Révolution et contre-révolution en Allemagne/Rémy/V

L’Allemagne en 1848
Traduction par Léon Remy.
L’Allemagne en 1848Schleicher (p. 57-62).

CHAPITRE V

L’INSURRECTION DE VIENNE


12 novembre 1851.


Le 24 février 1848, Louis-Philippe fut chassé de Paris, et la République française proclamée. Le 13 mars, le peuple de Vienne brisa le pouvoir du prince de Metternich et le força à s’enfuir honteusement du pays. Le 18 mars, le peuple de Berlin se souleva les armes à la main, et après une lutte obstinée de dix-huit heures, eut la satisfaction de voir le roi se rendre à discrétion. En même temps d’autres explosions d’une nature plus ou moins violente, mais toutes ayant le même succès, eurent lieu dans les capitales des petits États allemands. Le peuple allemand, s’il n’avait pas fait sa révolution, ne s’en trouvait pas moins lancé en pleine mêlée révolutionnaire.

Pour ce qui regarde les incidents de ces différentes insurrections, nous ne pouvons ici entrer dans leur détail : ce que nous avons à analyser, c’est leur caractère et la position qu’ont prise à leur égard les différentes classes de la population.

On peut dire que la révolution de Vienne a été faite presque par l’unanimité de la population. La bourgeoisie (à l’exception des banquiers et des agioteurs), les petits industriels, les ouvriers, — tout le monde s’est soulevé en même temps contre un Gouvernement détesté de tous : il était d’ailleurs si universellement haï que la petite minorité de nobles et de financiers qui le soutenaient sont devenus invisibles dès la première attaque. Les classes moyennes avaient été tenues par Metternich dans une ignorance politique telle que les nouvelles de Paris, sur le règne de l’anarchie, du socialisme et de la terreur et sur les luttes imminentes entre la classe des capitalistes et celle des travailleurs t’étaient pour elles complètement incompréhensibles. Dans leur innocence politique, ces hommes ne pouvaient attribuer à ces nouvelles aucune signification, ou bien encore elles les croyaient être des inventions diaboliques de Metternich, destinées à les effrayer pour les faire rentrer dans l’obéissance. De plus ils n’avaient jamais vu les ouvriers agir en classe ou défendre leurs intérêts de classe distincts. Leur expérience passée ne leur donnait aucune idée de la possibilité de différends entre les classes qui, maintenant, s’étaient si cordialement unies pour renverser le Gouvernement haï par tout le monde. Ils voyaient les ouvriers d’accord avec eux sur tous les points : une constitution, le jury, la liberté de la presse, etc. Ainsi, en mars 1848 du moins, ils étaient de tout leur cœur et de toute leur âme avec le mouvement, et le mouvement, d’autre part, en fit aussitôt (au moins eu théorie) la classe prédominante de l’État.

Mais, et c’est la destinée de toutes les révolutions, cette union des différentes classes — qui, dans une mesure quelconque, est toujours la condition nécessaire de toute révolution — ne peut pas subsister longtemps. La victoire contre l’ennemi commun n’est pas plutôt gagnée que les vainqueurs se trouvent divisés entre eux et tournent leurs armes les uns contre les autres. C’est ce développement rapide et passionné de l’antagonisme de classe qui, dans les organismes sociaux vieux et compliqués, fait de la révolution un agent si puissant du progrès social et politique ; c’est cette naissance, rapide et incessante de partis nouveaux se succédant au pouvoir, qui, pendant ces violentes secousses, fait qu’une nation, en cinq ans, fait plus de chemin qu’en un siècle dans les circonstances ordinaires.

