Rêveries sur la nature primitive de l’homme (éd. 1802)/01

RÊVERIES
SUR
LA NATURE PRIMITIVE
DE L’HOMME



PREMIÈRE RÊVERIE.



Des misères de l’homme la plus funeste, et celle qui d’abord paroît la plus inexplicable, est cette dépendance comme indirecte des choses, qui assujettit celui même qui veut leur être supérieur, l’asservit sans qu’il connoisse le joug, et le force à consumer sa vie dans un ordre de choses qu’il n’a point consenti, auquel il n’a cru céder que pour un jour. Ainsi, entraîné toujours malgré lui à faire de sa vie un usage qu’il n’a pas voulu, l’homme sentant que jamais il n’a pu se soumettre ainsi volontairement, attribue la prétendue foiblesse de sa volonté à la séduction des apparences ; et, pour ne pas désespérer de l’avenir, refuse de s’avouer qu’il n’a été subjugué que par la force inconnue, mais irrésistible de la nécessité, et que sa volonté n’a été foible et sans effet, que parce qu’elle avoit pour objet ce qui ne devoit pas arriver

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Cette dépendance ne m’est jamais plus pénible, que dans la saison où la nature inspire le repos et un libre abandon. Cette année du moins ma volonté paroît moins impuissante. Si je dois finir le mois dans cette retraite, terre automnale ! nourris-moi de ta douce langueur ; cieux tranquilles ! reposez l’inquiétude de mon cœur : je livre ma pensée à vos faciles impressions, je veux écrire librement et sans art ce que j’aurai senti sur l’homme et sa première destination[1]. Je cherche, en ma manièreerrante, quelques vérités dans le silence et la profondeur de la nature.

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Près de. . . . . . . sont des sables arides et peu fréquentés, qui présentent un espace ouvert au promeneur qui veut errer librement. Leur aspect assez sauvage rappelle des idées d’indépendance et d’abandon propres à nourrir les rêveries, plaisirs des solitaires, et volupté des cœurs infortunés comme des cœurs aimans. Des monticules de sable nu, de petites plaines de bruyères et des hauteurs boisées remplissent cet espace que je nomme le désert, cherchant à ajouter à son étendue, comme à embellir l’expression de ses différens sites, creusant d’idée les terrains les plus bas en vallées profondes, changeant en pâturages quelques herbes desséchées, et transformant en chaînes d’âpres rochers et de sommets élevés[2], les diverses sinuosités de ses buttes sableuses, et les débris de ses grès dispersés. La plus élevée de ces buttes domine assez au loin les forêts voisines : quelques bouleaux isolés ont pris racine sur son sommet battu des vents, et j’allai jouir des derniers feux du jour sur les grès écroulés le long de la pente qu’elle incline au soleil couchant.

Dans cet espace inculte et désert, la végétation étoit foible et rare. Deux ou trois bouleaux sans feuilles et de la bruyère desséchée, laissoient à ce lieu sauvage l’expression d’une solitude profonde. J’avois long-tems confondu avec les couches de sable et les parcelles blanches des grès épars, deux troupeaux de brebis fort distans l’un de l’autre : leurs têtes étoient baissées, et leurs yeux fixés dans les touffes rougeâtres de la bruyère où elles cherchoient, avec plus de constance que de succès, quelques brins arides d’une herbe jaunie. C’étoient les seules êtres animés qui respirassent dans ces landes y et leur immobilité sembloit craindre d’en troubler la paix silencieuse. Le soleil, sans nuage, éclairoit d’une manière fixe la contrée vaste et déserte. Seulement, de tems à autre, l’on entendoit dans les bruyères le bêlement de la brebis plaintive. Ce grand calme ajoutoit à cette étendue solitaire, son ciel sembloit plus profond, plus illimité, sa terre plus abandonnée.

Plusieurs de ces collines lointaines, à divers points de l’horizon, ramenoient des souvenirs douloureux et des regrets inénarrables. J’étois agité dans ce calme général, et je l’étois seul ; nul homme ne s’y étoit retiré pour y penser librement, pour y souffrir ignoré.

