Révolutions de la quinzaine - 14 décembre 1831


RÉVOLUTIONS DE LA QUINZAINE.


Paris, 14 décembre.

La révolte de Lyon est calmée. Le ministre de la guerre et le prince royal, après un campement de trois jours sous les murs, ont fait leur entrée dans la ville. Les acclamations n’ont pas manqué à cette entrée. Dites-moi quelle est l’entrée solennelle à laquelle les acclamations ont manqué ? C’était une chose singulière que cette ville calme et en dehors de la loi, cette ville silencieuse après un si grand bruit. Personne n’a été puni dans ce grand désastre. Un officier et quelques sous-officiers de l’armée ont été assez brutalement cassés par le prince royal ; pourquoi le prince royal est-il venu dans ces murs ? Puis on a pris des arrêtés, on a commencé un désarmement général ; les fusils ont été rapportés en partie ; la garde nationale a été licenciée pour être bientôt refaite. En dernier résultat, les ouvriers n’ont pas de tarif, en revanche ils auront tous des livrets neufs.

Jusqu’à présent, le mal n’est que pallié. C’est une misère guérie à force de troupes et de fusils. La misère existe toujours, haletante, triste, abattue, toujours prête au courage du désespoir. Plusieurs ouvriers se sont rendus à Genève pour exercer leur industrie ; mais Genève, qui regorge d’ouvriers en soie, n’a pas ouvert ses portes à nos ouvriers. Que deviendront toutes ces misères entassées dans le comble des maisons, éparses sur les grandes routes ; ces misères qui ont respiré la vapeur de la poudre, qui se sont assises à la table du riche, qui ont dansé autour de l’incendie, qui ont été pouvoir à leur tour, qui se sont couchées dans du linge blanc un jour ? Croyez-vous que pour suffire à toutes ces transes, ce soit assez de la présence d’un maréchal de France et même du prince royal ? Nous avons bien peur que ce paliatif ne soit de courte durée. Il ne suffit pas d’ôter leurs armes aux ouvriers, encore faut-il leur donner du pain. Quoi qu’il en soit, Son Altesse Royale le duc d’Orléans est rentré hier à Paris.

Peu de fonctionnaires publics ont été changés à Lyon. Toutefois, M. le préfet Dumolard a été appelé à Paris pour rendre compte de sa conduite. Jusqu’à plus ample informé, c’est une conduite bien déplorable. Des proclamations sans fin, des paroles d’amitié aux ouvriers, quand ils étaient les maîtres ; des exclamations puériles de joie stupide, quand l’armée du prince est arrivée aux portes de la ville. À ce sujet grave, disons qu’il est bien temps peut-être de se mettre en garde contre l’habileté des hommes de l’Empire. L’Empire, si admirablement administré, a été administré par un seul homme. Ne l’oublions jamais ! cet homme faisait ses miracles tout seul ; ses subordonnés n’étaient dans ses mains que des instrumens. Aussi tous les administrateurs comme tous les généraux de Napoléon, qui faisaient sous lui de grandes choses, une fois livrés à eux-mêmes ont été de bévues en bévues : que de batailles et de villes perdues par les mêmes qui avaient tant gagné de villes et de batailles sous l’empereur ! Que de préfets inhabiles, les mêmes qui avaient eu tant de renom autrefois ! M. Dumolard est une capacité de l’Empire, de même que M. de Norvins est une capacité de l’Empire. Comptez toutes les capacités de l’Empire qui sont de la même force, et vous verrez qu’il est nécessaire d’en finir avec toutes ces capacités.

Il est convenu que nous aimons les petits faits de ces petites révolutions. Vous remarquerez donc en passant une chose qui n’a pas été remarquée et qui est pleine d’égoïsme. Quand le prince est entré à Lyon, plusieurs villes voisines lui ont envoyé des députations chargées de soumission et de respects. Dans ces députations, on a remarqué celle de Saint-Étienne et celle de Montbrison, deux villes de la Loire. Ces deux villes, au milieu de cette misère vaincue et qui mettait bas les armes avec tant d’admirable soumission, n’ont rien trouvé de mieux que de demander au prince royal, que cela ne regardait pas, Saint-Étienne, la préfecture de la Loire, Montbrison, le maintien de cette préfecture. Le moment était mal choisi à mon sens pour faire éclater ces ambitions municipales. Voilà comment sont faites les villes, égoïstes comme des simples citoyens ! La guerre des esclaves est à leur porte, Spartacus aiguise ses haches, deux villes se disputent à qui possédera M. de Norvins, le poème sur l’immortalité de l’âme et l’histoire de Napoléon ; c’est avoir grande envie de se disputer, n’est-ce pas ?