La révolution de Vienne fit de la classe moyenne une classe théoriquement prédominante ; cela veut dire que les concessions arrachées au Gouvernement étaient telles que réalisées et maintenues pendant quelque temps, elles auraient inévitablement assuré la suprématie de la classe moyenne. Mais, pratiquement, la suprématie de cette classe était loin d’être établie. Il est vrai que l’institution de la garde nationale, qui a fourni des armes aux bourgeois et aux petits industriels, a donné à cette classe une force et une importance ; sans doute la création d’un « Comité de salut public », a placé à la tête du pouvoir une sorte de Gouvernement révolutionnaire irresponsable dans lequel la bourgeoisie était prédominante ; mais en même temps les ouvriers étaient eux aussi armés en partie ; eux et les étudiants avaient combattu aussi longtemps qu’il y avait eu combat ; les étudiants, au nombre de quatre mille environ, fort bien armés et beaucoup mieux disciplinés que la garde nationale, formaient le noyau, la véritable puissance de la force révolutionnaire et ne voulaient en aucune façon servir de simple instrument entre les mains du Comité de Salut public. Tout en le reconnaissant, en le servant même, en le soutenant de la façon la plus enthousiaste, ils formaient cependant une sorte de corps indépendant et plutôt turbulent ; ils délibéraient séparément dans l’ « Aula », occupaient une position intermédiaire entre la bourgeoisie et les classes ouvrières, empêchaient, par leur agitation constante, les choses de retomber dans l’ancienne tranquillité habituelle et souvent imposaient leurs résolutions au Comité de sûreté ! D’un autre côté, les ouvriers étaient presque totalement privés de travail ; il fallait les employer aux travaux publics aux frais de l’État, et cet argent devait être pris soit dans les poches des contribuables, soit dans la caisse de la ville de Vienne. Tout cela ne pouvait être que très désagréable aux industriels viennois. Les industries de la ville, calculées pour la consommation des grandes maisons des riches et des aristocrates d’un grand pays, se trouvaient naturellement complètement arrêtées par la Révolution, par la fuite de l’aristocratie et de la Cour ; le commerce était suspendu, et l’agitation et l’excitation continuelles que maintenaient les étudiants et les ouvriers n’étaient certainement pas un bon moyen de « rétablir la confiance », comme on disait. Aussi une certaine froideur s’établit-elle bientôt entre les classes moyennes d’un côté et les étudiants turbulents et les ouvriers de l’autre ; et si, pendant longtemps, elle n’alla pas jusqu’à une hostilité ouverte, cela vint de ce que le ministère, et en particulier la cour dans leur impatience de rétablir l’ancien ordre des choses justifiaient constamment les suspicions et l’activité turbulente des partis plus révolutionnaires et évoquaient constamment même devant les yeux de la bourgeoisie, le spectre de l’ancien despotisme de Metternich. Ainsi, le 15, puis le 26 mai, il se produisit de nouveaux soulèvements de toutes les classes de la population viennoise : le Gouvernement avait fait une tentative de restreindre ou de supprimer quelques-unes des libertés récemment acquises, et chaque fois l’alliance entre la garde nationale, c’est-à-dire la bourgeoisie armée, les étudiants et les ouvriers se trouvait de nouveau cimentée pour quelque temps.

Quant aux autres classes de la population, l’aristocratie et les grands manieurs d’argent, elles avaient disparu ; les paysans étaient partout occupés à supprimer jusqu’aux derniers vestiges du féodalisme. Grâce à la guerre italienne et à la préoccupation que Vienne et la Hongrie causaient à la cour, pleine liberté leur a été donnée et ils ont mieux réussi dans leur œuvre de libération en Autriche qu’en toute autre partie de l’Allemagne. Bientôt après, la Diète autrichienne n’eut plus qu’à sanctionner les progrès faits pratiquement par les paysans, et quoique le Gouvernement du prince Schwarzenberg veuille rétablir, il n’aura jamais la puissance de faire renaître la servitude féodale des paysans. Et, si en ce moment, l’Autriche est de nouveau relativement tranquille et même forte, c’est surtout parce que la Révolution a réellement profité à la grande majorité du peuple, aux paysans, et que, quels qu’aient été les objets des attaques du Gouvernement restauré, ces avantages palpables et substantiels conquis par les paysans sont cependant restés intacts.


Londres, octobre 1851.