Révolutions de la quinzaine - 30 novembre 1831

RÉVOLUTIONS DE LA QUINZAINE.

Paris, 29 novembre.


L’Avenir a cessé de paraître il y a huit jours. C’était un journal religieux, tout entier consacré aux doctrines catholiques, et qui avait pris pour devise le mot de Voltaire bénissant le fils de Franklin : Dieu et la liberté !

On attribue la suspension de ce journal à beaucoup de causes différentes. La version la plus probable, c’est que M. de Lamennais, qui avait fondé le journal, a été forcé de reculer devant l’opposition de plusieurs évêques. Ceci est un fait digne de remarque. La servilité de l’église de France, dans un moment où elle aurait besoin de tant de courage et de cœur, a droit de nous étonner. Même pour les indifférens, c’est chose affligeante de voir M. de Lamennais, ce grand génie chrétien, désavoué si cruellement par ses frères dans une défense si courageusement entreprise ; à de pareils indices de lâcheté, on peut juger qu’une religion est perdue. M. de Lamennais, suivi de ses deux disciples, MM. Lacordaire et le comte de Montalembert, doit se rendre à Rome pour exposer au souverain pontife sa doctrine et sa profession de foi. Ainsi de nos jours se renouvellent ces lointains pélerinages d’autrefois, quand la soumission était le premier dogme du chrétien comme du sujet. Qu’on attaque M. de Lamennais avec toute l’éloquence des amis du ministère, peu nous importe. Nous perdons en perdant M. de Lamennais un défenseur puissant et éclairé de la liberté d’enseignement ; quant à son voyage à Rome, il appartient à de trop respectables motifs pour que nous le trouvions même trop vieux d’un siècle et demi.

Voilà le premier fait important de la quinzaine ; on y a fait aussi peu d’attention qu’on en ferait à une comédie de M. Bonjour. Un déluge de croix et d’officiers de la Légion-d’Honneur est venu tout à coup affliger nos regards. La croix de la Légion-d’Honneur est devenue une contagion aujourd’hui. Qui n’a pas la croix, ou des droits à la croix, ou l’assurance d’avoir la croix ? Le ruban rouge a doublé de prix ; la croix se donne comme un signe de tête, comme un futile bonjour, comme une poignée de main le jour d’une fondation de dynastie. Cette profusion inouie a fait rire d’abord, elle a fait murmurer ensuite. On trouve que c’est mal choisir que de choisir une époque d’égalité pour jeter les distinctions à pleines mains. On ajoute que dans ces décorés insignifians, il y en a de tout-à-fait indignes, des gens mal famés, inutiles, absurdes, flatteurs, rampans, et qui se promènent fièrement avec cette croix qui a fait des héros, et qu’ils sont indignes de porter même aujourd’hui qu’on en a tant données. Aussi plusieurs des vieux décorés, voyant que la profusion continuait, et que la révolution de juillet puisait les croix dans le même boisseau que la restauration, ces braves gens, disons-nous, ont arraché encore une fois leur croix de leur poitrine ; ils l’ont replacée dans sa cachette, ils se sont mis dans le petit nombre des non décorés, ils ont fait acte de sagesse et de bon esprit. Mais pourquoi donc affliger en pure perte de braves gens pour satisfaire quelques misérables vanités ?

Le lendemain de la distribution des croix, de nombreux charivaris ont parcouru la ville. C’était un bruit merveilleux de chaudrons, de sifflets et de cornets à bouquin ; on se bouchait les oreilles à ce concert. Une partie de la ville a appris, par les charivaris, que nous avions trois cents chevaliers de plus ; car ces chevaliers se font en cachette, ils se nomment dans l’ombre, par surprise, et le Moniteur n’en parle pas.

Trop heureux encore, trop heureux les nouveaux chevaliers, s’ils en étaient quittes pour cette folle musique ; mais cette fois la chose est plus importante. Les gardes nationaux, qui ont nommé leurs officiers, n’avaient guère songé, en les nommant, à embellir leur boutonnière d’un ruban rouge. Ce ruban rouge leur paraît une surprise à leur bonne foi, et ils demandent une réélection pour tous les officiers décorés. Déjà plusieurs légions ont énergiquement exprimé leur volonté à ce sujet. Toutes les légions de la garde nationale suivront cet exemple qui est dur, mais qui est juste. Les chevaliers qui seront renommés à cette seconde épreuve pourront porter leur croix s’ils y tiennent encore ; quant à ceux qui perdront leur grade, alors ce sera vraiment un grand malheur pour eux ! ce sera une croix payée bien cher. Ne sont-ce pas là, je vous prie, des faveurs bien calculées ? Dans quel embarras le ministère va jeter ceux qui ont accepté ces imprudentes faveurs ! Le ministère ne pouvait pas trouver de moyen plus simple de fatiguer la garde nationale ; c’est une double maladresse. Les officiers nommés de nouveau n’auront à remercier de leur croix que leurs camarades, les officiers non réélus auront besoin d’un grand courage pour porter cette croix, qui leur aura fait perdre ce grade auquel ils la doivent. Savez-vous quelque part un cercle plus doublement vicieux ?

Les charivaris duraient encore et les réélections n’étaient pas commencées, qu’une nouvelle faveur plus étrange et plus malheureuse est venue encore nous attrister. On a fait une fournée de trente-six pairs, rien que cela ! L’opposition, voyant tout à coup cette pairie surgir du sein de la discussion sur les cent jours, a poussé de vives clameurs, elle a refusé à la couronne le droit de nomination. Nous sommes les amis de l’opposition, nous aimons ses allures hardies, ses bouderies interminables, ses vives colères ; mais cette fois la colère a été trop loin. Parmi les nouveaux pairs, figure le prince de la Moscowa, le fils du maréchal dont la mémoire sera réhabilitée avant peu à la même chambre qui l’a mis à mort. On avait dit que le prince de la Moscowa, en faveur de la pairie, renonçait à ce procès si glorieux pour lui, cela est faux. Le prince de la Moscowa ne siégera pas à la chambre des pairs, avant la révision du procès de son père, c’est ainsi que la France l’entend aussi. D’ailleurs avec le nom du maréchal Ney, on est toujours sûr d’être le pair du plus haut et du plus glorieux.