Avide de pensers sublimes et d’émotions extrêmes, mon idée, perdue dans le vague de l’essence primitive des êtres, sondoit, dans sa démence, d’inexplicables et douloureuses profondeurs. Qu’en cet instant suprême les vicissitudes humaines, et la succession nécessaire et des choses et des tems, me sembloient imposantes ! que cette nature en son universalité étoit belle à ma pensée, et la vie de l’homme misérable à mon cœur !…

Triste et indéfinissable opposition du tout permanent et sublime à l’individu souffrant et mortel ! Que m’importe cette beauté que je n’admire qu’un jour, cet ordre dans lequel je ne serai plus rien, cette régénération qui m’efface ?

Peur quelle intelligence suprême et indéfinissable fut donc préparé ce spectacle à la fois rapide et durable, toujours varié et toujours le même. Acteur misérable, formé pour un rôle pénible, esclave jeté sur l’arène pour être immolé au spectateur impassible, n’apprendrai-je pas du moins quel est cet être qui eut besoin de moi pour me détruire, qui me donna les désirs pour me donner les regrets, et l’intelligence pour que je connusse ma misère ?

Si tout passe ainsi, et que nul être ne jouisse immuable de cette succession de vie et de mort, concevrai-je davantage cette terrible nécessité qui forme pour dissoudre, qui produit sans relâche pour consumer toujours, qui fait toutes choses et n’en maintient aucune, dont les lois sont inintelligibles, dont la cause n’est qu’elle-même, dont la fin n’est encore qu’elle-même ? Qui m’expliquera pourquoi, animalcule qui m’agite sur un point et végète un jour, je perçois l’univers et veux l’éternité ? Si mon être ne peut s’agrandir avec ma pensée, pourquoi ma pensée n’est-elle pas bornée à mon être ? Pourquoi ne puis-je vivre dans tout cet univers qu’embrasse mon idée, et dans ces tems successifs dont elle pressent la durée ? Quel pouvoir me transporte où je ne suis pas, et perpétue mon être qui ne sera plus ? Par quelle inconséquence mes vœux passent-ils mes droits, ou quelle injustice m’enlève des droits qu’ils attestent ? Ne pourrois-je respirer sur la terre sans mesurer la profondeur des cieux, ni vivre un jour sans calculer la succession des siècles ? N’ai-je reçu des conceptions ineffables que pour m’irriter de mon néant, et des espérances immortelles que pour abhorrer l’heure de ma destruction ?

De cette étonnante élévation, d’où j’observe l’essence des êtres et juge la nature, quelle force irrésistible me précipitera dans l’éternel néant ? L’anéantissement est contradictoire… mais l’immortalité est impossible. Ainsi se combat et s’égare la raison humaine dans ses assertions téméraires.

Ô profondeur vraiment sinistre, tu appartiens à la dissolution ; mais le renouvellement ne peut te reproduire ! Tu as vécu, tu as senti, tu as pensé durant un jour rapide, pour ne plus penser, ne plus sentir jamais… jamais. Cet univers s’épuise et s’alimente, se dévore et se renouvelle ; il subsiste toujours vieilli et toujours renaissant : mais toi, tu ne renaîtras pas. Les tems s’écouleront incalculables, une seule heure ne te sera pas donnée. Des siècles plus heureux consoleront l’humanité ; tu ne verras pas ces siècles plus heureux. La nature te devient étrangère, tu ne l’admireras plus, tu ne l’entendras plus. Ce soleil se lèvera, tu ne le verras pas ; la terre fleurira, tu ne le sauras pas. Ce chêne, déjà vieux quand tu naquis, ranimera ses rameaux séculaires ; mais son ombrage rajeuni s’étendra sur ta tombe. Celle que tu aimois… elle t’appelle ; elle se fixe près de toi dans le silence de la nuit ; elle pleure, et tu ne sens pas ; elle pleure, mais sa larme amère s’arrête réfroidie sur la pierre impénétrable qui pèsera long-tems sur ta cendre éteinte.

Comme elle est sinistre cette idée de destruction totale, d’éternel néant ; elle fatigue, elle travaille tout notre être, elle le pénètre d’un frémissement de mort. Comme tout génie, toute vertu se sèchent et s’éteignent dans sa froide horreur ! elle opprime, elle serre le cœur, elle atterre.