La quinzaine dont je parle est surtout remarquable par les procès importans qui ont occupé le jury et les tribunaux civils. Le procès politique a donné, puis le procès à grand scandale. Le mois a dignement commencé par l’acquittement du National. Lors de l’émeute des chapeaux gris, le National avait signalé à l’indignation publique une compagnie d’assommeurs stipendiés par la police pour maintenir le bon ordre parmi les républicains, les ouvriers enrégimentés assommaient partiellement quiconque sentait tant soit peu la république. Il y eut des attentats atroces commis par ces misérables sur les personnes ; le National parla avec ardeur contre cette nouvelle manière de rétablir l’ordre, et dénonça ces tristes menées. Il démasqua cette police de troisième ordre en veste et en casquette d’ouvriers ; la dénonciation du National fit pâlir le ministère. Le ministère s’imagina qu’il était de bon ton et de bon goût de faire un procès au chaleureux écrivain. Procès, citations téméraires ! Quand les témoins arrivent, l’affaire change de face. On rencontre des voituriers qui tiennent table ouverte par amour pour la patrie ; il y a des hommes qui distribuent gratis des rubans par amour pour la patrie, d’autres qui promettent un écu aux ouvriers de bonne volonté par amour pour la patrie ; les témoins du ministère balbutient et se troublent ; l’ancien préfet de police, M. Vivien, se désiste de sa plainte personnelle ; un maire de Paris, qui avait chargé le National la veille, revient le lendemain sur sa déposition. Alors l’opinion publique, ce grand juge de toutes les choses de ce monde, prononce l’acquittement du National, le tribunal confirme l’arrêt. C’est encore une fort mauvaise affaire pour le ministère. Le ministère pourra la mettre dans ses archives à côté de l’affaire si malheureuse des fusils-Gisquet.

En même temps, la prétendue conjuration de La Rochelle, cette affaire de carlistes, ce grand danger découvert, ce procès si solennel sous le titre Conspiration de La Rochelle, qui nous rappelle tant de souvenirs de sang, avait le même résultat que l’affaire du National ; les accusés étaient renvoyés de la plainte. Il serait temps enfin que le gouvernement prît garde à cela, à savoir qu’il n’est pas bon de s’exposer à perdre beaucoup de procès ; qu’il n’est pas bon de croire légèrement aux conspirations, si on veut donner une grande idée de sa force ; enfin qu’il n’est pas de conspiration possible avec la liberté de la presse. Il suffit qu’on dise au gouvernement : Je conspire ! pour que le gouvernement n’en croie pas un mot. Soyons donc graves en ces sortes de choses, et ne les traitons pas comme on traiterait une promotion de pairs ou de chevaliers de la Légion-d’Honneur.

