plus développé ailleurs.
  2. Vraisemblablement le caillou n’a d’autre moyen de conservation que la force qui lie ses parties, et son besoin est de rester en repos pour perdre peu par le frottement, et même acquérir les êtres agités qui s’arrêtent à lui.
  3. Alors il y a une différence sensible entre le bien-être et le mal-être, entre les sensations faciles ou qui conviennent à la conservation du corps organisé, et les sensations difficiles ou qui le conduisoient à sa destruction.
  4. Ainsi l’on ne raisonne plus quand on est passionné ; ainsi dans le vin l’on ne voit que le moment actuel ;… ainsi dans l’affoiblissement de la maladie, la superstition obtient, par la terreur, un facile triomphe sur beaucoup de ceux qui lui étoient inaccessibles lorsqu’ils pouvoient comparer et juger.
  5. Quelques-uns n’ont donné à l’animal, d’autres besoins que ceux de la nourriture, de la reproduction et du repos. Le plus souvent, en effet, l’animal ne se met en mouvement que lorsqu’il éprouve les besoins de nourriture ou de reproduction ; mais si ces besoins sont habituellement unis à celui du mouvement, c’est que les fréquens efforts qu’ils exigent, suffisent à ce dernier. Donnez des alimens et une femelle à l’animal que vous supposez n’avoir plus alors à chercher que le repos, vous le verrez quitter pour agir cette demeure où vous pensez avoir réuni tous ses besoins. On pourroit même dire que quand l’animal se livre au repos, il n’obéit ordinairement pas à un besoin effectif, mais que seulement il se trouve alors sans besoins présens. Il cesse d’agir quand il n’éprouve plus le besoin direct ou indirect du mouvement, comme il cesse de manger quand il a pris assez d’alimens. Le besoin d’action me paroît autant, et peut-être plus souvent, positif que celui du repos. Ces deux modifications du besoin universel sont également nécessaires dans leur principe, mais plus ou moins directes accidentellement.
  6. Lorsque jeune et encore peu developpé, il semble, en se jouant, agir sans but, par ces mouvemens présentement inutiles il préparé ses organes aux mouvemens qui lui seront nécessaires. Lorsque, plus âgé, il se réveille pourtant encore de son repos avec une sorte d’inquiétude, et se met à errer sans autre besoin autour de sa retraite, il prévient le relâchement et l’engourdissement de ses organes ; il se meut pour ne pas perdre la faculté de se mouvoir.
  7. Dans nos sociétés actuelles, cette délicatesse, ce tact subtil, est une sorte d’habitude d’un choix tacite et scrupuleux ; elle rejette tout ce qui est odieux ou repoussant, vil ou trivial, même ce qui est indifférent. Elle veut que tout soit riant, facile, spécieux, elle multiplie le plaisir en évitant par-tout son contraire qui l’absorberoit, elle promet beaucoup pour, le bonheur ; elle semble même avoir déjà fait quelque chose pour le donner en produisant cette estime de soi qui nourrit dans nous, et souvent dans les autres, l’opinion que nous sommes plus propres que le commun des hommes à donner et à recevoir le plaisir.

    Lorsqu’évitant l’excès qui la rendroit funeste ou ridicule, elle reçoit ses limites de la nature des choses sur lesquelles elle s’exerce, elle affoiblit la passion qu’elle altère dans son creuset, mais elle la perpétue en écartant l’alliage, source de dégoûts, et en retenant par des raisons, tirées d’elle-même, ceux que le désir n’attire déjà plus. Elle annoblit des procédés, modère nos humeurs et prévient bien des maux en les déguisant dès leur principe sensible à elle seule.

    Quelle que vaine qu’elle soit, elle charme la vie sociale, et devient bonne pour qui, ayant perdu le bonheur d’être entraînén a besoin d’art pour sentir.

  8. Ainsi l’habitude est plus puissante sur les caractères foibles, doux, tendres, paresseux ; beaucoup moins sur les âmes fortes, actives, audacieuses.
  9. Dans les pays simples l’on a très-peu d’usages, très-peu de besoins et de désirs. Comme on y use de moins de choses, chacune y revient plus souvent et plus constamment. Le sort de tous les hommes y est à peu près semblable ; ainsi l’on ne voit, l’on n’imagine et dès-lors l’on ne cherche guères que ce dont on a toujours usé. Les affections, moins partagées à tous égards, sont beaucoup plus fortes ; et le goût des choses présentes et faciles s’accroît surtout par le silence de l’imagination pour les choses nouvelles ou difficiles.
  10. Intention que l’on a plaisamment prêté à la nature, mais qui ne peut être qu’un art de la foiblesse, et ne peut appartenir qu’à l’être partiel.
  11. Cette cause du pouvoir de l’exemple me paroît la principale, mais elle n’est pas la seule. Tout est composé, tout est mixte dans la nature ; il n’est pas en elle de moyens qui ne concourent qu’à un seul effet, ni de produits qui ne résultent que d’une seule force. Nous partageons les affections que l’on éprouve sous nos yeux par un effet de cette loi universelle d’accord et d’harmonie qui assimile tous les êtres, et les approche d’autant plus de l’unisson qu’ils sont plus homogènes…

    Que l’on suive le pouvoir de l’exemple dans toutes ses ramifications, l’on trouvera qu’elles peuvent s’expliquer toutes par ces principes.