Tel est le délire de l’extension ; telle est la séduction de cette sorte d’ivresse et son retour navrant.

Homme trompé, tes misères sont de toi seul. Rien n’est contradictoire, rien n’est injuste ; bien plus, rien n’est misérable dans tes destins mortels. Tu te plains de la nature, homme aveugle, elle ne peut rien contre toi, elle ne peut rien pour toi ; toujours indifférente et toujours nécessaire, elle te forme et te détruit dans ses mutations irrésistibles. Tu es foible pour les jouissances, tu es donc limité pour les douleurs. Demain tu ne seras plus : qu’importe, en vis-tu moins aujourd’hui ? ou quand tu seras dissous, sera-ce un mal ? Insensible, ne seras-tu pas impassible ? As-tu gémi de n’être pas né ? Tes rêves avides ont seuls fatigué ton cœur périssable par le délire des vœux immortels. Abandonne une résistance, et si fatigante et si vaine ; plus sage et plus heureux, livre-toi doucement à l’irrévocable nécessité. Tes vœux n’arrêteront pas tes destins ; laisse donc tes destins entraîner ta volonté paisible. Cède, pour n’être pas contraint ; et sans apposer un effort puéril à la force universelle que rien n’arrête, sans lutter contre le fleuve éternel, repose heureusement sur le nacelle qu’une douce pente entraîne à l’inévitable mort. Si cet abandon est paisible, jouis des fruits que présente à ta main la rive qui s’offre et fuit sans cesse ; si les orages ou les ennuis te font desirer le terme, quitte ta nacelle, il est par-tout sous toi.

Tout est indifférent dans la nature, car tout est nécessaire : tout est beau, car tout est déterminé. L’individu n’est rien, comme être isolé : sa cause, sa fin sont hors de lui. Le tout existe seul absolument, invinciblement, sans autre cause, sans autre fin que lui-même, sans autres lois que celles de sa nature, sans autre produit que sa permanence. Nulle chose n’est particulièrement selon la nature, car nulle n’est hors d’elle : tout est semblable à ses yeux ; ou plutôt elle ne choisit rien, ne veut rien, ne condamne rien ; elle se sent dans toutes ses parties, mais elle marche de sa force irrésistible sans dessein comme sauf liberté. Elle a le sentiment, mais non la science[3] d’elle-même. Elle ne peut être différences, comme elle ne peut n’être pas. Elle est, parce qu’elle étoit ; elle sera, parce qu’elle est. Éternelle, impérissable, elle compose, absorbe, travaille sans relâche toutes ses parties, agrégations mobiles et passagères de substances inaltérables. Ses formes s’engendrent, s’effacent, se reproduisent dans une série sans bornes qui ne sera jamais répétée ; et de toutes choses toujours nouvelles, se forme leur invariable universalité.

Il ne peut être de limites pour cette nature universelle ; des possibles hors d’elle sont aussi contradictoires qu’un espace qu’elle ne contienne pas, qu’un tems qui la précède ou la suive. Tout ce qui est possible, a existé ou existera ; tout ce qui est, est également nécessaire ; tout ce qui est, sert également à la composition du grand tout.

Le beau, le vrai, le juste[4], le mal, le désordre, n’existent que pour la foiblesse des mortels : raisons de choix pour la partie isolée, rapports circonscrits dans une sphère individuelle ; mais nuls dans la nature qui, contenant toutes choses, les contient également, subsiste par toutes, et les produit toutes avec une même nécessité.

Que lui importe que le mortel se joue sur la rive fleurie, ou s’engloutisse dans l’abîme des eaux ; qu’il secourre son semblable ou poignarde son ami ; qu’il jouisse ou souffre, naisse ou meure ? Que lui importe que le soc féconde la terre ou que le bronze vomisse la mort ? Qu’importent et les vertus et les joies des mortels, et leurs douleurs ou leurs crimes, et leurs amours ou leurs fureurs ? La même cité nourrit le Décius qui s’immole à son salut, et le Néron qui la livre aux flammes et aux bourreaux. La même terre contient les vergers heureux et les volcans dévastateurs. Le scélérat triomphe, le héros meurt ; le verger s’épuise, le volcan s’éteint ; une même ruine dévore et l’animé et l’inanimé ensevelis dans un même oubli ; et dans un monde renouvelé, il ne subsiste nulle trace de ce qui fut abhorré ou divinisé dans un monde effacé.

