Révolution et contre-révolution en Allemagne/Rémy/XV

L’Allemagne en 1848
Traduction par Léon Remy.
L’Allemagne en 1848Schleicher (p. 144-150).

CHAPITRE XV

LE TRIOMPHE DE LA PRUSSE


27 juillet 1852.


Nous arrivons maintenant au dernier chapitre de l’histoire de la Révolution allemande : le conflit de l’Assemblée nationale avec les Gouvernements des différents États, en particulier de la Prusse, l’insurrection de l’Allemagne méridionale et occidentale, et sa défaite finale par la Prusse.

Nous avons déjà vu à l’œuvre l’Assemblée nationale de Francfort. Nous l’avons vue recevant des coups de pied de l’Autriche, insultée par la Prusse, désobéie par les États plus petits, dupée par son « Gouvernement » central impuissant, qui, à son tour, était dupe de chaque prince du pays. Enfin les choses commencèrent à prendre un caractère menaçant pour ce corps législatif si faible, si indécis et si insipide. Il fut forcé d’arriver à cette conclusion que « l’idée sublime de l’unité allemande était menacée dans sa réalisation », ce qui signifiait, ni plus ni moins, que l’Assemblée de Francfort, avec tout ce qu’elle avait fait et tout ce qu’elle s’apprêtait à faire, allait très probablement mourir en fumée. Aussi se mit-elle sérieusement à l’ouvrage, dans le but de donner au monde, aussi rapidement que possible, sa grande œuvre, la « Constitution Impériale ». Il y avait cependant à cela une difficulté. Quel était le Gouvernement exécutif qui allait être créé ? Un conseil exécutif ? Non, car ce serait, comme on le pensait avec sagesse, faire de l’Allemagne une République. Un « président » ? Cela revenait à la même chose. Aussi était-on obligé de faire revivre l’ancienne dignité impériale. Mais, comme c’était naturellement un prince qui devait être empereur, lequel serait-ce ? Ce ne serait certainement aucun des Dii minorum gentium, de Reuss-Schleitz-Greitz-Lobenstein-Ebersdorf à la Ravière ; ni l’Autriche, ni la Prusse ne l’aurait toléré. Cela ne pourrait être que l’Autriche ou la Prusse. Mais laquelle des deux ? Il est hors de doute que, dans des circonstances plus favorables, l’auguste Assemblée aurait siégé jusqu’à présent pour discuter ce dilemme important sans être capable d’arriver à une conclusion quelconque, si le Gouvernement autrichien n’avait tranché le nœud gordien et ne l’avait ainsi débarrassé de tout souci.

L’Autriche savait très bien que, du moment qu’elle pouvait reparaître devant l’Europe avec toutes ses provinces soumises, comme une forte et grande puissance européenne, la loi même de la gravitation politique allait entraîner le reste de l’Allemagne dans son orbite, sans le secours de l’autorité que pouvait lui donner la couronne impériale conférée par l’Assemblée de Francfort. L’Autriche était devenue beaucoup plus forte et beaucoup plus libre dans ses mouvements, depuis la perte de la couronne impuissante de l’Empire allemand, couronne qui gênait sa politique indépendante sans ajouter un iota à sa force aussi bien à l’intérieur de l’Allemagne qu’en dehors d’elle. Et, au cas où l’Autriche n’aurait pas pu maintenir ses positions en Italie et en Hongrie, elle aurait été défaite et annihilée en Allemagne également, et n’aurait jamais pu prétendre ressaisir la couronne qui avait glissé de ses mains lorsqu’elle était encore en pleine possession de ses forces. C’est ainsi que l’Autriche se déclara aussitôt opposée à toute résurrection impérialiste, demandant simplement la restauration de la Diète allemande, le seul Gouvernement central, connu et reconnu en Allemagne, par les traités de 1815, et fit paraître, le 4 mars 1849, une Constitution qui n’avait d’autre sens que de déclarer l’Autriche une monarchie indivisible, centralisée et indépendante, distincte même de cette Allemagne, que l’Assemblée de Francfort devait réorganiser.

Cette déclaration si ouverte ne laissait, en effet, d’autre choix, aux prétendus sages de Francfort, que d’exclure l’Autriche de l’Allemagne, et de créer, avec le reste du pays, une espèce de Bas-Empire, une « petite Allemagne », dont le manteau impérial, plutôt râpé, devait tomber sur les épaules de Sa Majesté le roi de Prusse. C’était, rappelons-le, la renaissance d’un vieux projet, soutenu, six ou huit ans auparavant, par le parti des libéraux doctrinaires de l’Allemagne méridionale et centrale ; ils considéraient comme un don du ciel les circonstances humiliantes qui, pour le salut du pays, remettaient au premier plan leur vieux cheval de bataille, de la dernière nouveauté selon eux.

