Révolution et contre-révolution en Allemagne/Rémy/XVI

L’Allemagne en 1848
Traduction par Léon Remy.
L’Allemagne en 1848Schleicher (p. 151-157).

CHAPITRE XVI

L’ASSEMBLÉE ET LES GOUVERNEMENTS


19 août 1852.


Après avoir élu le roi de Prusse empereur d’Allemagne (moins l’Autriche), l’Assemblée nationale de Francfort envoya une députation à Berlin pour lui offrir la couronne et s’ajourna ensuite. Le 3 avril, Frédéric-Guillaume reçut les députés. Il leur dit que, quoiqu’acceptant le droit de préséance sur tous les autres princes allemands que lui donnait le vote des représentants du peuple, il ne pouvait cependant accepter la couronne impériale tant qu’il ne serait pas sûr de voir les autres princes reconnaître sa suprématie et la Constitution impériale qui lui conférait ces droits sur eux. Il ajouta que c’était aux Gouvernements d’Allemagne à voir si cette Constitution était telle qu’ils pussent la ratifier. Dans tous les cas, conclut-il, empereur ou non, il serait toujours prêt à tirer l’épée contre les ennemis extérieurs comme contre les ennemis intérieurs. Nous allons le voir tenir ses promesses de façon à plutôt surprendre l’Assemblée nationale.

Après de profondes recherches diplomatiques, les prétendus sages de Francfort arrivèrent enfin à cette conclusion que cette réponse équivalait à refuser la couronne ; ils décidèrent alors (le 12 avril) que la Constitution impériale était la loi du pays et, comme ils ne pouvaient voir ce qu’il fallait faire, élurent un Comité de trente personnes, chargé d’établir an projet sur les moyens de mettre cette Constitution en pratique.

Cette résolution fut le signal du conflit qui éclata alors, entre l’Assemblée de Francfort et les Gouvernements allemands. Les classes moyennes, et surtout la classe des petits industriels, se déclarèrent tout aussitôt pour la nouvelle Constitution de Francfort. Elles ne voulaient pas attendre plus longtemps le moment qui devait « clore la Révolution ». En Autriche et en Prusse, la Révolution se trouvait pour le moment terminée par l’intervention de la force armée. Ces classes auraient préféré un procédé moins brutal pour effectuer cette opération ; mais elles n’avaient pas eu cette chance : la chose était faite, et elles n’avaient qu’à en prendre leur parti — résolution aussitôt adoptée et mise en pratique avec beaucoup d’héroïsme. Dans les États plus petits, où les choses s’étaient passées d’une façon relativement plus douce, les classes moyennes s’étaient depuis longtemps rejetées dans cette agitation parlementaire, qui produit beaucoup d’effet, mais ne donne, grâce à son impuissance, aucun résultat et qui est si conforme à leur propre nature. Les différents États de l’Allemagne semblaient ainsi, à les regarder chacun séparément, atteindre cette nouvelle forme, définitive qui, croyait-on, leur permettrait de suivre la voie du développement constitutionnel pacifique. Une seule question restait ouverte : celle de la nouvelle organisation politique de la Confédération allemande. Et cette question, la seule qui semblât encore renfermer un danger, était considérée comme devant être résolue tout de suite. De là la pression exercée par les classes moyennes sur l’Assemblée de Francfort en vue de parfaire la Constitution le plus tôt possible ; de là la résolution, prise par la grande et la petite bourgeoisie, d’accepter et de soutenir cette Constitution, quelle qu’elle fut, dans le but de créer sans délai un étal de choses stable. C’est ainsi que, depuis le commencement même l’agitation en faveur de la Constitution impériale partit d’un sentiment réactionnaire et se répandit parmi les classes qui, depuis longtemps, étaient lasses de la Révolution.

Mais un autre trait encore la caractérisait. Les premiers principes fondamentaux de la future Constitution allemande avaient été votés pendant les premiers mois du printemps et de l’été de 1848, à une époque où le mouvement populaire était encore dominant. Les résolutions votées à ce moment, quoiqu’elles fussent alors complètement réactionnaires, paraissaient maintenant, après les actes arbitraires des Gouvernements autrichien et prussien, excessivement libérales et même démocratiques. Le critérium de comparaison avait changé. L’Assemblée de Francfort ne pouvait pas, sous peine de suicide moral, rejeter ces mesures votées autrefois et modeler la Constitution sur celles que les Gouvernements autrichien et prussien lui dictaient, l’épée à la main. De plus, dans cette Assemblée, la majorité avait, comme nous l’avons vu, changé de côté, et l’influence du parti libéral et démocratique allait en croissant. Ainsi la Constitution impériale se distinguait non seulement par son apparente origine populaire, mais était en même temps, malgré toutes les contradictions dont elle était remplie, la plus libérale de toutes les Constitutions de l’Allemagne. Son principal défaut était d’être une simple feuille de papier, et de ne disposer d’aucun moyen pour faire exécuter ses décisions.