L’homme se forme, s’anime, se perpétue, languit et meurt ; l’herbe germe, se développe, fructifie, se flétrit, se corrompt. Ainsi commencent et finissent toutes choses ; ainsi, les globes se forment, s’embrasent, se fécondent : puis, refroidis et stérilisés, sont dissous pour servir à la formation nouvelle des mondes qui, comme eux, doivent s’animer et s’éteindre. Une même fécondité produira l’insecte d’un jour et l’astre de mille siècles ; une même nécessité décomposera pour jamais et ce ver éphémère et ce soleil passager comme lui.

Tout corps est composé ; toute agrégation durable est nécessairement organisée[5] ; tout être organisé reçoit l’action des autres composés, et réagit sur eux : il est donc sensible et actif. Il connoît, quand il sent ; il veut, quand il agit. Si son organisation est plus compliquée, il conserve l’empreinte des sensations passées ; alors, il a la faculté d’effectuer plusieurs réactions, il délibère, il veut avec choix. Cette série d’impulsions reçues et rendues, compose le moi de chaque être organisé. Tout composé a donc le sentiment de son être, mais les plus organisés ont seuls le sentiment du moi ou de la succession des sentimens produits par les impulsions qu’ils ont reçues, et productifs des impulsions qu’ils ont données. Cette seule différence marque les degrés d’animalité, depuis le composé le moins organisé possible, jusqu’à celui qui l’est le plus possible. Ces espèces extrêmes sont inconnues à l’homme, mais dans la foible partie de cette chaîne dont il peut percevoir quelques notions, les extrêmes seront le grain de sable et l’homme même[6]. Le moi de tout être organisé n’est donc autre chose que cette succession d’impulsions qui doit nécessairement finir par la décomposition des organes, comme elle a nécessairement commencé lors de leur formation.

La chimère de l’immortalité fut produite par l’ignorance des choses comme toutes les autres assertions fausses ou hasardées, où l’esprit humain devoit s’arrêter long-tems.

L’individu ne sentant qu’en lui, doit d’abord se croire seul : (et sans doute le grain de sable dont je parlois se croit seul dans la nature) mais à mesure que les sensations, dont il peut comparer les traces subsistantes dans sa mémoire, deviennent plus nombreuses, sa vue moins limitée, voit plus également tous les êtres ; et plus elle est universelle, plus le jugement qui en résulte diminue de son être[7], ajoute aux autres êtres, et approche par degrés de leur véritable estimation. Ainsi, l’œil voit d’abord les objets placés près de lui, mille fois plus grands[8] que les mêmes objets reculés à une grande distance ; il ne les juge semblables que quand un nombre d’épreuves l’a fait parvenir à voir moins partiellement[9].

L’homme doit se borner à estimer les différences des choses dans leurs seuls rapports à son individu : alors il ne peut les sentir que d’une manière bonne, c’est-à-dire, convenable à sa conservation, en tant que partie nécessaire de la permanence du grand tout. Mais dès qu’il veut estimer les relations générales des choses y il manque de données. Nécessairement borné dans une sphère trop limitée, quoique plus étendue que sa sphère primitive, il juge toujours très-faussement, puisqu’il ne veut plus juger selon son être seul, et ne peut jamais juger selon l’universalité des êtres.

Pour estimer seulement deux êtres individuels, selon leurs rapports ou leurs différences[10] réelles et essentielles, il faudroit connoître la nature entière ; pour connoître ainsi la nature, il faudroit l’avoir toute entière éprouvée, avoir vécu dans toutes ses parties, les avoir toutes senties, avoir réagi sur toutes. Cette expérience de toutes choses étant impossible à l’espèce humaine, sa science sera donc toujours incomplète et vaine.