Ce mot croix d’honneur est ainsi fait qu’il rappelle nécessairement l’idée de charivari. À propos donc de procès et de croix d’honneur, je vous parlerai d’un fameux charivari de la commune de Neuilly, dont a été honoré un des nouveaux chevaliers, M. Colombel, chef de bataillon de la garde nationale des Batignoles, et ancien agent de change. Le charivari, notre antique véto populaire ; le charivari, cette joyeuse et innocente indignation pour les petites choses, cette acerbe et éclatante moquerie des petits travers ; notre vieux charivari, le sifflet national, on l’a traduit en police municipale, le croiriez-vous ? à propos du chef de bataillon Colombel, décoré de la Légion-d’Honneur ! Me  Dupont a plaidé cette cause avec beaucoup de verve et d’esprit : il a dit que, si l’on permettait l’aubade dans un pays constitutionnel, il fallait aussi permettre le charivari, qui en est le juste pendant. Il a appelé à son secours le très-admirable charivari de Condom, donné à M. Persil, le grand accusateur, et M. Persil n’accusant personne. Dans ce plaidoyer, le charivari nous est apparu revêtu de ses habits de fête, joyeux, insouciant, flâneur, légèrement pris de colère et de vin, bon enfant dans le fond, et armé d’innocens instrumens de cuisine ; laissez faire des charivaris en France, protégez, tolérez les charivaris ! Bienveillante musique qui ne s’adresse qu’aux amours-propres satisfaits ! Plût à Dieu que les ouvriers de Lyon se fussent contentés d’un bon charivari ! mais un charivari suppose des instrumens de cuisine, une cuisine, des fournaux, des casseroles de cuivre, le bien-être enfin. M. le maire de Neuilly, les plaidoieries entendues, a renvoyé indemnes chez eux, et à leurs instrumens favoris, les artistes qui avaient fait leur partie dans l’aimable concert donné à M. Colombel.

Voulez-vous encore un plus petit procès avant que je ne passe au grand procès de la semaine ? Le petit procès, le voici, je vais vous le raconter avec toutes les précautions possibles, nous avons trop peur de la citation particulière.

Le président du conseil, M. Périer, est un homme de tête et de cœur, actif, infatigable, mais violent, emporté, colère, ne sachant que lui qui ait raison ou qui puisse avoir raison dans ce monde. Dès son entrée au ministère, M. Périer a soumis toutes les volontés à la sienne ; il a traité le maréchal Soult lui-même comme on ne traiterait pas un roi ; il a vaincu toutes les résistances, s’est emparé à lui seul du gouvernement dont il reste responsable : il est devenu ainsi presque toute la monarchie de juillet, il est devenu presque toute la France, au dehors comme au dedans. La France, c’est M. Périer. M. Périer est le despote du jour, il a toutes les allures du despotisme : la bonne grâce, l’abandon facile, la fatuité, l’emportement ; M. Périer, c’est le Bonaparte de la révolution de juillet, ni plus ni moins, toutes différences gardées entre 89 et 1831.

Bonaparte, quand il eut fait autant de princes de ses généraux, quand il les eut habillés d’or et de soie, et qu’il n’eut plus à redouter pour sa cravache la poussière de leurs habits ; Bonaparte se prit souvent à frapper sur ces livrées de princes et de généraux. C’était une manifestation de toute-puissance tant soit peu populaire ; mais on la passait à l’empereur. Il paraît que notre despote a voulu, lui aussi, se manifester par un geste non équivoque. Le bruit a couru un matin que M. Périer avait fait, à un de ses secrétaires, l’application la plus vive et la moins équivoque qui se pût faire du système du juste-milieu. On a parlé dans les salons de ce coup de pied comme d’une affaire d’état, ce qui est un bon signe. La Tribune a imprimé le fait tout au long, avec le nom du patient en toutes lettres. Or, le patient ou non a fait un procès à la Tribune. Il a cité le gérant de la Tribune à s’entendre dire que M. Périer n’a donné de coup de pied à personne ; qu’il a été calomniateur et mal appris, lui gérant de la Tribune. Ce sera là un fort curieux procès et fort amusant, et fort inusité, et dont les preuves seront bien difficiles à fournir.