Outre les trois à quatre cents décorés et les trente-six pairs, on a fait une monstruosité non moins étrange. Un maréchal de France honoraire ! Quelque chose qui n’avait jamais existé. Un grossier contre-sens qui ne peut mener à rien. Avant de se jouer ainsi des honneurs, des distinctions, des charges civiles et militaires de la patrie, un ministère devrait bien attendre une plus grande majorité que celle de M. Casimir Périer.

Toutefois cette majorité a été la maîtresse. Elle a fait rejeter la lecture d’une vive adresse soutenue par cent trente et un députés, dans laquelle cette fournée de pairs était traitée d’illégale. Tous les journaux ont crié à l’illégalité, contre l’opposition ! Mais le public fatigué de toutes ces controverses, harassé de tant de fatigues, allant tour à tour du fusil-Gisquet au fossé des Tuileries, du vol des médailles aux nouveaux décorés, des nouveaux décorés aux trente-six pairs, des trente-six pairs au maréchal de france honoraire, unique en son genre, le public dans son heure d’insouciance et de nonchalante indignation est allé se divertir à l’Opéra.

Robert le Diable, grand opéra en cinq actes, musique de Meyer-Beer, paroles de MM. Germain Delavigne et Scribe, a été joué lundi passé. L’affluence était considérable, mais il y avait peu de jolies femmes, peu de grandes toilettes, c’était une désespérante bourgeoisie ; du reste assemblée très-attentive et très-émue. Parlons du poème d’abord, c’est la plus insipide production de M. Scribe. Il est impossible d’être plus diffus et moins clair. Il s’agit du diable qui a pour enfant Robert, fils de Berthe la chrétienne. Le diable aime tant son fils, qu’il veut le damner pour n’avoir plus à le quitter jamais. Pour cela, le diable pousse Robert de toutes ses forces. Robert perd au jeu, Robert manque à l’appel du tournoi, Robert va signer l’engagement infernal, Robert est ramené par l’horloge qui sonne minuit, l’heure fatale ! Voilà tout le poème. Heureusement le musicien est un grand musicien, et l’Académie royale de Musique est plus que jamais le grand Opéra. Il y a des choses admirables dans ces cinq actes ; il y a de délicieux détails dans cette mise en scène. La scène de jeu au premier acte, le ballet du second, l’admirable décoration du troisième, ce sont là de très-belles choses, il faut que je vous raconte le troisième acte tout entier.

Nous sommes dans un monastère abandonné. Les murs tombent en ruines. Les tombeaux silencieux sont chargés de statues blanches. Les rayons mystérieux de la lune éclairent le triste intérieur de leur pâle clarté. Tout à coup une musique se fait entendre. Ces espèces de tombeaux se dressent sur toute leur hauteur, les statues immobiles reviennent au mouvement et à la vie. C’est une foule d’ombres muettes qui glissent à travers les arceaux. Toutes ces femmes dépouillent leur costume de nonnes, elles secouent la poudre froide des tombeaux ; tout à coup elles se rejettent dans les délices de leur vie passée ; elles dansent comme des bacchantes, elles jouent comme des milords, elles boivent comme des sapeurs. Quel plaisir de voir ces femmes légères qui s’agitent au milieu de cette douteuse lumière ! Mademoiselle Taglioni prodigue dans ce ballet toute son élégance et toute sa grâce. Tout cela est d’un bel et puissant effet !

Quel dommage si l’admirable danseuse avait eu les deux jambes brisées, comme cela aurait pu arriver par la chute du plus lourd des nuages qui est tombé tout à coup du cinquième ciel.

Au reste les accidens ont été fort nombreux dans cette soirée. L’arbre d’une forêt, tout chargé de lumières et de quinquets, a pensé écraser mademoiselle Dorus au milieu d’une chanson champêtre ; puis, à la dernière scène du dernier acte, une trappe anglaise a englouti Nourrit au moment où il était sauvé des griffes du démon. Ceux qui savaient quel abîme sépare un théâtre de ses fondations, et qu’il y a soixante pieds à franchir, voyant Nourrit disparaître si subitement, ont pâli d’effroi ; plusieurs femmes se sont évanouies : mademoiselle Mars elle-même s’est évanouie ; et, voyez les ingrats ! personne ne s’est aperçu de l’évanouissement. Il y a quinze ans qu’il n’en eût pas été ainsi.

Je me résume. La musique est fort belle, et fort bien chantée par Nourrit, Levasseur et mademoiselle Dorus ; plusieurs décorations sont des chefs-d’œuvre. Le poème est absurde et indigne d’être présenté même à l’Opéra : raison de plus pour que ce soit un grand succès ; témoins les opéras de M. Jouy.

Il a paru un délicieux petit volume en vers, intitulé Marie ; c’est une poésie simple et douce qui annonce dans le poète de bonnes études et de bonnes passions ; deux choses bien rares de nos jours.

En revanche on a ouvert un théâtre de plus, le théâtre Molière, qui avait déjà été ouvert une fois ; puis on a joué six vaudevilles, dont trois en trois actes. Pour avoir une idée de l’absurde et du mauvais goût de nos coupletiers, il faudrait voir le dernier ouvrage de M. Bayard au théâtre du Palais-Royal à propos de Clément xiv et de Carlo Bertinazzi.

En revanche les brochures ne nous manquent pas. La brochure de M. de Chateaubriand en a fait éclore un grand nombre en réponse. Nous avons eu la brochure de M. Fonfrède, nous avons à présent la brochure de M. Thiers.

Pour comble de succès, M. de Chateaubriand a été insulté dans la chambre des Députés, par le d’Assoucy de notre époque, notre empereur du burlesque, l’auteur de l’épitre aux Mules, l’ancien aide-camp du duc de Berri, M. Viennet, puisqu’il faut le nommer ; M. Viennet insultant M. de Chateaubriand, sur sa prose, c’est quelque chose qui dépasse toutes les bouffonneries parlementaires de la restauration !

Au dehors les nouvelles de la paix se confirment. La Hollande, menacée de toutes parts, a promis d’être tranquille. Les trois espèces de choléra, à Sunderland, ont fait quelques progrès. Quelques Anglais arrivent à Paris, mais ternes, mornes, tristes, fuyant la maladie, et non pas cherchant le plaisir. Voyez Paris dans le jour, voyez Paris dans la nuit. Paris, c’est une grande ville de province, qui végète, qui économise, qui se gêne pour payer l’impôt. Plus d’équipages, plus de bals, plus de fêtes, plus de femmes, plus de luxe, plus de beaux-arts, plus d’hiver brillant, plus de bals pour Paris ; les jeux publics ont peine à payer l’impôt à la ville, les théâtres ne font pas l’impôt pour les pauvres, l’usure elle-même fait pitié à voir.