Mais l’homme peut avoir la science suffisamment parfaite des rapports les plus directement propres à ses besoins qui existent entre lui et les choses extérieures les plus ordinaires. Cette science seule est utile et vraie ; tout le reste est vanité, erreur, impénétrabilité.

Eh quand il pourroit connoître la nature entière, quand il auroit respiré dans l’éther, vécu dans tous les mondes ; quand il auroit communiqué avec toutes les intelligences, senti avec la pierre et pensé avec les soleils, quelle leçon si désirable recevroit-il de cet univers interprété ? ce seul mot terrible à l’intelligence avide de durée et d’extension ; ce mot unique, inutile, desespérant.

Tout produit est aveugle, tout corps est périssable, toute chose est indifférente et nécessaire.

Tout choix et toute prudence, tout art ou tout effort, tout science et toute moralité sont anéantis par ce résultat de toute étude, par cette interprétation de la nature universelle, par ce dernier pas de l’intelligence, cette unique vérité, TOUT EST NÉCESSAIRE.

Mais s’il n’est qu’une vérité absolue, comme il n’est qu’un tout universel, les vérités relatives se multiplient avec les combinaisons des êtres partiels.

S’il n’est pas de choix réel, parce que tout est invinciblement déterminé, il est une liberté apparente, parce que ce qui n’est pas produit ne peut encore être connu.

Si l’homme, en imprimant un mouvement, n’est jamais que cause seconde et réactive, il se croit souvent cause première, parce qu’il n’a pas le sentiment distinct de la cause antérieure[11].

Ainsi ce qui est chimérique dans une acception générale et absolue, est vrai pour individu ou pour l’espèce particulière.

Ainsi quoique tout choix soit illusoire, il est inévitable que l’homme délibère.

Ainsi, le bien et le mal existent dans les rapports des choses avec la conservation ou la destruction de tel être organisé[12].

Ainsi le juste et l’injuste existent dans l’ordre social, en supposant que la cité ait déterminé ce qu’elle admet ou rejette comme tel.

Mais il n’y a de mal et de bien que pour l’individu ; et il n’est de justice ou de moralité que celle convenue, et dont l’objet naturel est la conservation et le bien-être du plus grand nombre des individus qui en ont adopté le mode arbitraire[13].



