Révolution et contre-révolution en Allemagne/Rémy/IV

L’Allemagne en 1848
Traduction par Léon Remy.
L’Allemagne en 1848Schleicher (p. 45-56).

CHAPITRE IV

L’AUTRICHE
7 novembre 1851.


Il nous reste maintenant à considérer l’Autriche, — pays qui, avant mars 1848, était presqu’aussi fermé aux nations étrangères que l’était la Chine avant sa dernière guerre avec l’Angleterre.

Il est bien entendu que nous ne pouvons prendre en considération que l’Autriche allemande. Les affaires des Polonais, Hongrois ou Italiens d’Autriche, n’appartiennent pas à notre sujet, et nous ne nous en occuperons que dans la mesure où ils ont exercé, depuis 1848, une influence sur les destinées des Autrichiens Allemands.

Le Gouvernement du prince Metternich tournait autour de deux points : il cherchait d’abord à opposer à chacune des différentes nations soumises à la domination autrichienne toutes les autres nations, placées dans les mêmes conditions ; en second lieu, et ce fut toujours le principe fondamental des monarchies absolues, il s’appuyait sur deux classes : les grands propriétaires fonciers féodaux et les grands agioteurs capitalistes, tout en contre-balançant en même temps l’influence et la puissance de chacune de ces classes par celles des autres, de façon à laisser toute liberté à l’action gouvernementale. La noblesse terrienne, dont le revenu tout entier consistait en impositions féodales de toutes sortes, ne pouvait que soutenir un Gouvernement qui était son seul protecteur contre la classe opprimée des serfs aux dépens de laquelle elle vivait ; et lorsque la portion la moins riche de la noblesse s’est mise, comme cela est arrivé en Galicie en 1876, en opposition contre le Gouvernement, Metternich a lancé sur elle, en un instant, ses propres serfs, qui ont profité de l’occasion pour se venger terriblement de leurs oppresseurs les plus directs. D’un autre côté, les grands capitalistes de la Bourse se trouvaient attachés au Gouvernement de Metternich par la part considérable qu’ils avaient dans les fonds publics du pays. L’Autriche avait recouvré toute sa puissance en 1815, restauré et maintenu, dès 1820, la monarchie absolue en Italie, et s’était libérée d’une partie de ses engagements par la banqueroute de 1810 ; aussi avait-elle rétabli, bientôt après la paix, son crédit sur les grands marchés financiers d’Europe ; et, à mesure que son crédit grandissait, elle en avait fait usage. Ainsi, tous les grands manieurs d’argent en Europe avaient engagé dans les fonds autrichiens une grande partie de leurs capitaux ; tous avaient intérêt à soutenir le crédit de ce pays, et comme, pour soutenir le crédit public de l’Autriche, il est nécessaire de contracter toujours de nouveaux emprunts, ils étaient obligés d’avancer de temps en temps un nouveau capital, pour maintenir en crédit des obligations qui leur avaient déjà coûté des avances auparavant. La longue paix qui a suivi 1815 et l’impossibilité qu’il y avait apparemment à renverser un empire ayant, comme l’Autriche, plus de mille ans d’existence, a accru le crédit du Gouvernement de Metternich dans des proportions merveilleuses et la même rendu indépendant de la bonne volonté des banquiers et des agioteurs de Vienne ; aussi longtemps, en effet, que Metternich put obtenir de l’argent en abondance à Francfort et à Amsterdam, il eut, naturellement, la satisfaction de voir les capitalistes autrichiens à ses pieds. D’ailleurs, sous tous les autres rapports, ils étaient à sa merci ; les grands profits que les banquiers, les agioteurs et les fournisseurs du Gouvernement arrivent toujours à tirer d’une monarchie absolue, se trouvaient compensés par le pouvoir illimité que le Gouvernement possédait sur leurs personnes et sur leurs fortunes ; par conséquent on ne pouvait attendre de ce côté la moindre ombre d’opposition. Ainsi Metternich était sur de l’appui des deux classes les plus puissantes et les plus influentes de l’empire ; en dehors de cela, il possédait une armée et une bureaucratie qu’il était impossible d’organiser mieux pour servir les vues de l’absolutisme.