Les expéditions militaires prennent de l’extension dans la Vendée. On a saisi beaucoup de fusils, de pierres à fusil, et vingt mille francs, tout neufs, à l’effigie de Louis-Philippe. On a demandé d’où venaient ces vingt mille philippes tout neufs ; puis on a arrêté madame de la Rochejacquelin dans un four ; puis la captive s’est échappée à l’aide de ses domestiques. Voici un autre fait plus grave que celui-ci :

C’est la ville de Lyon qui s’est remuée violemment. La fabrication des soieries, est un des grands objets du commerce lyonnais. Les soieries font vivre toute l’immense population des faubourgs et des hauteurs. Depuis que la Suisse s’est adonnée à ce genre de fabrication, le commerce de Lyon a beaucoup souffert. Les fabricans se sont vus forcés de baisser leur prix ; les ouvriers ont réclamé avec toute la véhémence de la misère, qui a faim, qui a froid, et qui n’a plus de crédit nulle part. Alors le préfet de la ville, M. Bouvier-Dumolard, a imposé un tarif aux fabricans de la ville. Le tarif était une chose aussi légale que la fournée de trente-six pairs. Les négocians, se voyant imposer un tarif, ont usé de leur article 14 ; ils ont fait leur coup d’état, ils ont renvoyé tous leurs ouvriers ; c’était mettre à mort tout un peuple. Un peuple hâve, livide, mort de faim, armé ; c’était pire qu’un crime, c’était une faute. Aussi voilà ces malheureux en guenilles, qui complottent, qui s’assemblent, qui grondent. Le préfet reste parfaitement tranquille, il n’entend rien, et la veille de cette grande révolte il écrivait encore confidentiellement au ministre de l’intérieur : Une révolte est plus que jamais impossible à Lyon !

Tout à coup le faubourg éclate, les ouvriers se remuent en masse ; ils portent un drapeau noir sur lequel est écrite cette énergique inscription : Vivre en travaillant ou mourir en combattant. Ils se sont battus comme des gens qui voudraient vivre, mais travailler. Ils ont pris des canons et ils ont tiré le canon. Ils ont pris un général et le préfet, et ils ont voulu pendre le préfet qui a été obligé de donner une rançon, à ce qu’on dit : ils ont fait mieux que cela, ils ont pris les ponts qu’ils ont coupés ; ils ont pris les rues qu’ils ont barricadées ; ils ont pris la ville qu’ils gouvernent, à présent ils fusillent tous les pillards. Lyon a aussi ses trois jours, sa révolution de juillet ; c’est un grand cas de pardon et de merci ce mot-là : j’ai faim ! Et puis, dans une société ouvrière, quand tous les liens du pouvoir sont brisés, faites entendre raison à cet ouvrier qui se meurt. Paris inquiet, éperdu à ces nouvelles, a tout oublié pour ne s’occuper que de Lyon. On a fait courir mille bruits à ce sujet. On disait hier que les ouvriers offrent de rendre la ville moyennant cinq millions. Il y a quatre ans, Charles x fit une commande d’à peu près même somme pour les ouvriers sans ouvrage ; le roi des Français vient de faire une demande d’un million de soieries. Que l’argent des fusils-Gisquet et du fossé des Tuileries employé à propos nous eût épargné de chagrins ; et à Lyon, que de meurtres, d’incendies, de ruines de tous genres, sans compter qu’à de pareils excès la confiance commerciale se perd pour trois ans au moins. En général, le gouvernement y va avec trop d’incurie avec la province. Les préfets sont faibles, les sous-préfets sont novices, la police est mal faite. On dirait que le gouvernement garde toute sa surveillance pour Paris. Il fait saisir les journaux de Paris. Encore avant-hier on a arrêté six prétendus conspirateurs, le matin, et le soir deux rédacteurs de journaux ; c’est à ces précautions que s’arrête le ministère. Il ne pense pas que le midi de la France est aux portes de Paris. Cependant il faudrait prendre garde au midi, il y a encore plus de misère là-bas qu’ici ; l’impôt est dur à payer là-bas comme ici. L’hiver est rude, les chevaliers de la Légion-d’Honneur abondent il est vrai, mais l’argent est rare. Les philippes neufs sont rares, les vieux napoléons aussi ! La première guerre de la Vendée a commencé ainsi par l’indolence du pouvoir. On disait alors, comme aujourd’hui, que c’était un feu de paille. Quel incendie ce feu de paille a produit !

Cependant on se bat encore en duel, ne désespérons pas tout-à-fait de l’esprit français. M. Bissette, l’homme de couleur qui a rendu M. Isambert si célèbre, attaque dans une brochure le parent d’un jeune colon. Le jeune homme, qui a du cœur, va demander raison à M. Bissette. M. Bissette fait répondre par un ami, dans le Courrier Français, qu’il ne se battra pas. Le jeune homme répond dans le Figaro à la lettre du Courrier. Bref, ils se sont battus lundi, M. Bissette a été blessé, la blessure fort heureusement ne sera pas dangereuse. Ceci est une nouvelle intéressante pour les Deux Mondes, elle a sa place dans notre Revue.

Dans un autre temps on eût beaucoup parlé d’un ignoble procès qui a eu lieu en police correctionnelle. M. de Boufflers, qui gâte par d’indignes désordres le beau nom de l’auteur d’Aline, que les femmes aimaient tant, a été accusé et condamné sans aucune des formalités nécessaires du huis clos.

Toutefois, on ne dira pas que la pudeur nous manque. Il n’y aurait plus de pudeur dans toute la France, qu’elle se réfugierait encore dans l’âme de M. d’Argout. L’Opéra a été tancé vertement à propos de l’habit des nonnes dans le délicieux ballet du monastère abandonné. Les nonnes étaient vêtues d’une robe blanche dont elles se dépouillaient pour se livrer plus aisément à leurs jeux. M. d’Argout n’a pas voulu de ses habits de religieuse qui s’ôtaient si facilement ; les pauvres nonnes, dépouillées de leur guimpe, sont restées en robe blanche et en couronnes de roses noires, remerciant dans leurs cœurs la cruelle pruderie de M. d’Argout !