  1. Puisque des circonstances difficiles ont laissé imparfait et rendu inutile un ouvrage plus ordonné et plus entier, je me borne à un travail plus facile à l’indépendance de la pensée.
  2. Dans les plaines où les collines ne sont que des taupinières, et où la petitesse des objets donne à toute une contrée la monotonie d’une surface nivelée et comme dépouillée, l’homme voit une grandeur, une élévation qui n’existent pas. On croit ce roc à une lieue, il n’est qu’à mille pas ; l’on pense qu’il faudra un quart d’heure pour monter une butte qui n’a que cent pieds. Cette illusion trompe sans cesse le montagnard habitué à estimer différemment les grandeurs et les distances. Un Hollandois transporté dans les Alpes, croira traverser, en une demi-heure, un lac de trois lieues, et parvenir en deux heures de marche, au pied d’un mont qui s’élève à douze lieues à l’horizon. Ainsi les deux extrêmes se rapprochent à la portée de notre vue. Il sembleroit que la nature ait également craint de nous blesser par la petitesse de ses formes, et de nous désespérer par leur immensité. Le très-grand et le très-petit sont inaccessibles à l’œil de l’homme ; et dans la sphère étroite qu’il peut embrasser, les points extrêmes sont encore rapprochés.
  3. Toute science n’est que l’estimation des différences entre diverses sensations ou divers objets sentis. Il n’y a donc point de science de l’essence de l’être ; il n’y en a donc point de la nature considérée comme le résultat unique, comme l’ensemble de toutes choses.
  4. Le beau, le juste essentiel sont évidemment fantastiques et impossibles. Le mal ne peut exister dans la nature. Pour l’individu, qu’est-ce que le mal ? ce qui tend à le détruire : alors cela même seroit un bien pour les individus formés de sa destruction. Quel sera le mai dans la nature impérissable, impassible ? Pourquoi ce mal existeroit — il ? comment y subsisteroit-il ? Tout ce qui est mal, est bien aussi : tout ce qui est bien, est mal sous un autre rapport ; mais comment le résultat universel, l’ensemble des choses, peut-il être bon ou mauvais ? quelle convenance peut être supposée entre tout et lien ? quel rapport entre l’univers et le néant ? Lorsque l’on dit que l’univers est bon, ou qu’il est en même tems bon et mauvais, l’on dit une absurdité ; mais lorsqu’on prétend qu’il est mauvais, il semble que c’en soit une plus grande encore, car l’on sent d’abord que cette assertion en renferme plusieurs également erronnées.
  5. Tout assemblage de particules se dissoudroit s’il n’étoit lié, organisé. Tout être organisé est nécessairement actif et passif.
  6. Nulle autre différence entre eux que le plus ou moins de mémoire ou continuité de perceptions : et cette différence n’est point caractéristique, puisque cette faculté augmente par degrés insensibles, depuis le plus foible grain de sable jusqu’au plus ingénieux des hommes ; puisqu’elle est plus marquée de ce grain à l’éléphant que de l’éléphant à l’homme ; puisqu’elle est moins grande entre cet éléphant et l’homme Lorné, qu’entre cet homme et Leibnitz.
  7. C’est ainsi que l’ignorant est égoïste passionné, etc., etc. S’il aime d’autres que lui, il les aime comme liés à lui ; il aime son frère, sa femme. L’homme dont les conceptions sont universelles, est cosmopolite, indifférent aux événemens. L’étendue des connoissances mène à l’impartialité de jugement, au silence des passions, à une sorte d’indifférence pour ce que les hommes vulgaires craignent ou désirent si immodérément.
  8. Dans tout ce qu’il considère, l’homme se met toujours au centre et juge ainsi toujours mal. Tout ce qui est de sa ville ou de son siècle est plus grand, plus singulier, plus beau, plus odieux que ce qui appartient à d’autres tems ou à d’autres lieux. C’est toujours l’arbre de trente pieds qui, près de sa maison, lui cache la montagne élevée de deux mille toises à l’horizon. Il est bon de sentir ainsi quand on veut n’être que soi ; mais dès que l’on prétend étudier les choses sous d’autres rapports, il faut dépouiller son être, et juger comme si l’on n’étoit d’aucun lieu, d’aucun âge, d’aucune espèce.
  9. C’est le propre d’une extrême ignorance de n’être étonné de rien : d’une ignorance qui commence à se connoitre d’être étonné de tout ; d’une fausse science de ne l’être plus ; d’une science plus vraie de l’être souvent, et d’une haute sagesse de ne plus pouvoir l’être. Ainsi se modifient les jugemens de l’homme, depuis l’instinct inepte d’animalité jusqu’à la raison du sage. L’homme stupide n’est étonné de rien, non parce qu’il ignore la raison des choses, mais parce qu’il ne soupçonne pas qu’il en soit une à connoître, et le vrai sage ne sauroit l’être, non pas qu’il connoisse toutes les parties de la nature, mais parce qu’il sait pressentir son ensemble et douter dans ses détails.
  10. Je ne dis pas pour connoître leur essence. Elle ne peut être connue de nulle intelligence.

    Pourquoi prétendre parvenir à définir la matière, etc. N’est-il pas évident que nous ne saurions avoir d’autres connoissances que celles produites par les différences entre les sensations reçues des divers objets. La connoissance de l’être n’existe point ; ou si elle existe, il nous est impossible de concevoir même sa possibilité. Toute intelligence n’est que la science des rapports, l’estimation des différences entre les sensations comparées. Si l’universalité des êtres a la conscience, le sentiment d’elle-même, son intelligence ne peut être d’une autre nature que celle de l’individu animé. C’est peut-être en ce sens que l’on a dit que l’homme étoit fait à l’image de l’ame universelle.