Il était naturel, dans ces circonstances, que ce parti, qu’on appelait démocratique, c’est-à-dire la masse des petits industriels, se cramponnât à la Constitution impériale. Cette classe était toujours plus avancée dans ses revendications que la bourgeoisie libérale, monarchiste et constitutionnelle ; elle avait montré un front plus hardi ; elle avait souvent menacé d’une résistance armée ; elle s’était prodiguée en promesses de sacrifier son sang et son existence pour la liberté ; mais elle avait déjà suffisamment prouvé qu’au jour du danger on ne la trouvait nulle part ; elle ne se sentait jamais aussi bien que le lendemain d’une défaite décisive, lorsque, tout ayant été perdu, elle avait tout au moins la consolation de savoir que, d’une façon ou d’une autre, la question était résolue. Aussi, tandis que l’adhésion des grands banquiers, manufacturiers et commerçants, avait un caractère plus réservé, étant plutôt une simple manifestation en faveur de la Constitution de Francfort, la classe qui se trouvait immédiatement au-dessous d’eux — celle de nos vaillants boutiquiers démocrates — se mit en avant d’un air majestueux et déclara, comme d’habitude, quelle dépenserait la dernière goutte de son sang plutôt que de laisser tomber la Constitution impériale.

Soutenue par ces deux partis — les bourgeois partisans de la royauté constitutionnelle et les boutiquiers plus ou moins démocrates — l’agitation en faveur de l’établissement immédiat de la Constitution impériale gagna rapidement du terrain et trouva son expression la plus forte dans les parlements des différents États. Les Chambres de Prusse, de Hanovre, de Saxe, de Bade, de Würtemberg se prononcèrent en sa faveur. La lutte entre les Gouvernements et l’Assemblée de Francfort prenait un aspect menaçant.

Les Gouvernements, d’ailleurs, agissaient rapidement. Les Chambres prussiennes, qui avaient à reviser et à confirmer la Constitution, furent dissoutes d’une façon anticonstitutionnelle ; des émeutes, provoquées intentionnellement par le Gouvernement, éclatèrent à Berlin, et le lendemain, 28 avril, le ministère prussien fit paraître une note circulaire dans laquelle la Constitution impériale était proclamée un document tout à fait anarchique et révolutionnaire que les Gouvernements d’Allemagne devaient transformer et purifier. La Prusse niait catégoriquement ce souverain pouvoir constituant dont les sages de Francfort s’étaient toujours tant vantés, mais qu’ils n’avaient jamais établi. C’est ainsi qu’un Congrès de Princes — une résurrection de l’ancienne Diète fédérale — fut convoqué dans le but de se prononcer sur cette Constitution qui avait déjà été promulguée comme loi. En même temps la Prusse concentrait ses troupes à Kreuznach, à trois jours de marche de Francfort, et invitait les États plus petits à suivre son exemple en dissolvant leurs Chambres aussitôt qu’elles donneraient leur adhésion à l’Assemblée de Francfort. Cet exemple fut rapidement suivi par le Hanovre et par la Saxe.

Il était manifestement impossible d’éviter que la lutte se décidât par la force des armes. L’hostilité des Gouvernements, l’agitation dans le peuple paraissaient de jour en jour plus fortes. Les militaires étaient partout l’objet de la propagande des citoyens démocrates, et, dans le sud de l’Allemagne, avec un grand succès. Partout se tenaient de grands meetings qui prenaient la résolution de soutenir la Constitution impériale et l’Assemblée nationale par la force des armes s’il le fallait.

À Cologne, une réunion des délégués de tous les conseils municipaux de la Prusse Rhénane se tint dans le même but. Dans le Palatinat, à Bergen, à Fulda, à Nuremberg, dans l’Odenwald, les paysans se rassemblaient par milliers et se trouvaient gagnés par l’enthousiasme. Pendant ce temps, en France, l’Assemblée constituante était disssoute, et les nouvelles élections se préparaient au milieu d’une violente agitation, tandis qu’à la frontière Est de l’Allemagne les Hongrois, repoussaient, dans l’espace d’un mois, par une succession de brillantes victoires, le flot de l’invasion autrichienne, depuis la Theiss jusqu’à la Leitha ; on s’attendait tous les jours à les voir prendre Vienne d’assaut. C’est ainsi que, l’imagination populaire étant de tous côtés excitée au plus haut point, et la politique agressive des Gouvernements se manifestant tous les jours plus nettement, une violente collision était inévitable et, seule l’imbécillité peureuse pouvait se persuader que la lutte se terminerait pacifiquement. Mais cette peureuse imbécillité était très largement représentée à l’Assemblée de Francfort.


Londres, juillet 1852.