En attendant la petite pièce du tribunal, un grand drame se joue devant les tribunaux de Paris. Procès infâme, tout rempli d’affreux détails, horrible catastrophe contre laquelle vient se briser le dernier prince du grand nom de Condé, le plus grand nom de la monarchie ; procès courageux, intenté par les princes de Rohan contre l’ardente maîtresse d’un vieillard. Tout est vague, obscurité et crime dans cette affaire. Un prince affaibli par l’exil, par des malheurs et par des plaisirs excessifs, livré à l’énergique volonté d’une femme qui a passé par le vice avant d’entrer dans ce palais où régnèrent Bossuet et le grand Condé, dans ce jardin où l’apôtre et le héros se promenaient et s’entretenaient l’un l’autre au bruit de ces magnifiques jets d’eau qui parlent encore si haut la nuit et le jour, quand tout est muet autour d’eux, soit par la mort, soit par l’effroi ; madame de Feuchères, et Condé mort pendu, tels sont les deux héros singuliers de cette histoire. Voyez comment s’abâtardit le sang le plus noble, le sang même de Condé ! Toute la vie du noble propriétaire de Saint-Leu et de Chantilly se passe à la chasse, à la queue d’une meute, au milieu de gentilshommes à queue et à poudre, revêtus d’une espèce de livrée jaune ; quand ce grand prince a battu toute la journée les champs et les bois avec ses piqueurs, traînant à sa suite la dame de ses pensées, meuble inutile de sa vieillesse chasseresse, meuble d’étiquette et d’ostentation, l’intrépide chasseur resté chez lui, n’est plus qu’un amant imbécile et idiot. Cette femme le domine et le guide comme lui-même dominait tout à l’heure son cheval. Cette femme lui commande en souveraine maîtresse, et il obéit tout tremblant, lui qui tout à l’heure franchissait les haies et les fossés, et courait au galop sur le bord des précipices au risque de se rompre le cou ! Savez-vous qu’il s’agissait pour Sophie Dawics, aujourd’hui baronne de Feuchères, que son mari ne voudrait pas saluer dans la rue, d’une fortune immense, de terres royales, de forêts princières, du plus bel héritage de la France ! Aussi c’était plaisir de la voir obéie, servie, aimée, flattée par tous ; elle avait des princes à son lever, cette femme. Plus d’une fois une dynastie naissante prit place à sa table, plus d’une fois une dynastie lui donna la main pour la reconduire à sa voiture, elle Sophie ! la Sophie de Londres ! la Sophie des lords d’Angleterre ! la honteuse Sophie, qui entrait chez le dernier des Condés conduite par le valet de chambre et par l’escalier dérobé, pauvre fille en robe de bure et en vieux souliers ! Aujourd’hui elle est la reine de ce beau pays de Chantilly. Le château royal de Saint-Leu ne s’ouvre qu’à son nom, sa chambre à coucher a dérangé la chambre des députés dans ses plans, elle est devenue la Maintenon d’une maison d’éducation militaire. Singulière profanation ! madame de Feuchères la Maintenon de quelque chose en France ! Je ne vous fais ici qu’un sommaire du procès.

C’est Me  Hennequin qui plaide pour la famille de Rohan, en nullité de testament du prince. Tout entier à sa noble vocation, Me  Hennequin n’a reculé devant aucune des exigences de sa position. Il a montré au grand jour toute la correspondance de cette affaire. Les lettres se croisent du pavillon de madame de Feuchères au Palais-Royal. Ces lettres sont d’un déplorable style ; on y voit tant de politesses, tant de condescendances prodiguées de si haut à cette femme qui était si bas ! Cette femme se montre si souveraine maîtresse des volontés de son imbécile amant ! Que de peines, de soins et de bassesses pour arriver à cet héritage ! Mon Dieu ! que d’efforts pour priver de cet héritage les héritiers naturels ! Quelle belle part on fait à cette femme ! Comme madame de Feuchères joue en grand le rôle de ce valet de Régnard du Légataire universel ! Qu’elle est longue et douloureuse la léthargie de ce dernier Condé ! et quand toutes ces lettres sont épuisées, quand ces anecdotes sont racontées en plein tribunal, quand on a fait assez antichambre chez la maîtresse sérénissime pour déshonorer toute une race, alors arrivent les détails d’intérieur, les dégoûtans détails, les horribles détails. Malheureux Condé ! il a beau se démener et vouloir briser sa chaîne ; sa chaîne l’entoure et le serre de plus belle, il a beau s’emporter contre ce maître impérieux qu’il s’est donné ; son maître l’obsède incessamment ; la nuit et le jour, il le menace, il l’égratigne, bien plus il le frappe à la joue, il le frappe jusqu’au sang ; le sang du vieux Condé de France coule sous les ongles d’une prostituée d’Angleterre, dans ce même palais tout rempli d’honneurs, de gloire et de toute-puissance, où vint Louis xiv, jeune et beau, où respira, où parla Bossuet, où Louis xv conduisit sa plus jolie maîtresse, où Vatel se donna la mort, parce que la marée avait retardé d’un quart d’heure. Essaie ton sang, vieillard, et va baiser la main qui t’a frappé, demande à genoux, Condé, et si tu veux conserver tes deux yeux, écris après-demain ton testament.