Aussi terminèrent-ils, en février et mars 1849, les débats sur la Constitution impériale, par la Déclaration des Droits et la loi électorale de l’Empire, non, toutefois, sans avoir été obligés de faire, sur beaucoup de points, les concessions les plus contradictoires, — tantôt au parti conservateur, ou plutôt réactionnaire, tantôt aux fractions plus avancées de l’Assemblée. Il était évident, en fait, que la direction de l’Assemblée, qui avait appartenu auparavant à la droite et au centre droit (les conservateurs et les réactionnaires), passait maintenant graduellement, quoique lentement, à la gauche, à la portion démocratique de ce corps. La situation, assez douteuse, des députés autrichiens dans une Assemblée qui avait exclu leur pays de l’Allemagne et dans laquelle ils étaient appelés maintenant à siéger et à voter, favorisait la rupture de l’équilibre ; il arriva ainsi que, dès la fin de février, le centre gauche et la gauche se trouvèrent généralement en majorité, grâce aux votes autrichiens, tandis que, d’autres jours, les conservateurs autrichiens votaient d’une façon inattendue et par plaisanterie avec la droite, faisant ainsi pencher la balance de l’autre côté. Ces soubresauts soudains avaient pour but de faire mépriser l’Assemblée, ce qui, d’ailleurs, était complètement inutile ; la masse du peuple était depuis longtemps convaincue du vide et de la futilité de tout ce qui venait de Francfort. Quelle fut la constitution élaborée pendant ces sautes de vent, on peut aisément se l’imaginer.

La gauche de l’Assemblée — l’élite et l’orgueil de l’Allemagne révolutionnaire, à ce qu’elle croyait elle-même — était complètement enivrée par les quelques mesquins succès obtenus de la bonne ou plutôt de la mauvaise volonté d’un certain nombre de politiciens autrichiens agissant à l’instigation et dans l’intérêt du despotisme autrichien. Lorsque quelque chose qui se rapprochait tant soit peu de leurs propres principes (pas très bien définis) se trouvait avoir obtenu, sous une forme homéopathiquement diluée, une sorte de sanction de l’Assemblée de Francfort, ces démocrates déclaraient avoir sauvé le pays et le peuple. Ces pauvres gens, à esprit faible, étaient si peu habitués, au cours de leur vie, généralement très obscure, à quelque chose qui ressemblât au succès, qu’ils croyaient maintenant que leurs piteux amendements, passés à deux ou trois voix de majorité, allaient changer la face de l’Europe. Dès le commencement de leur carrière législative ils avaient été, plus qu’aucune autre fraction de l’Assemblée, gagnés par cette maladie incurable, le crétinisme parlementaire, qui fait pénétrer dans ses malheureuses victimes la conviction solennelle que le monde entier, son histoire et son avenir, sont gouvernés, déterminés par la majorité des voix de l’organe représentatif particulier qui a l’honneur de les compter parmi ses membres ; que tout ce qui ce passe en dehors des murs de leur Assemblée — guerres, révolutions, construction de chemins de fer, colonisation de nouveaux continents tout entiers, les découvertes de l’or en Californie, les canaux de l’Amérique centrale, les armées russes et tout ce qui peut prétendre influer sur les destinées du genre humain — n’est en rien comparable aux événements immenses, qui dépendent de la question qui occupe en ce moment l’attention de leur honorable institution. C’est ainsi que le parti démocratique de cette Assemblée, en faisant passer par contrebande quelques-unes de ses panacées dans la « Constitution impériale », se trouva obligé de la soutenir, quoique sur tous les points essentiels elle contredit ainsi nettement les principes qu’il avait si souvent proclamés lui-même ; et lorsqu’enfin les principaux auteurs de cette œuvre bâtarde la lui eurent abandonnée et laissée en héritage, il accepta cet héritage et défendit cette constitution monarchique, même contre tous ceux qui, alors, professaient ses propres principes républicaine.

Mais il faut le reconnaître : cette contradiction était seulement apparente. Le caractère indéterminé, contradictoire et prématuré de la Constitution impériale était l’image même des idées politiques peu mûres, confuses et contradictoires de messieurs les démocrates. Et si leurs propres paroles et leurs propres écrits — dans la mesure où ils pouvaient écrire — n’en offraient pas une preuve suffisante, leurs actes la fourniraient, car il est d’usage, parmi les hommes sensés, de juger quelqu’un non sur ses déclarations, mais sur ses actes, non sur ce qu’il prétend être, mais sur ce qu’il fait et ce qu’il est réellement, et les actes de ces héros de la démocratie allemande parlent, comme nous le verrons tout à l’heure. Néanmoins la Constitution impériale fut définitivement adoptée, avec toutes ses annexes et compléments, et, le 28 mars, le roi de Prusse fut élu, par 290 voix contre 248 abstentions et 200 absents, empereur d’Allemagne, moins l’Autriche. L’ironie historique fut complète ; la farce impériale qui avait été exécutée dans les rues de Berlin étonné, trois jours après la Révolution du 18 mars 1848 par Frédéric-Guillaume IV alors dans un état qui, ailleurs, eût tombé sous le coup de la loi sur l’abus des boissons, cette farce répugnante fut sanctionnée, juste un an après, par la prétendue Assemblée représentative de toute l’Allemagne. Tel fut le résultat de la Révolution allemande !


Londres, juillet 1852.