Les fonctionnaires civils et militaires au service de l’Autriche forment une race à part ; leurs pères ont servi le kaiser, et les fils feront de même ; ils n’appartiennent à aucune des diverses nationalités réunies sous l’aile de l’aigle à deux têtes ; on les déplace d’une extrémité de l’empire à l’autre, de Pologne en Italie, d’Allemagne en Transylvanie ; le Hongrois, le Polonais, l’Allemand, le Roumain, l’Italien, le Croate, tout individu qui ne porte pas le cachet de « l’autorité impériale et royale », etc., et qui revêt pourtant un caractère national distinct, est pour eux l’objet d’un égal mépris ; ils n’ont pas de nationalité, ou plutôt ils forment à eux seuls la véritable nation autrichienne. On voit facilement quel instrument souple et puissant en même temps doit constituer, entre les mains d’un chef d’État intelligent et énergique, une telle hiérarchie civile et militaire.

Quant aux autres classes de la population. Metternich, en véritable homme d’État de l’ancien régime, ne se préoccupait que peu d’avoir leur appui. Il n’avait à leur égard qu’une seule politique : en tirer le plus possible sous forme d’impôts et les obliger à se tenir tranquilles. La bourgeoisie commerciale et manufacturière ne se développait, en Autriche, que lentement. Le commerce du Danube est relativement peu important ; le pays ne possédait qu’un seul port, Trieste, et le commerce de ce port était très limité. Quant aux manufacturiers, ils jouissaient d’une très grande protection, qui allait, dans la plupart des cas, jusqu’à une exclusion complète de la concurrence étrangère ; mais cet avantage leur avait été accordé principalement pour leur permettre de payer davantage d’impôts ; il se trouvait contrebalancé à un très haut degré par les règlements internes des manufactures, les privilèges des guildes et autres corporations féodales, qu’on soutenait soigneusement tant qu’elles ne gênaient pas les buts et les vues du Gouvernement. Les petits industriels étaient resserrés dans les limites étroites de ces corporations datant du moyen âge ; les différents métiers étaient en lutte perpétuelle pour maintenir leurs privilèges et, en même temps, en excluant les membres de la classe ouvrière de la possibilité de s’élever dans l’échelle sociale, elles conféraient une sorte de stabilité héréditaire aux membres de ces associations involontaires. Enfin, le paysan et l’ouvrier étaient considérés comme une simple matière imposable. On ne prenait souci d’eux que pour les maintenir autant que possible dans les mêmes conditions d’existence où ils se trouvaient déjà et dans lesquelles leurs pères avaient vécu avant eux. Dans ce but, on soutenait toute autorité ancienne, établie et héréditaire, tout autant que l’autorité de l’État : l’autorité du seigneur terrien sur le tenancier petit fermier, celle du manufacturier sur l’ouvrier, du petit patron sur le journalier et l’apprenti, du père sur le fils, était partout strictement maintenue par le Gouvernement, et toute désobéissance était punie comme une infraction à la loi par l’arme qu’applique à tous les cas la justice autrichienne, — le bâton.

Enfin, pour compléter en les systématisant toutes les pratiques destinées à créer une stabilité artificielle, la nourriture intellectuelle qu’on permettait à la nation de recevoir était choisie avec des précautions minutieuses et donnée avec autant de parcimonie que possible. L’éducation était partout entre les mains du clergé catholique dont les chefs étaient intéressés, aussi profondément que les propriétaires terriens féodaux, au maintien du svstème existant. Les universités étaient organisées de façon à ne fournir que des spécialistes dont on devait, tout au plus, attendre quelques progrès dans certaines branches spéciales, mais en tout cas il leur était impossible de donner cette éducation libérale, générale qu’on réclame des autres universités. Il n’y avait absolument pas de journaux, sauf en Hongrie, et les journaux hongrois étaient prohibés dans toutes les autres parties de la monarchie. Quant à la littérature générale, son domaine ne s’était pas élargi depuis un siècle ; il s’était, au contraire, rétréci depuis la mort de Joseph II. Sur toutes les frontières où les États autrichiens prenaient contact avec un pays civilisé, était établi un cordon de censeurs littéraires lié à un cordon d’employés de douanes ; ils empêchaient tout livre ou journal étranger d’entrer en Autriche avant que son contenu n’ait été examiné à fond deux ou trois fois et trouvé pur de la moindre contagion de l’esprit mauvais de l’époque.