Puis enfin, quand ce testament est écrit tout entier de la main du prince, lui qui aimait si peu à écrire de sa main ; quand le nom du duc d’Aumale, cet enfant charmant, beau, naïf et affable, et innocent comme ses sœurs, est accolé en acte authentique au nom adultère de madame de Feuchères, ô malheur ! quand ce nom d’Aumale est assez profané ; quand le vieillard, voyant la branche aînée de sa maison qui va mourir en exil, voulut partager son exil comme il avait partagé son retour ; un matin le valet de chambre de son Altesse le trouva pendu à l’espagnolette de sa fenêtre, comme une épée inutile et rouillée suspendue là après un dernier combat il y a cent ans.

La plaidoirie de Me  Hennequin a produit une vive impression. Les causes célèbres n’ont pas une seule cause qui approche de celle-là par ses importances, par ses mystères, par ses héros, par le nom du mort, par les noms de ses héritiers. C’est là un procès bien autrement malheureux que celui du National ou des fusils-Gisquet.

Nous vous tiendrons au courant de cette désolante affaire ; c’est le seul roman, blasés que nous sommes ! que nous puissions lire aujourd’hui.

De même que vous voyez finir le nom de Condé, ainsi que vous avez vu finir, il y a quinze jours, la croix d’Honneur ou la pairie, vous voyez finir cette semaine la noblesse en France. Cette semaine, il a été décidé par arrêt, car aujourd’hui tout se formule par décision du tribunal, que ce n’était nullement un délit de prendre le titre de comte ou de duc ou tout autre titre nobiliaire. Désormais sera duc ou marquis qui voudra ; la loi ne vous empêche pas d’être gentilhomme. Autrefois vous achetiez vos titres, aujourd’hui fabriquez-vous vos titres comme vous l’entendrez, et portez-les comme un goujat porte une culotte de hasard. Désormais tout le monde est comte, vicomte, marquis ; c’est un droit naturel : le tribunal n’a rien à y voir, pourvu que vous ne voliez que le titre, pourvu que vous ne soyez pas autrement escroc. Cet arrêt sur la noblesse peut donner la main à l’arrêt sur les charivaris. Il en sera chez nous comme en Angleterre, en Angleterre un titre est une magistrature, une décoration est une affaire d’uniforme ; hors de votre magistrature plus de titre qui vous soit personnel ; en habit bourgeois, plus d’ordre sur votre habit. Cela est bien plus simple et bien plus juste. Aujourd’hui, en fait de noms distingués, je ne sais plus que le nom de Belge, Vilain xiv, qui soit resté un nom noble et à l’abri de toutes les usurpations. Je voudrais savoir si le tribunal condamnerait M. Viennet à quelque amende s’il s’appelait Viennet xiv ? À coup sûr, M. Bonjour pourrait s’appeler impunément le marquis Bonjour.

Dans ces débats si solennels, que pourraient être les débats de la chambre ? À peine s’est-on douté qu’il y avait une chambre des députés. C’est merveille de voir comment passent à la chambre des députés, et sans qu’on y prenne garde, les lois nouvelles ; à peine s’est-on occupé de l’article qui reconnaît en principe le divorce. Autrefois, il y a un an, cela eût fait une profonde sensation. On annonçait cette semaine que M. Dupin devait parler contre cette funeste loi du divorce ; mais M. Dupin n’a rien dit. En ce moment, la chambre est occupée de je ne sais quelle partie du budget que le ministère emportera d’emblée, l’opposition étant prise cette fois au dépourvu.