Tout ceci est bien triste et bien morne. Chevaliers, coups d’état, duel, police correctionnelle, clergé, la peste même et la révolte, le poëme de M. Scribe, tout cela est faux, pâle, bâtard ; il n’y a de vrai cette quinzaine que l’inscription du drapeau noir et deux ou trois airs de Meyer-Beer, et encore !

Dites adieu à la passion et à l’art ; le manque d’énergie nous sauvera de tous ces désordres ; et si l’on vous parle de guerres civiles, ou de chefs-d’œuvre, ou de peste qui tue, répondez hardiment à qui vous le dira : Tu en as menti !


Revue des Deux-Mondes.


SUR LA POLITIQUE RATIONNELLE,
Par M. Alphonse de Lamartine[1].

Deux brochures, de deux hommes illustres, ont paru en même temps, et l’une a tout-à-fait éclipsé l’autre. Lorsque nous avons lu les deux écrits, la diversité du succès ne nous a nullement étonné. En France, en des temps d’émotion politique, un pamphlet étincelant et acéré prendra toujours le pas sur des considérations calmes, désintéressées, et lumineuses d’une douce et sereine lumière. M. de Chateaubriand, en se résignant à faire un appel à tous les partis véhémens, aux carlistes, aux bonapartistes, aux républicains, a pu être, chemin faisant, d’une utilité merveilleuse à la cause de l’opposition véritablement nationale : en revêtant de son style pompeux la plupart des argumens que cette opposition maintient depuis quinze mois, en les aiguisant de son ironie vengeresse, en les armant, pour ainsi dire, de ses lanières écarlates, il a infligé bien des châtimens justes, et fait sonner sur les têtes bien des vérités. L’opposition nationale lui a donc su gré de son écrit presque à l’égal de l’opposition carliste ; mais, suivant nous, elle a été trop aveugle ou trop complice dans sa reconnaissance ; elle n’a pas assez dit que ces argumens du noble écrivain, elle les reprenait parce qu’ils étaient siens, et qu’ils lui semblaient vrais et utiles ; elle n’a pas assez caractérisé, du reste, cet écrit de passion équivoque et de personnalité incurable ; elle n’a pas assez rappelé à l’écrivain bruyant et glorieux, à l’égoïste drapé de pourpre et resplendissant, à l’homme d’état incapable, toute l’incohérence de ses prétentions, toute l’outrecuidance de ses chimères ; elle n’a pas assez voulu connaître et discerner les élémens mélangés de cette explosion soudaine, et les préparations toutes petites de ce grand succès littéraire ; elle y a donné trop en plein ; elle y a aidé avec trop de candeur, et a prêté flanc ainsi, du côté des défenseurs du pouvoir, à de singuliers et fâcheux rapprochemens. M. de Chateaubriand, écrivain de génie, mais écrivain plus brillant que sensé et profond, mais écrivain avant tout, irritable jusqu’à être puéril, idolâtre des applaudissemens, et flatteur de la popularité, alarmé pour sa gloire future si l’ancienne ne lui est pas rappelée par toutes les voix et sur toutes les gammes de six mois en six mois, a jeté en style éblouissant, mi-partie sublime et mi-partie détestable de goût, une Philippique où certes il y a beaucoup à profiter, mais qui, dans les termes logiques où elle se pose, avec l’inspiration qu’elle recèle et les conclusions qu’elle affecte, nous semble, de la part du grand artiste, une chétive et affligeante action.

Autant la brochure de M. de Chateaubriand est turbulente, autant celle de M. de Lamartine est vertueuse et honnête ; ce n’est même que par hasard, et comme à l’insu de l’auteur, qu’elle est devenue une brochure. Consulté par son ami M. de Cazalès, directeur de la Revue européenne, sur l’état présent de la politique, sur les chances de l’avenir et les devoirs du bon citoyen, M. de Lamartine s’est mis à écrire une lettre qui a pris un long développement sous sa plume ; toutes ses idées, nourries et perfectionnées durant vingt ans, lui sont revenues, et il les a jetées en quelques heures dans une exposition claire, féconde, harmonieuse, sans fiel, sans réticence, sans abjuration. La forme, qu’il n’a pas cherchée, et qu’il a suivie comme plus familière, se rapproche peut-être trop de sa poésie ondoyante, et ne serre pas d’assez près les résultats politiques dans ce qu’ils auraient d’applicable à la situation présente. Mais il faut espérer que M. de Lamartine, comme il le laisse entrevoir, reviendra plus en détail sur ces questions organiques dont il n’a énoncé dans sa lettre que les solutions générales. L’illustre écrivain, fidèle aux pensées de sa vie et à sa conscience chrétienne, remonte au Verbe divin, à sa venue sur la terre, et au perfectionnement de liberté et de charité qu’il a ouvert ici-bas. Ce perfectionnement, qui jusqu’à ces derniers temps n’a été qu’individuel va enfin pénétrer dans la forme sociale ; l’humanité touche à son âge de raison ; nous sommes à une des plus fortes époques que le genre humain ait à franchir pour avancer vers le but de sa destinée divine ; nous allons à une organisation progressive et complète de l’ordre social sur le principe de liberté d’action et d’égalité de droits ; nous entrevoyons pour les enfans de nos enfans une série de siècles libres, religieux, moraux, rationnels (non dans le sens doctrinaire, mais dans le sens du Verbe, du logos !), un âge de vérité, de raison et de vertu au milieu des âges. C’est sur les moyens d’arriver à cet ordre promis dès le commencement et déjà pressenti de toutes parts, que les idées de M. de Lamartine méritent examen, respect, et se font admirer par un accent de moralité profonde. Ici point de gageure personnelle, de fidélité prétentieuse et d’inévitable berceau, matière à métaphores ! M. de Lamartine était pourtant attaché de cœur à la dynastie tombée autant que personne en France, et, pas plus qu’un autre aujourd’hui, il ne veut adorer la victoire, briguer des grâces, et, comme il le dit lui-même, se glisser avec la fortune d’un palais dans un autre. Mais deux devoirs sont clairement écrits à ses yeux ; l’un de conscience et de progrès, servir le pays et marcher avec la nation ; l’autre de délicatesse exceptionnelle qui consiste à rester en dehors de l’action immédiate et des faveurs du gouvernement. Il a suivi la restauration jusqu’au bout et sans se dissimuler ses fautes, comme un soldat suit son chef, jusqu’à la mort, mais non jusqu’au suicide ; il conserve donc ses regrets, il enferme en lui ses affections et les subordonne à une pensée sévère ; il se garde bien surtout, par point d’honneur et pointe de vanité, de remuer, sans y croire, les hargneuses chicanes d’une légitimité à jamais évanouie. Dans le parti royaliste et religieux, parmi les hommes éminens, il en est trois, en politique, que la révolution de juillet n’a ni désarçonnés ni emportés sans frein. Ces trois hommes d’avenir qu’on a bonheur à nommer au milieu de tant de misères, sont le doux et puissant Ballanche, le vénérable abbé de Lamennais, et aussi M. de Lamartine. Ce dernier, exempt comme les deux autres de tout rôle, veut le bien et cherche le vrai ; il l’a presque toujours rencontré dans l’écrit que nous avons sous les yeux. Si, au sujet de la question extérieure et européenne, il nous semble sous l’influence d’une crainte exagérée et de traditions diplomatiques peu complètes ; si, dans sa conception anticipée du règne évangélique sur la terre, dans son ressentiment trop sinistre de l’époque impériale, il adhère avec une facilité que nous ne partageons pas à une politique dont son cœur, comme le nôtre, a dû saigner, hâtons-nous de dire que sur les questions intérieures de la pairie, de la presse, de l’enseignement, de la séparation de l’église et de l’état, de l’élection, il se prononce avec une franchise entière dans le sens de la vraie démocratie et de la plus expansive liberté. La manière dont il apprécie et scinde le problème tant controversé de la centralisation, tenant compte à la fois de l’indivisible unité nationale et de la vie propre des communes, marque chez M. de Lamartine une droiture de vues et d’intentions également au-dessus des préjugés et des arrière-pensées. Les conseils qu’il adresse, en terminant, aux hommes de l’ancien parti royaliste respirent une vive et onctueuse éloquence ; il les convie à l’action politique régulière sur le terrain de l’ordre et de la conciliation ; il voudrait les convertir avec lui au large et tolérant plébéïanisme de l’avenir ; il leur montre ce plébéïanisme triomphant comme le terme providentiel des vœux humains et le salut pour tous après tant d’orages : « Vous le voyez, dit-il, espérance et lumière à un horizon éloigné, sur l’avenir des générations qui nous suivent ; incertitude et ténèbres sur notre sort actuel, sur notre avenir immédiat. Cependant l’espérance prévaut, et si chacun de nous, sans acception de parti, d’opinions et de désirs, se plaçait dans la vérité qui est immédiatement devant lui, y cherchait son devoir du jour et employait sa force sans la calculer, le résultat ne permettrait pas un doute ; le monde social aurait fait un pas immense, et ses chutes même l’auraient avancé de plusieurs siècles. »


