Résurrection (trad. Bienstock)/Partie III/Chapitre 8

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 370-376).


VIII

Les bâtiments de la demi-étape étaient pareils à tous ceux qui se trouvent sur le chemin de la Sibérie : dans une cour, entourée de piquets, s’élevaient trois constructions d’un étage. Dans l’une, la plus grande, aux fenêtres grillées, logeaient les prisonniers. L’autre était réservée aux soldats de l’escorte ; la troisième, à l’officier et aux bureaux. Les trois bâtiments avaient pour l’instant leurs fenêtres éclairées, et cela donnait comme toujours, surtout ici, l’illusion de quelque chose de bon et d’intime. Des lanternes brillaient devant les perrons, et cinq autres, accrochées aux murs, éclairaient la cour. Le sous-officier conduisit Nekhludov par un chemin de planches qui menait au perron du plus petit des trois bâtiments. Quand il eut gravi les trois degrés du perron, il le laissa passer devant lui dans un vestibule éclairé d’une petite lampe fumeuse. Là, près du poêle, un soldat en bras de chemise, en cravate et pantalons noirs, chaussé d’une seule botte à tige jaune, activait le feu du samovar, en soufflant avec l’autre botte qu’il avait retirée. En apercevant Nekhludov, il cessa son travail, vint l’aider à retirer son manteau de cuir, et passa dans la pièce voisine.

— Le voici, Votre Honneur !

— Eh bien, fais entrer ! répondit une voix irritée.

— Entrez par la porte ! dit le soldat en se remettant à son samovar.

Dans la pièce, éclairée d’une suspension, un officier était assis devant une table chargée des reliefs d’un dîner et de deux bouteilles ; un veston à brandebourgs moulait sa large poitrine et ses épaules et de grandes moustaches blondes barraient son visage très rouge. Dans la chambre, trop chauffée, sauf l’odeur du tabac on sentait celle d’un fort parfum de mauvaise qualité. À la vue de Nekhludov, l’officier se leva et fixa sur lui un regard à la fois railleur et soupçonneux.

— Que désirez-vous ? demanda-t-il. Et, sans attendre la réponse, il cria vers la porte : Bernov ! Et le samovar ? Sera-t-il enfin prêt ?

— Tout de suite.

— Je t’en donnerai, moi, tout de suite, que tu t’en souviendras ! cria l’officier, avec un éclair dans le regard.

— Je l’apporte ! dit le soldat ; et il entra avec le samovar.

Nekhludov attendit que le soldat l’eut placé sur la table. (L’officier épiait ce dernier de ses petits yeux méchants, comme s’il le visait et cherchait l’endroit où le frapper.) Quand le samovar fut placé, l’officier prépara le thé, puis il retira de son nécessaire de voyage un flacon carré et des biscuits Albert ; et quand tout fut disposé sur la nappe, il s’adressa de nouveau à Nekhludov.

— Alors, qu’y a-t-il à votre service ?

— Je désirerais être autorisé à voir une prisonnière, dit Nekhludov, sans s’asseoir.

— Une criminelle politique ? La loi le défend, dit l’officier.

— Cette femme n’est pas une criminelle politique, dit Nekhludov.

— Mais, je vous prie, asseyez-vous donc, dit l’officier.

Nekhludov s’assit.

— Elle n’est pas une criminelle politique, reprit Nekhludov, mais, sur ma demande, l’autorité supérieure lui a permis de faire la route avec les criminels politiques

— Ah ! oui, je sais ! dit l’officier. Une petite brune ? Eh bien, cela est possible. Voulez-vous fumer ?

Il tendit à Nekhludov une boîte de cigarettes, puis, ayant versé avec soin deux verres de thé, il en approcha un de Nekhludov.

— S’il vous plaît.

— Merci. Je voudrais bien la voir.

— La soirée est longue, vous aurez le temps. Je donnerai l’ordre de la faire venir.

— Ne pourrais-je pas aller la voir là où elle est ? demanda Nekhludov.

— Dans la section des politiques ? C’est défendu par la loi.