Cependant, malgré l’insignifiance de la chambre, nous ne pouvons pas passer sous silence la dispute de M. Mauguin et de M. Viennet. M. Mauguin, interrompu brutalement par M. Viennet, s’écria à la tribune : M. Viennet dégoûterait du ministérialisme ! À ce mot, M. Viennet appelle M. Mauguin en duel ; le duel a eu lieu au bois de Boulogne, les deux champions se sont tirés un coup de pistolet, et M. Viennet a été rendu à la chambre et à l’académie, aux beaux-arts et aux beaux discours ! Il est malheureux d’abuser du duel dans des disputes d’intérieur ! En Angleterre, on est très-peu susceptible à la chambre, mais quand on se bat, on s’égorge : il y a trop de théâtres à Paris et pas assez de tirs au pistolet.

Le pape a fait deux choses cette semaine que les papes ne font plus guère ; il a fait un emprunt et fulminé une bulle contre l’abbé Châtel. L’emprunt s’est négocié péniblement, et il profitera beaucoup plus aux juifs, aux protestans, et même aux chrétiens de la banque, qu’il ne profitera à sa sainteté. Quant à la bulle, elle n’a pas empêché monseigneur François Châtel de louer l’écurie des Dames blanches pour y transporter son culte, son Dieu en français et son autel.

Il y a peu de petites nouvelles. On avait dit que le général Drouot était mort ; les journaux avaient annoncé cette mort avec tous les éloges dus à un brave ; cette nouvelle a été heureusement démentie.

Madame la duchesse de Bellune a été enterrée jeudi passé. On disait que cette dame, sous le poids d’une maladie aiguë, avait senti une atroce douleur, en apprenant qu’un vaudevilliste avait mis sur la scène un des épisodes les plus tristes de sa vie, et le déplorable procès qui était en oubli depuis long-temps. L’auteur du vaudeville en question doit être bien malheureux, sachant madame de Bellune morte trois semaines après la première représentation de son ouvrage.

L’étranger est toujours à la paix et à la peste. Le discours du roi d’Angleterre, à l’ouverture du parlement, est d’une grande naïveté. L’Angleterre, est-il dit dans ce discours, est dans la plus heureuse position ; elle ne craint que la guerre, les révoltes d’ouvriers, les émeutes d’Irlande, la famine et le choléra-morbus ; tout cela a été dit de la meilleure foi du monde. Dans ce discours, le roi d’Angleterre a inséré un paragraphe très-grave sur don Miguel. La semaine a été rude pour don Miguel : à Londres une place dans le discours de la couronne, à Paris un vaudeville contre lui de M. Scribe. Ce vaudeville, de M. Scribe, contre don Miguel est de la plus grande insipidité heureusement ; les amateurs des pamphlets sans esprit, sans goût et sans courage, feront relier le Luthier de Lisbonne, avec l’épître aux mules de don Miguel ; en y joignant la dernière comédie de M. Bonjour, du Théâtre-Français, le volume sera complet.

M. de Mornay part pour Maroc en qualité de chargé d’affaires ; On dit que M. Delacroix, le peintre, accompagne M. de Mornay. Quel que soit le résultat de la conférence, nous aurons de jolies babouches et des flacons d’essence de rose, et de charmans dessins à leur retour.

M. le duc de Rovigo, une de ces grandes capacités impériales dont nous parlons plus haut, est parti pour son gouvernement d’Alger, comme aurait dit madame de Sévigné à propos de M. de Grignan. Vous voyez qu’on n’a pas laissé en souffrance les affaires de l’extérieur.

Plusieurs généraux polonais privés de tout, sont arrivés dans les villes de la frontière où ils ont reçu l’hospitalité. Mais c’est fait de la Pologne chez nous, peuple mobile et oublieux. Il en sera bientôt pour nous de la Pologne comme de la Grèce, un vain nom ! À propos de la Grèce, l’assassin de Capo-d’Istria a été fusillé à Nauplie. Ce jeune homme est allé à la mort comme il serait allé à une fête, le visage serein et dans le costume le plus élégant. À peine était-il fusillé, qu’on ensevelissait la victime. Toute la Grèce était en deuil et pleurait ce pauvre tyran, qui avait voué aux Grecs sa fortune et sa vie, et qui mourait assassiné à la porte d’une église où il allait prier pour les Grecs.