ATLAS DES LITTÉRATURES[2].

Le grand Atlas des littératures est terminé ; c’est une heureuse idée, dans le débordement de livres qui naissent et meurent chaque jour, de synoptiser la science, c’est-à-dire de ne présenter que le suc, la quintessence des choses. Faire concourir la vue aux travaux de l’intelligence, c’est former l’esprit à la méthode ; c’est lui apprendre la logique matérielle des faits. Ainsi a fait M. Las Cazes pour l’histoire, et son succès est populaire : ainsi vient de faire M. de Mancy pour la littérature, et nous lui prédisons un succès non moins distingué.

L’entreprise était vaste ; le plan est bien conçu. Il est évident qu’un si minutieux, qu’un si laborieux travail ne peut être entièrement exempt d’erreurs, M. de Mancy a vu le péril, et, pour y faire face, il s’est entouré de spécialités : nombre d’hommes de talent l’ont assisté de leurs connaissances individuelles dans les diverses branches de la littérature ancienne et moderne. Par ce moyen il a pu porter son Atlas à ce degré d’exactitude qui est le premier mérite d’un pareil ouvrage.

Un autre mérite non moins important, quoique un peu mécanique, c’est la disposition synoptique des faits, et, pour celui-là, M. de Mancy le possède à fond. L’écueil des atlas de cette nature, c’est de ne rien présenter de clair à la vue. Le plus souvent ce n’est qu’un dédale confus, un labyrinthe inextricable, et dès-lors l’ouvrage, péchant par les bases, n’a plus de valeur. Ici tout est clair, tout est méthodique. L’auteur possède un instinct d’arrangement et d’ordre qui préside à tout l’ouvrage.

Chacune de ses cartes littéraires prise isolément présente un tableau complet de quelque phase de l’esprit humain, et l’ensemble forme une espèce de mappemonde intellectuelle dont on fait le tour sans fatigue.

L’auteur ne s’est pas borné à faire une immense histoire littéraire, il a passé en revue les sciences et les beaux arts, et rien de ce qui a rapport aux productions de l’esprit et de l’intelligence, n’est étranger à cette encyclopédie où les plus illustres savans sont venus déposer le tribut de leurs conseils et de leur bienveillance, qu’il est honorable d’avoir su mériter. Il ne faudrait pas qu’un homme seul, fut-il un Cuvier, un Humboldt, eût la prétention de tout faire par lui-même ; l’homme habile qui se livre à des recherches si approfondies et si variées, n’a pas une autre marche à suivre que celle que M. de Mancy a adoptée. C’est une assez grande preuve de mérite et de sagacité que d’avoir su découvrir tant de faits importans, et, pour ainsi dire, se les approprier, en allant les puiser à mille sources inconnues, et surtout d’être parvenu à les classer dans un ordre si lucide et si frappant. M. de Mancy a fait faire un grand pas à l’histoire littéraire, si négligée parmi nous, quoique son utilité soit bien reconnue. (Celui-là sait plus d’à moitié une science qui en connaît l’histoire, disait d’Argençon), et en butinant dans tous les champs, comme l’abeille, il a matérialisé, pour ainsi dire, la science, et rendu un vrai service à l’esprit de ceux qui étudient et à la mémoire de ceux qui savent.

Il serait difficile de donner par un récit quelconque une idée des avantages de ces tables synoptiques dont un des mérites est de frapper les yeux par tous les artifices de la typographie et par le contraste et l’opposition des couleurs, l’auteur n’ayant négligé aucun des moyens propres à différencier les faits dans ces vastes nomenclatures ; nous nous bornerons à mentionner, parmi les nouveaux aperçus que présente ce travail ingénieux, les colonnes qui se trouvent ordinairement à la droite de chaque tableau, et qui présentent une chronologie comparée des faits politiques et des événemens littéraires. Là se trouvent enregistrés les rapprochemens les plus curieux et souvent les contrastes les plus inattendus.