  11. Notre volonté ne peut être une cause indépendante ; notre action ne peut être une impulsion libre dont le principe soit en nous ; mais notre volonté, effet nécessaire de causes précédentes, devient cause nécessaire des accidens qui naîtront d’elle, et le mouvement que nous imprimons aux êtres extérieurs nous paroît libre, parce que, plusieurs corps étrangers étant de nature à le recevoir de nous, nous ignorons la loi non sentie qui nous a forcé à vouloir toucher celui-ci et non celui-là. La volonté de faire tel mouvement, n’est que le sentiment de la réaction qui part de nous comme la réflexion d’un corps part du corps placé à l’angle d’incidence.

    Puisque nous ne pouvons être impassibles, nous ne pouvons être inactifs ; il faut que le mouvement reçu soit rendu : contraints à sentir, nous le sommes à vouloir. Nous croirons toujours choisir, vouloir, agir librement, parce que nous ignorerons toujours les lois déterminantes dont nos organes n’ont pas le sentiment. Moyens occasionnels de réaction, nous ne sommes causes que parce que nous sommes effets, nous ne sommes actifs que de l’action reçue passivement. Dépendans au-dedans nous n’avons d’empire qu’au-dehors, nous transmettons les lois auxquelles nous sommes soumis. Nous pensons qu’elles émanent de nous, parce que nous ne les connoissons qu’alors parce que nous ne sentons que quelques accidens de cette perpétuelle oscillation active et passive, comme dans celle de nos fluides nous n’avons qu’en certains instans le sentiment de leur circulation.

    Dans l’habitude d’une fortune contraire, l’on est naturellement timide et pusillanime ; on est confiant, assuré, téméraire dans un cours de succès. Cette audace et cette défiance ne sont pas seulement le résultat de nos épreuves ; elles semblent encore pressentir nos destinées, les annoncer et s’accommoder à elles par une sorte de concours mutuel. Seroit-il vrai de dire que ce n’est point le bonheur qui produit l’audace, ni l’audace qui ouvre les voies de la prospérité ; mais que cette confiance est naturelle à celui qui est heureux ? ensorte que celui-là seroit formé pusillanime, à qui seroit destinée une suite de contradictions, d’infortunes et de revers, et cet autre confiant et entreprenant à qui tout devroit succéder ; comme si nous avions quelque sentiment du sort qui nous attend, et une sorte de prescience physique qui nous déterminât à la crainte ou à l’assurance convenablement à ce que nous devrions éprouver.

    La confiance, dit-on, prépare les succès, l’audace les assure, une volonté forte maîtrise les événemens ; c’est-à-dire, les apparences sont telles, l’homme est formé pour voir ainsi. La volonté forte est destinée à avoir pour objet les événemens qui arriveront, et l’on sent par ce qui vient d’être dit, combien facilement cette volonté, qui n’est qu’un produit des lois mécaniques du mouvement, se doit rencontrer souvent d’accord avec les autres produits de ces mêmes lois. S’il en est autrement, que l’on explique comment cette volonté, quelquefois si féconde en grandes choses, est ailleurs arrêtée par le plus petit événement ; comment le héros qui paroît à Nerva contraindre les destinées, voit tous ses desseins audacieux anéantis par la balle perdue de Frédéricshall. Nul effet n’est le produit libre d’une cause particulière, mais de la marche universelle, et toute prétendue cause libre n’est elle-même que le résultat nécessaire de causes qui lui sont antérieures de dix mille siècles.

  12. Le meurtre d’un lièvre est un mal pour le lièvre qu’il détruit, et un bien pour les aiglons auxquels le porte l’aigle ravisseur. Toute chose est à la fois bien et mal dans ses divers rapports.
  13. … Espérons que cette même nécessité, qui força l’homme durant tant de siècles à s’affliger et à se détruire, lui fera enfin trouver et suivre les moyens naturels d’occuper ses jours rapides par une suite de sensations heureuses… et oublions quelquefois cette irrésistible nécessité ; car, pour l’homme détrompé des illusions contraires, la vie est absolument vaine, et le charme une fois dissipé, tout principe d’activité est éteint.

    Heureusement la vie de l’homme dépend surtout du jeu actuel de ses organes, et peu du résultat indirect de leurs impressions éloignées, la raison. Celui qui a le malheur de voir trop en grand, a le bonheur d’agir d’ordinaire comme celui dont la vue est la plus circonscrite.