Quant à la secousse littéraire, elle a été grande dans ces quinze jours. Le beau volume de M. Hugo, les Feuilles d’Automne, poésie intime, poésie de forme domestique, écrite au berceau de l’enfant, sur le tombeau de l’aïeul, sous le ciel bleu de l’été, espèce de confession du poète, tel est ce livre qu’il faut lire dans le silence et la retraite pour le comprendre. Après les Feuilles d’Automne ont paru les Iambes de Barbier, le poète de la révolution ; poète à la Juvénal, ne reculant devant aucune expression, devant aucune image ; cynique à froid, cynique à feu et à sang, dangereux pour l’esprit mûr et peu dangereux pour les sens. Barbier est l’enfant poétique de la révolution de juillet. C’est lui qui a trouvé l’hymne des temps modernes.

L’infatigable libraire Charles Gosselin a mis en vente un nouveau roman de Walter-Scott, Robert de Paris ; nous en parlerons quand nous l’aurons lu.

Chose étonnante ! samedi passé, à la même heure, quatre théâtres avaient un succès mérité ! Cela manquait dans les annales du théâtre.

Sans compter l’immense succès de Richard d’Arlingthon à la Porte-Saint-Martin. C’est un drame nouveau, inoui, plein de passions étranges, amusant comme un conte bien fait, une très-belle et très-grande chose, en vérité ! C’est la première fois que l’histoire de l’ambition, telle qu’elle est dans les états modernes, ait été faite. Cette histoire a été poussée aux dernières conséquences ; elle est allée jusqu’au meurtre. Ce drame sera le grand succès des trois premiers mois de l’année prochaine. La réunion des deux administrations de l’Odéon et de la Porte-St.-Martin dans une seule et habile main, produit un heureux résultat par l’échange des excellens acteurs que possédaient les deux troupes, et qui passent alternativement de la rive droite à la rive gauche de la Seine. Lundi dernier madame Dorval a joué Antony à l’Odéon pour la première fois, et elle y a obtenu un éclatant succès.

J’espère que voici une quinzaine remplie ? Quatre procès politiques ; la seconde ville du royaume pacifiée, ou à peu près ; un volume de M. Victor Hugo, un volume de M. Barbier ; un roman de Walter-Scott, une bulle du pape, un duel, et un drame qui est un chef-d’œuvre attribué à l’un des auteurs du Joueur et à un de nos premiers auteurs dramatiques.


Revue des Deux Mondes.
PHILOSOPHIE DU DROIT,


PAR M. LERMINIER[1].

Le nouvel ouvrage de M. Lerminier a paru depuis deux jours seulement : le temps nous a manqué pour lire attentivement tous les chapitres qu’il a consacrés à la philosophie du droit ; mais nous avons pu du moins saisir nettement le plan et l’ordonnance de son livre, et, hormis quelques détails d’exécution, quelques rapprochemens historiques, que nous n’avons pas eu le loisir de vérifier, nous avons rapporté de cette lecture faite à la hâte, un plaisir sincère et une instruction sérieuse.

Il a fallu, pour concevoir la philosophie du droit, telle que M. Lerminier entreprend de la définir et de la fonder, un courage élevé, une rare érudition, et en même temps une hardie persévérance pour poser et résoudre toutes les questions qu’il a entrevues, et qu’il a nettement acceptées, sans répudier jamais à l’étourdie aucune des conséquences qui s’en pouvaient déduire.

Dans son Introduction générale à l’histoire du droit, il avait tracé a grands traits l’esquisse de la jurisprudence européenne depuis le douzième siècle jusqu’à nos jours, depuis la rénovation du droit romain jusqu’à Napoléon. Dans cet imposant prodrome, on pouvait déjà distinguer en perspective la carrière large et lointaine que l’auteur se proposait de parcourir. Aujourd’hui M. Lerminier, avant d’aborder l’histoire comparée des législations dont l’enseignement spécial lui a été confié, cherche et décrit non pas seulement les relations du droit et de la philosophie, mais bien aussi le sens intime et philosophique du droit. Il a tenté pour la jurisprudence qui, pour la pluralité vulgaire des intelligences, se réduit à la mesquine interprétation des lois écrites, ce que sir Humphrey Davy a tenté pour la chimie, c’est-à-dire, ni plus ni moins, l’exposition générale des principes qui doivent présider à l’institution de toutes les lois, ou du moins à l’aide desquels on peut vérifier leur légitimité réelle, leur force et leur durée, leur sagesse et leur viabilité.