En un mot, M. de Mancy a bien mérité des lettres en ouvrant cette carrière, et, malgré les légères imperfections de détail qu’on peut lui reprocher, son Atlas n’en est pas moins d’une exécution excellente, et devient un complément indispensable du grand Atlas historique de Lesage.


MÉMOIRES DE LAVALETTE[3].

La seconde édition des Mémoires de Lavalette vient de paraître chez le libraire Fournier. Aujourd’hui que le succès de cette publication est désormais assuré, le temps est venu de caractériser avec impartialité le mérite spécial de ces Mémoires. Les préoccupations de toute sorte qui ont distrait le public de cette lecture intéressante, pourront surprendre un moment, mais n’anéantiront pas le charme qui s’attache à ce récit auto-biographique. C’est un livre écrit simplement, sans trop de prétention ni d’apprêt. C’est le style d’un conteur qui revient avec plaisir et à plusieurs reprises au souvenir de ses premières années, et qui ne regrette pas les redites, pour éclaircir un fait et pour porter sur tous les détails la lumière et l’évidence. C’est un document précieux pour ceux qui voudront comprendre et rédiger sévèrement l’histoire du consulat et de l’empire. Le caractère personnel du narrateur n’avait pas besoin des apologies de M. Cuvilier-Fleury pour inspirer toute confiance. Si, comme le dit M. de Lavalette dans les premières pages de son introduction, les accusations nombreuses et acerbes dont il a été l’objet, l’ont seules décidé à prendre la plume, cette fois-ci encore, comme il arrive si souvent dans ces sortes d’affaires, nous ne plaindrons pas la calomnie qui nous vaut un plaidoyer si pathétique et si chaleureux. Les détracteurs de M. le comte de Lavalette nous ont rendu le même et précieux service que M. Goezman et M. le comte Lablache en accusant Beaumarchais. Sans le sieur Marin, nous n’aurions pas le magnifique épisode de Clavijo, dont Goethe a tiré un si beau et si dramatique parti, et que M. Halevy nous a gâté.

Il faut donc remercier les détracteurs de l’empire, qui, ne comprenant pas le dévouement d’une ame noble et généreuse pour le génie et l’héroïsme, trouvent plus simple de nier les vertus auxquelles ils ne sauraient atteindre.

Rien ne manquait à M. de Lavalette, ni à sa mémoire, avant la publication des deux volumes dont nous parlons ; il avait passé par deux parodies, les couplets du boulevart Montmartre, et le pinceau d’Horace Vernet. Un homme frappé de ces deux coups n’avait pas besoin de réhabilitation. Mais lisez les Mémoires de Lavalette, et vous quitterez cette lecture avec un rare contentement, l’estime d’un homme de bien.


GUSTAVE WASA,
PAR M. HENRIQUEL DUPONT.

M. Henriquel Dupont se place par la publication de son Gustave Wasa au premier rang de nos graveurs. MM. Richomme et Desnoyers, qui jusqu’à présent s’appelaient les maîtres et les chefs de notre gravure, n’élèveront cette fois aucune objection contre la correction et la pureté du jeune artiste. Le portrait d’Hussein-Pacha, d’après Champmartin, acqua tinta, plusieurs portraits de Van Dyck, même manière, le portrait du cardinal Latil, d’après M. Ingres, exécuté en taille douce, et, tout récemment, un portrait, acqua tinta, de madame de Mirbel, assuraient déjà un rang honorable à M. Henriquel Dupont. La nouvelle publication dont nous parlons mérite d’être étudiée plus attentivement, et ne peut que profiter aux lenteurs de l’examen. C’est le travail de huit années, et on ne surprend dans cette œuvre immense aucune trace de découragement.

La patience persévérante a porté ses fruits. C’est, dans la gravure pittoresque et colorée, ce que la France a de mieux à opposer aux Anglais : c’est la finesse et l’harmonie de Raimbach, la sévérité de Burnet, la délicatesse de Finden, le charme et la pureté de Schiavonetti. Le Blindman’s-Buff et les Pélerins de Canterbury n’ont rien de plus exquis ni de plus gracieux.

Il arrivera sans doute que des consciences sévères, mais égarées, à ce qu’il nous semble, opposeront à leur admiration involontaire un patriotisme dogmatique et invulnérable, et demanderont : À quoi bon se faire Anglais ? À cette question, même en la supposant sincère, je ne crois pas qu’il y ait de réponse possible, au moins dans l’espèce. Certainement nous ne conseillerons à personne d’imiter une manière quelle qu’elle soit : l’imitation n’a jamais été féconde ; mais de l’imitation à l’étude il y a loin. À notre avis, M. Henriquel Dupont n’a pas imité Raimbach, mais il l’a étudié ; il ne s’est pas traîné à sa suite comme Norblin sur les traces de Rembrandt : il a vu comment Raimbach procède, et, après mûre réflexion, il a procédé à sa manière. Des yeux ignorans pourront se méprendre entre un Norblin et un Rembrandt ; mais, à moins d’être aveugle, je défie que l’on puisse confondre un Dupont avec un Raimbach.

Tout le groupe de Gustave est d’une lumière éblouissante ; cependant il y a dans les jambes quelques portions qui ne sont pas assez soutenues.

Une analyse attentive surprend et démêle, dans l’étendue de cette belle planche, la trace de nombreux progrès : il y a des morceaux irréprochables ; il y en a d’autres où l’on peut suivre la lutte du graveur avec le pinceau, lutte haletante et glorieuse, mais qui parfois n’aboutit qu’à de courageux efforts.

En résumé, c’est une belle gravure, colorée, vivante, pleine de grâce et de naturel. Pour un salon, c’est un beau tableau.


THÈÂTRE ITALIEN.
Madame Malibran.