Pendant trente ans à peu près, depuis 1815, ce système fut appliqué avec un succès étonnant. L’Autriche demeurait presqu’inconnue à l’Europe, et l’Europe était tout aussi peu connue en Autriche. L’état social des différentes classes de la population et du peuple prise dans son entier semblait n’avoir subi aucune modification. Quelle que fût l’inimitié qui put exister entre une classe et l’autre, — et cette inimitié était pour Metternich la condition principale du Gouvernement ; il la favorisait même en faisant des classes supérieures l’instrument de toutes les exactions gouvernementales et en les rendant ainsi odieuses, — quelle que fût la haine que le peuple pût éprouver à l’égard des fonctionnaires inférieurs de l’État, d’une façon générale peu ou pas de mécontentement ne s’attachait au Gouvernement central. L’empereur était adoré et les faits semblaient donner raison au vieux François Ier lorsque, émettant des doutes sur le caractère durable de ce système, il ajoutait ensuite avec satisfaction : « Et tout de même il tiendra tant que nous vivrons, moi et Metternich. »

Mais un mouvement lent, souterrain, se produisait et il déjouait tous les efforts de Metternich. La richesse et l’influence de la classe moyenne, commerçante, industrielle et manufacturière, s’accroissaient. L’introduction des machines à vapeur dans les manufactures a bouleversé en Autriche, comme elle la fait partout ailleurs, les anciennes relations et les conditions d’existence de classes entières de la société ; elle a transformé les serfs en hommes libres, les petits paysans en ouvriers de fabrique ; elle a sapé les anciennes corporations féodales et a privé un grand nombre d’entre elles de moyens d’existence. La nouvelle population, manufacturière et commerciale, entrait partout en conflit avec les anciennes institutions féodales. Les hommes des classes moyennes que leurs affaires forçaient de plus en plus à voyager à l’Étranger, rapportaient quelques connaissances mythiques sur les pays civilisés situés au-delà de la ligne des douanes impériales ; enfin l’introduction des chemins de fer accélérait en même temps le mouvement ; industriel et le mouvement politique. Il y avait de plus, dans l’organisation de l’État autrichien, une partie dangereuse : c’était la constitution féodale hongroise, avec ses procédés parlementaires et ses luttes de la masse appauvrie de la noblesse qui formait une opposition dirigée contre le Gouvernement et ses alliés, les magnats. Presburg, où siégeait la Diète, se trouvait aux portes mêmes de Vienne. Tous ces éléments contribuaient à créer, parmi les classes moyennes de cette ville, un état d’esprit qui n’était pas précisément de l’opposition, car l’opposition était impossible, mais du mécontentement, et un désir général de réformes, plutôt administratives que constitutionnelles. Comme en Prusse, une partie de la bureaucratie s’était jointe à la bourgeoisie. Les traditions de Joseph II n’étaient pas oubliées au sein de cette caste héréditaire des fonctionnaires les plus instruits qui, eux aussi, s’occupaient quelquefois, dans leur imagination, de réformes possibles et préféraient de beaucoup le despotisme éclairé et progressiste de cet empereur au despotisme « paternel » de Metternich. Une portion de la noblesse pauvre se mit également du côté de la classe moyenne ; quant aux classes inférieures de la population, qui avaient toujours de nombreuses raisons de se plaindre sinon du Gouvernement, du moins des classes supérieures, elles ne pouvaient, dans In plupart des cas, qu’adhérer aux désirs réformateurs de la bourgeoisie.