— On m’y a déjà autorisé quelques fois. Si l’on craint que je transmette quelque chose, je pourrais le faire aussi bien par elle.

— Ah ! mais non. Elle on la visitera ! fit l’officier avec un rire désagréable.

— Eh bien, dans ce cas, visitez-moi.

— C’est bon ; on s’en dispensera ! dit l’officier, en inclinant le flacon débouché au-dessus du verre de Nekhludov.

— Vous permettez ? Non ? À votre aise ! Quand on vit dans cette Sibérie, on est toujours heureux de rencontrer un homme cultivé. Vous savez que notre service est très triste. Et lorsqu’on est habitué à autre chose, c’est vraiment bien pénible. Et encore, nous autres, officiers de convois, nous passons toujours pour des hommes grossiers, ignorants, sans songer que nous étions peut-être nés pour une tout autre occupation.

Le visage cramoisi de cet officier, ses parfums, sa bague et particulièrement son rire désagréable, causaient à Nekhludov du dégoût, mais ce soir-là, comme durant tout son voyage, il se trouvait dans cette disposition d’esprit sérieuse et réfléchie, qui ne lui permettait point de juger légèrement et avec mépris qui que ce fût, et il estimait qu’il devait parler à chacun à cœur ouvert, comme il le définissait lui-même. Quand il eut écouté l’officier et compris son état d’âme, il lui dit, gravement :

— Je crois que dans votre service même on peut trouver une consolation en adoucissant des souffrances humaines.

— Quelles souffrances ? C’est une telle engeance !

— Est-ce donc une engeance particulière ? demanda Nekhludov. Ce sont des hommes comme les autres. Quelques-uns même sont innocents.

— Sans doute, il s’en trouve de toutes sortes. Et on les plaint. D’autres ne leur passent rien ; mais moi, chaque fois que je le puis, je tâche de les soulager. Mieux vaut que ce soit moi qui en souffre. D’autres, à la moindre chose, le règlement, et même la fusillade ! Moi, j’ai pitié… S’il vous plaît ? Prenez donc, dit-il en versant un nouveau verre de thé. Et cette femme que vous voulez voir, qu’est-elle en somme ? demanda-t-il.

— C’est une malheureuse tombée dans une maison publique et là faussement accusée d’empoisonnement. Et cependant c’est une très brave femme, répondit Nekhludov.

L’officier hocha la tête.

— Oui, cela arrive. Ainsi laissez-moi vous raconter… À Kazan, il y en avait une, nommée Emma. Elle était hongroise d’origine, mais de vrais yeux de Persane, dit-il, en souriant à ce souvenir. Et du chic, comme une vraie comtesse…

Nekhludov interrompit l’officier pour le ramener à la conversation première.

— Je crois que vous avez la possibilité d’améliorer la situation de ces hommes tant qu’ils sont sous votre dépendance. Et j’ai la conviction qu’en agissant ainsi vous éprouveriez une vraie joie, dit Nekhludov en s’efforçant de prononcer ces paroles aussi distinctement que possible, comme on le fait quand on s’adresse à des étrangers ou à des enfants.

L’officier considérait Nekhludov de ses yeux luisants, et visiblement, attendait impatiemment la fin pour reprendre l’histoire de sa Hongroise aux yeux de Persane, qui, sans nul doute, le hantait et absorbait toute son attention.

— Oui, c’est bien vrai, dit-il, aussi je les plains. Mais, voilà, au sujet de cette Emma, je voulais vous raconter ce qu’elle fit…

— Cela ne m’intéresse pas, dit Nekhludov, et je vous dirai, en toute franchise, qu’après avoir été très différent jadis, aujourd’hui j’abomine cette façon d’envisager la femme.

L’officier considéra Nekhludov avec étonnement.

— Encore un peu de thé ? dit-il.

— Non, merci !

— Bernov ! cria l’officier, conduis ce monsieur à Vakoulov, et dis-lui de le laisser entrer dans la salle des politiques, où il pourra rester jusqu’à l’appel.