Et pour exposer ces principes dont nous parlons, M. Lerminier, a distingué dans la question qu’il s’était proposée, cinq élémens spéciaux et distincts, à savoir : l’homme en soi, la société, l’histoire, les philosophes, et en dernier lieu la législation.

Les deux premiers élémens, comme on voit, sont de philosophie pure ; le troisième est destiné à vérifier les deux premiers, à les éprouver. C’est une précaution grave et utile contre les dangers d’une logique trop absolue ; et nous devons en remercier l’auteur. Le quatrième élément est exclusivement consacré à la critique des grands hommes qui marquent dans les évolutions du génie humain des époques fatales, et qui servent de phares dans l’étude des siècles évanouis, depuis Platon jusqu’à Benjamin Constant. Le cinquième et dernier élément de la question, la législation, n’arrive, comme on voit, qu’après qu’il a été préparé, et presque nécessité par les autres.

C’est un plan vaste et bien suivi. Il est sage et logique en effet de procéder de l’individualité humaine à l’individualité sociale, de suivre les sociétés sur le théâtre de l’histoire, de saisir et d’analyser les principales scènes et les premiers rôles, et en même temps de juger les acteurs, puis de conclure de la coutume à la loi, de l’expérience à la règle.

Nous soumettrons seulement à M. Lerminier deux critiques : d’abord il nous a semblé que son style, en faisant la part inévitable de l’élocution improvisée, conservait encore trop d’habitudes oratoires, et que l’imagination, en colorant sa pensée de nuances éclatantes, altérait souvent la précision et la netteté des idées ; c’est un défaut que le blâme ne peut atteindre, une exubérance facile à restreindre, mais que nous devons constater. En second lieu, dans le plan même adopté par M. Lerminier, avec son intention manifeste d’éprouver la philosophie par l’histoire, nous regrettons qu’il commence à Rome et qu’il néglige la Grèce et l’Orient. L’histoire, telle qu’il l’entend, est à coup sûr l’histoire humaine, c’est-à-dire, universelle, et sans doute, en remontant plus haut, il aurait trouvé pour ses principes de nouvelles et importantes épreuves.

Mais, tel qu’il est, son livre demeure comme un portique majestueux au temple qu’il va construire, comme une admirable préface à l’histoire comparée des législations.

Nous avons sous les yeux le prospectus de l’expédition scientifique de Morée, dirigée par MM. Bory de Saint-Vincent et Blouet. L’ouvrage sera divisé en deux sections, dont l’une, celle de sculpture sera confiée à M. Blouet, et l’autre, des sciences physiques, à M. Bory de Saint-Vincent. La division du travail, indiquée et expliquée par M. Bory, nous a paru sage et lumineuse. Sans nul doute, si toutes ses promesses se réalisent, comme nous devons l’espérer, l’expédition de Morée dépassera de bien loin la description de l’Égypte.



ERRATA.


LIVRAISON DU 1er DÉCEMBRE.

Page 480, ligne 15 : revoir ; lisez : recevoir.

Page 485, ligne 13 : poussé ; lisez : repoussé.

Page 488, ligne 12 : J’ai rôdé dès le matin ; effacez dès le matin.

Page 492, ligne 11 : d’où je ne fusse lisez : d’où je ne me fusse.

Page 493, ligne 15 : du quinze siècle ; lisez : du quinzième siècle.

Page 494, ligne 17 : chargèrent ; lisez : chargeaient.

Page 499 ligne 14 : elle ne doutait que… ; lisez : elle ne doutait pas que…

Page 505, ligne 19 : Et là, au lieu de monter, elle… ; lisez : Et là, elle…



FIN DU QUATRIÈME VOLUME.
  1. Chez Pantin, Place de la Course.