Résurrection (trad. Bienstock)/Partie III/Chapitre 7

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 365-369).


VII

Le jour où, à la sortie de l’étape, avait eu lieu l’altercation entre le chef du convoi et les prisonniers au sujet de l’enfant, Nekhludov, qui était descendu à l’auberge, s’était éveillé tard ; il avait consacré beaucoup de temps aux lettres qu’il avait à écrire pour les expédier au prochain chef-lieu de gouvernement, de sorte que, parti de l’auberge plus tard que de coutume, il n’avait pu rejoindre le convoi en cours de route, comme il le faisait ordinairement, et déjà le soir commençait à tomber quand il arriva au village où s’arrêtait le convoi pour une demi étape. Ici l’auberge était tenue par une veuve, une grosse femme au cou blanc et très gras. Nekhludov, après avoir bu le thé dans la salle réservée aux voyageurs, ornée de nombreux tableaux et icônes, se hâta d’aller trouver le chef du convoi pour lui demander l’autorisation de s’entretenir avec les prisonniers.

Pendant les six dernières étapes, les chefs de convoi, bien que changés à chaque étape, avaient tous refusé à Nekhludov l’accès de la prison ; de sorte que depuis plus d’une semaine, il n’avait pas vu Katucha. Cette sévérité provenait de ce qu’on attendait la visite d’un haut personnage de l’administration pénitentiaire. Mais il était passé sans même jeter un regard sur les étapes et maintenant Nekhludov espérait obtenir de l’officier qui avait pris le matin la direction du convoi, l’autorisation de voir les prisonniers, comme la lui avaient accordée ses prédécesseurs.

La patronne de l’auberge offrit à Nekhludov une voiture pour le conduire jusqu’à l’étape qui était située à l’autre bout du village ; mais Nekhludov préféra s’y rendre à pied. Un jeune garçon, aux épaules herculéennes, chaussé d’énormes bottes fraîchement goudronnées, proposa à Nekhludov de l’y accompagner. Le brouillard tombait et il faisait si noir que Nekhludov n’apercevait plus son compagnon dès que celui-ci s’écartait à trois pas des endroits éclairés par la lumière des fenêtres, et il n’entendait plus que le clapotis de ses bottes dans la boue épaisse et gluante. Après avoir traversé la place de l’église, puis une longue rue bordée de maisons aux fenêtres éclairées, Nekhludov, à la suite de son guide, se trouva à l’extrémité du village, dans une obscurité absolue. Mais bientôt, il aperçut devant lui les feux des lanternes dans le brouillard. Les taches rouges s’élargissaient et éclairaient davantage, et Nekhludov put distinguer les piquets de la haie, la silhouette noire d’une sentinelle qui faisait les cent pas, la borne aux raies peintes et la guérite.

Le factionnaire lança son réglementaire : « Qui vive ? », et apprenant que c’étaient des étrangers, il se montra sévère jusqu’à ne pas leur permettre d’attendre près de la haie. Mais le guide de Nekhludov ne s’alarma point de cette sévérité du factionnaire.

— Eh ! mon bonhomme, comme tu es bourru ! dit-il. Eh bien, appelle-donc un gradé, et nous l’attendrons.

Le factionnaire, sans lui répondre, cria quelque chose par la petite porte de la cour, puis se mit à regarder avec attention comment le robuste garçon s’y prenait pour décrotter, avec un morceau de bois, les chaussures de Nekhludov. Derrière le mur d’enceinte on entendait un bruit de voix d’hommes et de femmes. Au bout de trois minutes, les ferrures de la petite porte grincèrent, la porte s’ouvrit et de l’obscurité surgit sur l’espace éclairé par la lanterne un sous-officier, son manteau jeté sur les épaules, qui demanda ce qu’on lui voulait. Nekhludov lui remit sa carte de visite, où il avait écrit quelques mots d’avance, priant l’officier de le recevoir pour une affaire personnelle ; et il demanda au gradé de la transmettre à l’officier. Le gradé était moins sévère que le factionnaire, mais il était, en revanche, extrêmement curieux. Il tenait à savoir pourquoi Nekhludov voulait voir l’officier, et qui il était, car il flairait évidemment la proie et ne voulait pas la manquer. Nekhludov lui dit qu’il s’agissait d’une affaire personnelle, et qu’il le récompenserait s’il voulait bien transmettre son mot. Le gradé prit le billet et s’éloigna, après un hochement de tête approbateur. Quelques instants après, la porte grinça de nouveau et livra passage à des femmes chargées de paniers, de pots à lait et de sacs. Tout en franchissant le seuil, elles babillaient bruyamment dans leur idiome sibérien ; toutes étaient vêtues, non en paysannes mais avec des pelisses courtes, les jupes haut retroussées et la tête couverte d’un fichu. À la lumière de la lanterne elles regardaient curieusement Nekhludov et son guide. L’une d’elles, visiblement heureuse de retrouver là le garçon aux larges épaules, lui lança aussitôt, en sibérien, un amical juron.

— Eh ! démon ! que fais-tu là ? lui demanda-t-elle ?

— Je conduis un étranger. Et toi, qu’es-tu venue apporter ?

— Du laitage, on me l’avait commandé pour ce matin.

— Et on ne t’a pas gardée à coucher ? demanda le garçon.

— Que ça te tortille, farceur ! cria-t-elle en riant. Allons, viens au village avec nous, nous ferons route ensemble.

Le garçon répliqua alors quelque chose qui fit rire non seulement les femmes mais le factionnaire.

Puis, se retournant vers Nekhludov :

— Eh bien ! trouverez-vous seul ? Vous ne vous égarerez pas ?

— Je trouverai. Je trouverai.

— Quand vous aurez dépassé l’église, la deuxième maison à droite après la maison de deux étages. Et prenez mon gourdin, dit-il, en remettant à Nekhludov un bâton plus haut qu’un homme ; puis, avec un caplotis de ses énormes bottes, il disparut dans les ténèbres, en compagnie des femmes.

À travers le brouillard, sa voix, mêlée à celles des femmes, s’entendait encore quand la petite porte grinça de nouveau. Le gradé parut et invita Nekhludov à le suivre chez l’officier.