La session musicale de cet hiver, ouverte sous de brillans auspices, s’est dignement continuée, et n’a démenti aucune des espérances que M. Robert avait fait concevoir. À vrai dire, Donizetti et Bellini sont de médiocres musiciens, malgré la réputation éclatante dont ils jouissent maintenant en Italie. Mais on aurait mauvaise grâce à blâmer l’activité de l’impressario, qui, pour varier nos plaisirs, a bien voulu monter deux opéras nouveaux. Depuis quelques douze ans, le théâtre Italien de Paris vit sur un répertoire assez circonscrit, et à ce compte, il faut savoir gré à M. Robert de nous avoir offert la Sonnambula, et Anna Bolena. Ces deux partitions ont été pour Mme Pasta l’occasion d’un double triomphe, quoique les connaisseurs l’aient justement accusée de méconnaître la vocation et les limites de son talent en abordant un rôle que sa stature et sa physionomie semblaient lui défendre. Elle a eu tort sans doute de vouloir lutter de pantomime et de séduction avec les souvenirs de Mme Perrin, de Léontine Fay, et de Mme Montessu ; mais en dehors de ces considérations dont on ne saurait contester la rigoureuse littéralité, il faut proclamer hautement que Mme Pasta a été déchirante dans plusieurs scènes de la Sonnambula, et que plusieurs fois elle a fait oublier à l’auditoire la fausseté de la position dans laquelle elle s’était placée. Il y aurait bien une autre critique à faire, et qui a été faite, ce serait de rechercher jusqu’à quel point le sujet du libretto est compatible avec la musique. Mais cette récrimination exercée sur un fait accompli, serait au moins inutile.

Deux représentations de Don Giovanni, ont dû suffisamment éclairer Mme Schrœder-Devrient sur l’erreur où elle s’est engagée. Son talent, assez dramatique, mais très-peu musical, ne convient pas à la scène italienne. Lablache, malgré la verve et l’entraînement de son chant et de son jeu est déplacé sous le costume de Don Giovanni. On ne consent pas volontiers à se figurer le héros de Molière, de Byron et de Mozart sous les traits de Goliath.

Mais le départ de Mme Pasta permet maintenant à l’empressement et à l’enthousiasme de se porter tout entiers sur Mme Malibran. Cette admirable cantatrice a fait sa rentrée dans Ninetta. C’est le rôle qu’elle choisit de préférence pour ces sortes de solennités, et jusqu’à présent les applaudissemens ont sanctionné son choix. Cette fois-ci encore, l’enthousiasme de l’auditoire ne l’a pas un seul instant abandonnée ; et ainsi, à ne consulter que les faits et les témoignages incontestables de l’approbation publique, elle peut croire que sa tâche est remplie ; elle peut défier la critique, se reposer dans sa gloire, et se confier à l’avenir sur la foi du passé.

Et pourtant, quand on devrait nous accuser de recueillir l’héritage des insulteurs publics qui, dans les triomphes antiques, suivaient le char des généraux romains, nous élèverons la voix pour protester, non pas contre le succès éclatant que madame Malibran vient d’obtenir, ce serait folie ; mais contre les moyens qu’elle met en usage pour y arriver.

Elle a reçu du ciel les plus hautes facultés, et il semble qu’elle se fasse plaisir de les gaspiller à profusion. Une voix étendue, et souple et sonore, et d’une admirable justesse, le génie musical, le sentiment délicat et constant des moindres finesses, des secrets les plus mystérieux d’une partition, l’intelligence rapide, non pas seulement des volontés, mais bien aussi des intentions du compositeur, qui lui permet de développer, quand et comme il lui plaît, le thème et la phrase dont elle dispose souverainement ; la jeunesse, la beauté, la grâce ; tous ces dons si rares et si précieux, ne paraissent pas suffire au besoin de succès qui la dévore à tous les instans de la soirée.

Au lieu de borner et de circonscrire les attributions de son talent comme la nature le veut et l’ordonne, au lieu de s’en tenir au chant, et de jouer seulement autant qu’il le faut pour colorer et accentuer les notes de sa voix, elle s’oublie jusqu’à lutter de gestes et d’attitudes avec mademoiselle Smithson, et quelquefois même avec madame Dorval.

Or, il est évident que cette prétention au drame et à la tragédie porte à son talent musical un préjudice notable ; pour s’en convaincre il suffit de rappeler que, pendant la première moitié de la Gazza, elle a été fort au-dessous d’elle-même, et cela uniquement parce qu’elle fatiguait sa respiration en mouvemens et en gestes sans nombre.

Elle épuise sa voix en gémissemens et en sanglots ; et quand l’orchestre impitoyable et souverain attaque l’accompagnement, la prima donna ne retrouve plus les notes qu’il lui faut, ou bien elle en diminue forcément le volume et la portée ; quelquefois même, malgré la justesse admirable de son gosier, il lui arrive de ne pas chanter juste, et pourquoi, je vous le demande ? tout simplement, parce qu’elle a versé des larmes trop vraies et trop amères.

C’est à coup sûr un don du génie de sympathiser profondément avec l’esprit et le sens intime d’un rôle ; et sans doute, sans l’exubérance de force et de génie dont est douée madame Malibran, le malheur que nous déplorons n’arriverait pas.

Mais qu’elle y prenne garde, elle manque le but en voulant le dépasser ; elle méconnaît sa vocation en voulant la compliquer outre mesure. C’est un devoir sérieux et irrésistible pour un artiste de renfermer sa force et sa volonté dans le cercle où son art est compris

Et ainsi, si l’on a blâmé justement David d’avoir sculpté sa peinture ; si l’on a sévèrement accusé Canova de peindre sa sculpture et de briser violemment les lois de son art ; si l’on a eu raison de dire que mademoiselle Sontag, en voulant lutter avec la chanterelle de Paganini, sortait du domaine de la musique vocale, il n’est pas moins vrai non plus que madame Malibran, en voulant jouer son chant, franchit le cercle de l’art spécial qui lui est dévolu.

Qu’elle choisisse du drame ou du chant. Si elle veut jouer, qu’elle renonce au chant ; si elle veut chanter, qu’elle renonce à jouer. Qu’elle étudie à l’école de madame Pasta ; et s’il lui est donné de rencontrer ceux qui ont pu voir MM. Sidons, qu’elle consulte leurs souvenirs.

Mais s’épuiser, comme elle fait, en efforts de tous les instans pour agir sur les yeux des spectateurs, se traîner sur les genoux, rouler sa tête entre les jambes de son père et de son amant, c’est une coquetterie de douleur que le goût réprouve, et que le bon sens condamne.

Mademoiselle Smithson elle-même avait plus de réserve et de dignité, et se contenait davantage. Dans Jane Shore, dans Ophelia, dans Desdemona elle ne pleurait pas à profusion, elle ne prodiguait pas follement les flots de ses tresses échevelées ; de pareils mouvemens, pour atteindre leur but, veulent être sérieusement ménagés, ou bien ils deviennent totalement inutiles.