C’était à peu près à cette époque, c’est-à-dire vers 1843 ou 1844, que s’était fondé, en Allemagne, un genre de littérature correspondant à ces changements. Quelques écrivains autrichiens, romanciers, critiques littéraires, mauvais poètes, tous de talent médiocre, mais doués de cet industrialisme propre à la race juive, se sont établis à Leipsick et dans les autres villes allemandes en dehors de l’Autriche, et là, hors de l’atteinte de Metternich, ils publiaient des livres et des pamphlets sur les affaires autrichiennes. Eux et leurs éditeurs en faisaient un commerce infernal. Toute l’Allemagne s’empressait de s’initier aux secrets de la Chine européenne ; et les Autrichiens eux-mêmes, qui obtenaient ces publications en contre-bande par la frontière de Bohème, en étaient plus curieux encore. Certes, les secrets divulgués dans ces publications n’étaient pas d’une grande importance, et les plans de réformes créés par leurs auteurs pleins de bonne volonté portaient le cachet d’une innocence qui frisait la virginité politique. Une constitution et la liberté de la presse en Autriche étaient considérées comme des choses inaccessibles ; des réformes administratives, l’extension des droits des Diètes provinciales, l’admission des livres et journaux étrangers, une censure moins sévère, — les désirs, humbles et loyaux, de ces bons Autrichiens n’allaient presque pas au delà.

Quoi qu’il en soit, l’impossibilité croissante d’empêcher les rapports littéraires de l’Autriche avec le reste de l’Allemagne, et par l’Allemagne avec le reste du monde, contribuait beaucoup à créer une opinion publique antigouvernementale et mettait en même temps quelques connaissances politiques à la portée d’une partie de la population autrichienne. Ainsi, à la fin de l’année 1847, l’Autriche se trouvait saisie, quoique à un degré inférieur, par la même agitation politique et politico-religieuse qui régnait dans tout le reste de l’Allemagne, et si ses progrès se faisaient en silence, elle n’en a pas moins trouvé assez d’éléments révolutionnaires sur lesquels elle pouvait agir. C’était le paysan, serf ou tenancier féodal, accablé par les exactions seigneuriales ou gouvernementales : l’ouvrier de fabrique, que le bâton du policier forçait à travailler à n’importe quelles conditions qu’il plaisait au manufacturier de lui imposer ; le compagnon ouvrier, que les lois corporatives privaient de toute possibilité d’acquérir quelque indépendance dans son métier ; le marchand, qui se heurtait à chaque pas à des réglementations absurdes ; le manufacturier, en conflit ininterrompu avec les corporations, qui veillaient d’une façon jalouse sur leurs privilèges ou bien avec les fonctionnaires, rapaces et indiscrets ; le maître d’école, le savant, le fonctionnaire qui, ayant reçu une meilleure éducation, luttaient en vain contre le clergé, ignorant et présomptueux, ou contre leurs supérieurs, stupides et despotiques. Bref, aucune classe n’était satisfaite : les petites concessions que le Gouvernement était obligé de faire de temps en temps ne l’étaient pas aux dépens du Gouvernement lui-même, car le trésor n’en avait pas les moyens, mais aux dépens de la haute aristocratie et du clergé ; quant aux grands banquiers et aux détenteurs des fonds, les derniers événements d’Italie, l’opposition croissante de la Diète hongroise, en même temps que l’esprit inaccoutumé de mécontentement et la demande de réformes qui se manifestaient dans tout l’Empire n’étaient pas pour fortifier leur foi en la solidité et en la solvabilité de l’Empire autrichien.

Ainsi l’Autriche, elle aussi, marchait, lentement, mais sûrement, vers un changement considérable. lorsque tout d’un coup il se passa en France un événement qui fit éclater l’orage imminent et donna un démenti à l’assertion du vieux François, que l’édifice tiendrait encore pendant sa vie et celle de Metternich.


Londres, septembre 1851.