Par malheur, au Théâtre-Italien, les spectateurs se multiplient et les auditeurs deviennent de plus en plus rares. Ce que nous blâmons, la foule s’empresse de l’approuver et de l’applaudir. Ignorance ou paresse, elle ne veut pas reconnaître qu’il lui faut pour entendre la musique italienne toute une éducation nouvelle. Elle trouve plus simple et plus facile de pleurer à Favart comme à la Porte-Saint-Martin, de retrouver madame Dorval dans madame Malibran. De sa part au moins c’est une économie de temps et d’attention très évidente.

La même chose est arrivée au salon de cette année ; le public des curieux, peu soucieux de couleur ou de dessin, au lieu de se mettre à étudier Delacroix ou Decamps, a mieux aimé admirer sur parole les tableaux signalés d’avance à son attention et à ses sympathies par les feuilles de l’opposition. En haine de l’église et de la royauté, il a fait un succès éclatant au Mazarin et au Richelieu ; il a continué au Louvre ce qu’il fait tous les soirs au Cirque Olympique.

À la bonne heure, et peut-être faut-il encore qu’un demi-siècle ait passé sur la France pour que la foule aime dans un opéra la musique, et dans un tableau la peinture.

Mais, à tout hasard, nous conseillerons à madame Malibran de renoncer à ses habitudes dramatiques, malgré le succès qui les couronne. D’ici à deux ans, peut-être, si elle continue, qui sait si elle pourra chanter ?


RÉPONSE À LA BROCHURE DE M. DE CHATEAUBRIAND,
PAR UN SOLDAT[4].

Nous annonçons avec plaisir cette brochure qui mérite l’attention des hommes qui suivent sérieusement les discussions politiques du moment. Cet écrit met assez franchement en lumière la position embarrassée dans laquelle se trouve placé M. de Chateaubriand dans sa route politique, un peu gêné par son habit de pélerin et de chevalier, pour marcher en homme nouveau d’une allure républicaine ; faisant de l’absence par coquetterie pour Paris qui n’y prend pas garde ; complimentant le chansonnier qui lui chante un compliment ; plaidant pour Henri v, et s’étonnant de s’apercevoir que son plaidoyer tourne au plus grand avantage de Napoléon ii, tant l’aigle aurait bonne grâce, dit-il, à relever le drapeau d’un blanc sale qui traîne sur les mairies.

Ce soldat a plus d’esprit que bien des officiers, et cela me ferait penser volontiers qu’en fait de littérature l’armée est plus forte qu’on ne croit, et que l’on ne se défie pas assez d’elle.


ASSOCIATION LITTÉRAIRE DE PUBLICATIONS NOUVELLES[5].

Nous sommes bien aises d’être les premiers à annoncer l’entreprise de M. Sylvestre, qui, sous ce titre, a pour but de publier gratis les manuscrits des jeunes auteurs. — Nous développerons incessamment le plan de cette belle et honorable entreprise dont l’exécution est très-prochaine.


THÉÂTRE DE LA PORTE SAINT-MARTIN.

La liberté n’a pas été inutile aux théâtres. Il est d’un grand intérêt de voir leurs efforts pour réveiller l’apathie du public. L’un des théâtres dont les acteurs luttent le plus hardiment et montrent la plus juste ambition de développer leurs talens et de s’élever dans leur art, est toujours le théâtre de la Porte-Saint-Martin. On y a monté Figaro, la semaine dernière, et Figaro y a été joué avec plus de naturel, de chaleur et de connaissance de la scène qu’il ne l’est à présent à la Comédie-Française. Nous avons été à même de comparer dans cette semaine ces deux troupes qui ne devraient pas être rivales, et qui vont bientôt cesser de l’être si l’une continue à dépérir, et l’autre à grandir dans sa jeunesse et sa vigueur, et si elle résiste à son administration désordonnée, comme il y a lieu de l’espérer. — Le rôle de la comtesse Almaviva n’a jamais été mieux composé et détaillé qu’il ne l’est aujourd’hui par madame Dorval. La grâce et le maintien décent, sans affectation, d’une femme du grand monde, sa compassion tendre pour l’amour d’un enfant, sa dignité dans des plaisanteries qu’elle ne permet à ses gens qu’en faveur des petites choses qu’elle veut cacher ; une frayeur de bonne compagnie et des larmes d’un naturel poignant, et désespérant surtout pour les nombreuses imitatrices de cette comédienne consommée ; voilà ce que l’on a trouvé en elle dans cette tentative où il était permis de douter d’un aussi grand succès. Je ne pense pas que la Comédie-Française prétende opposer les talens de Dailly à ceux de Potier dans le rôle de Bridoison où il a mis un radotage, une suffisance pédantesque, et des nuances d’une extrême finesse, où cependant son âge et sa santé affaiblie ne le secondent pas comme dans Antoine. Provot a beaucoup de vigueur et de résolution dans le grand rôle de Figaro, fardeau qu’il porte très-librement. Tout cela a de la vie, du mouvement et de jolis visages ; Fanchette est représentée par la plus vive, la plus gaie petite personne, aux yeux noirs, qu’il soit possible de lancer en scène. Notez bien que l’armée de la Porte-Saint-Martin pouvait avoir encore en réserve Bocage, Gobert, Auguste, Jemma, mesdames Paul et Mélanie ; talens forts, ou fins, ou grâcieux, tous pleins de vigueur et de jeunesse.

Ma foi, en bonne vérité de Dieu, comme dit Joinville, je cherche en vain ce qu’ils ont à envier à MM. Guyeau et David, etc., et mesdames Tousez, Eulalie, et quelques noms nouveaux ; voire même de plus anciens, et de trop anciens, qui font aujourd’hui la consolation de la salle des comédiens ordinaires du roi, de la rue de Richelieu, et dont le jeu est l’objet des méditations de huit vénérables habitués assis à l’orchestre, qui ont connu Lekain et Larive.

Le boulevart avait fait d’heureuses créations ; il a fait un heureux renouvellement d’une pièce toujours nouvelle par la puissance de sa composition et de son style. C’est un pas, c’est un progrès, nous devions le constater.



  1. Gosselin, rue Saint-Germain-des-Prés.
  2. Un vol. in-folio, demi-rel., prix: 120 fr. ; à Paris, chez J. Renouard.
  3. Chez Fournier, rue de Seine.
  4. Chez Levavasseur, libraire au Palais-Royal.
  5. Par M. Sylvestre fils, libraire, rue Thiroux, n. 3.